Le Livre des masques/Louis Dumur

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Mercure de France (p. 114-120).



LOUIS DUMUR


Représenter la logique parmi une assemblée de poètes, est un rôle difficile et qui a ses inconvénients. On risque d’être pris trop au sérieux et, par suite, de se sentir porté à maintenir sa littérature dans les tons graves. La gravité n’est pas nécessaire à l’expression de ce que l’on croit être la vérité ; l’ironie pimente agréablement la tisane morale ; il faut du poivre dans cette camomille ; affirmer avec dédain est un moyen assez sûr de n’être pas dupe, même de ses propres affirmations. Cela est très utilisable en littérature, car tout y est incertain et l’art lui-même n’est sans doute qu’un jeu où, philosophiquement, nous nous trompons les uns les autres. C’est pourquoi il est bon de sourire.

M. Dumur sourit rarement. Mais si maintenant, ayant conquis, rien qu’en vivant, plus d’indulgence et quelques droits à la véritable amertume, s’il voulait sourire pour se défendre et se distraire, il semble que toute l’assemblée des poètes protesterait, étonnée et peut-être scandalisée. Alors il demeure grave, par habitude et par la logique.

Il est la Logique même. Il sait observer, combiner, déduire ; ses romans, ses drames, ses poèmes sont des constructions solides dont l’architecture pondérée plaît par la savante symétrie des courbes, toutes dirigées vers un dôme central où l’œil est sévèrement ramené. Il est assez fort et assez volontaire pour, épris d’une erreur, ne l’abandonner qu’après l’avoir acculée à ses conséquences les plus extrêmes, et assez maître de lui-même pour ne pas avouer son erreur et même la défendre avec toutes les ingéniosités du raisonnement. Tel son système de vers français basés sur l’accent tonique ; il est vrai que le résultat, souvent manqué, car les langues ont, elles aussi, une logique assez impérieuse, était parfois heureux et inattendu avec des « hexamètres » comme celui-ci.


L’orgueilleuse paresse des nuits, des parfums et des seins.


C’est vers le théâtre que M. Dumur semble avoir orienté définitivement son activité intellectuelle. Ses pièces (je ne parle pas de Rembrandt, drame purement historique, de grand style et de vaste déploiement) : d’abord, les pages coupées, on est surpris par un décor rentoilé et des noms repeints et un jour de réalisme conventionnel, une ordonnance de choses et d’êtres usés sous l’habit neuf et le vernis frais, — mais dès la troisième ligne lue, l’auteur affirme qu’en ce triste paysage scénique il fera entendre des paroles valables et qu’un souffle progressif jusqu’à la tempête renversera la plantation.

Le paravent rentoilé est voulu tel que, sa banalité peu à peu détruite, êtres et choses déshabillés par un caprice de la foudre, il ne reste debout qu’une idée nue ou voilée de sa seule obscurité essentielle.

Donc ce vieux-neuf décor est là comme le plus simple, le plus sous la main, et celui où l’imagination neutre d’une foule spectatrice pourra, avec le moindre effort, situer un combat mental dont les armes sont des accessoires de théâtre.

Un homme s’en va par le monde portant avec soi un coffre plein de terre natale et libre ; il porte son amour ; mais un jour il est écrasé par son amour. À l’heure de cette chute, un autre homme comprend : il éloigne de lui la femme qui va lui briser les bras. Aimer, c’est se charger d’un impérieux fardeau au moment même où, cessant d’être libre, on cesse d’être fort. La Motte de terre explique cela avec lucidité et avec force, travail d’un écrivain tout à fait maître de ses dons naturels et qui les manie avec aisance et cet air de domination qui dompte facilement les idées. Il arrive qu’une œuvre soit, et soit supérieure à l’homme et à son intelligence même, mais de peu ; si peu et mensonge innocent, c’est un spectacle humiliant et qui incite au mépris plus que l’aveu écrit de la médiocrité la plus hideuse et la plus adéquate au cerveau qui l’enfanta : l’homme de valeur est toujours supérieur à son œuvre, car son désir est trop vaste pour qu’il le remplisse jamais, et son amour trop miraculeux pour qu’il le rencontre jamais.

La Nébuleuse, que l’on vient de jouer, est un poème d’une belle et profonde perspective, où se voient symbolisées, par des êtres ingénus, les générations successives des hommes qui se suivent sans se comprendre, presque sans se voir, tant leurs âmes sont différentes, et toutes toujours résumées, vers le moment de leur déclin, par l’enfant, par l’avenir, par la « nébuleuse » dont la naissance enfin avérée va faire mourir, sous sa clarté matinale, les sourires fanés des vieilles étoiles. Et l’on pressent, la vision close, que ce demain, qui va devenir aujourd’hui, sera tout pareil à ses frères défunts, et qu’en somme il n’y a rien d’ajouté au spectacle dont s’amusent les défuntes années penchées.


Sur les balcons du Ciel en robes surannées.


Mais ce rien ne laisse pas d’avoir quelque importance pour les atomes humains qui le forment et qui le déterminent ; il est le délicieux nouveau que nous respirons et dont nous vivons. Du nouveau ! Du nouveau ! Et que chaque intelligence affirme, même passagère, sa volonté d’être, et d’être dissemblable des manifestations antérieures ou ambiantes, et que chaque nébuleuse aspire au rôle d’un astre dont la lueur soit distincte et claire entre les autres lueurs !

J’ai lu tout cela dans le texte et dans les silences du dialogue, car lorsque, ce qui arrive, une œuvre d’art est le développement d’une idée, les interlignes mêmes répondent à ceux qui savent les interroger.

M. Dumur est en train de créer un théâtre philosophique, un théâtre à idées, et, parallèlement, de renouveler le roman à thèses, car Pauline ou la Liberté de l’Amour est une œuvre sérieuse, ordonnée avec talent, originalement pensée, et qui implique une rare valeur intellectuelle.