Le Livre des masques/Francis Vielé-Griffin
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN
Je ne veux pas dire que M. Vielé-Griffin soit un poète joyeux ; pourtant, il est le poète de la joie. Avec lui, on participe aux plaisirs d’une vie normale et simple, aux désirs de la paix, à la certitude de la beauté, à l’invincible jeunesse de la Nature. Il n’est ni violent, ni somptueux, ni doux : il est calme. Bien que très subjectif, ou à cause de cela, car penser à soi, c’est penser à soi tout entier, il est religieux. Comme Emerson, il doit voir dans la nature « les images de la plus ancienne religion » et songer, encore comme Emerson : « Il semble qu’une journée n’a pas été tout entière profane, où quelque attention a été donnée aux choses de la nature. » Un par un, il connaît et il aime les éléments de la forêt, depuis les « grands doux frênes » jusqu’au « jeune million des herbes », et c’est bien sa forêt, sa personnelle et originale forêt :
Sous ma forêt de Mai fleure tout chèvrefeuille.
Le soleil goutte en or par l’ombre grasse,
Un chevreuil bruit dans les feuilles qu’il cueille,
La brise en la frise des bouleaux passe,
De feuille en feuille ;
Par ma plaine de mai toute herbe s’argente,
Le soleil y luit comme au jeu des épées,
Une abeille vibre aux muguets de la sente
Des hautes fleurs vers le ru groupées.
La brise en la frise des frênes chante…
Mais il connaît d’autres fleurs que celles dont les clairières sont coutumières ; il connaît la fleur-qui-chante, celle qui chante, lavande, marjolaine ou fée, dans le vieux jardin des ballades et des contes. Les chansons populaires ont laissé dans sa mémoire des refrains qu’il mêle à de petits poèmes qui en sont le commentaire ou le rêve :
Où est la Marguerite,
Ô gué, ô gué,
Où est la Marguerite ?
Elle est dans son château, cœur las et fatigué,
Elle est dans son hameau, cœur enfantile et gai,
Elle est dans son tombeau, semons-y du muguet,
Ô gué, la Marguerite.
Et cela est presque aussi pur que les Cydalises de Gérard de Nerval,
Où sont nos amoureuses ?
Elles sont au tombeau ;
Elles sont plus heureuses
Dans un séjour plus beau…
Et presque aussi innocemment cruel que cette ronde que chantent — et que dansent — les petites filles.
La beauté, à quoi sert-elle ?
Elle sert à aller en terre,
Être mangée par les vers,
Être mangée par les vers…
M. Vielé-Griffin n’a usé que discrètement de la poésie populaire — cette poésie de si peu d’art qu’elle semble incréée — mais il eût été moins discret qu’il n’en eût pas mésusé, car il en a le sentiment et le respect. D’autres poètes ont malheureusement été moins prudents et ils ont cueilli la rose-qui-parle avec de si maladroites ou de si grossières mains qu’on souhaiterait qu’un éternel silence eût été conjuré autour d’un trésor maintenant souillé et vilipendé.
Comme la forêt, la mer enchante et enivre M. Vielé-Griffin ; il l’a dite toute en ses premiers vers, cette déjà lointaine Cueille d’Avril, la mer dévoratrice, insatiable, gouffre et tombe, la mer sauvage à la houle orgueilleuse et triomphale, la mer lascive aux voluptueuses vagues, la mer furieuse, la mer insoucieuse, la mer tenace et muette, la mer envieuse et qui se farde d’étoiles ou de soleils, d’aurores ou de minuits, — et le poète lui reproche sa gloire volée :
Ne sens-tu pas en toi l’opulence de n’être
Que pour toi seule belle, ô Mer, et d’être toi ?
puis il proclame sa fierté de n’avoir pas suivi l’exemple de la mer, de n’avoir pas demandé la gloire à d’heureuses réminiscences, à de hardis plagiats. Il faut reconnaître que M. Vielé-Griffin, qui ne mentait déjà pas, s’est tenu parole depuis ; il est bien demeuré lui-même, vraiment libre, vraiment fier et vraiment farouche. Sa forêt n’est pas illimitée, mais ce n’est pas une forêt banale, c’est un domaine.
Je ne parle pas de la part très importante qu’il a eue dans la difficile conquête du vers libre ; — mon impression est plus générale et plus profonde, et doit s’entendre non seulement de la forme, mais de l’essence de son art : il y a, par Francis Vielé-Griffin, quelque chose de nouveau dans la poésie française.