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Le Livre des ballades/Histoire de la Ballade

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Le Livre des balladesAlphonse Lemerre (p. Histoire de la ballade-xxxii).


HISTOIRE


DE LA BALLADE

HISTOIRE DE LA BALLADE




ll en eſt des genres littéraires comme des livres : ils ont leurs deſtinées.

Les uns s’épanouiſſfent & ſe perpétuent ſur le ſol où ils ſont nés. D’autres, importés de l’étranger, s’implantent & proſpèrent, deviennent nationaux & populaires.

Il en eſt d’autres encore qui n’ont qu’une ſaison d’un demi-ſiècle ou d’un quart de ſiècle, & qui meurent avec la génération qui les a pris en faveur,

D’autres enfin ont, comme dit le Maître, leurs « pertes du Rhône », apparaiſſent & diſparaiſſent ſelon des lois myſtérieuſes & fatales que la critique hiſtorique a miſſion de découvrir & d’expliquer.

En France, où la mobilité du caractère national ſoumet toutes choſes à l’alternative, où le goût eſt infini dans ſes variations & dans ſes mordeſ, ces viciſſitudes ſont plus fréquentes que partout ailleurs. Dans les arts une loi générale préſide à ces évolutions, loi de compenſation & d’équilibre entre les deux ſources principales du génie français, l’imagination & la raiſon, ou, pour nous conformer au langage de la polémique actuelle, le bon ſens & le ſens artiſte.

Toute l’hiſtoire de notre littérature notamment roule entre ces deux termes : revanches perpétuelles de l’eſprit de raiſonnement ſur le génie poétique, & de celui-ci ſur celui-là.

Les époques artiſtes s’inquiètent de la langue & des formes, remontent l’inſtrument poétique, renouvellent le matériel des moyens d’expreſſion.

Les époques de raiſonnement démontrent, enſeignent, diſcutent, propagent, grandes auſſi dans leur inquiétude du vrai, dans leur amour expanſif de l’humanité & du bien.

Lorſque, au commencement de ce fiècfe, on fentit la néceffité de rendre à la langue poétique l’énergie & l’éclat qu’elle avait perdus pendant cent cinquante ans de diſcuſſions & de luttes, on ſe retourna naturellement vers les époques de poéſie floriſſante. On alla rechercher la tradition de l’art oubliée près des derniers lyriques, ceux de la Renaiſſance & du règne de Louis XIII. Le beſoin de regagner de la ſoupleſſe & de la préciſion fit reprendre en goût les vieux rhythmes, exercices de la rime & de la meſure. Le Sonnet, le Rondeau abandonnés après Voiture & La Fontaine reparurent ; le Triolet même retrouva des dévots. La Ballade ſeule fut négligée, ou plutôt fut omiſe, non par dédain, j’aime à le croire, mais par mégarde, ou du moins, par malentendu. On paſſa près d’elle ſans la reconnaître,

Délaiſſée dès le xviie ſiècle, au temps de Molière, alors que le Rondeau & le Sonnet floriſſaient encore, la Ballade n’était pas ſeulement oubliée ; elle était méconnue. Elle n’avait eu ni un Benſerade, ni un Voiture pour illuſtrer ſon déclin. Une étrangère avait pris ſa place. & l’avait ſi bien remplacée, qu’on ne la connaiſſait plus.

Clairs de lune, châteaux en ruine hériſſant les monts, lacs myſtérieux hantés par les Elfes, chevaliers-fantômes ſurgiſſant viſière baiſſée dans l’oratoire des châtelaines, courſiers infernaux emportant au galop les amants parjures, amoureuſes Ondines tapies dans les roſeaux, ſpectres, apparitions, vampires, échos fallacieux, couvents profanés, chaſſeurs aventureux trouvés morts un matin dans la clairière, Dieu ſait de quelle faveur vous avez joui de 1820 à 1835 ! Dieu ſait le compte des têtes que vous avez tournées, des cœurs que vous avez fait battre, & auſſi avec quelle ardeur tu as été courtiſée & pourfuivie de roc en roc, le long de ton vieux fleuve, toi, Lorelei ! fée capricieuſe & fugitive des bords du Rhin, Muſe de la ballade allemande ! Tout fut Ballade alors : la jeune fille filant ſon rouet, le vieux ſeigneur pleurant ſon fils mort à la bataille, le châtiment des ſoldats blaſphémateurs emportés par le diable, le voyageur égaré par le feu follet pendant la nuit, le ſabbat des moines ſacrilèges dans le cloître abandonné ! Tout s’en mêla, le piano comme la lyre, & le pinceau, & le crayon. Pas de tableau ſans tour féodale & ſans fantôme, pas de chant qui n’eût pour accompagnement le trap-trap infernal, ou le tintement de la cloche maudite, ou le vol tourbillonnant des eſprits. Et ni le poète, ni le muſicien, ni le peintre ne ſe doutaient qu’ils introniſaient un bâtard, & que ce genre nouveau, que cette importation étrangère qu’ils fêtaient avec enthouſiaſme n’était au fond que la Romance.

Remarquons en paſſant que ces prétendues Ballades allemandes s’appellent proprement des Lieds (Lieder), mot qui ſe traduirait exactement en français par celui de Lai, d’où l’on a tiré Virelai, & qui caractériſa pendant le moyen âge un genre de poéſie particulier, analogue au conte ou au fabliau : Lai de la Dame de Faël, Lai du Roſſignol, Lai d’Ariſtote, &c. (Voir notamment les poéſies de Marie de France éditées par De Roquefort, Paris, 1832.)

Les Allemands, plus fidèles que nous à l’étymologie, ont donné le nom de Lieder à des chanſons hiſtoriques ou légendaires, complaintes quelquefois, en ſtances & ſans refrain, où l’on retrouve le ton & le genre des anciens Lais français du xiiie ſiècle.

Les Ballades de Gœthe ſont des Lieder ; celles de Bürger s’appellent ſimplement Poéſies (gedichte) ; celles de Schiller ſont ou des Lieder, ou des Chants (geſange). Si les uns & les autres ont quelquefois donné pour ſous-titre à leurs poëmes le mot Ballade, c’eſt un effet de la même confuſion qui a fait attribuer vulgairement ce nom à de certaines cantilènes ou complaintes populaires, par exemple à la complainte du Juif-Errant ; & c’eſt une fantaiſie qui n’engage à rien en français.

Et voilà comment une bouffée d’air allemand pouſſée par les vents du Rhin eſt venue chez nous obſcurcir une queſtion d’étymologie & a effacé du répertoire poétique un des plus anciens genres nationaux.

Le vieux genre français proteſtait cependant, publiquement & en pleine lumière de luſtre, chaque fois qu’au Théâtre-Français on jouait les Femmes ſavantes, & que Vadius, ſollicité par Philaminte de manifefter ſon génie, touſſait en déroulant ſon cahier : — Hum ! c’eſt une Ballade ; & je veux que tout net vous m’en… Pourquoi une Ballade ? L’auteur le ſavait ; le public ne le ſavait plus. Ce n’eſt pas ſans raiſon que Molière, voulant préſenter ſon Vadius comme le type accompli du pédant, en fait un rimeur de Ballades, de préférence à tout autre poème. Le Sonnet était encore trop goûté, malgré les Cotins & les Orontes, le Rondeau trop bien en cour avec Benſerade, Voiture & Sarrazin. La Ballade ſeule était un genre allez archaïque, aſſez paſſé de mode & ſuranné, comme dit Triſſotin, pour agréer à un amateur de vieilleries, à un cuiſtre en us, bardé de grec & de latin. Ménage, l’original préſumé du perſonnage de Vadius, Ménage qui, en horreur du langage vulgaire, célébrait ſes amours en italien & en grec, ſe ſerait peut-être permis le français dans la Ballade ; il ſerait même ſurprenant qu’il ne l’eût pas fait.

Si Vadius n’eût pas été ſi rudement interloqué par ſon introducteur, ce n’eſt pas une romance qu’il eût récitée, ni une complainte, ni quoi que ce ſoit en ſtances d’un nombre indéterminé, de coupe & de imeſure arbitraires. Il eût défilé de ſa voix chevrotante trois ſtrophes d’égale longueur & de même meſure, correctement compoſées ſur les mêmes rimes, & les eût couronnées, en guiſe de bouquet, d’une demi-ſtrophe adreſſée ſous titre d’Envoi à Philaminte ou à Béliſe, où il eut accumulé, marié & fondu toutes les grâces de ſon éloquence & toutes les fineſſes de ſon eſprit. Surtout il eût fait briller ſon adreſſe en ramenant heureuſement à la fin de chaque ſtrophe & de l’Envoi un même vers, refrain de ſes doléances ou de fon eſpoir. Il fe fût bien gardé, en outre, d’entrelacer capricieuſement les rimes maſculines & les féminines, ſachant que leur ordre eſt déterminé par des principes rigoureux deſquels dépend la perfection de la Ballade. Voilà ce qu’aurait fait Vadius, en poëte exact & inſtruit des bonnes traditions ; & ainſi il eut rectifié d’avance la définition du dictionnaire de l’Académie qui, au mot Ballade, n’indique ni le nombre des flrophes, ni leur meſure, & qui ne parle pas de l’Envoi.

Il va ſans dire que cette Ballade ſuppoſée n’eût eu d’autre ridicule que celui de ſon auteur, de même que le Sonnet du carroſſe ne fait rire qu’aux dépens de Triſſotin,

La Ballade eſt donc un genre ſpécial, ayant ſa forme propre, ſes lois fixes & inviolables. C’eſt de plus un genre national, né du ſol, non moins que le Rondeau né gaulois, ni que le Sonnet, invention des vieux trouvères, rapporté, & non apporté, de Florence par Du Bellay. Peut-être même eſt-elle l’aînée de l’un & de l’autre ?

Le premier traité de poétique imprimé en français, celui de Henri de Croï, publié par Antoine Vérard, en 1493[1], en donne les règles préciſes qui n’ont pas varié depuis. Ces règles ſont les mêmes que nous avons rappelées tout à l’heure, pour les faire appliquer au pédant Vadius. Pourtant le précepteur du xve ſiècle eſt autrement explicite & autrement minutieux que nous ne l’avons été. Il reconnaît d’abord trois eſpèces ou trois variétés de Ballades, Ballade commune, Ballade balladante et Ballade fratriſée. De ces trois variétés la Ballade commune eſt le type. C’eſt par celle-là qu’il commence, & c’eſt ſous ce nom qu’il développe les règles compliquées qu’une monographie ne ſaurait ſe diſpenfer de citer, au moins en réſumé :

« Ballade commune doict avoir refrain & trois couplets & Envoy de Prince, duquel refrain ſe tire toute la ſubſtance de la Ballade. Et doit chacun couplet par rigueur d’examen avoir autant de lignes que le refrain contient de ſyllabes. Si le refrain a huit ſyllabes, la Ballade doit être formée de vers huictains. Si le refrain a neuf ſyllabes, les couplets ſeront de neuf lignes, &c. » Ce n’eſt pas tout : de même que l’étendue du refrain gouverne l’étendue de la ſtrophe, de même le plus ou moins de longueur de la ſtrophe régit & modifie la correspondance & l’entrelacement des rimes : dans la ſtrophe de huit vers les rimes ſont ſimplement croiſées ; dans celle de neuf vers, & au delà, les quatre premiers vers ſeulement ſont en rimes croiſées ; le reſte, ſuivant le précepte de Henri de Croï, doit ſe régler ainſi qu’il ſuit : « Les cinquième, ſixième & huitième vers ſont de pareilles terminaiſons, différentes aux premières, & le ſeptième & le neuvième pareils & diſtingués à tous autres. » Dans la ſtrophe de dix vers « le cinquième rimera avec le quatrième ; les ſixième, ſeptième & neuvième ſont de pareille terminaiſon ; le huitième & le dixième égaux en conſonnance ». Enfin, « ſi le refrain a ſix ſyllabes, les couplets feront de onze lignes, les quatre premières ſe croiſant, la cinquième & la ſixième pareilles en rimes ; les ſeptième, huitième & dixième égales en conſonnance, les neuvième & onzième de pareille termination. — Et eſt auſſi à noter que tout envoi a ſon refrain pareil comme les autres couplets ; mais il ne contient que cinq lignes au plus, & prend ſes terminaiſons ſelon les dernières lignes deſdits couplets. » J’omets, pour ne pas compliquer davantage cet écheveau de menus préceptes, les indications relatives aux Ballades balladantes, fratriſées & redoublées, qui toutes dérivent de la Ballade commune. Les curieux les pourront aller chercher dans le livre d’Henri de Croï, heureuſement réimprimé, comme je l’ai dit en note, au commencement de ce ſiècle, On peut néanmoins juger de l’importance de la Ballade au xve ſiècle par l’étendue qui lui eſt accordée dans un traité de poétique ou le Rondeau n’eſt encore que le Rondeau ſimple, le Rondel de Charles d’Orléans, & où le Sonnet n’eſt même pas nommé.

Le Sonnet, en effet, n’a eu tout ſon luſtre qu’au ſiècle ſuivant ; & ce n’eſt guère qu’à la fin du xve ſiècle que le Rondeau a reçu ſa forme définitive, La Ballade les a précédés l’un & l’autre de deux cents ans dans la gloire. Le xive ſiècle fut ſa période d’éclat & d’honneur. Elle eſt alors le genre préféré & adopté, le genre des genres, le patron claſſique populaire de l’inſpiration poétique. On faiſait des rimes ſous le titre de Livre des cent ballades, ſignées de noms divers & quelquefois illuſtres, L’un de ces recueils, ſignalé par M. Paulin Paris[2], porte les noms de Jean de Werchin, ſénéchal de Hainaut, Philippe d’Artois, Jean Boucicaut, duc d’Orléans, duc de Berry, La Trémouille, Bucy, le bâtard de Coucy, &c. Au moment où Antoine Vérard imprimait l’Art & Science de rhétorique, la Ballade avait déjà ſes illuſtrateurs, Jean de Leſcurel, Guillaume de Machault, Jean Froiſſart, l’hiſtorien, Euſtache Deſchamps, Chriſtine de Piſani, Alain Chartier, Charles d’Orléans, Villon, Henri Baude, Guillaume Crétin, Roger de Collerye, auxquels devaient ſe joindre, au fiècle ſuivant, Clément Marot, & plus tard Voiture, Sarrazin & La Fontaine.

Henri de Croï, il eſt vrai, ne dit rien de l’origine de la Ballade, & n’en nomme point l’inventeur. Mais en ces temps anciens, on le ſait, il n’y a point d’inventeurs ; le poète & l’artiſte s’appelaient multitude. Poèmes & cathédrales étaient l’œuvre de tous & du temps.

L’opinion commune des érudits[3] eſt que ces anciens rhythmes français, Sonnet, Rondeau, Ballade, &c., ont été meſurés, calqués ſur des airs notés, airs à chanter ou à danſer. Sonnets rondes, ballets ont effectivement le même ſens, de chant ou de danſe. Il y a eu là quelque choſe d’analogue au ſyftème poétique des Grecs & des Arabes, dont les rhythmes poétiques ſe ramènent tout à un certain nombre de types & de patrons, de « timbres », comme auraient dit les anciens vaudevilliſtes du Caveau.

C’eſt au reſte le ſentiment exprimé par Étienne Paſquier, dans ses Recherches, à propos du Sonnet, mot que les Italiens, dit-il, ont repris de notre ancien eſtoc : — « Ode grec & Sonnet italien ne ſignifient autre choſe que chanſon. »

Il n’eſt pas juſqu’à « mot » lui-même qui n’ait eu temporairement, il eſt vrai, le même ſens,au témoignage d’Huet, évêque d’Avranches, dans ses Dissertations : — « Mot & ſon, dit-il, ſignifiaient autrefois la parole & le chant dont était compoſée la chanſon ; mot a depuis paſſé au chant, témoin motet… »

On ſait par trop d’exemples que les anciens rhythmes, devenus plus tard purement littéraires, ſe chantaient primitivement. Gérard de Nerval a déjà relevé le paſſage du Roman comique où une ſervante d’auberge chante en lavant ſa vaiſſelle une Ode du « vieux Ronſard ». Colletet, dans ſon Art poétique, cite un Sonnet d’Olivier de Magny dont « toute la cour du roy Henry ſecond fiſt tant d’eſtime, que tous les muſiciens de ſon temps, juſqu’à Rolland de Laſſus, travaillèrent à le mettre en muſique, & le chantèrent mille fois avec un grand applaudiſſement du roy & des princes. »

Saint-Amand, dans le petit traité hiſtorique qui précède les Nobles Triolets, opine que ce nom leur a été donné autant parce qu’ils le chantaient à trois (en trio), ſelon la vieille mode du théâtre, qu’à cauſe du vers qui s’y répète trois fois.

Y eût-il de l’équivoque ſur ce point au ſujet du Triolet, ou du Sonnet même, il ne ſaurait y en avoir pour la Ballade dont le nom dénonce trop clairement l’origine : ballets, danſes.

C’eſt donc ſur un air noté, connu, populaire, ſur un air à danſer qu’aura été réglé cet entrelacement de rimes que Boileau déclare capricieuſes, lui qui pourtant trouvait de la naïveté dans la complication du Rondeau.

C’eſt ſans doute auſſi un air noté qui aura ſervi de modèle au Chant-Royal, contemporain de la Ballade, & qui peut-être lui a fourni l’Envoi qu’elle n’a pas à l’origine.

Lequel est l’aîné, du Chant-Royal ou de la Ballade ? On ſerait tenté de croire que c’eſt le premier, ſi l’on ne conſidérait que l’Envoi. L’Envoi, — l’Envoy de Prince, comme dit de Croï, — ce gentil appendice, cette adreſſe reſpectlueuſe & gracieuſe, ſemble bien en effet appartenir en propre an Chant-Royal. Citait un hommage, un renvoi au poète couronné du précédent concours, qui prenait le titre de Roi & donnait la matière, le ſujet du concours ſuivant, & non, comme on pourrait le croire d’abord, une dédicace au prince régnant, ſouverain du pays.

Pourtant cette formule courtoiſe & galante pouvait-elle exiſter d’ailleurs ? Je crois qu’on pourrait trouver des exemples dans les chanſons du xiiie ſiècle. Il eſt notamment une chanson du roi Thibaut commençant ainſi ;


Chanter m’es tuet, que ne m’en puis tenir,


chanſon en ſtrophes de huit vers, ſans refrain, & qui ſe termine par une demi-ſtrophe, dont voici le premier vers :


Dame, mercy, qui toz les biens avés.


N’eft-ce pas là une forme d’envoi ?

Henry de Croï parle du Chant-Royal, mais brièvement & comme pour mémoire, après s’être longuement étendu & complu dans ſon analyſe de la Ballade : — « Champt Royal, dit-il, ſe recorde aux Pays où ſe donnent couronnes & chapaulx à ceulx qui mieulx le ſçavent le faire ; & ſe faict à refrain, comme Ballades ; mais y a cinq couplets & envoy. »

« Comme Ballades », notez cela : c’eſt peut-être là la marque de poſtériorité. Mais ne ſemble-t-il pas que, dans cette brève mention, Croï parle un peu ironiquement de la royauté des Puys ; des couronnes & des chapeaux qu’elle confère ?

Le Chant-Royal pourrait donc n’être que la Ballade développée, & l’envoi de la pièce de concours ne ſerait qu’une application académique d’un uſage déjà admis en poéſie.

Eſtienne Paſquier, qui ne ſe prononce pas ſur la queſtion de priorité, dit ſeulement que le Chant-Royal convient mieux aux ſujets graves & pompeux, & que la Ballade a « plus de liberté ».

Eh ! ſans doute, la Ballade est libre. Elle n’est aſſujettie à aucun ton, ni à aucune inſpiration ſpéciale, ni à la majeſté, ni à la pompe, ni à la triſteffe, ni à la gaieté. Elle n’eſt point condamnée, comme la plaintive Élégie, à s’habiller de deuil & à aller pleurer, les cheveux épars, dans les cimetières. Rien ne l’oblige à ſe parer de fleurs des champs, comme l’Idylle, ni à ſecouer les grelots, comme la Chanſon. Son caractère est dans le rhythme, & nullement dans le ſentiment, ni dans le ſujet. Auſſi n’eſt-il point de ton qu’elle n’ait pris, de ſentiment ou d’idée qu’elle s’interdiſe : tour à tour pompeuſe avec Marot, guerrière avec Euſtache Morel, atnoureuſe & mélancolique avec Charles d’Orléans, mignarde avec Froiſſart, ironique & badine avec Voiture & Sarrazin. Villon l’a faite à ſon gré, cynique dans ſa peinture du logis de la Groſſe Margot, pieuſe & ſéraphbique dans ce cantique à la Vierge, écrit pour ſa mère, que Théophile Gautier compare aux peintures primitives des vitraux & des miſſels, à un lis immaculé s’élançant du cœur d’un bourbier.

Mais cette diſtinction d’Eſtienne Paſquier ne tranche-t-elle pas les deux rôles ? D’un côté le genre académique, ſolennel, formaliſte ; de l’autre un produit ſpontané, œuvre de tous, invention populaire ou nationale, un rhythme ſimple & obéiſſant, ſe prêtant à tout, parlant de tout ſans préjugé & ſfans reſtriction, & devenant à un moment donné la forme préférée, courante, adoptée partout, en haut & en bas, à la cour comme à la halle. Et, je le demande, lequel des deux ſera le type ? Lequel aura hérité de l’autre, ou ſe ſera modelé ſur lui ? À la queſtion ainſi poſée il y a, ce me ſemble, une réponſe facile : les académies adoptent, elles réglementent, elles conſacrent, elles couronnent, mais elles n’inventent pas. L’invention naît de la multitude & de la liberté ; elle n’eſt jamais ſortie d’un concours. Et c’eſt pourquoi, pour donner la priorité à la Ballade ſur le Chant-Royal, & pour reconnaître en elle la création primitive, le genre-mère, le type, il me ſuffit de ces couronnes & de ces « chapaulx » dont Henry de Croï parle, à ce qu’il me ſemble, un peu du bout des lèvres.

J’ai dit que le xive ſiècle avait été pour la Ballade ce que le xvie ſiècle fut pour le Sonnet, l’heure de l’apothéoſe & de la popularité.

Le xive ſiècle eſt une de ces époques artiſtes dont nous parlions en commençant, où le génie poétique progreſſe & ſe dégage en s’appuyant ſur des règles préciſes. La Poéſie ceſſe alors d’être imperſonnelle : les noms abondent. On voit des genres ſe créer, accuſsant la variété des talents & la diverſité de l’eſprit national. En un mot, la Poéſie ſe fait art : elle renonce à ſervir de forme vulgariſante, de truchement, & l’hiſtoire, à la théologie, aux faïences naturelles ; elle vit par elle-même. C’eſt alors que, ſuivant l’expreſſion d’un hiſtorien, fleuriſſent ces rhythmes gracieux & bientôt populaires ? le Virelai, le Rondeau, la Ballade.

Ils pouſſent en effet comme fleurs après que s’eſt éteint le grand vent des épopées guerrières, des chanſons de geſtes aux longues laiſſes.

M. Victor Leclerc a ſignalé cette évolution de la Poéſie françaiſe, en parlant d’un des derniers auteurs de chroniques rimées, de Creton, qui, en 1399, racontant en vers les luttes des maiſons d’York & de Lancaſtre, s’arrête tout à coup, ſaiſi d’un ſcrupule d’hiſtorien véridique, & continue en proſe le récit commencé, de peur d’altérer dans une traduction poétique le langage de ſes héros :


On vous veuil dire, ſans plus ryme quérir,
Du roi la prinſe ; et, pour mieux accomplir
Les paroles qu’ils dirent au venir
        Tous deux cnftnzble,
(Car retenus les ay bien, ce me ſemble)
Sy les diray en proſe ; car il ſemble
Aucune fois qu’on adjoute ou aſſemble
        Trop de langage
À ſa matière de quoi on faict ouvrage.
Or veuille Dieu, qui nous faict à s’ymage,
Pugnir tons ceulx qui fierent tel ouvrage !


« C’était faire preuve de bon ſens, ajoute M. Victor Leclerc ; le règne de la proſe était venu pour l’hiſtoire, » Et auſſi, ajouterons-nous Père de l’émancipation pour la poéſie.

Qui le croirait ? Le xvie ſiècle, ce ſiècle artiſte par excellence & le grand ſiècle de la poéſie lyrique en France, méconnut la Ballade, ou plutôt la ſacrifia. Ce fut ſa première perte du Rhône.

Les poëtes d’alors, enthouſiaſtes de l’antiquité retrouvée, modelèrent leurs œuvres ſur les mètres d’Horace, d’Anacréon & de Sappho. Ce fut le triomphe de l’Ode & de l’Odelette, de l’Élégie, de l’Épître & même du Poëme épique,

Les vieux genres français furent repouſſés comme gothiques ; le Sonnet ſeul trouva grâce, à titre d’importation étrangère & par la protection de Du Bellay.

Vauquelin de la Fresnaye ſonne le glas dans ſon Art poétique :


De ces vieux Chants royaux décharge le fardeau ;
Ôte-moi la Ballade, ôte-moi le Rondeau !
Que ta Muse jamais ne ſoit embeſognée
Qu’aux vers dont la façon à toi ſ’eſt enseignée…


Qu’entendait-il cependant cet enseignement ſpontané ?

C’eſt, à la violence près, l’arrêt plus tard édicté par Despréaux dans ſon code. Ce fut l’épitaphe après la ſonnerie funèbre.

Dans l’intervalle, cependant, la Ballade avait rejailli avec éclat, à l’hôtel de Rambouillet, cette académie de grâce, d’eſprit & de fin langage. Les Ballades de Voiture ſont nombreuſes & connues. Celles de Sarrazin, plus rares, la Ballade sur la mort de Voiture, celle du Pays de Caux, celle de l’Enlèvement en amour, ſont de purs modèles du genre en même temps que des chefs-d’œuvre d’élégance & de badinage délicat.

La Fontaine enfin, le dernier des poëtes artiſtes au xviie ſiècle, proteſtait en faveur de ces genres rebutés ; &, pour mieux faire comprendre l’art de ſes fables, il prouvait ſa ſoupleſſe & ſon agilité rhythmique en triomphant dans la Ballade, dans le Chant-Royal & le Rondeau.

Après lui, c’en eſt fait, C’en eſt fait de nos gracieuſes eſcrimes : l’art eſt tout au théâtre. La poéſie tombe au didactique, à la thèſe philoſophique & religieuſe, aux petits vers en proſe galante & ſpirituelle de Voltaire & de ſon école. Elle retourna, par une inconſéquence, par une aberration inconcevable de l’eſprit, confondant les temps & les fonctions, oubliant que l’imprimerie, en mettant à la diſpoſition de tous un moyen direct de communiquer ſes penfées & ſes travaux, a émancipé tous les arts ; elle retourna à l’enſeignement des ſciences naturelles & physiques ; on « chanta » les Trois Règnes, l’Inoculation, le Jardinage, le Syſtlème de Kopernick ; on mit en vers des traités de tactique & d’arboriculture !

Oh ! comme après tout un ſiècle de ces non-ſens, de ces erreurs pédanteſques, de ces paradoxes, de ces fadeurs, on dut ſaluer avec enthouſiaſme le premier coup de clairon ſonné par l’art reſſuſcité ! Avec quelle joie dut-on fêter les premiers chants qui annoncèrent que la Poéſie rentrait dans ſon vrai domaine, & ouvrait la voie libre & lumineuſe de la tradition & des maîtres ! On avait tant beſoin, après ces déclamations, ces démonſtrations, ces pamphlets rimés, ces leçons en vers, après ces faux délires, ces exclamations banales, ces invocations à froid, ces


Deſcriptions ſans vie & ſans chaleur,


tout ce fatras d’un art qui ſe trompe & fait fauſſe route, on avait tant beſoin de ſe reprendre à une inſpiration déſintéreſſée & ſincère !

Ce fut une Renaiſſance encore, où l’âme poétique de la France ſe reconnut, s’écouta & vibra ſpontanément de ſentiments intimes & humains. Elle parla ; mais le langage de la poéſie, fauſſé, corrompu & comme hydropiſé par l’abus du lieu commun & des analogies, réſiſtait à l’expanſion de ces mouvements libres. Il fallut remettre ſur le chevalet cette langue appauvrie, nouée, ankyloſée. Pour lui rendre ſa ſoupleſſe & ſa vigueur, on la remit au régime du gymnaſe & de l’orthopédie. On la jeta dans tous les moules, depuis la ſpirale des Djinns juſqu’à la ſtrophe en triolet de La Captive. On multiplia les rimes dans Le Pas d’armes du roi Jean. Le paſſé vers lequel on ſe tourna par ſympathie de foi & d’études livra ſes exemples & ſes ſecrets. On reprit à Remy Belleau le rhythme charmant de ſon Avril. Un nouveau Du Bellay rapporta, non plus d’Italie, mais d’Angleterre, le Sonnet recueilli par Woodsworth & de Kirke White,

La Ballade fut négligée, méconnue. Pourquoi ? j’en ai donné des raiſons que l’on jugera.

Pourtant il était juſte que ce gentil poème, ſi français dans ſa grâce malicieuſe, que cette fleur de nos anciens jardins de rhétorique & de plaiſance eût à son tour ſa restauration.

Honneur au poëte qui nous la rend & qui, ſur cet air danſé par nos aïeux, fait chanter ſans contrainte la Muſe des temps nouveaux !


CHARLES ASSELINEAU

Septembre 1869.
  1. L’Art et Science de rhétorique pour faire Rigmes & Ballades. Paris, imp. par Anthoine Vérard, in-4o gothique. Réimpr. par Crapelet en 1832.
  2. Manuſcrits de la bibliothèque du roi, t. VI. de la bibliothèque du roi, t. VI.
  3. En particulier celle de M. Anatole de Montaiglon, un des jeunes ſavants qui ont pénétré le plus profondément dans l’étude de notre ancienne poéſie françaiſe, et dont les conſeils nous ont été précieux dans le cours de ce petit travail.