Le Livre des mères et des enfants/I/La petite amateur de crême

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LA PETITE AMATEUR DE CRÊME.

Une chambre au laitage était ouverte sur le grand jardin où Félicité se promenait et où Félicité s’ennuyait. Car il n’y avait plus alors ni fruits ni fleurs dans le grand jardin, et Félicité, qui avait cinq ans, aurait voulu qu’il y eût toujours des fruits et des fleurs.

Sautant sur un pied, puis sur l’autre, pour faire du bruit dans les feuilles sèches et ne s’amusant pas du tout de cette aride musique, elle entra dans la chambre fraîche où l’odeur de laitage et de crême lui fit venir l’eau à la bouche, ce qui dégénéra en une mauvaise pensée !

Au lieu d’attendre et de dire : — Ma tante (Félicité était chez sa tante), voulez-vous me donner un peu de ce bon lait qui sent si bon ? ce que sa tante eût fait avec tendresse ; car elle était comme beaucoup de tantes remplie d’amour pour les enfans. Eh bien non, Félicité aima mieux se préparer un long ennui ; car une faute trouble bien des jours, quand même ils seraient pleins de soleil, pleins de fleurs et d’aventures merveilleuses.

Félicité traîna audacieusement une table sous la longue planche où reposaient les vases pleins de lait, quelques-uns en terre, quelques autres en cuivre brillant comme de l’or. Il est certain que cette exquise propreté ravissait les yeux en les attirant.

Après quelques efforts et par le secours d’une chaise, elle se trouva sur la table, les bras tendus et la tête levée comme un petit chat trop faible encore pour sauter et atteindre une proie éloignée. Comme par un avertissement du ciel, qui laisse toujours le temps de la réflexion avant de commettre le mal, elle en était encore, comme on dit, à une lieue. Mais elle fit la sourde et ne voulut pas entendre sa conscience lui crier tout bas : Va-t-en !

Elle resta, redescendit de la table, parvint, avec un travail qui redoublait sa soif, à poser cette lourde chaise de campagne sur la table déjà bien haute, et mit encore par dessus un escabeau qui servait à traire les vaches. C’était comme une montagne, un vrai mât de cocagne ; car la crême était au bout !

Elle monte intrépide sur cet échafaudage dans l’impossibilité de boire aux vases immobiles comme des témoins désapprobateurs, et puisqu’il faut l’avouer à la honte de cette petite friande, elle y plonge ses deux bras enhardis, les en retire comme si elle eût mis des gants blancs, tant la crême était épaisse, et elle y promène ses lèvres avec délices. Certes, c’est une action qui fait rougir pour Félicité.

Elle retournait pour la troisième fois à ce bonheur désespéré et s’y délectait dans une profonde imprévoyance, quand une voix qu’elle crut être celle du dernier jugement, dit doucement pour ne pas la faire tomber en arrière et se tuer peut-être :

— Bien, Félicité, très-bien ! »

Félicité, saisie d’épouvante, retira ses bras avec tant de précipitation qu’elle entraîna violemment le vaste pot de cuivre où se formait la crême et qui, renversé sur sa tête blonde, y entra jusqu’à ses épaules.

Sa généreuse tante en eut pitié. La voyant chanceler sous le double poids de son repentir et du chaudron de cuivre, elle la recueillit dans ses bras, trempée comme d’un naufrage, coiffée de ce vilain bonnet qui la couvrait, je vous assure, de plus de honte encore que de lait.

Ce n’est pas tout ; c’est rarement tout quand il s’agit d’expiation et de regret : ses petits cousins entrèrent et se mirent à crier contre elle : « Ah ! ah ! Félicité ! ah ! ah ! Félicité ! » Les genoux de Félicité tremblaient, et la punition était bien grande !

On la conduisit, avec quelques égards cependant, on en doit même au coupable qui ne peut se défendre ; on la conduisit jusqu’à la porte de la rue, où les passants se demandaient : « Pourquoi cette petite fille a-t-elle un si grand pot de cuivre sur la tête ? »

Un triste et humiliant silence suivait cette question qu’elle entendait sous l’espèce de prison sonore où bruissaient les paroles que l’air y faisait entrer, et l’on s’en allait pour en causer par la ville.

Sa tante, qui avait défendu à ses petits cousins de renouveler le charivari, eut la bonté de ne lever sa coiffure que lorsqu’elle fut rentrée tout au fond de la maison, afin que personne au moins ne vit son doux visage si blanc de crême et si rouge de honte, que je n’essaie pas de vous le peindre.

Félicitée dont le cœur était près d’éclater d’amertume, et pourtant de reconnaissance envers son juge, ne put qu’articuler au milieu d’un sanglot : « Oh ! ma tante ! » Sa tante n’en reparla jamais. Cela s’est répandu sourdement, et je vous le raconte, non pas en haine de Félicité qui attendit toujours depuis que Dieu lui envoyât le bonheur au lieu de le prendre ainsi à l’assaut : je vous le raconte pour vous engager instamment à profiter de cet exemple, afin d’en éviter la punition.


Notre conscience est notre plus intime amie. C’est elle qui fait notre lit, et qui couche avec nous jusqu’à la mort.

Quand on ne peut pas dire en face : Bonsoir, ma conscience ! on dort mal !