Le Livre des masques/Henri de Régnier

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Mercure de France (p. 40-46).



HENRI DE RÉGNIER


Celui-là vit en un vieux palais d’Italie où des emblèmes et des figures sont écrits sur les murs. Il songe, passant de salle en salle, il descend l’escalier de marbre vers le soir, et s’en va dans les jardins, dallés comme des cours, rêver sa vie parmi les bassins et les vasques, cependant que les cygnes noirs s’inquiètent de leur nid et qu’un paon, seul comme un roi, semble boire superbement l’orgueil mourant d’un crépuscule d’or. M. de Régnier est un poète mélancolique et somptueux : les deux mots qui éclatent le plus souvent dans ses vers sont les mots or et mort, et il est des poèmes où revient jusqu’à faire peur l’insistance de cette rime automnale et royale. Dans le recueil de ses dernières œuvres on compterait sans doute plus de cinquante vers ainsi finis : oiseaux d’or, cygnes d’or, vasques d’or, fleur d’or, et lac mort, jour mort, rêve mort, automne mort. C’est une obsession très curieuse et symptomatique, non pas et bien au contraire d’une possible indigence verbale, mais d’un amour avoué pour une couleur particulièrement riche et d’une richesse triste comme celle d’un coucher de soleil, richesse qui va devenir nocturne.

Des mots s’imposent à lui quand il veut peindre ses impressions et la couleur de ses songes ; des mots s’imposent aussi à qui veut le définir et d’abord celui-ci, déjà écrit mais qui renaît, invincible : richesse. M. de Régnier est le poète riche par excellence, — riche d’images ! Il en a plein des coffres, plein des caves, plein des souterrains, et incessamment une file d’esclaves lui en apporte d’opulentes corbeilles qu’il vide, dédaigneux, sur les marches éblouies de ses escaliers de marbre, cascades versicolores qui s’en vont bouillonnantes, puis paisibles, former des étangs et des lacs irradiés. Toutes ne sont pas nouvelles. M. Verhaeren préfère, aux plus justes et aux plus belles métaphores antérieures, celles qu’il crée lui-même, même maladroites, même informes ; M. de Régnier ne dédaigne pas les métaphores antérieures, mais il les refaçonne et se les approprie en modifiant leur entourage, en leur imposant des voisinages nouveaux, des significations encore inconnues ; si parmi ces images retravaillées il s’en trouve quelqu’une de matière vierge, l’impression que donnera une telle poésie n’en sera pas moins tout à fait originale. En œuvrant ainsi, on échappe au bizarre et à l’obscur ; le lecteur n’est pas brusquement jeté dans une forêt dédalienne ; il retrouve son chemin, et sa joie de cueillir des fleurs nouvelles se double de la joie de cueillir des fleurs familières.



Le temps triste a fleuri ses heures en fleurs mortes,
L’An qui passe a jauni ses jours en feuilles sèches.
L’Aube pâle s’est vue à des eaux mornes
Et les faces du soir ont saigné sous les flèches
Du vent mystérieux qui rit et qui sanglote.


Une telle poésie a certainement de l’allure.

M. de Régnier sait dire en vers tout ce qu’il veut, sa subtilité est infinie ; il note d’indéfinissables nuances de rêve, d’imperceptibles apparitions, de fugitifs décors ; une main nue qui s’appuie un peu crispée sur une table de marbre, un fruit qui oscille sous le vent et qui tombe, un étang abandonné, ces riens lui suffisent et le poème surgit, parfait et pur. Son vers est très évocateur ; en quelques syllabes, il nous impose sa vision.


Je sais de tristes eaux en qui meurent les soirs ;
Des fleurs que nul n’y cueille y tombent une à une…


Encore très différent en cela de Verhaeren, il est maître absolu de sa langue ; que ses poèmes soient le résultat d’un long ou d’un bref travail, ils ne portent nulle marque d’effort, et ce n’est pas sans étonnement, ni même sans admiration, que l’on suit la noble et droite chevauchée de ces belles strophes, haquenées blanches harnachées d’or qui s’enfoncent dans la gloire des soirs.

Riche et subtile, la poésie de M. de Régnier n’est jamais purement lyrique ; il enferme une idée dans le cercle enguirlandé de ses métaphores, et si vague ou si générale que soit cette idée, cela suffit à consolider le collier ; les perles sont retenues par un fil, parfois invisible, mais toujours solide ; ainsi, ces quelques vers :


L’Aube fut si pâle hier
Sur les doux prés et sur les prêles,
Qu’au matin clair
Un enfant vint parmi les herbes.
Penchant sur elles
Ses mains pures qui y cueillaient des asphodèles.

Midi fut lourd d’orage et morne de soleil
Au jardin mort de gloire en son sommeil
Léthargique de fleurs et d’arbres,
L’eau était dure à l’œil comme du marbre,
Le marbre tiède et clair comme de l’eau,
Et l’enfant qui vint était beau,
Vétu de pourpre et lauré d’or,
Et longtemps on voyait de tige en tige encor,
Une à une, saigner les pivoines leur sang
De pétales au passage du bel Enfant.

L’Enfant qui vint ce soir était nu,
Il cueillait des roses dans l’ombre,
Il sanglotait d’être venu,
Il reculait devant son ombre,
C’est en lui nu
Que mon Destin s’est reconnu.


Simple épisode d’un plus long poème, lui-même fragment d’un livre, ce petit triptyque a plusieurs significations et dit des choses différentes selon qu’on le laisse à sa place ou qu’on l’isole : ici, image d’un destin particulier ; là, image générale de la vie. Qu’on y voie encore un exemple de vers libres vraiment parfaits et maniés par un maître.