Le Livre des mères et des enfants/I/Le sonneur aux portes

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LE SONNEUR AUX PORTES.

En cinq parties.

LE PORTIER.

Je ne crois pas qu’il y ait encore des enfants aussi hardis qu’Antony. Il était la terreur des portiers, le lutin des servantes, le cauchemar du rentier paisible. Ce petit voltigeur des rues passait pour le chef d’une bande audacieuse, qu’il entraînait tous les soirs en sortant de l’école. Il se mettait à leur tête en vrai cosaque à pied, et pas un marteau, pas une sonnette, n’échappaient à leur investigation.

— Pan ! pan ! pour le marteau. Ils fuyaient, se plaçaient en embuscade à quelques maisons plus loin, et la porte s’ouvrait à la grande joie de leurs cœurs pleins de malice.

Le portier, ne voyant entrer personne, venait lui-même regarder pourquoi ? et plongeant en vain ses yeux dans la rue silencieuse, s’en retournait mécontent. Après un temps raisonnable, quand on le supposait rentré dans sa loge et paisiblement assis, on retournait, haletant, avec des rires étouffés où il y avait tout un poème de brigandage.

— Pan ! pan ! recommençait le marteau et les six oiseaux de nuit s’envolaient encore, rasant la terre, dans la cachette qu’ils s’étaient choisie. Force était au portier de tirer le cordon, ne fût-ce que pour lui-même ; car il brûlait ce portier dérangé d’attraper et de tordre le bras insolent qui l’arrachait ainsi à son repos. C’était en vain !

Alors, l’amour même du repos l’arrachait violemment à son immobilité de profession. Il se faisait petit, et s’avançait finement le long du rang où il supposait les malfaiteurs cachés.

Mais si, par hasard, il s’approchait de leur retraite, ils en sortaient tout à coup avec une agilité si prodigieuse qu’ils glissaient entre ses bras étendus, faisant voler en l’air son bonnet et poussant des cris aussi aigus que ceux de l’orfraie ou de la chouette. Ils étendaient même l’insulte jusqu’à frapper du marteau chacun un coup ; ce qui en faisait six, en jetant pour adieu au portier gonflé de colère dans la rue :

— Ouvrez, portier ! ouvrez donc ; portier ! le cordon, s’il vous plaît !

La nuit entière ne consolait pas le portier de ces allées et venues forcées, et sans vengeance. Le portier aime la vengeance.

LE CORDONNIER.

Antony donc répandant partout ses ravages était toujours pendu à une sonnette et tandis que les autres fuyaient, lui souvent mettait dans sa tête d’affronter le danger.

Une servante accourait, effrayée du terrible ébranlement de la sonnette, et avant même qu’elle ouvrît la bouche, Antony, levant un nez insolent, demandait :

— Est-ce ici le médecin de mon oncle ?

— Qu’est-ce que c’est que le médecin de votre oncle ? demandait la servante irritée.

— C’est… je ne me souviens pas de son nom ; mais c’est un bien bon médecin ! »

— Ce n’est pas ici. Et une autre fois ne sonnez pas si fort. »

Une ardeur nouvelle emportait la troupe errante. Pas un ne songeait que c’est lâche d’insulter dans l’ombre.

Antony, bien élevé d’ailleurs, et qui coûtait à son père une grosse somme pour devenir savant, imitait effrontément le gamin dont la joie est immense quand il fait tressaillir l’humble cordonnier, en plongeant tout à coup sa tête dans l’échoppe par un carreau de papier qu’il enfonce, et en demandant froidement : « Quelle heure est-il ? »

Il trouvait aussi une émotion délectable à lancer l’épouvante chez le tranquille artisan, travaillant à la lampe. Il faisait ruisseler sur les vitres sonores des poignées de pois secs qui descendaient comme la foudre en éclat dans le silence laborieux du chaussetier solitaire.

LE PIED DE BICHE.

Ce soir-là, toute la meute sonnante se précipita sur le pied de biche d’un rentier. La première attaque fut inutile, car le maître était absent, et ses deux domestiques, se chauffant au feu de leur maître, faisaient la sourde oreille pour ne pas se déranger.

Antony, très irrité de cette lenteur, s’écria : « Se moque-t-on de moi ? » et se pendit s’en façon de tout le poids de son corps au pied de biche, qui lui resta dans les mains. Un cri de victoire, très-flatteur pour Antony, fat poussé jusqu’aux toits par sa troupe légère, ce qui l’empêcha d’entendre le bruit de la porte. Elle s’ouvrit d’ailleurs si vivement qu’il fut pris et entraîné dans l’allée sombre, avant qu’il pût même laisser tomber le pied de biche, témoin irrécusable de son crime. Ses compagnons s’enfuirent épouvantés et dirent entre eux :

— Aussi pourquoi nous entraîne-t-il à cela ? je n’y songerai pas sans lui. — Ni moi ! — Ni moi ! — Ni moi ! cinq fois répété, fut tout ce qu’ils trouvèrent pour sauver leur chef du piège qu’ils avaient évité. Seulement ils soupèrent assez mal ce soir-là, et quelques-uns rêvèrent de gendarmes.

Antony ne rêvait pas. Toute son intelligence était éveillée par l’air froid et vindicatif des deux domestiques, ses vrais maîtres alors, résolus à le lui prouver rudement. Ils avaient commencé par lui lier les bras et les jambes, et se disposaient à le descendre à la cave ; avec des menaces effrayantes. Le fier Antony ne proférait pas une parole. Il regardait ses liens qui lui faisaient mal ; il songeait à l’inquiétude de sa mère… C’était affreux ! mais il ne pleurait pas ; son cœur seul disait au fond de lui-même : — Ma mère !

— Finissons, dit l’un des hommes, en faisant signe à l’autre d’emporter avec lui l’enfant, qui devint très-pâle, mais qui ne baissa point ses yeux pleins de courage.

À l’instant même on frappa trois coups à la porte de la rue.

— C’est monsieur, dirent-ils, car il sonne ordinairement trois fois. Va, petit brigand, ton affaire est faite, recommande ton ame à Dieu.

Antony crut qu’il allait voir apparaître un ogre. Le frisson passa dans ses cheveux et les fit lever ; mais son regard curieux ne se mouilla pas d’une larme.

Le bon rentier, qui était le moins ogre des hommes, ne trouva pas dans la perte de son pied de biche une raison suffisante pour mettre en cave et faire mourir peut-être l’imprudent qu’on avait garotté ; mais après avoir un peu rêvé sur le trouble que de telles actions répandent souvent dans des maisons paisibles, il ordonna qu’on fît avancer une voiture à l’heure.

Pendant qu’on la cherchait, Antony dans l’immobilité où le retenaient ses liens, eut les yeux bandés sans qu’il lui fut fait le moindre mal.

Alors la voiture arriva. Le rentier, touché du jeune âge et du maintien sans bassesse du prisonnier, l’interrogea en grossissant sa voix.

— Votre nom ? celui de votre famille ? votre demeure ? »

Antony répondit à tout d’un accent ému, mais précis.

— Avez-vous du courage ? »

— Pour entreprendre, oui. Pour souffrir, je l’ignore ; c’est la première fois que je me suis laissé prendre. »

— Jurez-vous de ne pas vous révolter si l’on vous ôte ces cordes ?

— Je le jure. »

— Ôtez les cordes au prisonnier. »

Les cordes tombèrent.

— Vous allez subir de grandes épreuves, continua le Juge. Les soutiendrez-vous sans lâcheté ? »

— Je tâcherai, répliqua simplement le petit sonneur aux portes.

Son juge le plaça derrière lui et détachant de la tapisserie couverte de dessins une tête de mort au crayon noir qui n’y tenait que par quatre épingles, il l’a mis devant l’enfant en lui disant : ne bougez pas ! »

Vous dit-il aux domestiques, soulevez son bandeau.

Antony trouva sans tressaillir cette tête sous ses regards délivrés.

— Qu’en dites-vous ? »

— Que c’est mal dessiné, répondit l’écolier qui l’avait parcourue avec attention.

Le bandeau retomba sur ses yeux.

— Aviez-vous des complices ? »

— J’avais des amis, monsieur. Ils se sont sauvés… ils ont bien fait. »

— Avez-vous une mère ? »

Antony ne répondit pas ; mais il baissa la tête, et le rentier qui l’examinait attentivement, vit ruisseler deux larmes sous son bandeau.

— Partons ! dit le juge, d’un ton grave et irrévocable.

VOYAGE D’ANTONY.

Antony fut conduit en silence dans la voiture qui roula si long-temps qu’il se crut à vingt lieues de Paris. Elle s’arrêta tout à coup sur un cri des deux guides, au milieu desquels Antony était assis.

Le rentier qui n’avait pas soufflé le mot, durant le voyage, descendit le premier, et s’éloigna. Antony fut déposé au milieu d’une rue déserte et noire qu’il prit pour une ville de province inconnue. Quand son bandeau fut ôté et qu’il put porter autour de lui ses yeux pleins de terreur :

— Tirez-vous de là, dirent brièvement ses guides en remontant dans la voiture que l’enfant infortuné vit s’éloigner avec l’amertume profonde de son abandon.

Il resta quelques instants sans se mouvoir et sans rappeler ses idées. Cette ville nouvelle lui paraissait pleine de consternation, il trouvait les maisons d’un aspect bizarre, bâties tout autrement qu’à Paris, son cher Paris ! et présentement qu’il était pour lui d’une impérieuse nécessité de sonner à quelque porte pour s’y sauver d’une nuit d’épouvante et d’insomnie, à jeun ; tous les pieds de biches du monde n’auraient pu réveiller sa passion éteinte pour le son des marteaux et des cloches. Il s’assit en soupirant au coin d’une borne sur un banc étroit qu’il accepta pour son lit, non sans murmurer tristement :

— Ah ! que les bancs son bien plus larges à Paris ! et les réverbères, Dieu ! qu’ils sont ternes dans cette petite ville… Est-ce qu’il y a des hommes dans ces habitations froides ?… Maman ! maman ! que la vôtre à cette heure était chaude et gaie pour moi ! Si vous saviez où je suis, vous prendriez la poste pour venir me sauver. Il est vrai que je suis bien coupable ; mais vous n’auriez pas le courage, vous, de me punir si cruellement, car je suis perdu enfin !… » Et les larmes d’Antony coulèrent par flots sur le banc de pierre.

Mon Dieu ! s’écria-t-il, est-ce que vous m’avez abandonné ! »

LE BON ANGE.

Laissez venir à moi les petits enfants.

Un homme s’approcha tout à coup dans l’ombre. Antony se leva.

— N’ayez pas peur, mon petit ami, dit cet homme. — Je n’ai pas peur, répondit l’enfant ; quel mal voudriez-vous me faire ? — Aucun, si vous me dites la vérité : Qui êtes-vous ?

— Je suis un enfant perdu.

— D’où venez-vous ?

— De Paris, où je suis né. Je n’ai pas d’argent, je ne connais pas cette ville où l’on m’a laissé seul pour me punir.

— De quoi ?

— De sonner aux portes avec mes amis.

— Leurs noms ?

— Je ne les dirai pas.

— Le vôtre ?

— Antony Derbay ; mais mon père sera-t-il inquiété pour ma faute ?

— Soyez tranquille, mon enfant, dit l’homme attendri, regardez-moi comme votre bon ange, et suivez-moi… quand je saurai votre demeure, toutefois, car je suis résolu à vous rendre ce soir même à vos parens. »

Quoi, monsieur, vous feriez ce voyage ! s’écria Antony, plein de reconnaissance. Il lui dit alors le nom de son père, sa demeure à Paris et se laissa conduire soumis par ce guide si différent de ceux qui l’avaient emporté du pays natal.

Après quelques détours qui ne lui semblaient que les commencements d’un voyage pénibles, l’homme qui l’avait doucement enveloppé dans son manteau s’arrêta en disant : Nous y sommes.

— Où donc, s’écria d’une voix craintive Antony, sans se reconnaître encore, et croyant rêver.

— Chez votre père, dont voici la maison. Et il frappa de manière à ce qu’on ne tarda pas à leur ouvrir.

Quelles furent la surprise, la joie et les transports d’Antony, en se retrouvant à sa porte comme par enchantement ! quand il tomba dans les bras de sa mère inquiète depuis deux heures de ne pas le voir rentrer ! Quand il la couvrit de ses larmes en lui racontant sa faute, qu’il lui montra son sauveur, qu’il prenait alors pour Jésus-Christ lui-même ; car il avait fait un miracle !

— Oh ! qui donc êtes-vous, monsieur ? dit la mère, en se penchant vers l’étranger pour le bénir.

— Le rentier, madame, qui se trouvera bien heureux, s’il a corrigé l’enfant et consolé la mère.

Je dois vous avouer qu’Antony sanglota de repentir dans les bras du bon rentier, et qu’en essuyant ses yeux rouges, il s’écria tout à coup :

— Je te rendrai ton pied de biche ! »

— Non, dit en souriant le rentier qui devint le meilleur ami d’Antony ; je vous le donne comme un talisman pour entrer à toute heure dans ma maison.


L’objet qui nous rappelle une faute pleurée nous empêche d’y retomber.