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Le Livre de raison/03

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Joseph de Pesquidoux
Le Livre de raison
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 371-388).
LE LIVRE DE RAISON

III [1]


V. — MACHINE À BATTRE


Août 1922.

Les blés sont abattus. La face de la terre est changée. Le rayonnement, l’étincellement des blés murs s’est éteint. Entre les étendues vertes des prés et des landes, les pièces de maïs aux sillons empanachés, au pied des murailles ombreuses des bois, ils oscillaient en jetant de longs éclairs d’or, enflaient des vagues lourdes qui ne croulaient jamais, comme contenues par des rives aériennes, et roulaient un bruit léger de marée, un bruit métallique où se révélaient la sécheresse des tiges et la densité de l’épi. Ou bien, ils flamboyaient, immobiles, comme enchaînés sous l’astre à pic, et pétillaient dans l’air blanc qui dansait, parcourus d’on ne sait quel soupir brûlant, venu du fond de leur sein incendié. On allait les écouter bruire, on allait contempler ce balancement ou cette stagnation féconde, on entrait jusqu’aux bras dans leurs flots épais pour en mesurer la crue et pour en supputer le rendement, et les yeux riaient d’aise devant tout ce pain étalé sur la terre nourricière... Maintenant le sol qui les portait est vide, morne et ras, pareil à une arène immense désertée, où la foule a tari, où la poussière commence à s’élever, et l’horizon, en perdant cette lumière vive, semble avoir reculé dans l’espace nu...

Cet effet de lointain, cette année, s’est accompagné d’un silence inaccoutumé parmi les heures estivales : pour la première fois, je n’ai point entendu le sifflement des faulx dans la masse fauve, le tintement de l’outil sur la pierre qui le bat pour l’aiguiser, la chanson des faucheurs qui rythme l’ouvrage, et, tout autour, dans les bois, au flanc des coteaux, ce peuple d’échos soulevés par la voix de l’homme, l’éclat du fer frappe ou la plainte de la matière abattue. Je n’ai point entendu non plus le rire des merles jailli soudain d’une lisière atteinte, que l’approche de l’homme fait lever. Les merles, curieux à l’excès, qui connaissent les gens et les bêtes mieux que personne, qui viennent surveiller sous la feuillée les travaux entrepris, et qui, surpris, fuient à tire-d’aile comme des éclairs noirs dans l’épaisseur du taillis. Tous ces bruits commençaient dès que l’homme mettait le pied dans le champ. On le voyait attaquer la pièce, dominant la nappe de l’œil et du front, avec un air souverain, un air de maître qui dispose des choses à son gré. Et toute cette richesse s’écroulait à ses pieds, et il allait, animé de beaux gestes équilibrés, parmi l’émoi sonore qu’il éveillait.

Les temps pèsent sur nous. Il n’est plus possible d’assembler des équipes de faucheurs, de ces piquets solides de garçons qui restaient penchés tout le jour sur l’outil, quel que fût le poids du soleil ou du grain. Le manque de bras s’aggrave. Il a fallu songer partout aux instruments de remplacement, et faire achat ou location de machines, et les mettre à l’ouvrage, à défaut des mains perdues. On a équipé des faucheuses en moissonneuses rudimentaires ; les plus fortunés ont acquis ou retenu des moissonneuses-lieuses qui coupent, mettent en gerbe et lient à la fois le blé. Il y aurait lieu de se réjouir, en présence de l’économie de personnel, de peine et de temps réalisée par là si la mesure n’était le signe de l’abandon des champs ou du fléchissement de la natalité. Plus nombreux, nos paysans n’auraient certes point pensé à user si abondamment de ces outils, aimant à brasser eux-mêmes leur récolte. Bien entendu, l’homme n’est plus le maître de son action. Il ne peut plus muser, rire, chanter, absorbé qu’il est par le fonctionnement du mécanisme, esclave du jeu d’organes rigides, sur lesquels la goutte d’huile nécessaire aux rouages ne saurait cesser de couler. Et les beaux bruits qu’il soulevait se sont tus, qui l’environnaient et le récréaient dans son labeur. Les machines ont bien leur son, mais sec et saccadé comme leurs mouvements, qui tient du crissement aigu de la cigale, et dont l’écho n’est plus qu’un battement précipité.

J’ai feuilleté, à ce propos, le livre de Jean de Heugarolles. C’était l’époque où il abandonnait la chasse, accrochait son fusil graissé au-dessus du manteau de la cheminée, où il délaissait même son violon, son profond violon au chant humain, non qu’il fût rassasié de l’entendre frémir, non qu’il renonçât à forcer le poil ou à tirer la plume par respect pour la loi, lui qui, sur le bien, aussi loin qu’il s’étendait, prétendait en user à sa guise, en libre possesseur de l’eau, du sol et de l’air : mais parce qu’il menait au chantier son peuple de tâcherons, levé avant eux, couché après.

Et sa courte pipe ne cessait de fumer à sa bouche, tandis que sa blague à tabac, faite d’une vessie de cochon, circulait de main en main... Ah ! Jean de Heugarolles se souciait peu du manque de bras. Les domaines alors avaient l’aspect de colonies, avec leurs maîtres-valets, leurs bouviers, leurs charretiers, leurs « brassiers » ou ouvriers de main, qui ne touchaient jamais aux attelages, et leurs spécialistes même, comme les « baradès, » les tailleurs de tertres, de fossés, de caniveaux et de haies, qui élevaient ou entretenaient les séparations du bien et en assuraient l’irrigation. Ils plantaient aussi : des peupliers et des Saules, le long des ruisseaux et des bas-fonds, pour alimenter la maison de planches et de cercles, et de l’aubépine sur les talus. Ils avaient soin de la mélanger de rose et de blanche, afin qu’au printemps ces douces couleurs alternées fissent frais et joli aux yeux... Je ne parle point des femmes qu’on appelait au moment des grands travaux, à qui l’on distribuait des tâches définies, à elles réservées depuis des siècles. Nombre d’elles, au reste, « suivaient » les hommes, et ne se seraient pour rien au monde laissé distancer. Ainsi l’ancien voltigeur partait à la moisson, la rosée à peine dissoute, au milieu de son petit peuple agile dont les voix sonnaient dans l’aurore, les unes comme du bronze, les autres comme de l’argent, et l’on eût dit de loin des sonnailles accordées.

Voici ce qu’ils faisaient en ce temps-là Tous les blés étaient mis en billons. On les coupait à la faucille, croissant d’acier extrêmement affilé, à manche court, que l’on maniait de la main droite. Tout le monde dans les domaines et les métairies prenait part aux moissons, sauf les vieilles gens qui restaient, les hommes aux soins du bétail, les femmes à ceux de la maison. Les enfants gagnaient aussi le champ, ravis de s’ébattre en liberté. Ils portaient les provisions, en des paniers couverts de linge fin, le petit déjeuner et le goûter, et, dans des cruchons de terre, le vin de l’année d’avant, que l’on couchait à l’ombre de la cépée, où il se maintenait frais et pétillant comme au chai. Dans les domaines, le personnel ordinaire suffisait à l’ouvrage, mais dans les métairies il fallait prier les voisins et l’on se prêtait aide mutuelle de toit en toit. On partait vingt-cinq et trente à la fois, et les enfants battaient les buissons sur le flanc de la colonne, comme de jeunes chiens. On arrivait sur le chantier à cinq heures et demie... C’est le moment où la nappe nourricière étale sa beauté. Le vent fin du matin, soufflant dans l’air vierge, la berce mollement, et mêle son bruit dense au chuchotement des feuillages, et le jour, en sa fraîcheur encore, sème de lueurs pourpres ou roses les épis balancés. Et la terre semble faite d’étoffe d’or brochée de longues soies... On aspirait le vent, on jetait un dernier regard sur « le pauvre blé, » et chacun se pliait sur l’outil. Au pied des sillons, en commençant par la droite, les coupeurs étaient rangés, intercalés, un homme, une femme, jusqu’au dernier. Disposition subtile. Ainsi l’homme, plus fort, pouvait aider au besoin la femme à raccorder ou à rattraper la coupe, et la femme, par la griserie qui sort d’elle, animait le travail. Elle suscite émulation et joie... Et la faucille entrait en danse.

L’homme, le chef de file, se baissait, pied gauche dans le sillon, pied droit sur le billon, empoignait un paquet de tiges de sa main libre, sciait de l’autre, posait la javelle à sa gauche, et recommençait en avançant. La première femme partait à son tour, dans le même mouvement, du même pas, dès que place lui était donnée, dès que l’homme se trouvait à cinquante centimètres environ d’elle. Et ainsi tous les sillons étaient entamés l’un après l’autre, et l’équipe, courbée de pas en pas, progressait en échelons, condition de sécurité et de liberté de fauchage. Et la distance ne cessait de s’étirer entre les javeleurs, si bien que l’écart du premier au dernier, mesuré sur trente par exemple, atteignait quinze mètres ou plus, si bien que, parfois, l’un achevait son sillon, quand l’autre besognait encore à moitié du sien. Et chacun, le sillon fini, revenait sur la ligne de départ et en prenait un autre, et toujours, toutes les javelles étaient couchées à gauche, à cheval sur deux ados, afin de sécher les herbes dont elles sont mêlées, afin d’être ramassées plus facilement, en passant la main dessous.

Et tout le jour, tout le jour, jusqu’au soir tombé, tant que la course de l’outil pouvait se voir, hommes et femmes poursuivaient cette marche rampante, réduisant, grignotant la masse vive amoncelée, au sifflement bref de la paille tranchée, au cri strident de la cigale. Que l’on se figure ces journées de quatorze heures, sous le « grand luisant, » l’astre dominateur, dont les rayons pénètrent les vêtements râpés de travail, et piquent comme des mouches, dans la chaleur montée de la terre brûlante, le corps plié, la bouche ouverte sous le souffle plus rapide, la face lavée de sueur, les pieds butant aux mottes du terrain. Au-dessus, comme un voile impondérable, une mince poussière ondulait, dissipée sans fin et reformée, et vibrait avec l’atmosphère incandescente... Ils pouvaient bien après, comme ils disaient, « manger leur pain avec respect ! » Mais l’espoir du sac à remplir, la hâte de la récolte à mettre à l’abri les aiguillonnait, et le coup de vin au bout de la planche, et le coup de cœur autour de la femme, enfin les chants du terroir qui leur montaient aux lèvres. L’après-midi surtout, quand le pli des reins devenait douloureux, toujours quelque vaillante fille entonnait une chanson agreste, de rire et de baisers, que tous reprenaient en chœur couplets par couplets. Et la voix pleine, haletante un peu, disait un jeune et palpitant amour : « deux palombes, deux palombes s’en allaient boire, boire au bois... , » et l’air ailé, voltigeant au ras du sol, rafraîchissait le sang comme une bouffée de vent des monts... .

Les blés à bas, on laissait les herbes se sécher un jour, se consumer au soleil, car, vertes, elles fermentent et peuvent échauffer la paille, et puis les femmes ramassaient les javelles pour les porter à lier sur les cordes de seigle, étendues de place en place sur le champ. Et les hommes les prenaient des mains des femmes par brassées, et les entassaient uniformément, tiges en dedans, épis en dehors, retombant de chaque côté, et les liaient en gerbes en tirant sur les cordes, et nouaient les liens d’un grand tour de cheville. Et les gerbes étaient ensuite empilées en gerbiers, pour se couvrir entre elles en cas d’abat d’eau inattendu, et tout enfin, le soir fait, les gens retirés, s’emplissait de silence et de solitude : les amas lourds de grain, le champ rasé, la plaine autour, le bois en lisière ; et la lune venait rôder en ce coin de pays, et projetait le long des gerbiers des ombres courtes. On aurait dit des fragments épars de ruines, bossuant par endroits le sol, des entassements de choses mortes sous la poussière lumineuse de la planète. Apparence seulement. Une vie mystérieuse, un reste de vie continuait à animer les épis drus, les épis barbelés. Cette nuit, un jour après, une nuit encore, on abandonnait les monceaux blonds aux influences naturelles, aux agents nutritifs de l’atmosphère, à l’eau sous forme de rosée, à la flamme sous forme de rayons. Et l’eau du matin et du soir achevait de dilater la substance farineuse, et l’effluve solaire de la solidifier, d’en durcir la pellicule, où réside le secret de son incorruptibilité. Maturité unique de ce fruit de la terre, indispensable à l’homme, qui seule n’engendre point avec le temps de décomposition. Dans la nuit moite des tombeaux même, le grain demeure intact et vivant, immortel, prêt à germer.

A la seconde aurore, on emportait la moisson sur les chars. Les hauts véhicules, aiguille fichée en tête, câble serré sur la charge, roulaient vers la maison. Ils s’en allaient à travers les chemins herbeux d’exploitation, avec des grincements rauques de fer et de bois cahotés, ou prenaient la grand route, entre les colonnes végétales, des platanes dont la peau se détache et change au feu de l’été, et revêt un ton patiné de marbre. Et quand le char penchait sur le terrain inégal, les hommes, à bout de bras, appuyaient la masse oscillante de leurs fourches piquées dedans, de crainte de la voir verser. Et tant qu’il en restait, le matin et le soir, avant et après le plein jour qui fait dégrainer l’épi, on rentrait la moisson, et le champ emplissait la grange jusqu’aux maîtresses poutres, où le blé une dernière fois bruissait en les heurtant. Enfin on rabattait le lourd portail sur la récolte pour « priver » les poules, pour les empêcher de picorer le grain, et l’on apprêtait les fléaux. On battait alors au fléau, comme on vannait à la pelle et au crible. On peut dire que l’histoire de la moisson se divise en trois cycles : celui de la faucille, celui de la faulx, celui de la moissonneuse. Et chacun de ces outils en commande d’autres : la faucille, je viens de l’indiquer ; la faulx, le batteur à traction animale et le ventilateur ; la moissonneuse, le batteur à vapeur et sa locomobile. Ici, battre, cribler, vanner, s’accomplissent à la fois.

Les fléaux prêts, on balayait l’aire, on l’enduisait de bouse de vache fraîche largement délayée d’eau, seul moyen d’abattre la poussière, on ouvrait la grange, on jetait un amas de gerbes sur la place, au grand soleil : assez pour la couvrir, une fois dénouées et étendues. Les gerbes déliées, on les disposait en longues files parallèles, brassées par brassées (et c’est pourquoi on les avait faites toutes distribuées), les épis en dessus et les tiges en dessous et s’imbriquant, juste comme les tuiles à canal du toit. On orientait les lignes face au soleil levant jusqu’à midi, face au soleil couchant après. Ainsi, pris tout le jour en enfilade par l’astre, couvés de flamme, les épis se vidaient abondamment sous les coups. On entrait dans la jonchée pieds nus, dans le sens pour ainsi dire des coulées. On battait par équipes de quatre, deux hommes, deux femmes toujours, travaillant ensemble. Les vêtements étaient sommaires : chemise et pantalon pour les hommes, chemise et cotillon pour les femmes ; pour tous, un grand chapeau de jonc tressé, avec une feuille de chou sous la calotte. Le soleil se chargeait du surplus. Les femmes encore, par décence, et je crois aussi par une coquetterie qui ne les abandonne jamais ici, nouaient à leur col un foulard de soie fine, et l’épinglaient à leur chemise. Il était choisi avec soin, vert tendre ou bleu pour les blondes, rouge ou jaune franc pour les brunes. Même ruisselantes de sueur, assises sur ce nœud seyant, les figures ne perdaient rien de leur type ou de leur rayon…

Les équipes se faisaient face, à distance de fléau les unes des autres. On attaquait la jonchée par la lisière droite. Le premier piquet abattait ses outils, tandis que le second levait les siens, et celui-ci frappait ensuite, alors que celui-là armait, et ce jeu alternatif, exactement cadencé, se poursuivait tout le travail, en marchant et en reculant du même pas d’un bord à l’autre. Chaque équipe à son tour avançait et rompait. Va-et-vient promené par tout le lit de paille, qui ne laissait nulle place sans être frappée. Labeur exténuant au reste, où le corps tout entier s’efforçait, qui essoufflait les poumons les plus souples. Un bruit incessant et rythmé s’élevait, pareil à celui d’un lavoir… À midi, on ratissait la paille battue, on l’enlevait. Après le dîner, la sieste faite, on retournait le reste des brassées, grain. » ; en dessus toujours, et le battage reprenait. Le soir venant, dès que la brise accoutumée se levait, on ratissait de nouveau et on se mettait à vanner. On éventait d’abord le blé à terre avec des branches, fortement agitées au-dessus, qui le débarrassaient des débris de paille, et puis les hommes, de place en place, prenaient et jetaient en l’air le grain, dans le vent, à grands coups de pelle de bois. Ils le jetaient haut, le plus haut possible, pour montrer leur force, et aussi parce que le souffle emportait plus loin la balle. Et le blé retombait en pluie lourde, en averse qui sonnait sur le sol et, peu à peu, aux pieds de chaque homme, s’amoncelait. Alors, en face, accroupie, du bout d’un balai de genêt, si doux et souple, une femme époussetait l’amas, époussetait couche par couche. Elle le rendait propre comme de la grenaille de cuivre. Et vite, vite, on mettait en sac, on chargeait sur l’épaule, on grimpait au grenier, le long d’une échelle dressée contre le mur... Le crible n’intervenait que plus tard, pour trier plutôt que pour épurer, avant de porter le blé au marché ou au moulin... A la nuit, un grand trou était déjà fait dans la grange. Et quand l’ombre descendait, douce, imprégnée de serein, réparatrice, tous les seins la respiraient avec délice. On s’étendait, on glissait en elle corps et âme, avide de sommeil.

Après les gens, les bêtes. Comme le battage durait longtemps, que les forces s’usaient, on appelait les bêtes. On attelait les bœufs aux rouleaux de bois, écraseurs de mottes, et on les promenait en tournant sur la jonchée. C’était la joie des enfants. Ils obtenaient de s’asseoir sur le banc fixé au cadre de l’outil, où ils se cramponnaient des deux mains, et ils ballottaient là au-dessus de la moisson.

Les rouleaux en route, on allait chercher les chevaux à la lande. Chaque maison possédait alors sa cavalerie. Des bidets râblés, à l’œil vif, aux crins épars, qui vivaient de peu. On les attachait les uns aux autres par le licol, à la gauche du plus tranquille, on les mettait en rond à leur tour, au bout d’une longe. Un grand fouet claquant, qui les touchait à propos, les maintenait en cercle. Ils évoluaient au trot, se déplaçant continuellement, piétinant la paille dans l’intervalle laissé par les rouleaux. Bien qu’ils en prissent l’habitude, leur conduite était difficile. Il ne fallait point les jeter sur les attelages. C’était l’affaire des maîtres. D’aucuns auraient pu se montrer dans un cirque... Et donc, soit à jour passé, soit à demi-jour, ces humbles serviteurs, patients amis, remplaçaient les gens qui soufflaient, battaient leur part de blé. Mais la dernière journée était réservée au personnel. Elle se terminait par « l’escoube-so, » le nettoiement de l’aire. On la balayait à la nuit, on la laissait luisante comme un parquet, et, cette fois, pour danser... Oui, danser, après l’accablant labeur... On soupait à la hâte, on roulait une barrique sur l’aire, on attendait la lune, et quelqu’un sortait d’on ne sait où un violon à la main, et grimpait sur la futaille, et jouait de l’archet. Et tout ce monde de baller. On dansait le « saut de la pie » ou l’on s’élance et retombe sur place, et le « rondeau gascon, » où l’on fait tourner les femmes en l’air, où on se les jette presque de mâle en mâle, comme des bouquets de fleurs. Bien entendu, Jean de Heugarolles courait décrocher son instrument. Pour lui, on plantait une chaise sur la barrique, et de là il attaquait les cordes. Il aurait fait danser des sabots, et l’on dit que, pour accentuer le rythme, pour animer les pas, il battait la mesure de son gros soulier sur le bord du fût.

Tout cela est relaté au cours de la saison, ou se lit à travers le relevé des journées, suscitant un intérêt renouvelé devant ces façons anciennes de la terre, et devant l’amour que ces rudes gens lui portaient, sous le poids de sueurs que nous ne soupçonnons plus ; et cela constitue un enchaînement émouvant de fatigues et de soucis qui va de nos pères jusqu’à nous, en face d’une même vie et d’une même fin. De plus loin encore, de très loin, par delà les générations dont nous sommes issus, du commencement des rites culturaux, puisque la faucille dont mon arrière-grand oncle se servait était toute pareille à celle que Ruth, en se couchant, laissa tomber aux pieds de Booz endormi.

La faulx vint ensuite. Devant ce long outil, alourdi du râteau pour verser le blé à gauche, les femmes se récusèrent. On ne les vit plus chatoyer parmi le peuple des épis. A peine paraissaient-elles le matin et l’après-midi pour porter comme les enfants auparavant le pain et le vin aux hommes. Ceux-ci tout de même continuèrent à chanter. Non plus de ces airs de rire et de baisers, entonnés par une jouvencelle, mais de mélancoliques mélopées, chargées du regret de ces compagnes capiteuses. J’ai connu de tout temps la moisson à la faulx. Enfant, échappé de mon lit, enfui de ma classe, tapi sous un buisson comme un merle, j’allais longuement contempler les faucheurs au travail. J’aimais à voir ce grand branle régulier, cette chute lourde et rigide de l’épi, cette terre peu à peu dévêtue, que la clarté semblait baigner plus intimement, cet horizon qui gagnait en espace d’heure en heure. J’aimais écouter les bruits qui montaient : soupir sourd de la plante, éclat limpide de la pierre, et surtout les chants tristes et doux, qui n’ont cessé depuis de m’émouvoir... O jours divins, où les images s’accumulent en vous, tissées de lumières et de sons !...

La moisson coupée, on la transportait et on l’engrangeait comme devant. On traitait de même l’aire. Et puis on louait une batteuse à manège et un ventilateur. La batteuse décortiquait seulement l’épi. Elle se composait d’un batteur et d’un appareil qui l’animait, un mécanisme à traction animale, muni de quatre arbres de tirage placés en croix dessus. Le batteur était formé d’un corps intérieur ou grille, courbe, en demi-lune, armé de rangées d’arêtes, contre laquelle l’épi venait buter, entraîné par un cylindre, le tambour.

Celui-ci, parsemé de dents, actionné par une poulie, roulait au ras de la grille et vidait la tige de son grain. Le blé tombait à terre, où on le ramassait à la pelle pour le passer au ventilateur. Là éventé par des palettes, secoué sur des cribles plats, le tout mû par un volant, le grain se triait et se purgeait à la fois de sa balle. Le ventilateur était à bras. Pour le manège, dès qu’il était fixé sur l’aire, dans une tranchée, à grand renfort de pierres et de coins, on attelait quatre paires de bœufs aux arbres : et, en avant, partout. Une litière répandue sous leurs pieds empêchait les bêtes de glisser. Les attelages duraient deux heures. Forcés de tourner continûment, le front secoué par la vibration des arbres, souvent arrêtés par les caprices du batteur engorgé ou du mécanisme manquant d’huile, soumis à des efforts répétés de départ, ils haletaient, vite ruisselants de sueur. Même dans l’air ardent on les voyait fumer. Ils étaient mouillés au point que les taons renonçaient à les piquer. On les dételait et les remplaçait. Les hommes, en revanche, avaient le temps. Alimenter de gerbes le batteur, pâturé de terre à la main, construire la meule de paille au fur et à mesure de la sortie, ils y suffisaient sans hâte, et prenaient leurs aises. A la moindre saute d’humeur du batteur, tous, tout de suite, se groupaient autour, et les langues d’aller.

Aujourd’hui règnent la moissonneuse-lieuse et la batteuse à vapeur : soit batteur et locomobile. Leur âge est arrivé. J’ai dit le travail de la moissonneuse ; après quoi, il n’y a qu’à charger et à emporter le blé. On ne l’engrange plus. On l’entasse en gerbière, vaste meule rectangulaire, élevée en dos d’âne, les épis en dedans, les tiges en dehors, sauf sur la ligne de faîte, où les fruits sont placés à l’extérieur. Ainsi la pluie, s’il en tombe, prend la pente et ruisselle. On construit des gerbières afin de servir de plus près et plus vite la batteuse. Dès que celle-ci aborde un quartier, un coin du pays, chacun court la retenir. Elle bat à l’ordinaire un quartier par semaine. Le premier inscrit et son voisin partent la chercher où elle vient d’achever. Il faut deux paires de bœufs pour le batteur, deux pour la locomobile. Les gens qu’elle quitte l’ornent de fleurs, dont une est piquée à la boutonnière du mécanicien par la fille de la maison, et l’on démarre péniblement aux abois déchaînés des chiens, dans un grand fracas de ferraille. Sur la route, le tout roule pesamment, écrasant les cailloux, sans poussière presque. On dirait un convoi massif, montueux, retentissant, dominé par la cheminée de la locomobile, que l’on s’étonne de voir se traîner. Un bruit de vapeur souvent l’emplit encore, et, en s’ébranlant, il a jeté un coup de sifflet comme un train... A destination, on détèle. On établit batteur et locomobile sur l’aire, exactement à la file, à distance calculée, le batteur aussi près que possible de la gerbière, à pied d’œuvre.

Voici succinctement ce que sont moteur et mécanisme. La locomobile, comme toutes, comprend un foyer que l’on bourre de bois, une chaudière et son système tubulaire, un piston, un volant double où se développe la force motrice. Le volant, énorme, pèse de 1 300 à 1 500 kilos. Il met en mouvement une courroie de transmission sans fin, en cuir, plate, épaisse, large de 18 centimètres, assemblée par des rivets de cuivre. Le batteur est comme une cage gigantesque. Il dépasse de beaucoup en volume la machine, et l’on se demande comment les flancs étroits de celle-ci animent le corps vaste de celui-là et ses multiples organes : le tambour entouré de ses battes, bandes de feu triangulaires fixées par la base sur lui ; le contre-batteur ou grille en demi-lune, armée de ses arêtes ; les cribles de toute dimension, horizontaux et obliques ; les pelles de ventilation au fond de l’appareil ; la chaîne à godets à l’embouchure de son couloir ; le monte-paille enfin, sorte de trottoir roulant fait de lanières réunies par des lattefeuilles et munies de crochets, qui, articulé à l’arrière, ressemble à un pont mobile à jour, suspendu dans l’espace. Tous organes commandés par une poulie centrale, soumise elle-même à l’action du volant que la courroie lui imprime. Celle-ci accomplit de l’un à l’autre sa course sans fin. Et l’eau et le feu, eau de source et flamme de bois pétillant, sont les agents de vie de cet organisme de bois et de métal que l’on pâture à la main, debout sur lui, par une ouverture au-dessus du tambour, une fente beauté nommée gueule du batteur.

On compte seize hommes pour servir une batteuse. Trois sur le batteur, « l’engraineur » et ses aides ; deux sur la gerbière, deux au pied ; cinq répartis sur l’emplacement de la meule ; deux pour ensacher et peser, de l’autre côté de la gerbière ; et le mécanicien, et le maître de maison. Les gens d’âge sont mis aux sacs, emploi de confiance, et à la meule, difficile à monter : les jeunes gens vont au maniement des gerbes, celles que l’on fait glisser de l’amas, celles qui sont happées à bout de fourche ou prises à terre, et hissées sur le batteur. Il faut aussi que les aides de l’engraineur soient des gars, forts, vifs, adroits, comme lui-même un ouvrier expérimenté, habile, imperturbable. Il fait figure de spécialiste, suivant partout son appareil et le servant seul. Et le chef du mouvement est le mécanicien. Il le déploie, le presse, le contient, l’œil sur le manomètre, la burette d’huile à la main. Le maître dirige le chantier... Le lendemain de l’arrivée de la machine, au soleil naissant, rassemblés par un coup de sifflet prolongé qui troue le ciel ou par un appel rauque, à la résonance triste, comme l’adieu d’un navire en partance, qui se répand de proche en proche, tous les hommes, les seize hommes sont en place, attentifs, semblables à des exécutants sur le qui-vive. Les femmes sont bannies. Elles ne viennent que pour apporter à boire.

Un signal aigu part et tout entre en mouvement. La vapeur se dilate, le piston joue, le volant tourne, la courroie circule : la course sur place commence. Un rondement s’élève : c’est le tambour qui vibre. On dirait un bâillement affamé de monstre. En même temps, les cribles s’agitent, les pelles battent l’air, la chaîne à godets opère sa rotation, et le monte-paille, à hauteur de tête au-dessus de l’air, déclenche son déroulement sans fin. Et, comme emportés par l’élan général, comme d’autres organes mis en jeu à leur tour, les hommes s’ébranlent de proche en proche. Et l’on voit la première gerbe glisser du haut de la gerbière. Saisie au passage, portée sur le batteur, — déliée là, — éparpillée par le premier aide, passée par le second à l’engraineur, poussée par celui-ci dans la gueule ouverte, elle éclate contre la grille, tandis que le cylindre enfle son ronflement et l’accentue d’un éclat sec, comme s’il donnait un coup de mâchoire. Et une autre gerbe succède et une autre encore, une autre toujours. Et le grain pleut sur les cribles, y saute, s’y trie, s’y vanne sous les pelles qui l’éventent, est puisé par la chaîne, versé dans le couloir aboutissant aux sacs, s’accumule, jusqu’à ce que des clapets levés lui ouvrent une issue. Et si, dans le remplacement d’un sac plein par un sac vide, on hésite, un flot courbe, compact, gicle du flanc de la bête de fer, un flot de blé dépouillé, qui tombe à terre avec la sonorité d’une chute d’eau. Et pendant qu’il ruisselle, la balle, balayée par le souffle intérieur, fait irruption au dehors, comme crachée, et la paille embarquée sur son trottoir, agrippée par les crochets, gravit de lanière en lanière en couches flottantes, et dégorge par paquets continus. Les hommes se hâtent pour suivre l’allure. Ils ne s’appartiennent plus. La chair ici assure une fonction comme le bois et le métal. L’homme obéit et sert. Il s’agit de ne point retarder le monstre qui broie, digère, rejette, lui qui ne souffle jamais, ne bronche jamais, ne ralentit jamais, dont le grondement inapaisé dit la faim inassouvie. Et les mains et les bras ne cessent d’alimenter ici, de manipuler là d’amonceler plus loin, et de vider et de remplir encore, et les pieds de courir ou de piétiner, et les yeux de s’attacher à la tâche urgente. Et le mouvement arrive à son plein. La machine utilise la vitesse acquise, l’homme bénéficie de l’habitude du geste. Tous rendent un effort entier, précis, enchainé, conjugué. Et, comme une haleine lourde, sortie de ces organismes au labeur, une poussière épaisse monte, stagne au-dessus de l’air, enveloppant gens et choses, à travers laquelle les individus et les objets ont l’air de vaciller. Elle vient des cendres, du monde infini des molécules arrachées à la terre ou charriées par les pluies, des débris impondérables de tout ce qui meurt sous le firmament, et que, au cours des mois où ils ont germé et où ils ont crû, les grands blés ont chargé sur leurs tiges et sur leurs épis barbelés. Et maintenant ils la rendent sous les écrasements et sous les chocs... Et le soleil, le flamboyant soleil de la canicule envahit le chantier. On a commencé quand il se levait. Il se penche pour voir, de plus en plus, à mesure qu’il gravit, criblant l’aire de ses rayons dardés, étincelant d’aise à contempler ce blé dans sa forme dernière, ce blé qu’il a si longuement couvé... Il strie la poussière grise de faisceaux éclatants, et le vaste branle-bas gagne encore en cohésion et en intensité à sa lumière grandissante.

Un grand silence règne parmi les rouages et les hommes. Seul, le cylindre rend son ronflement interrompu, et seul le piston un bruit de course saccadée. On croirait que l’un aiguillonne l’autre, que la vapeur pousse la pièce, et lui jette un commandement hâtif et répété : va ! va ! va !... On n’entend qu’eux. Le reste, du volant formidable au dernier boulon, incessamment huilé, lubrifié goutte à goutte par le mécanicien, le reste fonctionne d’un jeu glissant et muet. Si un cri jaillit, c’est que le maître le lance pour encourager son monde ou pour donner un ordre, sans arrêter, lui dont l’œil veille à tout. A moins qu’il n’y ait accident. Quelqu’un est tombé de la gerbière ; quelqu’un trébuche et s’abat sur l’aire, suffoqué ; l’engraineur a les bras pris dans la gueule. Ses mains au ras du cylindre, à le pâturer, il risque de les sentir happées, à la moindre maladresse. Surtout s’il se trouve des liserons mêlés à la paille qu’il engouffre. De tige filiforme, longue, flexible, résistante, soudain, ils lient l’homme aux poignets. Il n’a point le temps de se dégager. Mains saisies, mains broyées : c’est tout un... Mais le cri vibre alors autrement. L’effroi ou le déchirement l’emplit... L’accident est l’exception. Toujours presque, la tâche s’achève réglée comme un ballet, le ballet des épis, aux éclats de l’éblouissant luminaire, aux coups d’archet du piston, dans le même décor agreste, puisque la meule grandit à mesure que la gerbière baisse, et occupe peu à peu tout le fond de la scène. Elle monte au point que, le soir, on n’aperçoit plus ceux qui relèvent, mais seulement leurs fourches qui s’agitent sur son sommet... C’est le moment où on la « ferme, » où on établit la ligne faîtière de perche en perche. On l’assujettit par un cordon de paille tressée et retombante, fixé à la masse par des chevilles de bois à bec, afin que les vents d’hiver ne décoiffent pas l’édifice, par un long cordon festonné, tendu d’un bout à l’autre, comme un collier massif sur un sein ambré.

Il n’y a point de repos en dehors du temps des repas : à huit heures, à midi, le soir, quand la meule est finie. Comme ils s’invitent les uns les autres, selon la coutume, à l’époque des grands travaux, et se rendent des politesses, la chère est abondante et soignée. Ils mangent le matin une omelette aux pommes de terre et du jambon passé sur le gril ; à midi de la soupe et une « sauce de volailles, » à la graisse d’oie, onctueuse et succulente ; et le soir, où l’on se restaure après tant de fatigue, du potage, du dindon bouilli et farci, des canards rôtis, à commencer par le vieux mâle de semence à bout de course amoureuse, enfin de tendres haricots nouveaux en ragoût, ramassés à la rosée, le long des tiges de maïs. Pour le vin, il circule à volonté. Au souper, il est doublé de café et triplé d’armagnac… Après quoi ils peuvent bien rentrer « à nouste, » chez eux, cigarette aux lèvres, avec ou sans lune : ils ne trébuchent point en chemin… Si, à midi, ils ont mangé si sobrement, c’est que l’on ne fait plus la sieste, que l’on rentre tout de suite, sous le soleil. La dernière bouchée avalée, la machine siffle et la danse reprend… Où sont les lents sommeils d’antan, dans la grange, la tête sur une gerbe, les doux sommeils mêlés ?… Les vieux s’y abandonnaient, revenus des choses sentimentales, mais les jeunes, filles et garçons, n’y glissaient qu’un moment, vite réveillés et rapprochés pour deviser à voix étouffée, ou seulement se tenir la main en silence, les yeux au loin, comme ils font ici… Plus de sieste non plus que de goûter. Et le vieux chêne au bord de l’aire a oublié le casse-croûte pris à son ombre, en commun, où l’on trempait des pêches dans du vin, tandis que le premier souffle de la fin du jour passait, éventant les faces poussiéreuses, le vent vespéral et déjà fraîchissant.

La journée tout de même s’achève. La dernière gerbe est vidée, le dernier sac empli ; le ronflement du batteur s’éteint dans les tôles sonores. Tout s’arrête comme par enchantement. Les outils tombent des mains, la courroie du volant, tandis que la pesante roue suspend sa course, d’un tour à l’autre. La locomobile seule est encore sous pression. On l’entend haleter. Alors le chauffeur l’ouvre, la vide de son feu, et,. pour la soulager, précipite les coups de sifflet. Ils s’en vont vibrer, éclater de cirques de bois en cirques de collines, par-dessus le pays, multipliant des échos perçants, comme des cris d’alarme. Et puis tout se tait comme tout a fait halte. Et le soleil s’abîme, vaste et rouge, dans un incendie…


VI. — LE MÉCANICIEN


Août 1922.

Il s’appelle Janouet, Jeanty ou Jacot. Il est l’homme lige de la machine. Perpétuellement au travail ou en route avec elle, il passe l’été hors de chez lui. Associé aux bénéfices, par suite responsable de l’état et de la bonne marche de sa batteuse, et, chose plus grave, des accidents, il est chargé en outre de tenir la comptabilité, portant sur le nombre des sacs battus, sur les dépenses d’huile et le coût des réparations, enfin d’entretenir, de renouveler ou d’étendre la clientèle. Tout le monde ne saurait remplir cet emploi. Il faut de l’autorité, de la bonhomie, de la prévoyance, de la conscience, une habitude et un tact rares dans le maniement d’hommes insouciants ou inexpérimentés, dans le débat d’intérêts divers, ceux du maître, ceux du client, les siens propres. Souvent ils s’opposent : il s’agit de choisir en vue du gain final. En un mot, ses pensées, ses soins, son temps, sont voués au monstre dévorant, auquel par surcroit il s’attache, dans un obscur sentiment de pourvoyeur et d’animateur.

A l’ordinaire, on le voit arriver quand la lune apparaît, et donc tardivement en cette saison, ayant vécu tout le jour debout, couvert de poussière et d’huile, brûlé par le rayonnement du foyer et les feux du soleil, étourdi du bruit du cylindre, dont le ronflement hante ses oreilles bien après qu’il s’est tu. Il trouve, il est vrai, bon souper et bon gite, et des regards amis autour de la table, tandis qu’il pioche dans la soupière et qu’il raconte ce qu’il a fait et vu, et que, l’entourant et le servant, les hôtes l’écoutent avec l’avidité muette des paysans privés de nouvelles. Mais il ne s’attable que sa besogne terminée : la batteuse placée, les courroies visitées, les pièces, les rouages examinés, essuyés, un dernier coup d’œil jeté aux accessoires, et, pour finir, le trait passé sous l’addition, sous le compte de la journée. J’oubliais sa toilette, faite à grande eau, le torse nu, dans le baquet de la lessive, où il se savonne comme on se frictionne. Il dort peu, de quatre à cinq heures, et mal, préoccupé du cri du coq qui chante la nuit comme la pendule sonne, et semble saluer chaque étoile a son passage. Il importe qu’il soit levé avant tous. L’aube n’a point encore frissonné qu’il est sur pied. Il achève minutieusement de nettoyer ses mécanismes, promène partout sa burette, multipliant les coups de pouce qui font tomber la goutte, et emplit chaudière et foyer et met sous pression. Il doit être prêt à l’arrivée des hommes : et voici que la nuit pâlit... Vie de nomade en résumé, qui change d’aire comme de lit chaque soir.

Parfois, cependant, il est trop tard pour qu’il s’en aille. Alors il abrège la visite du soir, il s’inonde plus que de coutume peut-être, se met à table pour un long repas comme un fils du toit. Souper, causerie, détente... Et puis, c’est la nuit, une nuit pleine, entière, abandonnée. Il arrive, dit-on, qu’elle soit douce aussi... Et c’est pourquoi, le lendemain, au départ, on voit deux (leurs à la boutonnière du mécanicien, des œillets ou des boutons de roses pourpres, qui se penchent l’une vers l’autre comme des lèvres.


VII. — LE COUP DE PLUME


Août 1922.

L’expression est d’un de mes vieux métayers. Il vint me trouver, le mois dernier, quand on décrassait les batteurs.

— J’ai besoin de parler (d’entretenir) monsieur.

— Qu’y a-t-il, Cadderoun ?

— C’est pour la batteuse.

— Vous aurez la même que l’année passée.

— Je sais ; elle travaille bien : la paille en place, le sac prêt à charger, rien dessous, et vite.

— Alors ?

— Elle coûte cher. Trente-cinq sous le sac d’avoine dépiqué, quarante celui de blé.

— Comme tous les autres. Je ne comprends pas.

— Voila. Tant de sous font beaucoup d’argent. Les sacs comptes, c’est lourd.

— En proportion de la récolte. Vous versez beaucoup, parce que vous louchez beaucoup.

— Monsieur touche sans verser.

— Je devine.

— Oui, je viens vous demander de m’aider, de payer les frais de battage par moitié, comme nous partageons.

— C’est tout un changement dans notre contrat, Cadderoun. Il est écrit et signé que, dans l’association, le maître apporte le toit, libre d’impôts et de réparations, la terre, le cheptel de trait et de croit, le train agricole ; le métayer son travail et, comme vous, sa fidélité. D’un mot, tout le capital à fournir est au maître, tout le travail à assurer au métayer.

— Je ne dis pas non.

— Vous avez battu autrefois au fléau, ensuite à la traîne, et, en vertu de ce contrat, ni mon père ni moi nous ne sommes intervenus, et vous ne l’avez pas demandé. Le mode de battage ne saurait rien changer.

— Ah ! monsieur, les bras et les animaux se prêtaient et se rendaient ; on ne payait pas. Mais ces machines ! Tant d’argent qu’ils vous prennent, ces gens des batteuses, un argent si vite gagné de leur côté, si long, si dur à faire pousser du nôtre avec ce blé ! Et puis, la moitié pour vous...

— Multipliez par le nombre de mes métairies.

— Je n’ai pas calculé.

— Je le pense bien. Autre chose, Cadderoun : si j’interviens dans votre travail au sujet du battage, il n’y a point de raison pour que je ne me mêle pas, une autre fois, sur une sollicitation pareille, de votre moisson, de votre vendange. — Oh ! monsieur, il n’y a qu’un pain... On a tant craint pour lui, on serait si content de l’avoir tout franc à manger ! Enfin, voilà cent trente ans que nous sommes avec vous autres. Pas un mot n’a été changé jusqu’ici dans la « police. » Si vous vouliez « passer un coup de plume là-dessus » ?... — Ce que je ne puis rendre, de ce dialogue en patois, c’est l’accent, c’est la saveur de l’expression dans le parler natal, et le regard confiant qui l’accompagnait.

Je repris : — Espérons, Cadderoun, que nos fils resteront encore cent trente ans ensemble, observant et maintenant avec honnêteté nos conventions. Bien que je cède sur une question de principe, que j’ouvre peut-être la porte à des difficultés futures, vous ne m’aurez pas fait appel en vain. Je vous paierai la moitié des frais de battage, à vous et aux autres ; concession n’est point accroc. Je vous l’accorde en mémoire de nos anciens, de tous ceux dont nous venons.

Cadderoun acheva : — Le défunt monsieur aurait dit oui aussi... — Et puis il se tut, il leva les bras dans un geste de gratitude, ému comme moi devant ces morts évoqués, et s’en alla, en tournant son béret de droite à gauche sur sa tête, d’une oreille à l’autre, pour me saluer.

J’ai relaté ceci, afin que le sens de nos polices ne se perde pas.


JOSEPH DE PESQUIDOUX.

  1. Voyez la Revue des 15 mars et 15 juin.