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Le Livre des Morts

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LE LIVRE DES MORTS

Au temps des Pyramides (4 000 ans avant J.-C), les Pharaons de Memphis possédaient déjà toute une philosophie de l’au-delà ; mais seuls les gens de leur famille ou leurs fidèles étaient admis au partage de l’immortalité ; il fallait être « ami du roi » pour jouir d’un tombeau consacré par les rites qui assuraient la vie future[1]. Quelques siècles après, les doctrines rédemptrices passent du cercle étroit de la Cour à toute la société égyptienne : les textes funéraires, dont les rois de la VIe dynastie (3 000 ans avant J.-C.) se réservaient jadis l’usage exclusif, se divulguent, se transcrivent dans les tombeaux et sur les cercueils des simples particuliers.

La conquête entrevue des paradis suscita dans les âmes des inquiétudes nouvelles ; dangereux était l’honneur de s’identifier au dieu de la mort et de la vie, à Osiris, pour gagner à son exemple une vie divine. Le mort osirien assumait la gloire et les périls de l’Être-Bon : il était en butte aux attaques de tous les ennemis d’Osiris et aux ruses des mauvais. Pour l’en défendre, il fallut cuirasser son corps et doter son âme d’armes magiques : de là ces milliers de cadavres transformés en momies et ces innombrables recueils sur papyrus, appelés Livres des Morts, que nous retrouvons dans les nécropoles égyptiennes.

Quand le cadavre d’un Égyptien était descendu au caveau funéraire, on pouvait le croire en sécurité : il était défendu par les portes murées, les puits d’accès remplis, les herses baissées. Cependant, au fond de son « château du double », l’âme veillait inquiète. Préserver le corps de la décomposition était une tâche relativement aisée, dont s’acquittaient au mieux les embaumeurs qu’Hérodote nous montre au travail :

D’abord ils tirent la cervelle par les narines en partie avec un fer recourbé, en partie au moyen de drogues qu’ils introduisent dans la tête. Ils font ensuite une incision dans le ventre avec une pierre d’Éthiopie tranchante ; ils tirent par cette ouverture les intestins, les nettoient et les passent au vin de palmier ; ils les passent encore dans des aromates ; ensuite ils emplissent le ventre de myrrhe, de cannelle et d’autres parfums, puis ils le recousent. Cela fini, ils salent le corps en le couvrent de natron pendant soixante-dix jours. Le délai écoulé, ils lavent le corps et l’enveloppent entièrement de bandes de toile.

L’examen des momies prouve que l’appareil des bandelettes constituait une véritable armure protectrice. Le corps une fois enduit d’huile sainte, on remplissait les cavités du thorax et de l’abdomen, non seulement d’aromates, mais de statuettes et d’amulettes. Une plaque de cire, estampée d’un Œil symbolique, gardait la plaie du flanc. On dorait la face et les doigts pour faire entrer dans le corps les vertus des métaux indestructibles. Sur la poitrine, un cœur fixait la place de l’âme ; le scarabée, l’épervier, l’urœus protégeaient le torse et le front, et partout s’échelonnaient des figurines, sentinelles vigilantes. Par-dessus de gros tampons de toile, qui égalisaient les contours, un réseau serré ou lâche de bandelettes modelait la tête, le torse et les jambes. Un grand linceul, maintenu par une bande de toile, ceignait le front et, croisé sur la poitrine, s’ornait d’une figure d’Osiris adoré par le défunt. Cet équipement ne pouvait avoir toute sa vertu défensive sans le concours des prêtres et sans la récitation de formules. Le « rituel de l’embaumement » nous apprend le nom, l’usage, les propriétés prophylactiques de chacune des bandelettes et des figurines. À vrai dire, il n’y a ici ni toile, ni statuette, ni aromates : ce sont des dieux vivants, Isis, Nephthys, Horus, Thot, qui, sous la forme d’huiles, de bandelettes ou d’amulettes, entourent de leurs brus la momie et la défendent de leurs corps et de toute leur force surnaturelle.

Comme armes offensives, cette momie habitée par les dieux avait les formules gravées sur les murs ou les parois du sarcophage : on en disposait les lignes de telle sorte que les yeux du défunt étaient censés pouvoir lire commodément. Quand sous le nouvel empire thébain (vers 1 500 av. J.-C.) les cercueils, en s’adaptant exactement aux contours de la momie, prirent la forme « anthropoïde », le décorateur ne trouva plus assez de place pour écrire les versets rituels : on glissa sous le cartonnage ou dans les bandelettes un rouleau de papyrus contenant l’édition plus ou moins complète des textes qui composent le « Livre des Morts ».

Au cours des siècles, le contenu des éditions a varié comme leur disposition extérieure. Le premier recueil, celui des Pyramides, comprend quatre cent cinquante-trois chapitres, dont quelques-uns seulement sont encore transcrits à l’époque thébaine, tandis que, des textes nouveaux fournis par les cercueils, beaucoup n’ont eu qu’une vogue éphémère et ne se retrouvent pas sur les papyrus. Vers le temps des Psamétiques (600 av. J.-C.) les Égyptiens ont compris la nécessité d’ordonner cette matière sacrée : d’où un choix de cent soixante-cinq chapitres, auquel se sont tenus désormais les copistes. Le meilleur exemplaire est un papyrus long de vingt mètres conservé au musée de Turin et publié par Lepsius. Les chapitres s’y succèdent en lignes verticales, avec des titres soigneusement distingués à l’encre rouge ; une série de vignettes délicatement enlevées au trait sert de titres courants et commente le texte des formules.

Un pareil Livre était indispensable à tout mort soucieux d’atteindre la vie future ; aussi trouvait-on toujours chez les entrepreneurs de funérailles, des exemplaires complets ou abrégés, avec ou sans vignettes, mais prêts à servir ; le nom du propriétaire, qu’il fallait prononcer à chaque chapitre, était laissé en blanc : on le transcrivait après l’achat. La plupart de ces éditions vulgaires sont fort incorrectes et témoignent que le copiste ne comprenait rien à ces formules très anciennes. Le style est en effet chargé d’allusions à des faits mythiques, de noms inconnus ou de figures dont la signification veut tout un commentaire. Les théologiens de l’époque thébaine étaient aussi embarrassés que nous devant ces énigmes : de là, des gloses, souvent contradictoires, que les scribes transcrivaient sans choisir.

Les textes des Pyramides enseignent les rites qui sauvent l’homme de la mort et assurent son existence dans la tombe et au ciel ; ils se taisent des moyens de trouver le bon chemin des paradis, d’éviter les ennemis et les embûches, de surmonter l’épreuve du jugement dernier. Ces renseignements pratiques, on les ajouta plus tard. L’homme qui, dès son vivant, connaissait ces formules n’avait rien à redouter après la mort, « Celui qui dira ce chapitre, après s'être purifié dans l’eau de natron, sortira au jour après l’ensevelissement : il fera toutes les transformations que lui suggérera son cœur, il passera à travers le feu, en vérité » (chap. xx). On pouvait se contenter de placer sur la momie le texte sauveur : « Chapitre à écrire à l’encre gommée et à la couleur sur une bande de papyrus royal, pour placer au cou de la momie le jour de l’ensevelissement. Avec ce talisman à son cou, le défunt est parmi les dieux : il est dieu pour l’éternité » (chap. ci). Le plus souvent, le mort est censé prendre la parole ; il récite la formule et combat lui-même ses ennemis. Mais que le prêtre lise, le jour des funérailles, l’exemplaire du livre, c’est assez pour que la momie ne redoute aucun danger. Malheur, au contraire, à l’imprudent enseveli sans Livre : « Celui qui ignore ce chapitre ne peut sortir au jour » (chap. lxxxvi).

On peut distinguer quatre parties dans le Livre des Morts. La dernière est un pot-pourri où s’accumulent des recettes magiques de tout genre ; les trois premières guident le défunt de la terre au ciel par des chemins variés et avec le secours de doctrines diverses. Pour remédier à l’incohérence inévitable à ce genre de compilation, on plaça en tête de chaque section un chapitre synthétique, les ie, xviie, et lxive.

Première partie. Au-dessus des chapitres i-xvi, les vignettes décrivent les funérailles. Prêtres et pleureuses s’agitent autour du sarcophage ; le cortège, pour traverser le Nil et s’en, aller aux collines du désert, s’installe dans la barque pêle-mêle avec les offrandes, les bêtes du sacrifice et la momie. Arrivés au tombeau, les gens dressent la momie sur un tas de sable et dépècent le taureau ; un prêtre, qui, la face masquée d’une tête de chien, joue le rôle d’Anubis, ouvre au défunt la bouche avec les rites qui en font un dieu vivant ; et voici, de l’autre côté du cercueil, le défunt ressuscité, libre des bandelettes : il plie le genou devant Râ et monte dans la barque céleste.

Le titre du chapitre i indique en effet qu’on le prononce au jour des funérailles. Pour être bien accueilli d’Osiris, le défunt déclare sans vergogne qu’il est Thot, Horus ou l’un de ceux qui ont combattu pour le dieu, le jour où l’on arracha son corps en lambeaux aux monstres typhoniens. Le défunt se dit aussi prêtre des divers sacerdoces ; il a gravi, tous les degrés de l’initiation ; sa pureté, sa sainteté sont manifestes ; au jour du jugement « il ne sera pas trouvé de péché de lui dans la balance » ; pour lui s’ouvriront les portes du paradis et sera servie la table des dieux. Ici s’étale sans retenue, comme aux textes des Pyramides, la prétention d’abuser les dieux de l’autre monde par des déclarations impudentes. Les autres chapitres permettent au défunt de vivre après la mort, de traverser la terre, la région des nécropoles l’Amenti (Occident), et le ciel, sans être arrêté ni par ses ennemis ni par le serpent Apophis dont on conjurait la ruse au moyen d’une figurine en cire, et que l’âme victorieuse foulait sous ses pieds. En forme de conclusion, l’âme entonne un hymne à Râ : « Je parviens à la terre d’éternité,… je traverse le firmament, je m’agenouille parmi les astres… Hommage à toi, père des dieux, que ta face radieuse me soit favorable ! »

Nous voici aux portes de l’autre monde. Le chapitre xvii introduit la deuxième partie. La vignette nous montre le défunt en la compagnie des grands dieux ; le texte se propose de ce ressusciter les mânes ». Prenant la parole comme au chapitre i, le défunt se vante d’être le Créateur de l’Univers sous ses formes multiples ; il nous dévoile l’origine du monde et cette destinée des hommes qui les conduit de la terre jusqu’au ciel s’ils font triompher le vrai et le bien au jour du dernier jugement.

Le défunt, instruit de la doctrine secrète, rassemble toutes ses forces pour ces combats futurs et cette grande épreuve. Il supplie Thot de lui assurer la voix magique qui sonne juste, dit le vrai, détruit l’erreur ; cette force lui sera donnée si l’on dépose sur sa tête la « couronne de la voix créatrice ». En même temps, les dieux ouvrent sa bouche avec les fers sacrés qui ont ouvert la bouche et les yeux d’Osiris ; successivement, les charmes magiques, la conscience, la volonté, le cœur lui sont confirmés. La bataille s’engage aussitôt contre les animaux pervers, crocodiles, serpents, tortues, ânes rouges, qui voudraient manger la magie du défunt pour le désarmer et l’anéantir ; mais il brandit la lance et charge les crocodiles qui détournent piteusement la tête ; il cloue au sol tortues et serpents ; il poursuit les reptiles jusque sur le dos de l’âne où ils se sont réfugiés. Un des procédés de combat est de tromper ces monstres effrontément, en déclarant que chaque membre du défunt est un dieu vivant qui saura se défendre : « Il n’est aucun de ses membres qui ne soit un dieu… ; on ne peut le saisir par les bras, ni le retenir par les mains ; ni les hommes ni les dieux ni les mânes ni les morts ; personne ne peut lui faire violence » (chap. xlii). Il se sauve tout aussi bien de ceux qui voudraient lui couper la tête ou l’empoisonner avec des ordures : « L’abomination, je ne la mange pas ; je vis de pain et de bière ! » (chap. lii).

Mais voici la fin des épreuves : Toum apparaît portant à la main la voile gonflée, symbole des souffles de vie ; Nouit, la belle déesse des sycomores, sort de l’arbre pour tendre l’eau et le pain : ce Obi sycomore de Nouit, s’écrie le défunt, donne-moi l’eau qui est en toi » et sitôt la libation reçue : « J’ouvre les portes du ciel, j’ai franchi les portes de la terre ! »

Le chapitre lxiv, au début de la troisième partie, prétendait donner « en un seul chapitre les rites de sortir au jour » ; c’est une tentative de synthèse probablement récente. On y retrouve avec plus d’obscurité et sans commentaire explicatif les vérités générales déjà exposées au chapitre xvii : origine de l’univers, destinée de l’homme. « Tendez-moi les bras, s’écrie le défunt, ô dieux sortis de ma bouche ; je me lève reconstitué, je vole au ciel, je plane sur terre chaque jour… ; je suis entré dans le sanctuaire, j’en sors Lumineux, je vois les formes des hommes à jamais. — Celui qui connaît ce chapitre, il possède la voix créatrice sur terre et dans l’autre monde ; il prend toutes les formes des vivants… Ce chapitre fut trouvé à Hermopolis sur une brique de fer et d’albâtre, écrit en lapis, sous les pieds du dieu Thot, à l’époque du roi Mycérinus, par le prince royal Hordidif qui voyageait pour faire un recensement dans les temples et qui l’apporta au roi avec émerveillement : dès qu’il eut connaissance de ce grand mystère, il ne voyait plus, n’entendait plus, récitant ce chapitre pur et saint ; il ne s’approchait plus des femmes, ne mangeait plus ni chair ni poisson… »

Ce que Thot avait révélé aux hommes par l’intermédiaire d’un saint plongé dans l’extase, c’était la possibilité de « sortir au jour », c’est-à-dire de revivre, après la mort, toutes les formes de la vie. Les portes du ciel et de la terre sont ouvertes au défunt : le voici en marche, une canne d’or à la main, circulant parmi les dieux et les hommes. Une série de chapitres fort anciens (chap. lxxvi-lxxxviii) nous a conservé les noms d’un cycle de divinités populaires dont le défunt recherchait la forme ; ce sont des animaux, le faucon, le phénix, le héron, l’hirondelle, l’oie, le serpent, le crocodile ; c’est aussi le lotus. Revivre sous cet aspect, permettait de s’identifier à des dieux locaux, héritiers des animaux totémiques de l’Égypte primitive[2] ; la vie future n’est encore qu’une métempsycose, une migration de l’âme dans les êtres et les choses. Mais le Livre nous ramène bientôt à des dieux plus modernes.

En s’adressant aux dieux d’Héliopolis et d’Abydos, le défunt revient à l’idéal humain d’un paradis vécu dans les grasses prairies des Champs Élysées. Avec l’aide de Thot et d’Anubis, il trouve le bon chemin ; le voici sur la rive du fleuve infernal ; il y voit une barque prête à le transborder ; mais le Charon qui tient le gouvernail et la barque elle-même font subir un interrogatoire au voyageur : si celui-ci peut dire les noms du dieu et de chacune des parties de l’esquif, il prouve par ses réponses qu’il sait les formules nécessaires à son salut. « Ô gardien de la barque mystérieuse, je me hâte, j’arrive pour voir mon père Osiris. — Dis-moi mon nom ? dit la coque. — Ténèbres est ton nom. — Dis-moi mon nom ? dit le mât. — « Celui qui conduit la grande déesse sur son chemin », est ton nom. — Dis-moi mon nom, dit la voile. — Nouit (le ciel) est ton nom »… — « Quand on sait ce chapitre, on entre aux Champs Élysées, on y reçoit des pains, des breuvages, on y mange de Forge et du blé de 7 coudées de haut que moissonnent les serviteurs d’Horus… et l’on sort des Champs Élysées dans toutes les formes qu’on désire » (chap. xcix).

Après une invocation aux Esprits de l’Orient et de l’Occident, le défunt entre au Paradis, dont les vignettes nous montrent les champs fertiles, encore en friche ou couverts de moissons gigantesques ; un fleuve y trace des méandres ; le soleil et l’eau, partout épandus, fertilisent inépuisablement la terre (chap. cx). Il n’y a là ni reptiles, ni poissons suspects, ni rien d’abominable. Les élus « s’asseyaient mollement au bord de l’eau, à l’ombre toujours verte des grands arbres, et respiraient la brise fraîche du Nord. Ils péchaient à la ligne au milieu des lotus ; ils montaient en barque et se faisaient tirer à la cordelle par leurs serviteurs ou parfois ils daignaient prendre eux-mêmes la pagaie et se promener lentement sur les canaux ; ils chassaient l’oiseau dans les fourrés ou se retiraient sous leurs kiosques peints pour y lire des contes, pour y jouer aux dames, pour y retrouver leurs femmes toujours jeunes et toujours belles[3]. »

D’après les conceptions les plus anciennes, le mort coupait ses loisirs de quelques travaux : il tenait les cornes de la charrue attelée de deux bœufs, sciait le blé à la faucille, arrachait par poignées les tiges de lin. Une des formules du Livre le dispensa de ces labeurs faciles : on la disait sur une de ces statuettes en bois ou en terre vernissée qui se retrouvent par milliers dans les nécropoles. Elles représentent un homme debout, le corps serré dans la gaine des momies ; les mains ramenées sur la poitrine présentent, comme un soldat au port d’armes, le boyau, la bêche, le sac à grains, indispensables aux travaux des champs. C’était l’image des serviteurs que tout homme, même le plus pauvre, pouvait évoquer dans l’autre monde ; on les appelait les « répondants » (oushaibtïou) parce qu’ils répondaient à tout ordre du défunt : « ce répondant ! si l’on t’appelle pour le compte de l’Osiris N., pour exécuter tous les travaux à faire dans l’autre monde, cultiver les champs, emplir d’eau les canaux, transporter le sable de l’Orient à l’Occident, réponds : Me voici, me voici ! » (chap. vi).

Jadis, le paradis et ses félicités matérielles étaient donnés à quiconque, bon ou mauvais, savait les formules. Mais la conception morale de la destinée d’outre-tombe trouve dans les chapitres suivants un développement presque parfait. Le mort se dirige vers Abydos, il frappe à la porte du royaume de la Justice, et devant les « assesseurs d’Osiris » il doit confesser la pureté de sa conscience « dans la salle de la double Justice, où l’homme se sépare de ses péchés pour mériter de voir la face des dieux ».

Tel est le titre du célèbre chapitre cxxv, où, selon leurs mérites, la destinée des hommes s’oriente vers le Paradis ou l’Enfer. Le défunt baise la terre au seuil de la salle du Jugement. Au fond, assis sous un naos défendu par une frise d’urœus lovées, l’Être-Bon, Osiris rédempteur et justicier, attend son fils qui « vient de la terre ». Une grande balance se dresse au centre ; près d’elle Mâit, la dame de Vérité et de Justice, se tient debout, prête à peser le cœur du défunt ; non loin une hideuse bête, Amaït la Mangeuse, moitié crocodile moitié hippopotame, retourne sa gueule vers Osiris comme pour demander la permission de dévorer l’arrivant. Tout autour de la salle, sont accroupies à l’orientale, sur leurs talons, quarante-deux divinités drapées dans des linceuls ; c’est un jury tiré des quarante-deux provinces de l’Égypte. Le défunt va se justifier des quarante-deux péchés canoniques ; chacun des quarante-deux jurés a compétence pour un de ces crimes et en personnifie le châtiment. « Salut à vous, maîtres de Justice, salut à toi, dieu grand, maître de Vérité et de Justice. Je suis venu vers toi, mon seigneur, je suis amené pour voir tes beautés ! Car je te connais, je connais ton nom, je connais le nom des quarante-deux divinités qui sont avec toi dans la salle des deux Vérités, vivant des débris des pécheurs, se gorgeant de leur sang, en ce jour où l’on rend ses comptes. » Suit l’énumération des péchés que le défunt se défend d’avoir commis :

Je n’ai pas fait le mal ; je n’ai pas commis de violence ; je n’ai pas volé ; je n’ai pas fait tuer d’homme traîtreusement ; je n’ai pas diminue les offrandes (des dieux) ; je n’ai pas dit de mensonge ; je n’ai pas fait pleurer ; je n’ai pas été impur ; je n’ai pas tué les animaux sacrés ; je n’ai pas endommage de terres cultivées ; je n’ai pas été calomniateur ; je n’ai pas été colère ; je n’ai pas été adultère ; je n’ai pas refusé d’entendre les paroles de vérité ; je n’ai pas commis de maléfices contre le roi ni contre mon père ; je n’ai pas souillé l’eau ; je n’ai pas fait maltraiter l’esclave par son maître ; je n’ai pas juré (en vain) ; je n’ai pas faussé le fléau de la balance ; je n’ai pas enlevé le lait de la bouche des nourrissons ; je n’ai pas pris au filet les oiseaux des dieux ; je n’ai pas repoussé l’eau en sa saison ; je n’ai pas coupé une rigole sur son passage ; je n’ai pas éteint le feu en son heure ; je n’ai pas méprisé Dieu en mon cœur. Je suis pur, je suis pur, je suis pur !

La cause entendue, Thot et Anubis interrogent la balance, en mettant dans un des plateaux le cœur du mort, dans l’autre l’image de la Vérité ; l’équilibre des deux plateaux atteste la sincérité de la confession. Thot écrivait sur ses tablettes le résultat de la pesée et disait à Osiris : « Le défunt a été pesé sur la balance : il n’y a point de faute en lui ; son cœur est selon la vérité ; l’aiguille de la balance marque juste ; il n’y a pas de doute, tous ses membres sont parfaits. » Osiris rendait son arrêt, que nous trouvons parfois consigne sur des tablettes comme un document authentique : ce Que le défunt sorte victorieux pour aller dans tous les lieux où il lui plaira, auprès des esprits et des dieux. Il ne sera point repoussé par les gardiens des portes de l’Occident. »

De châtiment, il n’était plus question pour « celui qui possédait ce chapitre écrit sur une brique de pure argile, extraite d’un champ où nul attelage n’aura passé ». Et cependant le chapitre suivant amène le mort justifié en face d’un bassin de feu gardé par quatre cynocéphales : « Ô ces quatre singes, qui jugez ; le pauvre comme le riche et qui vivez de vérité, détruisez en moi toute souillure, anéantissez mes péchés ! — Nous détruisons tes souillures, nous anéantissons tes péchés », répondent les gardiens du feu. Ce bassin de flamme, serait-ce un purgatoire, antichambre du séjour des justes ?

Sorti victorieux de l’épreuve, le défunt est devenu l’égal des dieux d’Abydos ou d’Héliopolis ; sa voix prévaut partout, car elle profère le Vrai ; « ordre est donné qu’il fasse ses transformations à son gré » (chap. cxxviii) ; aussi « traverse-t-il les portes du ciel, de la terre, de l’enfer, comme lame de Râ ». Choisissant à son désir son destin, tantôt il monte dans la barque solaire où il devient Râ incarné, tantôt il s’installe au paradis osirien. Il lui faut apprendre les noms de tous les dieux ses frères (Osiris, à lui seul, en possède une centaine qu’on récite en litanies), et les noms des sept salles du paradis, des quatorze portes, des quatorze demeures, et ceux de leurs gardiens. Qui sait le nom des choses et des êtres possède leur secret et les maîtrise. Mis au courant de ces suprêmes mystères, le défunt n’ignore plus rien de ce que doit connaître un dieu ; il se sent de la famille divine : « les dieux l’entourent et le goûtent, car il est comme l’un d’entre eux » (chap. cxlviii).

Essayons, après cette analyse, d’entrer dans la communion des mystères que les prêtres égyptiens se vantaient d’enseigner et dont la connaissance faisait l’homme semblable aux dieux, « Vos yeux s’ouvriront, dit le Serpent de la Genèse, vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. »

Le Livre des Morts n’est pas seulement le guide du parfait voyageur aux pays d’outre-tombe : il prétend assurer la toute-puissance du défunt en lui donnant la clef des problèmes essentiels qui sont relatifs au monde des dieux et des hommes ; il veut satisfaire le dévot avide de croyances religieuses, curieux de son origine et inquiet de sa destinée[4]. D’où vient l’homme, où va-t-il ? les deux pôles du recueil sont les chapitres xvii et cxxv ; l’un est la Genèse, l’autre l’Évangile du Livre sacré des Égyptiens. Ces secrets étaient terribles à révéler : on se les transmettait de père en fils comme les rites du culte familial, mais avec quelles précautions ! « Ne fais voir ce chapitre à aucun homme, excepté toi-même, ton père ou ton fils »… « Que ceci ne soit vu par aucun autre homme que toi »… « C’est un véritable mystère que ne connaît aucun homme, en aucun lieu »… « Ce livre est le plus grand des mystères. Ne le laisse voir à aucun homme. C’est une abomination de le faire connaître… ; qu’il ne soit vu que par toi et celui qui te l’a enseigné. »

Comment l’univers a-t-il été créé ? C’est une question qui vient tôt aux lèvres des enfants et des peuples enfants.

Au commencement du monde, rien n’existait que l’anime de l’eau primordiale, le Noun. En ce temps-là, « il n’y avait pas encore de ciel, ni de terre, ni d’hommes ; les dieux n’étaient pas encore nés ; il n’y avait pas encore de mort[5] ». Dans l’eau, flottait l’Esprit du dieu primitif, Toum qui portait en lui la force génératrice des êtres et des choses, et qui passa de l’inertie à l’action en émettant une parole : « Viens à moi[6] », cria-t-il ; et Toum, se dédoublant, devint le soleil Râ. Toum et Râ sont-ils donc père et Fils ? Non point ; à eux deux, ils forment une seule personne, car le dieu est une monade indivisible qui porte en soi la force créatrice de sa propre existence[7]. Somme toute, au début des temps, résonna le Verbe créateur, et la Lumière fut. On était d’accord, entre théologiens, sur le fond de la doctrine ; mais, selon les villes, le nom du Créateur changeait. Pour le peuple, le difficile fut de comprendre comment la Lumière pouvait exister, à l’état inerte, dans l’eau du Noun, sans que cette eau éteignit le feu. On s’expliqua par des allégories : Râ dans le Noun était un faucon qui ferme les deux veux ; s’il les ouvre, le soleil brille ; ou bien c’est un enfant caché dans un lotus ; quand le lotus émerge, le soleil en sort.

Toum-Râ organisa dès lors le Chaos ; il tira de lui-même, ce sans coopération féminine », deux éléments, l’air et le feu, sous la forme d’un couple de sexe différent, Shou et Tafnouit, Un autre couple, Seb et Nouit, personnifia la terre et le ciel étendus l’un sur l’autre ; l’air (Shou) se glissant entre eux sépara la déesse Ciel de son époux la Terre. Séparation cruelle : si le Ciel entoure encore la terre de toutes parts, c’est que les bras et les jambes de la déesse touchent toujours au sol ; Shou persiste à soutenir le corps étoile dans la position qui sera celle d’Atlas portant le ciel. Si la terre a des ondulations tourmentées, c’est que Seb s’efforce de lutter contre Shou ; il se soulève sur un coude et fléchit un genou, mais reste pétrifié dans cette attitude. Du Ciel et de la Terre, naquirent les couples Osiris et Isis (l’eau et la terre fécondée), Set et Nephthys (le sol stérile du désert) ; l’antagonisme entre la terre fertile et le désert trouve son expression dans le mythe d’Osiris et de Set luttant entre eux comme le Bien et le Mal. Ces quatre premiers couples, qui engendrèrent les autres dieux, formèrent avec Toum « la grande Neuvaine qui est dans Héliopolis ». Le Livre résumait cette conception en disant que Toum-Râ transforma les inertes en huit dieux, tirant du Chaos huit éléments jusqu’à ce moment inactifs et confondus.

Et. voici le grand mystère révélé aux défunts : l’homme est aussi substance divine ; comme les dieux, il est une émanation de Râ. Aux temps de la création, il coula de ses yeux, telle qu’une larme tandis que les dieux étaient émis par la bouche du Créateur. Avec l’homme, toute la matière sortit de l’œil divin, émana de la lumière. Rien n’existait dans l’univers avant que le créateur ait vu les êtres et les choses et les ait nommés. « Ô toi qui t’es révélé lors de la première fois, alors qu’aucun dieu n’existait, qu’on ne connaissait le nom d’aucune chose ! Quand tu ouvris tes deux yeux et que tu vis par eux, la lumière fut pour tout le monde…, dieu qui enfantes les dieux, les hommes et les choses ! » Tout participe à la divinité : « Tu es le ciel, la terre, l’eau, l’air et leurs habitants ! » Le monde n’est que la forme de l’Esprit divin : « Râ sortant du Noun, c’est l’âme-dieu créant la matière, c’est-à-dire son corps[8][9][10]. »

Si l’univers n’est que le corps de l’âme divine, le défunt, auquel ce secret se découvre, prend conscience de son essence véritable. Parcelle du tout divin, doué d’âme et de corps à l’image du Créateur, en lui se résume tout ce qui existe. Le passé ne cache, l’avenir ne promet rien qui ne soit déjà en lui. Aussi n’est-ce point une froide leçon de théologie que l’initié lit au chapitre xvii du Livre ; avec enthousiasme il soulève le voile des apparences et proclame la révélation de sa vraie nature :

Je suis Toum, celui qui existait seul dans le Noun ; je suis Râ quand il se lève au Commencement pour gouverner ce qu’il a créé… Je suis le dieu grand qui se crée lui-même, c’est-à-dire l’Eau, c’est-à-dire le Noun père tics dieux. Qu’est-ce que cela ? (glose) : C’est Râ créant ses membres qui deviennent les dieux de la suite de Râ.

Je suis Hier et je connais Demain. Qu’est-ce que cela ? (glose) : Hier, c’est Osais (la mort) ; Demain, c’est Râ (l’avenir).

Je suis le grand oiseau Benou qui est dans Héliopolis ; je suis la somme des existences et des êtres. Qu’est-ce que cela ? (glose) : Le Benou, c’est Osiris à Héliopolis. La somme de l’existence et des êtres, c’est son corps ; autrement dit, c’est toujours et jamais ; toujours, c’est le jour, jamais, c’est la nuit.

Dans quelle mesure l’Égyptien du peuple comprenait-il ces symboles ? L’initié était seul capable de réaliser l’explication panthéiste de l’univers, matière divine qui se produit elle-même, où tout le divin est dans tout ; l’ignorant savait du moins que l’homme descendait des dieux : cette origine divine commandait sa destinée.

Vivre sur terre et mourir pour redevenir un dieu, telle était la condition de tous les êtres émanés du Créateur. Cette destinée comporte une telle somme de douleurs que le vulgaire ne saurait comprendre pourquoi les descendants de Toum ont été condamnés par le caprice de leur père à cette fâcheuse expérience de la vie terrestre. Les prêtres, qui entendent les révélations divines, enseignèrent aux hommes que la terre, en ses premiers jours, ce au temps du dieu Râ », était un Éden d’une parfaite félicité. L’homme, dont le nom en égyptien est tem, avait été fait à l’image de Toum, qui est toujours figuré sous la forme humaine. Toum, qu’on appelle aussi Atoum, est donc l’homme par excellence, ce qui le rapproche curieusement de l’Adam biblique dont le nom désigne le premier homme ainsi que l’homme en général[11]. Comment l’image vivante du Créateur fut-elle vouée à une existence si traversée d’épreuves ? On sait l’explication donnée par la sagesse orientale : l’homme, enivré de liberté et avide de savoir, se révolta contre son Père, à l’instigation du serpent et de la femme. M. Lefébure voit quelque chose de semblable à l’histoire d’Adam et du paradis terrestre dans une scène du monde infernal représentée au tombeau de Ramsès VI (vers 1 200 av. J.-C.) et sur un cercueil saïte du Louvre. « Là un personnage viril se tient debout devant un serpent à deux jambes et à deux bras qui lui offre un fruit rouge, ou tout au moins un petit objet rond peint en rouge. » L’arbre de vie et de science est connu en Égypte ; un des chapitres les plus anciens du Livre, « celui de donner au mort la connaissance divine », invite le défunt à se poser, comme un oiseau, sur le beau sycomore aux fruits de vie : « quiconque se tient sous lui, est un dieu ». La révolte des hommes contre le Créateur était un fait indiscutable pour les Égyptiens : un récit nous en est parvenu dans les tombeaux des rois thébains (1 500-1 200 av. J.-C.). C’était à la fin des temps du dieu Râ ; le dieu convoque au conseil ses premiers-nés, Shou et Tafnouit, Seb et Nouït, et leur dit : « Voici : les hommes, qui sont nés de moi-même, prononcent des paroles contre moi. Dites-moi ce que vous ferez à ce sujet. J’ai attendu et ne les ai pas tués avant de vous avoir entendus. » Le conseil est d’avis de détruire tous les hommes : Râ charge de ce soin sa fille Hâthor, qui pendant plusieurs jours massacre les hommes et piétine dans leur sang, ivre de meurtre : elle aurait tout exterminé ; mais le dieu, pris de pitié, arrêta le carnage par un stratagème. Sept mille cruches furent emplies de mandragores macérées dans le sang des hommes ; la boisson, répandue sur les champs, trompa la déesse : « elle se mit à boire à satiété et ne vit plus les hommes. ». Quelques survivants de l’humanité vinrent alors offrir au Créateur de combattre les derniers rebelles ; ce furent les dernières victimes. Râ conclut une alliance avec les hommes et leur pardonna en ces termes : « Vos péchés vous sont remis ; le meurtre (des rebelles) écarte le meurtre (de tous les hommes) ; de là viennent les sacrifices. » M. Naville, qui le premier traduisit ce texte, en a bien montré l’intérêt : l’idée qui a conduit à l’institution du sacrifice est la même que chez les Hébreux ou chez les Grecs[12]. Le meurtre des coupables, puis des victimes animales, éloigne le châtiment du reste des hommes : un sacrifice peut racheter l’humanité.

Le Livre des Morts nous a aussi gardé un récit de châtiment des hommes par l’eau. C’est un dialogue entre le défunt et diverses divinités, en particulier Toum. À l’une des questions du défunt, Toum répond par ces mots : « Je m’en vais défigurer ce que j’ai fait. Cette terre deviendra de l’eau par une inondation, comme elle était au commencement. Je resterai seul avec Osiris[13] ».

Ces textes trop rares sont encore bien obscurs ; toutefois, il en résulte qu’en Égypte aussi « l’Éternel se repentit d’avoir fait l’homme sur terre, fut affligé en son cœur et résolut de l’exterminer ». Quelle part la séduction ou la ruse de la femme a-t-elle eu dans la révolte initiale de l’homme ? Un papyrus, commenté par M. Lefébure, met en scène un curieux épisode d’une lutte entre le Créateur d’une part, la femme et le serpent d’autre part : « Isis était une femme habile en paroles ; son cœur était dégoûté de la multitude des hommes ; elle préférait la société des dieux ; elle estimait fort le monde des esprits. Ne pourrait-elle pas dans le ciel et sur la terre être pareille à Rà, posséder la terre et être déesse, par le moyen du Nom du dieu auguste ? » Or Râ avait vieilli ; la bouche lui gouttait ; la salive lui coulait vers la terre. Isis pétrit cela dans sa main : avec de la terre et ce qui était dessus, elle composa un serpent sacré. Et le serpent sacré mordit Iï. Le dieu ouvrit la bouche et son cri monta jusqu’au ciel : ses mâchoires claquaient, tous ses membres frissonnaient, le venin s’emparait de sa chair. » On appelle en hâte les magiciens ; « Isis vint avec ses charmes ; elle dit : « Quoi donc, père divin ? un serpent a répandu les maux en toi ? une de tes créatures a dressé la tête contre toi ? » Pour le guérir, elle exige qu’il lui révèle son Nom, autant dire le secret de sa toute-puissance. Le dieu, vaincu par la ruse féminine, se laisse enlever son Nom. Isis, dit M. Lefébure, est une sorte d’Ève qui cherche avec Laide du serpent à obtenir la divinisation en s’emparant de la science suprême[14]. Cette révolte est une des causes du châtiment des hommes.

Telle est, semble-t-il, l’explication donnée par les Égyptiens de la triste destinée des hommes. Après la révolte et le châtiment, l’humanité, traîne le poids d’un péché originel, dont la vie est l’expiation. Ici nous retombons dans les données familières au Livre des Morts. La plupart des chapitres essentiels, surtout ceux qui présentent une conception synthétique de la vie humaine, insistent sur le péché, la souillure dont l’homme porte la trace et qui vient de la mère : cette impureté consécutive à la naissance, est-ce autre chose qu’un péché originel ?

Deux moyens s’offraient d’y remédier : d’accord avec de Rougé, on peut retrouver en Égypte l’usage de la circoncision et du baptême. Un des tombeaux memphites de la Ve dynastie nous a conservé le tableau de l’opération chirurgicale ; mais nous lie savons pas si elle était d’usage répandu ; quant au baptême, on voit à Deir el Bahari et à Louxor les purifications exécutées dans la chambre des naissances quand une niant royal vient au monde.

Les rites purificatoires ne suffisaient point à libérer l’homme des conséquences du péché. Aux chapitres xvii et cxxv du Livre, il apparaît que le jugement devant Osiris est le terme inévitable de toute existence. La vie doit être orientée dans la voie de Vérité et de Justice ; c’est le chemin des dieux, c’est celui que l’homme suivra s’il veut mériter le paradis.

À partir de 1 500 avant J.-C, la scène du tribunal divin est devenue l’élément essentiel du Livre des Morts : tandis qu’aux textes des Pyramides on n’en trouve qu’une définition toute sèche, le Livre lui consacre son plus long chapitre.

Bon nombre de péchés ne sont que des attentats contre la personne et les biens des dieux : ce sont peut-être ceux que les prêtres définirent le plus anciennement. Apparurent ensuite les péchés contre le prochain, quand la justice d’Osiris s’étendit aussi aux rapports des hommes entre eux. Les crimes « personnels », ceux qui ne lèsent que la dignité morale du pécheur, sont probablement les derniers auxquels fut sensible la conscience : on y trouve presque tous les péchés capitaux. Rien peut-être ne nous donne une idée plus haute de la délicatesse de cette conscience que le « Chapitre du cœur » (chap. xxx). Au jour du jugement, ce qui glace le défunt d’épouvante, c’est de voir son propre cœur, sa conscience, dans un des plateaux de la balance, en contrepoids de la Vérité, ce Cœur de ma mère » lui disait-il, cœur de ma naissance, cœur que j’avais sur la terre, ne t’élève pas en témoignage contre moi ; ne sois pas mon adversaire devant les puissances divines ; ne pèse pas contre moi… ; ne dis pas : voilà ce qu’il a fait, en vérité il l’a fait… ; ne fais pas surgir des griefs contre moi devant le grand dieu de l’Occident. » Ainsi « l’accusateur le plus terrible de l’homme, c’est celui dont personne ne saurait contester les affirmations, lui-même : c’est son propre cœur, qui sait trop bien que cent fois il a contrevenu à cette loi morale qu’il connaît parfaitement[15] ».

La loi morale, dont la pratique assurera aux hommes l’expiation, peut se résumer en un précepte : « pratiquer la Justice : faire le Vrai ». La mission de l’homme sur terre est de racheter la faute originelle ; il y parviendra s’il se souvient de ses origines célestes. Le dieu, disent les textes liturgiques, crée la Vérité, vit de Vérités, n’est que Vérité. L’homme respectera les lois de la nature et de la conscience : agir autrement, faire œuvre d’égoïsme, de violence, d’injustice, c’est altérer l’œuvre du Créateur. L’injuste ou le vicieux oublie qu’il n’est qu’une parcelle du divin dans le divin total ; il dérange l’ordre de l’Univers ; il « n’est pas dans le Vrai ». Le juste continue l’œuvre du Créateur ; en pratiquant la charité, la fraternité, la justice, il assure l’ordre commun et comprend l’harmonie universelle. Après la mort, son destin sera de jouir sans obstacle de la Vérité : « Ceux qui ont pratiqué la justice lorsqu’ils étaient sur terre et qui ont lutté pour leurs dieux, sont convoqués au séjour de la Joie du monde, pays où l’on vit de justice. Leurs actions justes leur sont comptées en présence du dieu grand, destructeur de l’iniquité, et Osiris leur dit : À vous la justice, justes ; unissez-vous à ce que vous avez fait, dans la condition de ceux qui m’accompagnent au palais de l’Esprit saint. Vivez de ce dont ils s’alimentent ; soyez possesseurs des libations de votre bassin : il est tout entier rempli de justice[16]. »

Le jour du jugement est donc le grand jour de la destinée humaine. Dies iræ, dies illa ! « On apportera le livre qui renferme tout ce qui doit servir au jugement du monde, et rien ne restera impuni. » Les coupables seront livrés au billot des sacrificateurs, à la gueule des monstres dévorants, aux flammes éternelles. Chabas a signalé depuis longtemps l’analogie frappante de la conception égyptienne de l’enfer avec la tradition évangélique : « L’enfer égyptien avait des zones brûlantes, des abîmes de feu, des eaux de flamme, seul breuvage offert à la soif des pervers. Les démons, bourreaux des damnés, habitaient des salles dont le plancher était d’eau, le plafond de feu et les parois d’aspics vivants ; il y avait là des grils et des chaudières pour le supplice des pécheurs ». Et pour ce qu’on exige des justes, Chabas rapproche aussi, de telles formules, déjà en usage au temps des Pyramides, ce passage de l’évangile de Saint-Matthieu : « Lorsque le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, il séparera les uns d’avec les autres comme le berger sépare les brebis d’avec les boucs et il mettra les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui sont à sa droite : Venez, vous qui êtes béni de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli ; j’étais nu et vous m’avez vêtu… Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez au feu éternel… » Comparez ces mots d’un papyrus : « Amon-Râ, le justicier, ne reçoit pas les cadeaux des violents. Il juge le coupable ; celui-ci est pour la chaudière ; le juste pour sa droite » ; ou ce passage du chapitre cxxv : « Le juste vit de vérité, se nourrit de vérité. Il a répandu partout la joie ; ce qu’il a fait, les hommes en parlent et les dieux s’en réjouissent. Il s’est concilié le dieu par son amour : il a donné du pain à l’affamé, de l’eau à l’altéré, des vêtements à qui était nu… »[17][9].

Malgré cet idéal moral, nous savons qu’au temps des Pyramides la magie battait en brèche la religion et que le juste ne prévalait pas contre le méchant armé de formules ; le Livre des Morts lui-même, jusqu’en ses plus récents exemplaires, signale dans chaque chapitre la force souveraine des rites et des paroles. Alors qu’importe la morale du chapitre cxxv si son contenu agit mécaniquement à la façon d’un exorcisme, sans que le défunt ait besoin d’avoir vécu justement ?

Sans doute, pour la grande majorité des fidèles, le Livre restait un recueil de formules magiques ; mais la conscience des fautes commises et la préoccupation du Jugement y éclatent trop souvent pour que nous puissions penser que les gens instruits gardaient beaucoup de confiance dans les seules ressources de la sorcellerie. À chaque phrase, il semble qu’on entende l’écho du Dies iræ : « Moi, malheureux, que dirai-je alors ? qui prierai-je d’intercéder pour moi, quand à peine le juste sera rassuré ? » Nous ne pouvons douter que plus les siècles s’écoulaient, plus les Égyptiens devenaient scrupuleux et inquiets ; mais dans quelle religion l’éveil de la conscience a-t-il supprima la pratique des indulgences ? La doctrine de la grâce ne s accommode-l-elle pas de la foi au salut par les œuvres ?

Au recto d’un papyrus datant des premières années de notre ère, un conte moral nous est parvenu où l’idée du Jugement prend un développement significatif. Sénosiris, un enfant prodige, magicien né, entraine son père Satmi aux enfers et lui fait visiter les sept grandes salles des demeures d’Osiris. Avant d’entrer, ils avaient croisé le cortège funèbre d’un riche somptueusement enseveli et le corps d’un pauvre diable roulé dans une natte sordide et que nul n’accompagnait. Dans la sixième salle de l’Hadès, les dieux pèsent les méfaits : « Celui dont ils trouvent les méfaits plus nombreux que les mérites, ils le livrent à Amaït, la chienne du maître de l’Occident ; ils détruisent son âme et son corps et ils ne lui permettent plus de respirer jamais. Celui dont ils trouvent les mérites plus nombreux que les méfaits, ils ramènent parmi les dieux et son âme va au ciel. Celui dont ils trouvent les mérites équivalents aux fautes, ils le placent parmi les mânes qui servent (sous la terre) Sokarosiris.

Lors, Satmi aperçut un personnage de distinction, revêtu d’étoffes de fin lin et qui était proche l’endroit où Osiris se tenait, dans un rang très relevé. « Mon père Satmi, dit Sénosiris, ne vois-tu pas ce haut personnage ? Ce pauvre homme que tu vis emmené hors de Memphis sans que personne l’accompagnât et qui était roulé dans une natte, c’est lui ! On le conduisit à l’Hadès, on trouva ses mérites plus nombreux que ses méfaits et comme, au temps de vie inscrit à son compte, ne correspondit pas une somme de bonheur suffisante, on ordonna par-devant Osiris de transférer le trousseau funèbre de ce riche que tu vis emmener hors de Memphis avec force honneurs à ce pauvre homme que voici, puis de le mettre proche l’endroit où Osiris se tient. Ce riche que tu vis, on lui trouva ses méfaits nombreux plus que ses mérites qu’il eut sur terre ; on ordonna de le payer dans l’Hadès, et tu l’as vu à la porte de l’Hadès, le pivot de la porte planté sur son œil droit, roulant sur cet œil soit qu’on ferme ou qu’on ouvre, tandis que sa bouche pousse de grands cris… Celui qui fait le bien sur terre, on lui fait le bien ici ; mais celui qui fait le mal, on lui fait le mal[18]. »

Une parabole semblable commente dans l’Évangile selon Saint-Luc[19] le sort du mauvais riche, brillé dans l’enfer, tandis que Lazare repose après la mort dans le sein d’Abraham : « Souviens-toi, dit Abraham au mauvais riche, que tu as reçu tes biens pendant la vie et que Lazare a eu les maux pendant la sienne ; maintenant, il est ici consolé, et toi, tu souffres… »

Les justes trouvaient leur vraie récompense dans la libération de la condition humaine. Soustraits aux contingences et aux erreurs de la vie terrestre, ils achevaient leur destinée en se perdant dans le divin qui ne connaît et ne réalise que le Vrai et le Juste. C’est là, me semble-t-il, le sens profond de cette expression énigmatique « sortir au jour », « se manifester dans le jour » per m harou, titre et résumé du Livre des Morts. L’âme du juste pouvait à son gré habiter ou quitter la tombe et es paradis, redescendre sur terre, se mêler aux vivants, voguer au ciel dans la barque des dieux, se fondre dans le soleil, visiter les astres, prendre la forme d’un homme, d’un dieu, d’un animal, d’une plante ou d’un objet quel qu’il fût. Elle essayait la vie sous tous ses aspects pour mieux se confondre avec le vaste monde. Le juste rentre dans le sein du dieu créaleur dont tout émane, où revient tout être qui ne fausse pas, par Terreur, sa destinée : « Je suis Hier et Demain, je suis la somme des êtres et des choses. »

Telle était l’essence du divin ; telle la destinée des hommes divinisés. Si, plus près de nous, on cherchait l’expression des mômes idées, on la trouverait dans le résume que Virgile nous donne des traditions orphiques ou pythagoriciennes : ce Dieu circule par toutes les terres, dans la mer immense et le ciel profond. De lui, tirent leur vie fragile les troupeaux, les hommes et toute la race des bêtes fauves et tout ce qui naît ; a lui ils retournent tous et reviennent après dissolution, sans donner prise à la mort, volant vivants parmi les astres et s’abîmant au ciel sublime[20]. »

Il faut une forte culture intellectuelle pour accepter sans appréhension l’anéantissement divin, conclusion du panthéisme. Beaucoup d’Égyptiens éprouvaient quelque terreur à la pensée de se fondre dans l’infini ; c’est une résignation mélancolique que nous font connaître les chants officiels, psalmodiés avec accompagnement de harpe, aux funérailles des rois, ce La grandeur de dessus terre, qu’est-ce ? L’anéantissement du. tombeau, pourquoi ? (mourir) c’est se former à l’image de l’Éternité, le pays juste, sans querelles et qui a horreur des violences, celui où nul n’attaque son prochain, où personne ne se révolte des générations qui reposent en lui. Tous, quand ils sont ici-bas, du moment qu’ils s’éveillent à la vie, on leur dit : « Va, prospère sain et sauf, afin d’arriver à la tombe, songeant toujours en ton cœur au jour où il faut se coucher sur le lit funéraire… Tel est ton destin : l’unir aux maîtres de l’éternité. Tu ne saurais passer jamais ; tu es accompli et parfait en les grandes formes divines ; tu parcours les périodes de l’éternité et les annales se renouvellent sans cesse, parce que tu as été élevé et rendu parfait jusqu’à ta nature véritable[21]. »

Une des conséquences de cette mélancolie, c’est le sentiment très vif que les joies de notre existence périssable ne se renouvelleront pas ailleurs ; il faut jouir de la vie humaine, prendre tout ce qu’elle peut donner de bon avant la mort :

« Fais un jour heureux ! qu’il y ait toujours des parfums et des essences pour ta narine, des guirlandes et des lotus pour tes épaules et la gorge de ta sœur chérie ! qu’il y ait du chant et de la musique devant toi ! et, négligeant tous les maux, ne songe plus qu’aux plaisirs, jusqu’à ce jour où il faut aborder la terre de la déesse qui aime le silence… Songe toujours à ce matin où l’on te conduira au pays qui mêle les hommes : personne n’y emporte ses biens et nul n’en peut revenir[22]. »

À ces révoltes de la chair, les penseurs répondaient par les consolations de la philosophie. Un papyrus vieux de quatre mille ans nous a gardé un dialogue entre un Égyptien et son âme[23], où toutes les raisons d’aimer la mort sont déduites, non sans poésie. La vie apparaît mauvaise quand on la connaît bien : « À qui parlerai-je aujourd’hui ? les frères sont méchants et les amis d’aujourd’hui n’aiment personne ; les cœurs sont violents et chacun prend les biens de son voisin ; le doux périt, le fort triomphe ; il n’y a plus de justes et la terre est aux pécheurs ! » Suit, par antithèse, l’éloge de la mort : « La mort me paraît aujourd’hui comme la guérison d’un malade, comme la sortie au grand air après la lièvre ! La mort me paraît aujourd’hui comme une odeur de lotus, comme le repos sur la rive d’un pays d’ivresse, comme le retour à la maison du matelot ! La mort me paraît aujourd’hui comme le désir de revoir sa maison après beaucoup d’années de captivité. »

La mort permet le retour dans la patrie divine d’où l'homme a été exilé pendant son séjour sur terre. C’est la conclusion du Livre, des Morts, comme de nos orateurs de la chaire : « Tout est vain dans l’homme si nous regardons le cours de sa vie mortelle ; mais tout est précieux, tout est important si nous contemplons le terme où elle aboutit et le compte qu’il en faut rendre[24]. » Ces idées égyptiennes gouvernent encore notre vie, et la poésie s’alimente aux mêmes sources quand elle promet à la misérable créature humaine la délivrance dans le grand Tout. Est-ce Isis, est-ce Isolde expirante qui chante sur un cadavre : « Dans l’haleine infinie de l’âme universelle, se perdre, s’abîmer, sans conscience, ô volupté ! »

  1. Voir à ce sujet Autour des Pyramides, dans la Revue de Paris du 15 septembre 1907.
  2. Cf. Wiedermann, Quelques Remarques sur le Culte des Animaux en Égypte, Museon, 1905, p. 123.
  3. G. Maspero, Histoire, I, p. 194, d’après les vignettes du Livre des Morts.
  4. De Rougé, Études sur le Rituel funéraire (1860).
  5. Pyramide de Pépi I, l. 663.
  6. Au Livre des Morts, le jour de la création est appelé « Jour du viens à moi ». (G. Maspero, études de Mythologie, I.)
  7. Brugsch, Religion und Mythologie.
  8. Livre des Morts, chap. xvii, d’après l’interprétation de Naville.
  9. a et b Note de Wikisource : La référence précédente n’est pas reliée au texte. Elle peut donc correspondre à un autre paragraphe.
  10. Ibid., chap. xvii, papyrus de Soutaimes.
  11. Lefébure, le Cham et l’Adam égyptiens, dans les Proceedings of Society of Biblical archeology (1893).
  12. Éd. Naville, Religion des anciens Égyptiens, 1905, p. 183.
  13. Ed. Naville, p. 190.
  14. Lefébure, Un Chapitre de la Chronique solaire, 1883.
  15. Ed. Naville, la Religion des anciens Égyptiens, p. 183.
  16. Lefébure, Sphinx, VIII, 39. Comparez le Gorgias de Platon.
  17. Chabas, l’Enfer égyptien, dans les Mélanges égyptologiques, III, a, p. 168.
  18. G. Maspero, les Contes populaires de l’Égypte ancienne, 3e édit., p. 134-138.
  19. xvi, 19.
  20. Géorgiques, IV, 221-27. Cf. Ph. Virey, l’Épisode d’Aristée, 1889.
  21. Traduit par G. Maspero, Histoire, II, p. 523.
  22. Traduit par G. Maspero, Histoire, II, p. 524.
  23. Traduit par Erman et Maspero.
  24. Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre.