Le Livre des Esprits/Conclusion

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Didier (p. 448-468).


CONCLUSION



I

Celui qui ne connaîtrait en fait de magnétisme terrestre que le jeu des petits canards aimantés qu’on fait manœuvrer sur l’eau d’une cuvette, pourrait difficilement comprendre que ce joujou renferme le secret du mécanisme de l’univers et du mouvement des mondes. Il en est de même de celui qui ne connaît du spiritisme que le mouvement des tables ; il n’y voit qu’un amusement, un passe-temps de société, et ne comprend pas que ce phénomène si simple et si vulgaire, connu de l’antiquité et même des peuples à demi sauvages, puisse se rattacher aux questions les plus graves de l’ordre social. Pour l’observateur superficiel, en effet, quel rapport une table qui tourne peut-elle avoir avec la morale et l’avenir de l’humanité ? Mais quiconque réfléchit, se rappelle que de la simple marmite qui, elle aussi, a bouilli de toute antiquité, est sorti le puissant moteur avec lequel l’homme franchit l’espace et supprime les distances. Eh bien ! vous, qui ne croyez à rien en dehors du monde matériel, sachez donc que de cette table qui tourne et provoque vos sourires dédaigneux, est sortie toute une science ainsi que la solution des problèmes qu’aucune philosophie n’avait encore pu résoudre. J’en appelle à tous les adversaires de bonne foi, et je les adjure de dire s’ils se sont donné la peine d’étudier ce qu’ils critiquent ; car, en bonne logique, la critique n’a de valeur qu’autant que celui qui la fait connaît ce dont il parle. Se railler d’une chose qu’on ne connaît pas, qu’on n’a pas sondée avec le scalpel de l’observateur consciencieux, ce n’est pas critiquer, c’est faire preuve de légèreté et donner une pauvre idée de son propre jugement. Assurément, si nous eussions présenté cette philosophie comme étant l’œuvre d’un cerveau humain, elle eût rencontré moins de dédains, et aurait eu les honneurs de l’examen de ceux qui prétendent diriger l’opinion ; mais elle vient des Esprits ; quelle absurdité ! C’est à peine si elle mérite un de leurs regards ; on la juge sur le titre, comme le singe de la fable jugeait la noix sur l’écorce. Faites, si vous le voulez, abstraction de l’origine ; supposez que ce livre soit l’œuvre d’un homme, et dites en votre âme et conscience si, après l’avoir lu sérieusement, vous y trouvez matière à raillerie.


II

Le spiritisme est l’antagoniste le plus redoutable du matérialisme ; il n’est donc pas étonnant qu’il ait les matérialistes pour adversaires ; mais comme le matérialisme est une doctrine que l’on ose à peine avouer (preuve que ceux qui la professent ne se croient pas bien forts, et qu’ils sont dominés par leur conscience), ils se couvrent du manteau de la raison et de la science ; et, chose bizarre, les plus sceptiques parlent même au nom de la religion qu’ils ne connaissent et ne comprennent pas mieux que le spiritisme. Leur point de mire est surtout le merveilleux et le surnaturel qu’ils n’admettent pas ; or, selon eux, le spiritisme étant fondé sur le merveilleux, ne peut être qu’une supposition ridicule. Ils ne réfléchissent pas qu’en faisant, sans restriction, le procès du merveilleux et du surnaturel, ils font celui de la religion ; en effet, la religion est fondée sur la révélation et les miracles ; or, qu’est-ce que la révélation, sinon des communications extra-humaines ? Tous les auteurs sacrés, depuis Moïse, ont parlé de ces sortes de communications. Qu’est-ce que les miracles sinon des faits merveilleux et surnaturels par excellence, puisque ce sont, dans le sens liturgique, des dérogations aux lois de la nature ? Donc, en rejetant le merveilleux et le surnaturel, ils rejettent les bases mêmes de la religion. Mais ce n’est pas à ce point de vue que nous devons envisager la chose. Le spiritisme n’a pas à examiner s’il y a ou non des miracles, c’est-à-dire si Dieu a pu, dans certains cas, déroger aux lois éternelles qui régissent l’univers ; il laisse, à cet égard, toute liberté de croyance ; il dit et il prouve que les phénomènes sur lesquels il s’appuie n’ont de surnaturel que l’apparence ; ces phénomènes ne sont tels aux yeux de certaines gens que parce qu’ils sont insolites et en dehors des faits connus ; mais ils ne sont pas plus surnaturels que tous les phénomènes dont la science donne aujourd’hui la solution, et qui paraissaient merveilleux à une autre époque. Tous les phénomènes spirites, sans exception, sont la conséquence de lois générales ; ils nous révèlent une des puissances de la nature, puissance inconnue, ou pour mieux dire incomprise jusqu’ici, mais que l’observation démontre être dans l’ordre des choses. Le spiritisme repose donc moins sur le merveilleux et le surnaturel que la religion elle-même ; ceux qui l’attaquent sous ce rapport, c’est donc qu’ils ne le connaissent pas, et fussent-ils les hommes les plus savants, nous leur dirons : si votre science, qui vous a appris tant de choses, ne vous a pas appris que le domaine de la nature est infini, vous n’êtes savants qu’à demi.


III

Vous voulez, dites-vous, guérir votre siècle d’une manie qui menace d’envahir le monde. Aimeriez-vous mieux que le monde fût envahi par l’incrédulité que vous cherchez à propager ? N’est-ce pas à l’absence de toute croyance qu’il faut attribuer le relâchement des liens de famille et la plupart des désordres qui minent la société ? En démontrant l’existence et l’immortalité de l’âme, le spiritisme ranime la foi en l’avenir, relève les courages abattus, fait supporter avec résignation les vicissitudes de la vie ; oseriez-vous appeler cela un mal ? Deux doctrines sont en présence : l’une qui nie l’avenir, l’autre qui le proclame et le prouve ; l’une qui n’explique rien, l’autre qui explique tout et par cela même s’adresse à la raison ; l’une est la sanction de l’égoïsme, l’autre donne une base à la justice, à la charité et à l’amour de ses semblables ; la première ne montre que le présent et anéantit toute espérance, la seconde console et montre le vaste champ de l’avenir ; quelle est la plus pernicieuse ?

Certaines gens, et parmi les plus sceptiques, se font les apôtres de la fraternité et du progrès ; mais la fraternité suppose le désintéressement, l’abnégation de la personnalité ; avec la véritable fraternité, l’orgueil est une anomalie. De quel droit imposez-vous un sacrifice à celui à qui vous dites que quand il est mort tout est fini pour lui ; que demain peut-être il ne sera pas plus qu’une vieille machine disloquée et jetée à la borne ? Quelle raison a-t-il de s’imposer une privation quelconque ? N’est-il pas plus naturel que pendant les courts instants que vous lui accordez, il cherche à vivre le mieux possible ? De là le désir de posséder beaucoup pour mieux jouir ; de ce désir naît la jalousie contre ceux qui possèdent plus que lui ; et de cette jalousie à l’envie de prendre ce qu’ils ont, il n’y a qu’un pas. Qu’est-ce qui le retient ? Est-ce la loi ? Mais la loi n’atteint pas tous les cas. Direz-vous que c’est la conscience, le sentiment du devoir ? Mais sur quoi basez-vous le sentiment du devoir ? Ce sentiment a-t-il une raison d’être avec la croyance que tout finit avec la vie ? Avec cette croyance une seule maxime est rationnelle : chacun pour soi ; les idées de fraternité, de conscience, de devoir, d’humanité, de progrès même, ne sont que de vains mots. Oh ! vous qui proclamez de semblables doctrines, vous ne savez pas tout le mal que vous faites à la société, ni de combien de crimes vous assumez la responsabilité ! Mais que parlé-je de responsabilité ? Pour le sceptique, il n’y en a point ; il ne rend hommage qu’à la matière.


IV

Le progrès de l’humanité a son principe dans l’application de la loi de justice, d’amour et de charité ; cette loi est fondée sur la certitude de l’avenir ; ôtez cette certitude, vous lui ôtez sa pierre fondamentale. De cette loi dérivent toutes les autres, car elle renferme toutes les conditions du bonheur de l’homme ; elle seule peut guérir les plaies de la société, et il peut juger, par la comparaison des âges et des peuples, combien sa condition s’améliore à mesure que cette loi est mieux comprise et mieux pratiquée. Si une application partielle et incomplète produit un bien réel, que sera-ce donc quand il en aura fait la base de toutes ses institutions sociales ! Cela est-il possible ? Oui ; car puisqu’il a fait dix pas, il peut en faire vingt, et ainsi de suite. On peut donc juger de l’avenir par le passé. Déjà, nous voyons s’éteindre peu à peu les antipathies de peuple à peuple ; les barrières qui les séparaient s’abaissent devant la civilisation ; ils se donnent la main d’un bout du monde à l’autre ; une plus grande justice préside aux lois internationales ; les guerres deviennent de plus en plus rares, et elles n’excluent point les sentiments d’humanité ; l’uniformité s’établit dans les relations ; les distinctions de races et de castes s’effacent, et les hommes de croyances différentes font taire les préjugés de sectes pour se confondre dans l’adoration d’un seul Dieu. Nous parlons des peuples qui marchent à la tête de la civilisation (789-793). Sous tous ces rapports, on est encore loin de la perfection, et il y a encore bien de vieilles ruines à abattre, jusqu’à ce qu’aient disparu les derniers vestiges de la barbarie ; mais ces ruines pourront-elles tenir contre la puissance irrésistible du progrès, contre cette force vive qui est elle-même une loi de la nature ? Si la génération présente est plus avancée que la génération passée, pourquoi celle qui nous succédera ne le serait-elle pas plus que la nôtre ? Elle le sera par la force des choses ; d’abord, parce qu’avec les générations s’éteignent chaque jour quelques champions des vieux abus, et qu’ainsi la société se forme peu à peu d’éléments nouveaux qui se sont dépouillés des vieux préjugés ; en second lieu, parce que l’homme voulant le progrès, il étudie les obstacles et s’attache à les renverser. Dès lors que le mouvement progressif est incontestable, le progrès à venir ne saurait être douteux. L’homme veut être heureux, c’est dans la nature ; or, il ne cherche le progrès que pour augmenter la somme de son bonheur, sans cela le progrès serait sans objet ; où serait le progrès pour lui, si ce progrès ne devait pas améliorer sa position ? Mais quand il aura la somme de jouissances que peut donner le progrès intellectuel, il s’apercevra qu’il n’a pas le bonheur complet ; il reconnaîtra que ce bonheur est impossible sans la sécurité des relations sociales ; et cette sécurité, il ne peut la trouver que dans le progrès moral ; donc, par la force des choses, il poussera lui-même le progrès dans cette voie, et le spiritisme lui offrira le plus puissant levier pour atteindre ce but.


V

Ceux qui disent que les croyances spirites menacent d’envahir le monde, en proclament par cela même la puissance, car une idée sans fondement et dénuée de logique ne saurait devenir universelle ; si donc le spiritisme s’implante partout, s’il se recrute surtout dans les classes éclairées, ainsi que chacun le reconnaît, c’est qu’il a un fond de vérité. Contre cette tendance, tous les efforts de ses détracteurs seront vains, et ce qui le prouve, c’est que le ridicule même dont ils ont cherché à le couvrir, loin d’en arrêter l’essor, semble lui avoir donné une nouvelle vie. Ce résultat justifie pleinement ce que nous ont maintes fois dit les Esprits : « Ne vous inquiétez pas de l’opposition ; tout ce que l’on fera contre vous tournera pour vous, et vos plus grands adversaires serviront votre cause sans le vouloir. Contre la volonté de Dieu, la mauvaise volonté des hommes ne saurait prévaloir. »

Par le spiritisme, l’humanité doit entrer dans une phase nouvelle, celle du progrès moral qui en est la conséquence inévitable. Cessez donc de vous étonner de la rapidité avec laquelle se propagent les idées spirites ; la cause en est dans la satisfaction qu’elles procurent à tous ceux qui les approfondissent, et qui y voient autre chose qu’un futile passe-temps ; or, comme on veut son bonheur avant tout, il n’est pas étonnant qu’on s’attache à une idée qui rend heureux.

Le développement de ces idées présente trois périodes distinctes : la première est celle de la curiosité provoquée par l’étrangeté des phénomènes qui se sont produits ; la seconde celle du raisonnement et de la philosophie ; la troisième celle de l’application et des conséquences. La période de la curiosité est passée ; la curiosité n’a qu’un temps : une fois satisfaite, on en quitte l’objet pour passer à un autre ; il n’en est pas de même de ce qui s’adresse à la pensée sérieuse et au jugement. La seconde période a commencé, la troisième suivra inévitablement. Le spiritisme a surtout progressé depuis qu’il est mieux compris dans son essence intime, depuis qu’on en voit la portée, parce qu’il touche à la corde la plus sensible de l’homme : celle de son bonheur, même en ce monde ; là est la cause de sa propagation, le secret de la force qui le fera triompher. Il rend heureux ceux qui le comprennent, en attendant que son influence s’étende sur les masses. Celui même qui n’a été témoin d’aucun phénomène matériel de manifestations se dit : en dehors de ces phénomènes, il y a la philosophie ; cette philosophie m’explique ce que nulle autre ne m’avait expliqué ; j’y trouve, par le seul raisonnement, une démonstration rationnelle des problèmes qui intéressent au plus haut point mon avenir ; elle me procure le calme, la sécurité, la confiance ; elle me délivre du tourment de l’incertitude ; à côté de cela la question des faits matériels est une question secondaire. Vous tous qui l’attaquez, voulez-vous un moyen de le combattre avec succès ? Le voici. Remplacez-le par quelque chose de mieux ; trouvez une solution plus philosophique à toutes les questions qu’il résout ; donnez à l’homme une autre certitude qui le rende plus heureux, et comprenez bien la portée de ce mot certitude, car l’homme n’accepte comme certain que ce qui lui paraît logique ; ne vous contentez pas de dire cela n’est pas, c’est trop facile ; prouvez, non par une négation, mais par des faits, que cela n’est pas, n’a jamais été et ne peut pas être ; si cela n’est pas, dites surtout ce qu’il y aurait à la place ; prouvez enfin que les conséquences du spiritisme ne sont pas de rendre les hommes meilleurs, et partant plus heureux, par la pratique de la plus pure morale évangélique, morale qu’on loue beaucoup, mais qu’on pratique si peu. Quand vous aurez fait cela, vous aurez le droit de l’attaquer. Le spiritisme est fort parce qu’il s’appuie sur les bases mêmes de la religion : Dieu, l’âme, les peines et les récompenses futures ; parce que surtout il montre ces peines et ces récompenses comme des conséquences naturelles de la vie terrestre, et que rien, dans le tableau qu’il offre de l’avenir, ne peut être désavoué par la raison la plus exigeante. Vous, dont toute la doctrine consiste dans la négation de l’avenir, quelle compensation offrez-vous pour les souffrances d’ici-bas ? Vous vous appuyez sur l’incrédulité, il s’appuie sur la confiance en Dieu ; tandis qu’il convie les hommes au bonheur, à l’espérance, à la véritable fraternité, vous, vous lui offrez le néant pour perspective, et l’égoïsme pour consolation ; il explique tout, vous n’expliquez rien ; il prouve par les faits, et vous ne prouvez rien ; comment voulez-vous qu’on balance entre les deux doctrines ?


VI

Ce serait se faire une bien fausse idée du spiritisme de croire qu’il puise sa force dans la pratique des manifestations matérielles, et qu’ainsi en entravant ces manifestations on peut le miner dans sa base. Sa force est dans sa philosophie, dans l’appel qu’il fait à la raison, au bon sens. Dans l’antiquité, il était l’objet d’études mystérieuses, soigneusement cachées au vulgaire ; aujourd’hui, il n’a de secrets pour personne ; il parle un langage clair, sans ambiguïté ; chez lui, rien de mystique, point d’allégories susceptibles de fausses interprétations : il veut être compris de tous, parce que le temps est venu de faire connaître la vérité aux hommes ; loin de s’opposer à la diffusion de la lumière, il la veut pour tout le monde ; il ne réclame pas une croyance aveugle, il veut que l’on sache pourquoi l’on croit ; en s’appuyant sur la raison, il sera toujours plus fort que ceux qui s’appuient sur le néant. Les entraves que l’on tenterait d’apporter à la liberté des manifestations pourraient-elles les étouffer ? Non, car elles produiraient l’effet de toutes les persécutions : celui d’exciter la curiosité et le désir de connaître ce qui serait défendu. D’un autre côté, si les manifestations spirites étaient le privilège d’un seul homme, nul doute qu’en mettant cet homme de côté, on ne mit fin aux manifestations ; malheureusement pour les adversaires, elles sont à la disposition de tout le monde, et l’on en use depuis le plus petit jusqu’au plus grand, depuis le palais jusqu’à la mansarde. On peut en interdire l’exercice public ; mais on sait précisément que ce n’est pas en public qu’elles se produisent le mieux : c’est dans l’intimité ; or, chacun pouvant être médium, qui peut empêcher une famille dans son intérieur, un individu dans le silence du cabinet, le prisonnier sous les verrous, d’avoir des communications avec les Esprits, à l’insu et à la face même des sbires ? Si on les interdit dans un pays, les empêchera-t-on dans les pays voisins, dans le monde entier, puisqu’il n’y a pas une contrée, dans les deux continents, où il n’y ait des médiums ? Pour incarcérer tous les médiums, il faudrait incarcérer la moitié du genre humain ; en vînt-on même, ce qui ne serait guère plus facile, à brûler tous les livres spirites, que le lendemain ils seraient reproduits, parce que la source en est inattaquable, et qu’on ne peut ni incarcérer ni brûler les Esprits qui en sont les véritables auteurs.

Le spiritisme n’est pas l’œuvre d’un homme ; nul ne peut s’en dire le créateur, car il est aussi ancien que la création ; il se trouve partout, dans toutes les religions et dans la religion catholique plus encore, et avec plus d’autorité que dans toutes les autres, car on y trouve le principe de tout : les Esprits de tous les degrés, leurs rapports occultes et patents avec les hommes, les anges gardiens, la réincarnation, l’émancipation de l’âme pendant la vie, la double vue, les visions, les manifestations de tout genre, les apparitions et même les apparitions tangibles. À l’égard des démons, ce ne sont autre chose que les mauvais Esprits et, sauf la croyance que les premiers sont voués au mal à perpétuité, tandis que la voie du progrès n’est pas interdite aux autres, il n’y a entre eux qu’une différence de nom.

Que fait la science spirite moderne ? Elle rassemble en un corps ce qui était épars ; elle explique en termes propres ce qui ne l’était qu’en langage allégorique ; elle élague ce que la superstition et l’ignorance ont enfanté pour ne laisser que la réalité et le positif : voilà son rôle ; mais celui de fondatrice ne lui appartient pas ; elle montre ce qui est, elle coordonne, mais elle ne crée rien, car ses bases sont de tous les temps et de tous les lieux ; qui donc oserait se croire assez fort pour l’étouffer sous les sarcasmes et même sous la persécution ? Si on la proscrit d’un côté, elle renaîtra en d’autres lieux, sur le terrain même d’où on l’aura bannie, parce qu’elle est dans la nature et qu’il n’est pas donné à l’homme d’anéantir une puissance de la nature, ni de mettre son veto sur les décrets de Dieu.

Quel intérêt, du reste, aurait-on à entraver la propagation des idées spirites ? Ces idées, il est vrai, s’élèvent contre les abus qui naissent de l’orgueil et de l’égoïsme ; mais ces abus, dont quelques-uns profitent, nuisent à la masse ; il aura donc pour lui la masse, et n’aura pour adversaires sérieux que ceux qui sont intéressés à maintenir ces abus. Par leur influence, au contraire, ces idées, rendant les hommes meilleurs les uns pour les autres, moins avides des intérêts matériels et plus résignés aux décrets de la Providence, sont un gage d’ordre et de tranquillité.


VII

Le spiritisme se présente sous trois aspects différents : le fait des manifestations, les principes de philosophie et de morale qui en découlent, et l’application de ces principes ; de là trois classes, ou plutôt trois degrés parmi les adeptes : 1° ceux qui croient aux manifestations et se bornent à les constater : c’est pour eux une science d’expérimentation ; 2° ceux qui en comprennent les conséquences morales ; 3° ceux qui pratiquent ou s’efforcent de pratiquer cette morale. Quel que soit le point de vue, scientifique ou moral, sous lequel on envisage ces phénomènes étranges, chacun comprend que c’est tout un nouvel ordre d’idées qui surgit, dont les conséquences ne peuvent être qu’une profonde modification dans l’état de l’humanité, et chacun comprend aussi que cette modification ne peut avoir lieu que dans le sens du bien.

Quant aux adversaires, on peut aussi les classer en trois catégories : 1° ceux qui nient par système tout ce qui est nouveau ou ne vient pas d’eux, et qui en parlent sans connaissance de cause. À cette classe appartiennent tous ceux qui n’admettent rien en dehors du témoignage des sens ; ils n’ont rien vu, ne veulent rien voir, et encore moins approfondir ; ils seraient même fâchés de voir trop clair, de peur d’être forcés de convenir qu’ils n’ont pas raison ; pour eux, le spiritisme est une chimère, une folie, une utopie, il n’existe pas : c’est plutôt dit. Ce sont les incrédules de parti pris. À côté d’eux, on peut placer ceux qui ont daigné jeter un coup d’œil pour l’acquit de leur conscience, afin de pouvoir dire : J’ai voulu voir et je n’ai rien vu ; ils ne comprennent pas qu’il faille plus d’une demi-heure pour se rendre compte de toute une science. ― 2° Ceux qui, sachant très bien à quoi s’en tenir sur la réalité des faits, les combattent néanmoins par des motifs d’intérêt personnel. Pour eux, le spiritisme existe, mais ils ont peur de ses conséquences ; ils l’attaquent comme un ennemi. ― 3° Ceux qui trouvent dans la morale spirite une censure trop sévère de leurs actes ou de leurs tendances. Le spiritisme pris au sérieux les gênerait ; ils ne rejettent ni n’approuvent : ils préfèrent fermer les yeux. Les premiers sont sollicités par l’orgueil et la présomption ; les seconds, par l’ambition ; les troisièmes, par l’égoïsme. On conçoit que ces causes d’opposition, n’ayant rien de solide, doivent disparaître avec le temps, car nous chercherions en vain une quatrième classe d’antagonistes, celle qui s’appuierait sur des preuves contraires patentes, et attestant une étude consciencieuse et laborieuse de la question ; tous n’opposent que la négation, aucun n’apporte de démonstration sérieuse et irréfutable.

Ce serait trop présumer de la nature humaine de croire qu’elle puisse se transformer subitement par les idées spirites. Leur action n’est assurément ni la même, ni au même degré chez tous ceux qui les professent ; mais, quel qu’il soit, le résultat, tant faible soit-il, est toujours une amélioration, ne fût-ce que de donner la preuve de l’existence d’un monde extra-corporel, ce qui implique la négation des doctrines matérialistes. Ceci est la conséquence même de l’observation des faits ; mais chez ceux qui comprennent le spiritisme philosophique et y voient autre chose que des phénomènes plus ou moins curieux, il a d’autres effets ; le premier, et le plus général, est de développer le sentiment religieux chez celui même qui, sans être matérialiste, n’a que de l’indifférence pour les choses spirituelles. Il en résulte chez lui le mépris de la mort ; nous ne disons pas le désir de la mort, loin de là, car le spirite défendra sa vie comme un autre, mais une indifférence qui fait accepter, sans murmure et sans regret, une mort inévitable, comme une chose plutôt heureuse que redoutable, par la certitude de l’état qui lui succède. Le second effet, presque aussi général que le premier, est la résignation dans les vicissitudes de la vie. Le spiritisme fait voir les choses de si haut, que la vie terrestre perdant les trois quarts de son importance, on ne s’affecte plus autant des tribulations qui l’accompagnent : de là, plus de courage dans les afflictions, plus de modération dans les désirs ; de là aussi l’éloignement de la pensée d’abréger ses jours, car la science spirite apprend que, par le suicide, on perd toujours ce qu’on voulait gagner. La certitude d’un avenir qu’il dépend de nous de rendre heureux, la possibilité d’établir des rapports avec des êtres qui nous sont chers, offrent au spirite une suprême consolation ; son horizon grandit jusqu’à l’infini par le spectacle incessant qu’il a de la vie d’outre-tombe, dont il peut sonder les mystérieuses profondeurs. Le troisième effet est d’exciter à l’indulgence pour les défauts d’autrui ; mais, il faut bien le dire, le principe égoïste et tout ce qui en découle sont ce qu’il y a de plus tenace en l’homme et, par conséquent, de plus difficile à déraciner ; on fait volontiers des sacrifices, pourvu qu’ils ne coûtent rien, et surtout ne privent de rien ; l’argent a encore pour le plus grand nombre un irrésistible attrait, et bien peu comprennent le mot superflu, quand il s’agit de leur personne ; aussi, l’abnégation de la personnalité est-elle le signe du progrès le plus éminent.


VIII

Les Esprits, disent certaines personnes, nous enseignent-ils une morale nouvelle, quelque chose de supérieur à ce qu’a dit le Christ ? Si cette morale n’est autre que celle de l’Évangile, à quoi bon le spiritisme ? Ce raisonnement ressemble singulièrement à celui du calife Omar parlant de la bibliothèque d’Alexandrie : « Si elle ne contient, disait-il, que ce qu’il y a dans le Koran, elle est inutile, donc il faut la brûler ; si elle renferme autre chose, elle est mauvaise, donc il faut encore la brûler. » Non, le spiritisme ne renferme pas une morale différente de celle de Jésus ; mais nous demanderons à notre tour si, avant le Christ, les hommes n’avaient pas la loi donnée par Dieu à Moïse ? Sa doctrine ne se trouve-t-elle pas dans le Décalogue ? Dira-t-on, pour cela, que la morale de Jésus était inutile ? Nous demanderons encore à ceux qui dénient l’utilité de la morale spirite, pourquoi celle du Christ est si peu pratiquée, et pourquoi, ceux-là mêmes qui en proclament à juste titre la sublimité sont les premiers à violer la première de ses lois : La charité universelle. Les Esprits viennent non seulement la confirmer, mais ils nous en montrent l’utilité pratique ; ils rendent intelligibles et patentes des vérités qui n’avaient été enseignées que sous la forme allégorique ; et à côté de la morale, ils viennent définir les problèmes les plus abstraits de la psychologie.

Jésus est venu montrer aux hommes la route du vrai bien ; pourquoi Dieu, qui l’avait envoyé pour rappeler sa loi méconnue, n’enverrait-il pas aujourd’hui les Esprits pour la leur rappeler de nouveau et avec plus de précision, alors qu’ils l’oublient pour tout sacrifier à l’orgueil et à la cupidité ? Qui oserait poser des bornes à la puissance de Dieu et lui tracer ses voies ? Qui dit que, comme l’affirment les Esprits, les temps prédits ne sont pas accomplis, et que nous ne touchons pas à ceux où des vérités mal comprises ou faussement interprétées doivent être ostensiblement révélées au genre humain pour hâter son avancement ? N’y a-t-il pas quelque chose de providentiel dans ces manifestations qui se produisent simultanément sur tous les points du globe ? Ce n’est pas un seul homme, un prophète qui vient nous avertir, c’est de partout que la lumière surgit ; c’est tout un monde nouveau qui se déroule à nos yeux. Comme l’invention du microscope nous a découvert le monde des infiniment petits que nous ne soupçonnions pas ; comme le télescope nous a découvert les milliers de mondes que nous ne soupçonnions pas davantage, les communications spirites nous révèlent le monde invisible qui nous entoure, nous coudoie sans cesse, et prend à notre insu part à tout ce que nous faisons. Quelque temps encore, et l’existence de ce monde, qui est celui qui nous attend, sera aussi incontestable que celle du monde microscopique et des globes perdus dans l’espace. N’est-ce donc rien que de nous avoir fait connaître tout un monde ; de nous avoir initiés aux mystères de la vie d’outre-tombe ? Il est vrai que ces découvertes, si l’on peut y donner ce nom, contrarient quelque peu certaines idées reçues ; mais est-ce que toutes les grandes découvertes scientifiques n’ont pas également modifié, bouleversé même les idées les plus accréditées, et n’a-t-il pas fallu que notre amour-propre se courbât devant l’évidence ? Il en sera de même à l’égard du spiritisme et, avant peu, il aura droit de cité parmi les connaissances humaines.

Les communications avec les êtres d’outre-tombe ont eu pour résultat de nous faire comprendre la vie future, de nous la faire voir, de nous initier aux peines et aux jouissances qui nous y attendent selon nos mérites, et par cela même de ramener au spiritualisme ceux qui ne voyaient en nous que de la matière, qu’une machine organisée ; aussi avons-nous eu raison de dire que le spiritisme a tué le matérialisme par les faits. N’eût-il produit que ce résultat, l’ordre social lui en devrait de la reconnaissance ; mais il fait plus : il montre les inévitables effets du mal et, par conséquent, la nécessité du bien. Le nombre de ceux qu’il a ramenés à des sentiments meilleurs, dont il a neutralisé les tendances mauvaises et détourné du mal, est plus grand qu’on ne croit, et s’augmente tous les jours ; c’est que pour eux l’avenir n’est plus dans le vague ; ce n’est plus une simple espérance, c’est une vérité que l’on comprend, que l’on s’explique, quand on voit et qu’on entend ceux qui nous ont quittés se lamenter ou se féliciter de ce qu’ils ont fait sur la terre. Quiconque en est témoin se prend à réfléchir, et sent le besoin de se connaître, de se juger et de s’amender.


IX

Les adversaires du spiritisme n’ont pas manqué de s’armer contre lui de quelques divergences d’opinions sur certains points de la doctrine. Il n’est pas étonnant qu’au début d’une science, alors que les observations sont encore incomplètes, et que chacun l’envisage à son point de vue, des systèmes contradictoires aient pu se produire ; mais déjà les trois quarts de ces systèmes sont, aujourd’hui, tombés devant une étude plus approfondie, à commencer par celui qui attribuait toutes les communications à l’Esprit du mal, comme s’il eût été impossible à Dieu d’envoyer aux hommes de bons Esprits : doctrine absurde, parce qu’elle est démentie par les faits ; impie, parce qu’elle est la négation de la puissance et de la bonté du Créateur. Les Esprits nous ont toujours dit de ne pas nous inquiéter de ces divergences et que l’unité se ferait : or, l’unité s’est déjà faite sur la plupart des points, et les divergences tendent chaque jour à s’effacer. À cette question : En attendant que l’unité se fasse, sur quoi l’homme impartial et désintéressé peut-il se baser pour porter un jugement ? Voici leur réponse :

« La lumière la plus pure n’est obscurcie par aucun nuage ; le diamant sans tache est celui qui a le plus de valeur ; jugez donc les Esprits à la pureté de leur enseignement. N’oubliez pas que parmi les Esprits il y en a qui n’ont point encore dépouillé les idées de la vie terrestre ; sachez les distinguer à leur langage ; jugez-les par l’ensemble de ce qu’ils vous disent ; voyez s’il y a enchaînement logique dans les idées ; si rien n’y décèle l’ignorance, l’orgueil, ou la malveillance ; en un mot, si leurs paroles sont toujours empreintes du cachet de sagesse qui décèle la véritable supériorité. Si votre monde était inaccessible à l’erreur, il serait parfait, et il est loin de là ; vous en êtes encore à apprendre à distinguer l’erreur de la vérité ; il vous faut les leçons de l’expérience pour exercer votre jugement et vous faire avancer. L’unité se fera du côté où le bien n’a jamais été mélangé au mal ; c’est de ce côté que les hommes se rallieront par la force des choses, car ils jugeront que là est la vérité.

« Qu’importent, d’ailleurs, quelques dissidences, qui sont plus dans la forme que dans le fond ! Remarquez que les principes fondamentaux sont partout les mêmes et doivent vous unir dans une pensée commune : l’amour de Dieu et la pratique du bien. Quels que soient donc le mode de progression que l’on suppose ou les conditions normales de l’existence future, le but final est le même : faire le bien ; or, il n’y a pas deux manières de le faire. »

Si, parmi les adeptes du spiritisme, il en est qui diffèrent d’opinion sur quelques points de la théorie, tous s’accordent sur les points fondamentaux ; il y a donc unité, si ce n’est de la part de ceux, en très petit nombre, qui n’admettent pas encore l’intervention des Esprits dans les manifestations, et qui les attribuent, ou à des causes purement physiques, ce qui est contraire à cet axiome que : Tout effet intelligent doit avoir une cause intelligente ; ou au reflet de notre propre pensée, ce qui est démenti par les faits. Les autres points ne sont que secondaires et n’attaquent en rien les bases fondamentales. Il peut donc y avoir des écoles qui cherchent à s’éclairer sur les parties encore controversées de la science ; il ne doit pas y avoir de sectes rivales les unes des autres ; il n’y aurait antagonisme qu’entre ceux qui veulent le bien et ceux qui feraient ou voudraient le mal : or, il n’est pas un spirite sincère et pénétré des grandes maximes morales enseignées par les Esprits qui puisse vouloir le mal, ni souhaiter le mal de son prochain, sans distinction d’opinion. Si l’une d’elles est dans l’erreur, la lumière tôt ou tard se fera pour elle, si elle la cherche de bonne foi et sans prévention ; en attendant, toutes ont un lien commun qui doit les unir dans une même pensée ; toutes ont un même but ; peu importe donc la route, pourvu que cette route y conduise ; nulle ne doit s’imposer par la contrainte matérielle ou morale, et celle-là seule serait dans le faux qui jetterait l’anathème à l’autre, car elle agirait évidemment sous l’influence de mauvais Esprits. La raison doit être le suprême argument, et la modération assurera mieux le triomphe de la vérité que les diatribes envenimées par l’envie et la jalousie. Les bons Esprits ne prêchent que l’union et l’amour du prochain, et jamais une pensée malveillante ou contraire à la charité n’a pu venir d’une source pure. Écoutons sur ce sujet, et pour terminer, les conseils de l’Esprit de saint Augustin.

« Assez longtemps, les hommes se sont entre-déchirés et renvoyé l’anathème au nom d’un Dieu de paix et de miséricorde, et Dieu s’offense d’un tel sacrilège. Le spiritisme est le lien qui les unira un jour, parce qu’il leur montrera où est la vérité et où est l’erreur ; mais il y aura longtemps encore des scribes et des pharisiens qui le dénieront, comme ils ont dénié le Christ. Voulez-vous donc savoir sous l’influence de quels Esprits sont les diverses sectes qui se partagent le monde ? Jugez-les à leurs œuvres et à leurs principes. Jamais les bons Esprits n’ont été les instigateurs du mal ; jamais ils n’ont conseillé ni légitimé le meurtre et la violence ; jamais ils n’ont excité les haines des partis ni la soif des richesses et des honneurs, ni l’avidité des biens de la terre ; ceux-là, seuls, qui sont bons, humains et bienveillants pour tout le monde, sont leurs préférés et sont aussi les préférés de Jésus, car ils suivent la route qu’il leur a montrée pour arriver à lui. »

SAINT AUGUSTIN.