Le Livre de raison/04

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Joseph de Pesquidoux
Le Livre de raison
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 654-671).
LE LIVRE DE RAISON

IV [1]


VIII. — HYBRIDES.


Octobre 1922.

L’année agricole touche à sa fin. Nous semons nos blés sous un ciel profond d’automne qui, dégagé de toute vibration de chaleur, parait plus lumineux et plus spacieux. Il vente de l’Est : un souffle qui arrive des pays sablonneux, à travers la Méditerranée étincelante, et qui maintient la terre verte et feuillue comme à son épanouissement. Tiède tout le jour, il fraîchit le soir trempé de rosée, quand il tombe, apportant avec lui le chant des cloches dépassées en chemin, de celles de Magnan en particulier, en vedette sur sa crête... Les semailles faites, nous ramasserons les maïs qui achèvent de sécher, dont les enveloppes, en craquant, prennent une forme de conque allongée, signe de la maturité complète de la plante, et ce sera le dernier travail, le dernier soin matériel. Resteront les labeurs de l’esprit, les préoccupations, les prévisions. Car il faut toujours préparer aux champs, ordonner dans le temps et l’espace, créer des ressources pour subvenir aux dépenses, subvenir à la vie ; il faut organiser l’avenir. Notre souci constant est notre vigne, arbre fidèle, de qui nous tenons aisance et repos, qui ne cesse d’être en hasard. Et, quand le vin manque chez nous, l’équilibre de nos affaires est rompu. D’autant plus qu’il se mue en un produit unique, l’armagnac, de vente rémunératrice et soutenue. Non pointeau de feu, pareille à l’alcool consumant ou stupéfiant d’industrie, mais véritablement eau-de-vie, joie et réconfort de l’être, qui avive le teint, éclaire l’œil, réchauffe le sang et le stimule sans les charger ni les allumer. Mon père, âgé, l’appelait l’arrière-garde... Je le vois encore dégustant son petit verre quotidien, un armagnac centenaire, aussi dépouillé que possible, qui rayonnait dans le cristal de cette lumière ambrée qui n’est qu’à lui, et embaumait la pièce d’une odeur de prune cuite. Il relevait au bout de ses doigts, de sa main pâle, fine, dont il était fier, le faisait osciller pour contempler sa lueur blonde, le humait, le goûtait, et posait le verre, en célébrant pour la millième fois son excellence. Aussi bien pour l’esprit que pour la chair. De même, en effet, que le vin verse à l’âme française son vibrant, l’eau-de-vie, qui en est l’essence, emplit le cœur gascon d’un frémissement singulier, héroïque et subtil. Et certes, lorsqu’il détacha du râtelier son cadédis, son maigre cheval nourri d’herbes de lande, et marcha sur Paris, d’Artagnan avait lampé un grand petit verre, un coup de l’étrier pour l’immortalité... C’est pourquoi, jaloux et orgueilleux de notre liqueur, nous restons attentifs à l’origine du cep qui l’engendre, comme à la qualité de l’alambic qui le distille et à la pureté du chêne qui l’enferme. Concordance de toutes choses par quoi se compose et s’affine sa saveur insigne.

Mais, je l’ai dit, notre vigne est toujours menacée. On le sait, les vieux plants autochtones, purs de souche, ont péri. Le vignoble français est reconstitué aujourd’hui soit en racinés-greffés, soit en hybrides. Le problème de sa renaissance date de plus d’un demi-siècle. Il s’est présenté sous un aspect double et successif : la phase phylloxérique, la phase cryptogamique. D’où, chaque fois, une crise qui faillit être mortelle, qui manqua de ruiner tout entière et sans retour la génération qui la subit. En Armagnac, en particulier, ces crises prirent figure de fléaux. La seconde, la cryptogamique, servie par notre sol argileux qui garde l’eau, qui émet des buées et des sueurs longtemps après la pluie, fit songer aux plaies bibliques. On dit que nous aimons l’image, et non sans exagération. Cette fois, l’image le céda de loin à la réalité. Et on ne vit point de verge miraculeuse pour guérir ou ressusciter, après avoir frappé : il y a toujours la bête, il y a toujours le champignon.

On a tout de suite lutté. Dès l’apparition du phylloxéra, ses ravages constatés, les savants se mirent à l’étude. Ils observèrent le fléau, sa marche souterraine et circulaire, poursuivie avec une force d’expansion inouïe, par des myriades d’insectes, attachés comme une lèpre aux racines de la vigne, une gangrène renaissante et implacable que rien de connu n’enrayait seulement. Et ce cheminement échappait à la vue, et il fallait s’armer de loupes pour suivre l’invasion de cette poussière d’êtres, de cette cendre vivante, sous qui la parure du pays se flétrissait feuille à feuille, grain à grain. On crut d’abord que l’insecte rongeait, dévorait les racines. La végétation s’étiolait d’année en année, durant trois ou quatre ans à l’ordinaire, et le pied succombait. On se trompait par bonheur. Le mal eût été sans doute sans remède : le nombre et le temps venant à bout de tout. L’insecte opérait autrement. Il piquait, et on se demande comment, avec un si minuscule organe ; en quelles quantités d’atteintes ; il piquait la racine, provoquant des nodosités profondes sur le tégument, des chapelets de nœuds qui ralentissaient et puis interceptaient l’afflux de la sève. L’arbre mourait d’inanition. De là cette destruction lente, mais incessante, qui aurait sapé le monde, j’entends le viticole.

Deux méthodes de lutte naquirent : la médicale, la botanique. La première voulait tuer la bête par injection ou par immersion ; la seconde défendre la plante par la plante elle-même transformée, rénovée, immunisée, ou vivant avec son mal. On commença par le traitement. On injecta dans le sol, au pied de chaque cep, des doses déterminées de sulfure de carbone, dans l’espoir d’empoisonner la bête. Procédé douteux, pour peu qu’il ne fût point judicieusement appliqué, mis en place, et ruineux encore, le sulfure, les appareils, la main-d’œuvre comptés, que seuls les possesseurs de grands crus purent se permettre d’essayer. La masse des viticulteurs renonça à s’engager dans ces dépenses. On passa à l’expérience de l’immersion. On savait déjà que la bête redoutait l’humidité. On inonda des vignes durant des semaines, l’hiver, sous une nappe fixe, dormante, comme un lac artificiel ; on noya, on asphyxia l’insecte. Le moyen fut efficace. Les vignes tendues d’eau résistèrent ; elles résistent toujours ; il en est qui vivent indemnes, depuis l’époque héroïque, sous le bouclier liquide qui les couvre. Mais, quoi ? leur nombre est infime. Peu possèdent des clos longés de cours d’eau susceptibles d’être détournés, canalisés et déversés ; peu même des vignes de niveau. Or, en agriculture, le procédé qui n’est point d’application courante est à rejeter. La méthode botanique prit le pas

On avait remarqué, en Amérique, des plantes sauvages, de pampres ruisselants, de sève pour ainsi dire intarissable, qui semblaient se rire de la vie et de la mort. Cependant, dans l’humus millénaire où ils jaillissaient, le phylloxéra, la bête dévastatrice pullulait : leurs racines en étaient assiégées : un chevelu aussi puissant, aussi luxuriant que leur feuillage. On les arracha, on les examina, on secoua la vermine, et les racines apparurent piquées aussi, enflées de nodosités, mais superficielles, que la densité du tissu, l’épaisseur du tégument empêchait de nuire. Le flot nourricier circulait sous elles, battait son plein. Ces victorieux s’appelaient le Rupestris, ou cep de roc, le Riparia, ou fils de la rive, le Cordifolia, à cause de la forme de ses feuilles en cœur ou de ses nervures accentuées, et le Berlandieri, du nom de son vulgarisateur, et jouissaient tous d’une imperturbable santé. Ils poussaient des fleurs exquisement parfumées. Ils chargeaient l’air d’une odeur de cannelle et de miel, à goût de fruit, que la bouche respirait à l’égal de la narine. Mais, chose curieuse, ils n’étaient que peu féconds, et les rares fruits qu’ils portaient, lorsque les vents, les papillons et les abeilles, complices des désirs amoureux dans le monde végétal, les avaient accidentellement croisés, à l’aveugle, n’arrivaient que difficilement à maturité, demeuraient grêles et hésitants, comme étonnés de se voir au jour. De plus, sous la dent, ils accusaient une forte saveur foxée, désagréable à nos palais européens. Alors on réfléchit... Puisque la partie souterraine de la vigne, périssable dans le cep français, résistait chez le cep américain ; et que la partie aérienne, inutilisable dans la souche américaine, gardait sa valeur dans la souche française, il n’y avait qu’à les mêler en les greffant, sarment français, sur racine américaine, qu’à marier la force de celle-ci à la douceur, à la saveur de celui-là. Ce qui fut fait. On eut ainsi l’individu que l’on cherchait, un raciné-greffé, vivant avec l’ennemi, obtenu par un procédé simple, à portée de tous, connu depuis l’origine des choses culturales.

Il restait à assoler ce sujet, ou plutôt les sujets produits, car tous les vinifera français servirent de greffons. Or, arrachés des pépinières où ils faisaient leur chevelu, et transplantés en pleine terre, ils se montrèrent en général déroutés par le sol, par le calcaire surtout, où presque tous périclitaient. Certains terrains, en outre, dits « phylloxérants, » c’est-à-dire plus propices que d’autres à la multiplication de la bête, mirent le cep à la fois en présence d’ennemis en nombre écrasant et d’éléments fonciers indigestes. Il fut là décidément condamné. On marqua le pas. Et puis, le greffon restant toujours hors de cause, à force d’expérimenter, de tâter les terrains, de classer les résultats, on constata que certains de ces porte-greffes tenaient plus que d’autres, qui dans le sable, qui dans les cailloux, le sol sec et léger, le sol compact et humide, dans le calcaire enfin, et on se mit à les sélectionner, dans le dessein de les croiser entre eux. On hybrida les sujets résistants, américain sur américain, et on obtint de type en type des individus, puis des séries d’individus qui s’adaptaient aux différents sols, y vivaient, avec l’exubérance originelle. On était au bout. Il suffisait, en effet, de connaître la composition de son fonds pour lui confier en sécurité sa vigne future, le plant assuré d’en assimiler la substance... Et les verres recommencèrent à se choquer, au poing des hommes, emplis du suc des premières grappes foulées que l’on goûtait, en buvant à la résurrection de l’arbre capiteux et délectable. Et la guirlande des pampres dentelés, étoiles de fruits d’or et de pourpre, se noua de nouveau et se prit à courir, sous la courbe du ciel, de coteau en coteau, et les flots illustres : bourguignon, champenois, girondin, provençal, gascon, ruisselèrent des hauteurs, tout parfumés comme jadis, coulées de richesse et de liesse, eux que l’on avait cru taris !... On respira...

J’ai écrit plus haut un mot, le mot : « hybrida, » qu’il importe de souligner. Parce que l’hybridation amena un changement capital dans l’application de la méthode botanique, et fut une véritable création humaine. Par elle, en effet, on appela à la vie végétale un être qui n’était pas encore, on pétrit, on façonna un cep inconnu, comme si on avait informé du limon aussi, et puis soufflé dessus... On le sait, le greffage ne laisse pas sortir de l’espèce. Et jusque-là on n’avait que greffé. Cette lumineuse idée, née au moment de l’adaptation au sol, ouvrit des perspectives peut-être illimitées à la défense et à la reconstitution de la vigne.

Elle surgit à point... A peine les premières vendanges faites, les premiers plants reconstitués récoltés, les cryptogames sévirent. Deux surtout : le mildiou et le blackrot qui desséchaient, brûlaient et pourrissaient feuilles et fruits. Ils se déchaînaient de compagnie. Un hasard fit trouver le remède. Un garde-barrière bordelais, dont les gamins des environs pillaient les treilles, voulut en dégoûter ses voleurs, et couvrit les grappes, les aspergea d’une solution de sulfate de cuivre, pensant ainsi les rendre indigestes. Or, seules dans la contrée dévastée par les champignons, ces treilles gardèrent leurs feuilles, et avec celles-ci, du même coup, leurs fruits. De là le traitement par la bouillie bordelaise ; car encore ici, on débuta par la méthode médicale. Seulement, le remède, en vogue toujours, n’est que préventif. Il n’opère que pulvérisé à temps, avant l’invasion, à doses déterminées, et appliqué sept et huit fois ou plus, de l’apparition de la feuille à la maturité du fruit. Il laisse à la merci d’une intempérie qui retarde ou annihile le traitement, d’une erreur d’observation, à la merci, certaines années particulièrement brumeuses ou pluvieuses, du mal lui-même qui emporte sous le sel le plus clair de la récolte. De plus, il coûte cher, et d’application et d’achat. Et que, le fléau même combattu, une gelée, une grêle survienne, ajoutant son déchet aux débours qu’il occasionne, on ne couvre point ses frais... Par une heureuse fortune, due aussi à un hasard, concurremment, les botanistes prirent part à leur tour à la lutte. En hybridant leurs sujets pour les assoler, ils s’aperçurent que certains d’entre eux laissés sans soins contre les cryptogames (puisqu’ils n’étaient point étudiés pour leur résister), gardaient des feuilles et des fruits, ces rares raisins que j’ai signalés, au plus fort de l’épreuve. Était-ce densité du parenchyme, du tissu de la feuille, poli et dureté de la peau du grain, ou une réaction intime inconnue ? peu importe.

Le fait se répétait. Ce fut une flambée d’espoir, de joie aussi parmi ces chercheurs obstinés. Une exploitation insoupçonnée de la même méthode s’ouvrait à eux, leur création multipliait ses formes. Suivant d’un œil aigu autant qu’avide les progrès de la défense contre les deux terribles compagnons, s’ingéniant à croiser entre eux les individus les plus résistants pour les établir, pour les confirmer, si on peut dire, dans leur vertu, ils s’enfoncèrent d’année en année dans cette voie de l’hybridation, peuplée de leurs jalons.

Bien entendu, comme au moment de l’adaptation au sol, nous sommes en face de porte-greffes, les hybrides créés qui font tête plus ou moins activement aux champignons, étant tous de sang américain. Ils naissent avec les qualités de lutteurs de la race, avec une abondance de racines, une fougue de végétation magnifique, mais aussi avec ce relent, ce goût de renard qui les marque, dont nous ne voulons pas. Le terroir, qui cependant influe grandement sur la saveur chez les plants autochtones, ne leur apporte pas de correctif ; et le noah blanc, fils d’un Labrusca et d’un Riparia, que l’on a poussé à la grande fécondité, qui est un type d’hybridation américo-américaine pure, n’est toléré (je l’ai indiqué ailleurs) que parce qu’il mène au bout son fruit contre vent, pluie, gel et grêle, pour peu qu’il soit aidé. Je crois qu’il ne s’étonnerait même point de la chute du ciel... La suite à donner s’indiqua d’elle-même, une expérience précédente ayant été concluante. On hybrida donc ces porte-greffes, toujours au lieu de les greffer, avec les vinifera les plus fins, et l’on obtint de nouveau, comme après le phylloxéra, du bon vin, du vin de chez nous, de table courant, comme on dit de bouteille : mais rien au-delà. Les grands crus ont toujours avantage à user du raciné-greffé, victorieux de la bête, qui leur a rendu avec le temps la variété incomparable de leurs produits, sans rivaux au monde comme équilibre de qualités ; et cela malgré les frais du greffage de remplacement, malgré les aléas du traitement par le sulfate de cuivre. Ces crus sont comme un patrimoine national à conserver et à perpétuer en dépit de tous et de tout, carte bleue, ou rouge, ou or, qui doivent rester dignes de recevoir l’hommage de nos illustres capitaines, comme ce Clos-Vougeot que Condé, alors en tous ses rayons, salua en passant de l’épée...

L’avenir seul dira, un avenir incertain encore, si les étalons de nos crus fameux peuvent être obtenus par hybridation sans déchoir...

Dans les autres vignobles, qui ne visent point au produit de petit verre, l’hybride franco-américain à mon avis s’impose. Il est assolé ; il résiste au phylloxéra par sa vertu propre ; il se défend contre le cryptogame avec un minimum de traitements, de deux à trois ; il garde enfin une saveur agréable. De plus. il se provine, il renaît pour ainsi dire de lui-même, se continue de pied à pied, ramenant au besoin par là sa multiplication ou son remplacement à un travail rudimentaire, presque sans frais.

Les adversaires, qui n’en a pas ? les contempteurs de cet hybride disent qu’ils ne connaissent pas d’individu parfait, idéal, stable en toutes choses, à la fois devant le sol, la bête et le champignon, et devant les variations de goût ; que l’hybride est éminemment sujet à des fluctuations ataviques ; que, fils sélectionné de deux races, il ne reproduit pas, ni constamment ni également, les caractères, les qualités, l’essence de l’un et de l’autre, plus baigné tantôt de sève américaine, tantôt de sève française ; que l’on croirait enfin, que les deux espèces expérimentalement unies font effort pour se séparer, comme si elles se rebellaient contre la volonté qui les a jointes et les a pliées à se fondre. En outre, les hybrides se laisseraient impressionner de loin, d’autant plus qu’ils sont souvent consanguins, et non seulement ne tiendraient pas exactement des cépages dont ils sont immédiatement issus, mais reproduiraient fâcheusement l’un ou l’autre ascendant. Et c’est pourquoi celui-ci bronchait devant la bête ou devant le champignon ; et celui-là offrait à la dégustation une saveur accentuée.

Ainsi dans les familles humaines et animales, au fil des générations, se manifestent chez des individus des défauts et des tares dont les auteurs ne portent pas trace, mais qu’un courant sanguin ancestral ravive dans la descendance, par-dessus la tête des parents, au mépris de toute prévision. Et tel homme rappelle les faiblesses ou les lacunes de corps et dame d’un trisaïeul, et tel animal le manque de résistance ou la lâcheté de cœur d’un reproducteur oublié...

Ce n’est vrai qu’en partie, en faible partie. Je le répète, aujourd’hui, tous les hybrides franco-américains s’assolent, tous sont de gros producteurs. Et ceux que le phylloxéra ébranle ne sont entamés qu’à la longue, et permettent de les reconstituer à loisir, sans laisser jamais le bien vide de vin ; et ceux qui gardent encore un goût de Fox, ne l’ont que peu, si peu qu’ils peuvent être redressés par des soins de fût. Non, les résultats acquis le sont bien. En réalité, pour conclure, s’il s’agit de vin courant, il n’y a plus que l’immunité complète contre le champignon à assurer.

Ces champions ont reçu comme noms soit ceux de leurs créateurs, soit ceux qu’ils ont gagné de haute lutte, à l’exemple des hommes qui émergent de la foule. Ils s’appellent, et ceci révèle l’espoir que l’on a mis en eux : le Bienvenu, le Pompon d’or, l’Aurore, le Flot d’argent, l’Oiseau bleu, le Merle blanc ; ils s’appellent le Coudert 4401, le Baco 22, le Gaillard-Girerd 157, le Seibel 4986, le Bertille-Sayve 450 ; d’autres noms d’hybrideurs célèbres encore, les Ravaz, les Castel, les Terras. Si je ne donne pas les numéros de ces derniers, c’est seulement parce que je ne les ai ni expérimentés ni vu expérimenter. Quant à l’étalon attendu, indemne de tout, qui peut-être croit déjà en pépinière, quelque part, nous l’appellerons le Phénix : il naîtra, il s’élèvera sur tant de cendres !...


IX. — L’HYDRIDATION


Octobre 1922.

C’est en somme de la fécondation artificielle... La nature servit d’exemple, elle qui doit assurer la pérennité des espèces, en qui toutes les sélections s’opèrent sous les deux aiguillons éternels, le désir et le plaisir. La vie se perpétue dans la vigne par la fleur. Elle est hermaphrodite, nettement mâle et femelle. L’élément femelle est constitué par le pistil, l’élément mâle par les étamines. Le pistil se divise à son tour en ovaire, en style et en stigmate. Autour s’élèvent les étamines, au nombre de cinq. Chacune se compose d’un filet ou tige, et d’un anthère, au sommet, où est contenue la poussière vivante, le pollen. Les étamines dominent un peu le pistil. Sur le tout est rabattu un capuchon, et l’ensemble est ceint des pétales ou corolle.

Il y a, dans la vigne, le long du pédoncule qui portera plus tard les grains, des étages de fleurs ainsi formées, dont la réunion est appelée grappe : chaque grappe se distribuant à son tour en grappillons. La grappe a la longueur d’un doigt, et l’aspect d’un cône effilé. Que l’on se figure la petitesse des fleurs dans chaque grappillon : c’est un minuscule amas de calices d’où s’élève le plus fin et le plus pénétrant des parfums, comme si la plante précieuse voulait donner par là un avant-goût de la saveur du fruit et de l’arôme du vin.

A la floraison, quand le pistil est prêt à recevoir le pollen, quand les anthères vont se déchirer pour le laisser échapper, les étamines se dressent tout à fait, soulèvent le capuchon qui les couvre, et le font se détacher et choir. C’est en juin, le mois prodigue, le mois des brises molles, des nuits tièdes, des soleils fixes, de la sève étale, où la terre, les flancs pleins, semble gonfler comme la mer. Alors, dans l’atmosphère complice, sous le firmament égal, le stigmate se dilate, l’anthère crève, et le pollen attend qu’un souffle survienne, si insensible soit-il, qui l’emporte, le rabatte et le verse sur le pistil ouvert.

Ou bien il se livre aux insectes : mouches, papillons, abeilles qui accourent, attirés par la senteur suave exhalée des calices épanouis, comme ils le sont ailleurs par le nectar ou le coloris, et qui le recueillent en butinant, le chargent sur leurs ailes capricieuses, et le sèment de corolle en corolle au hasard du vol. Car les fleurs ne sentent bon, ne distillent le miel, ou n’éclatent de couleurs que pour appeler et charmer ces agents de fécondation, que pour les retenir le temps nécessaire à leur intervention. D’aucuns prétendent que les fleurs se fécondent elles-mêmes, à défaut des vents ou des insectes. C’est pure imagination, je pense... La fusion mystérieuse opérée, l’enfantement progressif du raisin s’élabore. Chaque grappe de fleurs se change en grappe de grains, aussi fournie qu’il y a de pistils, et tandis que la parure embaumée qui enveloppait les parties vitales se dessèche et s’en va, à mesure que le fruit est conçu...

Les hybrideurs choisissent deux pieds de vigne, l’un qui sera considéré comme cep mâle, l’autre comme cep femelle. Tous les deux seront des sujets éprouvés, de santé indéfectible, de ces ceps de roc prêts à aller cent ans. Il s’agit d’abord de rendre la souche qui servira de mère, passive. Pour y parvenir, on la châtre. On observe la marche de la floraison sur d’autres pieds de même cépage, mais mieux exposés, qui s’épanouiront plus tôt, qui permettront de saisir le moment opportun ; et, dès que leurs étamines se sont libérées, avant que les premières fleurs du cep à féconder n’éclatent à leur tour, deux ou trois jours avant, on procède à la castration. On adopte sur lui la grappe de fleurs la plus belle de forme et de développement, on l’élague, jusqu’à ne conserver que quelques grappillons particulièrement bien soudés et bien venus, et on détache des fleurs les anthères et le capuchon, du bout d’une pince à bords plats, d’un mouvement léger de torsion, en ayant grand soin de ne pas blesser le pistil. Un rien le froisse, comme un rien crève les anthères sur le point de se déchirer. C’est une opération délicate au possible, pratiquée sur des organes aussi fragiles, que le poids d’une mouche fait plier... Et il importe qu’elle soit entière, radicale, et qu’aucune anthère ne soit oubliée...

Les fleurs châtrées, on les féconde. On prélève, sur le cep considéré comme père, la grappe de fleurs la plus opulente aussi, et on vient la secouer au-dessus de la vigne amputée, dont le temps de réceptivité est arrivé. Et puis on couvre la grappe à la hâte, on l’entoure d’une coiffe de papier ficelée, on la met à l’abri du vent et des insectes qui troubleraient la sève en mélangeant les germes. Et c’est là sous ce voile qui l’enferme, comme en un sanctuaire tout saupoudré de poussière féconde, que l’organisme absorbe l’être et la vie, et que le grain prend peu à peu la place de l’atome au fond du pistil dilaté, et que la vigne-mère germe des fruits sucrés qu’elle ne connaissait pas...

Il arrive que le cep choisi comme mâle ou père fleurisse trop tôt ou trop tard pour que sa grappe soit employée directement par chute artificielle de pollen, à féconder le cep considéré comme mère. S’il fleurit trop tôt, on recueille et on garde le pollen entre deux verres de montre jusqu’au moment de s’en servir. Cette fois, on ne le fait plus pleuvoir. On use d’un pinceau que l’on trempe dans l’amas des germes, et dont l’on touche ensuite doucement les stigmates. S’il fleurit trop tard, ou bien on s’adresse à un champ d’expérience plus précoce, ou l’on prend du pollen de l’année d’avant, mis soigneusement à l’abri de la lumière et de l’humidité. Le pollen voyage et est conservé dans la même enveloppe de verre ; le procédé d’attouchement reste identique.

Ce n’est pas tout. Les grappes hybridées arrivées à maturité, on les récolte. Car il s’agit de multiplier les plans. L’hiver venu, on extrait les pépins des grains, on les noue dans des sachets de toile, et on les enfouit dans du sable humide. Il ne faut pas que l’embryon de vie qu’ils recèlent se dessèche. Au printemps, mû toujours par la même idée, de peur que leur verdeur n’ait décru, on les fait tremper dans l’eau durant huit ou dix jours mais par intermittence, et, leur élasticité native, leur faculté germinative recouvrée, on les sème. Les semis sont établis soit en serre, soit en pleine terre. Celle-ci a besoin d’être particulièrement souple, ameublée, pulvérisée. Là ils germent, émettent des racines comme un fil, s’alimentent insensiblement, et un à un, suivant leur force, percent la couche poudreuse qui les protégeait et viennent à la lumière. Si frêles, si fragiles que l’on a peine à concevoir comment ils ont soulevé et brisé leur coquille de terre. C’est un petit peuple innombrable, où chaque individu aura sa forme, son port, sa couleur, sa façon d’exister enfin ; une multitude de nouveau-nés dont les grâces et les hésitations enchantent... Grandis, on les repique. On attend leurs premiers fruits. Alors on s’aperçoit des fluctuations ataviques, des courants sanguins, dont j’ai parlé ; alors on corrige, on met au point : la sélection commence. Il faut rendre hommage aux savants qui la poursuivent depuis si longtemps. Ce titre leur appartient. Ils sont opiniâtres, inventifs, documentés, enthousiastes, désintéressés. Ils épuisent toute une série avant de recommander, de livrer un de leurs sujets. Qui dira ce que tel plant, sous le numéro 4 ou 5 ou 6 000 de son espèce, représente de soins, de soucis et de déboires ? C’est pourquoi, selon l’expression moderne, en vérité, ce sujet « ne paie pas. »

Et ces hommes corrigent la nature. Celle-ci croise, hybride, sélectionne à l’aveugle. N’épargnant aucune épreuve à ce qu’elle enfante, elle place la plante rare ou précieuse en particulier dans des conditions précaires d’existence. Elle la laisse lutter, se débattre, souffrir ; elle la laisse périr, étouffée par de plus puissantes, de mieux armées. Eux, libèrent leurs créatures du combat pour la vie. Ils leur ouvrent la terre et le ciel ; ils les amènent à des développements, à des transformations, à des aboutissements ignorés... Eux encore ménagent la substance. L’excédent qu’ils répandent suffit juste à parer aux échecs, aux surprises. La nature gaspille sans limites les germes. Au moment des floraisons, les flots de pollen qu’elle roule encombrent les vents. Ceux-ci les charrient d’horizon en horizon et puis les échouent... Partout, sous les pieds, ils les poussent en ruisseaux couleur de soufre, qui s’en vont, chargés d’être, s’abimer et tarir parmi les plis du sol…


X. — LES SOINS


Octobre 1922.

Les hybrides sont de grands consommateurs. Ils ont besoin de place à table comme d’aliments copieux. Nos anciennes vignes acceptaient d’être rapprochées. J’ai connu des enclos où les ceps étaient plantés à un mètre au carré. On les taillait court, on les travaillait avec de grands bœufs, hauts de côtes, dont les flancs se balançaient bien au-dessus des pousses. La plupart des hybrides demandent un écartement de 1 m. 20 à 1 m. 70 de pied à pied, et de 2 m. 20 à 2 m. 30 de sillon en sillon. Ce sont des plants qui tracent beaucoup et s’enfoncent peu. Ils émettent autour d’eux un chevelu envahissant qui se trouve toujours à l’étroit. Ce qui est nécessaire à la souche, l’espace, l’est aussi chez eux au pampre. Le plus grand nombre se couvrent de feuilles et de fruits à ce point abondants qu’ils plient sous le poids et ont l’air de se répandre sur le sol. C’est ce que l’on exprime en disant qu’ils ont « le port traînant. » Alors on les tend, on les attache sur fils de fer, sur deux ou trois rangs, de piquet en piquet, alignés comme des murs touffus, des murs d’une saison. Ainsi ils s’étalent et se carrent sous la terre, et se développent et s’étagent sous le ciel. Ils ne pensent plus qu’à se sustenter. Ils ne vivent pas seulement de ce qu’ils respirent et de ce qu’ils pâturent, quelque salubre que soit l’air, généreux le terroir, tonifiant le soleil, l’astre ami. Ils sont avides de substances concentrées, fermentées, fortes et stimulantes. On les leur sert sous forme de fumures et d’engrais alternés. Une année, du fumier, comme pour un champ ; la suivante, de la potasse et de l’acide phosphorique : 150 kilos de chaque à l’hectare. Dose suffisante pour réparer leurs forces après une récolte moyenne.

Mais, s’ils ont rendu exceptionnellement, s’ils ont affronté les fléaux, subi la grêle, qu’il faille à la fois les reconstituer et les galvaniser, il est utile de leur apporter les deux, la même année, fumure et engrais, sans hésiter, sans calculer. Même les sables gras sont bons à mêler au compost. Le tout alors offre une nourriture à faire lever des pierres, où ils se redressent comme des héros. Au reste, selon l’expression des paysans, « ils ne sont point ingrats. » Ils payent en prodigues des avances et des soins consentis.

On le devine, un tel appareil végétal, abondamment nourri, est à régler. Livré à lui-même, il s’épuiserait en amoncellement de feuillage et se stériliserait. On le discipline par la taille d’abord, par l’écimage et l’ébourgeonnement ensuite. La taille longue, la taille Guyot est heureusement employée en général : ou simple, avec un courson à deux yeux francs, d’où sortiront le bois de remplacement et la branche à fruits ; ou double, établie sur deux coursons et deux branches à fruits. Cependant, quelques espèces sont à tenir en taille courte, à disposer en « gobelet, » coupe au reste productive, qui les mène longtemps. Les catalogues d’hybrides indiquent la forme à donner au plant, comme aussi l’écartement à prévoir de pied à pied, dont j’ai parlé. Restent l’écimage et l’ébourgeonnement. Ils ont pour but d’empêcher les pertes de substance, de refouler la sève vers le raisin. On écime dès la floraison faite, on abat toutes les pointes qui dépassent le corps feuillu. On opère avec une faucille, à l’allure du pas, d’un revers de main, à droite et à gauche. On ébourgeonne tout le cours de l’été, en décollant les rejets stériles qui naissent sur la souche. Le tout, combiné, maintient le pied à son maximum de rendement, sans lui demander plus que l’on ne peut lui rendre par l’amendement. Dans les années abondantes en fruits, les vignes, à ce régime, poussent encore, au bout des sarments écimés, des grappillons qui fournissent un second vin, récolté plus tard, faible il est vrai, mais utilisable. Tonifié par des apports de sucre répandu sur la vendange avant de la presser, il est bu avec plaisir par le personnel, l’hiver, durant les journées oisives, et permet d’économiser le vin de première cuvée...

Ainsi sont créés, adaptés, soignés ces hybrides qui ont repeuplé la terre de France de ceps tenaces, chargés d’espoir...


XI. — L’ÉPREUVE


Novembre 1922.

Ce que je n’ai pas dit, dans cet exposé à grands traits, ce sont les tribulations par lesquelles nos pères ont passé. Le racine-greffe et le sulfate de cuivre étaient d’un emploi continu quand nous, leurs fils, sommes arrivés à la vie d’hommes, à la direction de nos biens. La lutte pour l’existence de nos vignes était close, l’horizon, l’avenir dégagé. Une grande espérance se levait. Il est bon que nos fils, à nous, sachent ce que l’œuvre de famille a coûté en ces temps-là pesée au poids des sueurs et des angoisses. Ils puiseront, dans ce souvenir, le désir et le souci de la continuer dignement, opiniâtrement à l’occasion ; ils trouveront un exemple, une leçon ; ils apprendront que toute histoire humaine, si humble ou haute soit-elle, reste soumise à des vicissitudes inattendues, et que, si les joies et les peines se balancent finalement pour la série des êtres qui constituent une race, il est des individus et des générations sacrifiées, appelées on dirait par leurs épreuves à payer rançon pour le bien-être et le bonheur des autres, ou passé ou futur. Et leur cœur, en y songeant, sentira mieux ce qu’il doit de gratitude et d’amour à ces pères tourmentés, à ces pères douloureux, et, à leur tour, en de pareilles traverses, imbus de cette idée du rachat familial, loi mystérieuse, ils accepteront sans murmure le destin.

Mon père le premier dans le pays signala l’apparition du phylloxéra. Il possédait des vignes en Bourgogne, en proie déjà à la bête. Un jour qu’il rentrait de sa promenade à cheval quotidienne, pendant laquelle il visitait ses biens, il aperçut dans un enclos des cercles de ceps qui s’étiolaient. Il sursauta. Il poussa sa monture dans les sillons : il n’y avait point de doute. Il s’attendait à l’invasion, mais dans un long temps. Il comptait sur la nature du sol argileux et humide pour défendre les vignes. Celui de la Côte d’Or, sec et caillouteux, offrait une autre facilité à l’insecte. Il espérait encore sur la profondeur que les plants acquéraient dans notre terroir. La désillusion fut rude. Il revint à la maison, il nous dit : « Le phylloxéra est chez nous. Demain, il sera dans tout le pays. » Le repas du soir fut silencieux, la veillée triste. Le bruit se répandit de l’effrayante découverte. Les amis, les voisins accoururent. Les uns dirent : « Bah ! la vigne est « antique. » Ces ceps s’en vont de vieillesse. Tous les contemporains n’arrivent pas au même âge. » Les autres : « C’est le sol qui manque. Il est las de porter cet arbre avide. Il faut le renouveler. » L’optimisme l’emportait. Les mois passèrent. L’an d’après le mal empira, le ravage s’étendit. Bientôt, chacun, chez lui, constata les cercles de mort.

La consternation régna. « Les petits » surtout, comme on dit ici d’un mot touchant, ignorants, incrédules, suivant les explications sans les saisir, se décourageaient. Tout s’en alla bientôt autour de nous, et les difficultés s’amassèrent. Il fallait vivre, se vêtir, se soigner, faire face aux affaires, se tenir debout enfin sur son champ de cadavres. On réduisit son train, on remercia ses gens, on supprima les dépenses. On s’enferma chez soi comme dans un réduit. La bête gagnait toujours. Derrière elle la solitude envahissait les terres. Et l’horizon prenait un aspect inconnu, fait d’espace vide, et désolé. Comme signe palpable du fléau, le long des routes, on voyait circuler des grands chars chargés de ceps morts que l’on menait au bûcher. Par une sorte de honte, celle de se sentir amoindris, diminués, on n’enlevait les souches que le matin ou le soir, tard, les souches arrachées l’hiver. On croisait moins de monde à ces heures-là. Et puis on ne savait que trop que le soleil lui-même, le soleil, père des vins, ne pouvait plus rien maintenant pour ces débris noueux. Lui, qui met des visages jusque sur les rocs, ne parvenait pas à animer ces amas de choses finies, roulant à l’allure lente des bœufs, devant lesquelles les vieux paysans se découvraient comme au passage d’un convoi.

La résistance s’organisa dans les grandes propriétés, avec les moyens de lutte dont j’ai parlé. Mais là seulement. Comment aurait-on fait ailleurs ?

Ici, apparut la nécessité de domaines dans un pays ravagé, de terres pouvant faire champs d’expérience. C’est une des fonctions du grand possédant d’essayer et de tenter, quel que soit le coût. Lui seul, en ces temps de crise, est à même d’acheter instrument et remèdes, de risquer une méthode, de dresser un personnel, de faire école, de voir venir, d’attendre. Lui seul peut être libéral. Nul ici ne faillit à ce devoir. De toutes parts, par la parole et la brochure, on préconisait le cep américain greffé. On greffa sur table, on greffa sur pied. On replanta. Mais cela dura dix ans : dix années vides de revenu, autre que celui que l’on mangeait, son blé, son maïs, sa volaille ; alourdies encore des débours de la reconstitution et de charités multiples. L’argent s’épuisa. Il ne resta plus que la terre, endolorie encore, et livrée à la merci du ciel. Cependant, les foyers et les cœurs avaient tenu. Il ne s’agissait plus que de travailler, de peiner. Les seuils se rouvrirent. Mais la mélancolie du sourire qui vous accueillait décelait les maux endurés.

Ce fut alors que le cryptogame, que la plaie biblique se déchaîna. Non plus par bonds, par invasions successives comme la bête ; mais à la manière d’une épidémie, dans un débordement soudain. Toute la contrée fut infestée à la fois. D’une semaine à l’autre, les feuilles desséchées tombaient des sarments comme elles choient des arbres sous le gel ; du matin au soir les fruits pourrissaient.

J’ai vu des raisins se corrompre pendant le traitement même, sous le jet de l’appareil, car on erra longtemps dans l’emploi du sel de cuivre, soit comme dosage, soit comme opportunité d’application. Les plus belles récoltes duraient le temps de les voir, de les « espérer, » disaient les paysans. De plus, ceux-ci ne sulfataient qu’avec répugnance. Ils trouvaient ce labeur inaccoutumé écrasant ; ils le jugeaient trop absorbant, au point de nuire aux autres travaux. Enfin quelques cas d’intoxication s’étant produits, provoqués par des fruits et des feuilles mangés ou broutées encore frais de la pulvérisation, ils estimaient le remède pire que le mal. Ils désespéraient d’un fruit que l’on ne pouvait sauver qu’en l’empoisonnant. Certains, les premiers temps, se montrèrent irréductibles. On eût dit que tout se liguait pour servir le fléau : l’impuissance, l’inexpérience, le mauvais vouloir des hommes, les exigences du sol ; que quelqu’un d’implacable se plaisait à multiplier sous ses coups nos tâtonnements, nos hésitations, nos erreurs... Par un contraste cruel, la nature abondait en richesses végétales. Jamais jours plus radieux, matins plus étincelants, soirs plus somptueux ; prairies, moissons, champs de maïs plus gras d’herbe et lourds de grains, opulents ; jamais de bois encombrés de plus de pousses, noirs de plus d’ombre : et, au milieu, ou côte à côte, ou en lisière, des sillons et des sillons de vignes squelettiques, sans une feuille droite, sans un raisin pendant.

Rien n’avait l’air de vivre dans ces cimetières de ceps tordus, dépouillés et dévorés, où quelques sarments tremblaient au toucher du vent, dont la lumière épanchée à flots accusait encore la maigre nudité... Quand des savants nous arrivèrent des laboratoires des grandes villes pour le réduire, le fléau était à son comble et la dévastation chronique. Les plus heureux ne récoltaient pas de quoi boire le tiers de l’année sur toute l’étendue de leur vignoble. Et l’on restait là béant, devant le ravage annuel, l’esprit et les bras effondrés. Les expérimentateurs choisirent des terrains de lutte. Ils s’y établirent ; d’aucuns, des années. Ce sont eux qui, la loupe à l’œil, découvrirent les prodromes du mal, les époques et la marche de l’invasion, le moment des traitements. Dans leurs chambres d’expérimentation, ils hâtaient l’apparition du champignon, le développaient, le suivaient à la trace. Enfin, ils trouvèrent une formule de traitement préventif, et les doses et le mode d’application, et puis ils nous quittèrent en nous laissant pour mot d’ordre : « Veillez... »

Jusque-là cette fois, on se crut vaincus. Les dernières ressources étaient épuisées. Il n’y avait plus une bête à vendre, un bois à abattre. Les plus tenaces, qui avaient servi de conseils et d’appuis, lors du premier assaut, gardaient juste assez d’énergie pour ne point s’abandonner. On recourut aux moyens extrêmes. On se défit, qui de terres, qui de parcelles lointaines pour conserver le sol attenant, le vol du pigeon, le défendre, le reconquérir ; ou bien on hypothéqua, au risque de perdre son toit, ses objets les plus précieux ou les plus nécessaires, jusqu’à la chaise où s’asseoir, pour avoir voulu sauver un lambeau de patrimoine.

Et les marques de misère se multiplièrent : les courtils enfouis sous l’herbe, les jardins incultes, les biens abandonnés, les portes closes ou les volets battants, les toits troués, les murs croulants, et cet air d’inquiétude et de stupeur qui envahit les choses après les gens. Les ruines s’accumulèrent. Et, dans ce pays où tout le monde cause avec tout le monde, où l’on vit dehors, on se prit à s’éviter, dans la crainte d’avoir à se confier ses détresses. On s’interrogeait, de loin, de l’œil, comme des passagers sur un navire qui fait eau, que la tempête roule, que la mer démontée balaie...

Comme tous ceux de mon âge, je vis ces calamités assiéger notre porte... Mon père, entre tous attaché aux siens, devant ces effondrements, frémissait d’appréhension. Il passait des jours enfermé, calculant, supputant, s’ingéniant ; et d’autres il sortait, à grands pas, visitait ses vignes, donnait des ordres, stimulait, encourageait ses gens, et revenait les mains pleines de feuilles brûlées, de raisins qui achevaient de se corrompre sous ses doigts. Il les jetait sur sa table de travail, et là seulement un soupir s’échappait de sa poitrine. Et puis il reparaissait, plus grave qu’à l’ordinaire, bien que le front haut. Mais on le sentait poursuivi par son souci. Tant d’êtres dépendaient de lui, à son foyer comme sur son vaste bien ! Et puis, derrière les vivants, il y avait les morts : ceux dont il venait, qui n’avaient pas mené jusqu’à lui l’héritage pour qu’il le laissât s’abimer. Poignante idée. Ces jours inquiets étaient suivis de nuits tourmentées. Dans le silence de la maison obscure, il se levait. On entendait s’enflammer une allumette, et des pas sourds aller et venir dans sa chambre. On pouvait suivre de l’ouïe la marche de ses pensées. Il accélérait le pas, quand elles l’assaillaient plus aiguës ; il le ralentissait ou s’arrêtait quand elles s’apaisaient... Le fléau contenu, ses forces vives étaient usées. Ah ! qu’il soit béni, dans l’ombre infinie où il repose... !


JOSEPH DE PESQUIDOUX

  1. Voyez la Revue des 15 mars, 15 juin et 15 septembre.