Le Livre des merveilles (Hawthorne), seconde partie/Les Dents de dragon

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Traduction par Léonce Rabillon.
L. Hachette (Seconde partiep. 95-150).


LES
DENTS DE DRAGON














LES
DENTS DE DRAGON




Cadmus, Phénix et Cilix, tous trois fils d’Agénor, roi de Phénicie, avec leur sœur Europe, enfant d’une beauté remarquable, se livraient un jour aux jeux de leur âge, sur le bord de la mer. Ils s’étaient éloignés du palais de leurs parents, et se trouvaient au milieu d’une verte prairie, que venaient arroser, en murmurant, des vagues où semblaient étinceler des milliers de diamants. Les trois jeunes princes, le visage rayonnant de gaieté, s’en allaient cueillant des fleurs qu’ils tressaient en guirlandes, et dont ils paraient ensuite la petite Europe. Assise sur le gazon, l’enfant était presque cachée sous une avalanche de feuilles et de corolles, au milieu desquelles s’épanouissait, comme une rose, sa joyeuse figure, dont la beauté, disait Cadmus, éclipsait leur récolte parfumée.

Soudain, un papillon à brillantes couleurs vint à voltiger dans la prairie, et aussitôt Cadmus, Phénix et Cilix se mirent à sa poursuite, en criant que c’était une fleur qui avait des ailes. Europe, un peu fatiguée d’avoir joué toute la journée, ne se joignit point, à ses frères dans la chasse entreprise contre le papillon, mais demeura à la place où ils l’avaient laissée, et pencha la tête en fermant les yeux. Pendant quelques instants elle prêta l’oreille au doux bruissement des vagues. Une voix paraissait en sortir, et dire en se prolongeant : « Chut ! chut ! » comme pour l’inviter au sommeil. Mais la jolie enfant commençait à peine à s’assoupir, lorsqu’elle entendit un bruit de pas sur le gazon à côté d’elle. Elle lança aussitôt un regard furtif à travers les fleurs qui la couvraient, et aperçut un taureau blanc comme la neige.

D’où pouvait venir ce taureau ? Europe était restée longtemps avec ses frères à jouer sur l’herbe ; ils n’avaient vu ni taureaux, ni aucun autre animal dans ces parages, non plus que sur les collines environnantes.

« Cadmus ! mon frère ! s’écria-t-elle en surgissant d’un monceau de lis et de roses. Phénix ! Cilix ! où êtes-vous tous ? Au secours ! Au secours ! Venez donc chasser ce taureau ! »

Mais ses frères se trouvaient trop loin, et, d’ailleurs, la frayeur paralysait sa voix. Elle ne put se faire entendre. Elle s’arrêta, immobile, sa bouche gracieusement entr’ouverte, et les joues aussi pâles que les lis mêlés à ses guirlandes.

Néanmoins, ce fut plutôt l’apparition subite que l’aspect effrayant du taureau qui causa à Europe une si vive émotion. En le regardant plus attentivement, elle remarqua que c’était un très bel animal ; elle trouva même que sa tête avait une certaine expression de grâce et d’amabilité. Quant à son souffle (celui des bestiaux, vous savez, a toujours quelque chose d’agréable), il exhalait un parfum tel, qu’on pouvait supposer que ce taureau n’avait jamais brouté que des boutons de roses, ou tout au moins les fleurs de trèfle les plus délicates et les plus choisies. Jamais taureau n’avait eu des yeux aussi brillants et aussi tendres, des cornes d’ivoire aussi polies. Il commença à caracoler et à bondir avec gentillesse autour de l’enfant, qui, en le voyant folâtrer avec tant de souplesse et de légèreté, le considéra bientôt avec autant de sécurité que si c’eût été un innocent petit agneau.

Peu à peu elle s’habitua à ce qui lui avait d’abord causé de la frayeur. Elle en vint même à caresser, avec sa petite main blanche, le front du gracieux animal ; et, enlevant les guirlandes de fleurs qui ornaient sa propre tête, elle en entourait son col et ses cornes d’ivoire. Puis elle lui offrit quelques pousses d’herbe qu’il accepta et qu’il mangea, non comme un taureau affamé, mais comme pour montrer à l’enfant qu’il voulait lui plaire en accueillant avec plaisir ce qu’elle avait touché. En vérité, ce taureau était la créature la plus gracieuse, la plus douce et la plus belle que l’on pût imaginer, et l’on n’aurait pu trouver un compagnon de jeu plus aimable pour une petite fille.

Dès que le noble animal, pourvu d’une intelligence réellement étrange, s’aperçut qu’Europe n’éprouvait plus de frayeur, sa joie devint extrême. Il se mit alors à gambader de tous côtés dans la prairie, et à exécuter des bonds d’une légèreté comparable à celle d’un oiseau voltigeant de branche en branche. Il s’enlevait de terre avec une telle aisance, que vous l’eussiez cru capable de s’envoler dans l’espace. À peine si ses pieds laissaient leur empreinte sur l’herbe fine du gazon. D’une blancheur éclatante et sans tache, il ressemblait à un tourbillon de neige ballotté par le vent. Une fois, il s’emporta avec tant de rapidité et courut si loin, qu’Europe craignit de ne plus le revoir, et elle le rappela en criant de toutes ses forces :

« Reviens, oh ! reviens, charmant animal ; tiens ! voici une jolie fleur de trèfle. »

Et alors, il fallait voir la reconnaissance de l’agile taureau, qui exprima sa joie en bondissant plus haut que jamais. Il revint au galop, et, arrivé près d’Europe, inclina sa tête devant elle, comme pour saluer la fille d’un roi, ou comme pour sanctionner, par son geste, cette importante vérité, qu’une petite fille est une reine pour tout le monde. Non seulement il inclina son front, mais il s’agenouilla aux pieds de l’enfant en faisant de petits signes de tête et en prenant des poses séduisantes, dont elle interpréta la signification aussi clairement que si des paroles les eussent accompagnés.

« Viens, charmante enfant, voulait-il dire, viens, que je te porte sur mon dos ! »

Au premier moment où elle crut comprendre cette invitation, Europe recula. Puis elle réfléchit qu’il ne pouvait y avoir de danger à s’abandonner à un animal aussi docile et aussi affectueux, qui, après une petite course, la laisserait descendre aussitôt qu’elle en manifesterait le désir. Quelle serait la surprise de ses frères en la voyant courir à travers la prairie, à cheval sur un taureau ! Et quelles bonnes parties ils feraient, en montant chacun à leur tour, ou en grimpant tous les quatre à la fois sur l’animal complaisant ! Ce seraient des cris de joie et des éclats de rire qui pourraient se faire entendre jusqu’au palais du roi Agénor !

« Pourquoi donc hésiterais-je ? » pensa-t-elle ; et, jetant un regard à la dérobée, elle entrevit Cadmus, Phénix et Cilix toujours occupés à la poursuite du papillon, presque à l’extrémité de la prairie. Monter sur le dos du taureau serait le meilleur moyen de les joindre. Elle s’avança d’un pas vers lui, et, le voyant si joyeux de cette marque de confiance, elle ne balança plus. Légère comme un écureuil, elle s’élança en se cramponnant avec ses petites mains aux cornes d’ivoire, de peur de tomber.

« Doucement, gentil taureau, là ! doucement ! dit-elle, tant soit peu effrayée de se sentir tant d’audace ; ne galope pas trop fort ! »

Fier de cet agréable fardeau, le taureau bondit avec vigueur et retomba léger comme une plume, à ce point que la petite princesse ne ressentit pas la moindre secousse lorsque ses pieds touchèrent le sol. Puis il se prit à parcourir la plaine fleurie où les trois petits princes venaient de réussir dans leur chasse. Europe jetait des cris d’allégresse. À la vue de la jeune fille grimpée sur un taureau blanc, Phénix, Cadmus et Cilix s’arrêtèrent tout ébahis, ne sachant pas s’ils devaient s’effrayer ou envier le plaisir de leur sœur. La gracieuse et innocente bête se livra à toute sorte de cabrioles autour des enfants, avec autant de souplesse qu’un jeune chat. Je dis innocente, car qui aurait pu suspecter ses intentions ! Europe, cependant, ne cessait de regarder ses frères en leur adressant des sourires et des signes de tête, et l’on pouvait voir un certain air de majesté

répandu sur sa charmante figure enfantine. Au
Europe ne cessait de regarder son frère. (Les Dents du Dragon.)
moment où le taureau s’enlevait pour galoper

encore par la prairie, l’enfant étendit la main en signe d’adieu, comme si elle partait pour un long voyage et devait être longtemps sans revoir ses frères.

« Adieu ! » répondirent Cadmus, Phénix et Cilix, en criant tous trois ensemble.

Et pourtant, malgré l’air heureux reflété sur son visage, il subsistait au fond de son cœur un reste de crainte. Aussi son dernier regard, où se lisait une certaine expression d’inquiétude, communiqua-t-il aux trois petits garçons une émotion semblable à celle qu’ils auraient éprouvée s’ils avaient réellement vu partir leur sœur pour toujours.

Or, que pensez-vous que fit le taureau ? Il se précipita droit vers le rivage de la mer, franchit la grève, et d’un bond le voilà plongé au beau milieu des flots. L’écume des vagues jaillit au-dessus de sa tête et de celle d’Europe, en les enveloppant tous deux, puis retomba comme une pluie.

Un cri de terreur se fit entendre. Les trois petits princes y répondirent par un cri non moins déchirant, et coururent vers la mer de toute la vitesse de leurs jambes. Cadmus arriva le premier sur le rivage ; mais il était trop tard. Parvenus à l’extrémité de la plage, ils purent déjà voir le perfide animal à une grande distance. Sa tête blanche et sa queue seules dépassaient l’eau, et la pauvre petite Europe tendait une main vers ses frères, tandis que de l’autre elle s’attachait à une des cornes de son ravisseur. Cadmus, Phénix et Cilix, atterrés et immobiles devant ce cruel spectacle, restèrent là les yeux fixes, jusqu’au moment où la tête du taureau disparut entre les vagues qui semblaient s’élever bouillonnantes des profondeurs de l’abîme pour le couvrir entièrement ; on n’apercevait plus rien, ni du taureau blanc, ni de la charmante enfant.

C’était, comme vous voyez, pour les trois frères, une bien triste nouvelle à annoncer à leurs parents. Le roi Agénor, leur père, régnait sur tout le pays ; mais il aimait sa fille Europe plus que son royaume, plus même que ses autres enfants ou que toute autre chose au monde. Aussi, lorsque Cadmus et ses deux frères vinrent lui apprendre l’enlèvement de leur sœur avec les circonstances que nous avons décrites, le roi fut transporté de douleur et de rage. Bien que la nuit commençât à étendre ses ombres, il leur ordonna d’aller immédiatement à sa recherche.

« Ne reparaissez jamais en ma présence, cria-t-il, si vous ne me ramenez ma chère petite Europe. Sans elle je n’ai plus de bonheur. Partez ! Je ne consens à vous revoir que si vous revenez avec elle. »

En prononçant ces mots, le roi Agénor, dont le caractère était emporté à l’excès, leur lança un regard terrible ; et les pauvres enfants, sans même se hasarder à demander leur souper, sortirent précipitamment du palais, et s’arrêtèrent quelques minutes à la porte pour se consulter sur les lieux qu’ils iraient d’abord explorer. Leur mère, la reine Téléphassa, n’avait pas assisté au récit lamentable qu’ils venaient de faire, et, tandis qu’ils étaient là plongés dans la consternation, elle courut après eux, et leur dit qu’elle voulait, elle aussi, aller à la recherche de sa fille.

« Oh ! non ! mère ! s’écrièrent les enfants. La nuit est sombre ; qui sait les difficultés et les périls que nous avons à affronter ?

— Chers enfants, répondit la malheureuse reine en pleurant amèrement, c’est encore une raison pour laquelle je dois vous accompagner. S’il me fallait vous perdre aussi, comme ma bien-aimée Europe, que deviendrais-je, hélas !

— Et moi aussi, permettez-moi de me joindre à vous, » dit leur camarade Thasus en accourant vers eux.

Thasus était le fils d’un marin du voisinage. Élevé avec les jeunes princes, il éprouvait pour eux une tendre amitié, et portait à Europe une affection particulière. Ils acceptèrent sa généreuse proposition et partirent tous ensemble. Cadmus, Phénix, Cilix et Thasus entourèrent Téléphassa, en s’attachant à ses vêtements, et la priant de s’appuyer sur leurs épaules chaque fois qu’il lui arriverait de se sentir fatiguée. Ils descendirent ainsi les degrés du palais, et commencèrent un voyage qui devait être beaucoup plus long qu’ils ne s’y attendaient. Au moment où ils partaient, le roi Agénor parut à la porte avec un serviteur qui le précédait, une torche à la main, et leur cria à travers les ténèbres :

« Souvenez-vous bien de ne jamais remonter ces degrés sans me ramener mon enfant !

— Jamais ! » dit en sanglotant son épouse, et ses trois fils avec Thasus ajoutèrent : « Jamais ! jamais ! jamais ! jamais ! »

Ils tinrent parole. Les années se succédèrent, et le roi Agénor, solitairement retiré au fond de son splendide palais, ne cessait de prêter l’oreille aux moindres bruits du dehors, espérant toujours entendre ou la voix de la reine ou les pas de ses fils et de leur camarade Thasus, avec les doux et joyeux accents de sa bien-aimée Europe. Si longue fut sa vaine attente, que, lors même qu’ils seraient revenus, le roi n’eût reconnu ni la voix de Téléphassa, ni celle de ses enfants, dont avaient pourtant retenti si souvent les voûtes du palais.

Mais laissons le roi Agénor tristement assis sur son trône, pour suivre cette mère désolée et ses quatre compagnons de voyage.

Ils marchèrent dans les directions les plus opposées et les plus lointaines, franchirent les montagnes, traversèrent les fleuves et les mers. En tous lieux ils demandèrent si l’on n’avait point entendu parler d’Europe. À une telle question, les gens de la campagne interrompaient pour un moment leur travail, et paraissaient extrêmement surpris. Ils n’en revenaient pas de voir une femme, la tête ornée d’une couronne et les épaules couvertes d’un long manteau, parcourir le pays en compagnie de quatre jeunes garçons et se livrer à une semblable recherche. En effet, Téléphassa, dans sa précipitation, n’avait pas eu le temps de se débarrasser de son costume de cour. Personne ne pouvait lui fournir de renseignements sur Europe ; nul n’avait vu une petite fille vêtue en princesse et montée sur un taureau blanc comme la neige, qui galopait avec la rapidité du vent.

Il m’est impossible de vous dire combien de temps la noble exilée, ses trois fils, Cadmus, Phénix et Cilix, avec Thasus leur camarade, errèrent ainsi à l’aventure sur les grandes routes, par les chemins de traverse et le long des sentiers, ou s’égarèrent au milieu des solitudes. Toujours est-il qu’avant d’atteindre un lieu de repos, leurs riches vêtements furent usés. Ils portaient sur leur personne les traces d’une marche longue et fatigante. La poussière de bien des contrées se fût amassée sur leurs chaussures, si l’eau des rivières qu’ils traversaient ne l’eût fait disparaître. Au bout d’une année de voyage, Téléphassa se dépouilla de sa couronne, qui lui blessait le front.

« Elle m’a donné bien des maux de tête, dit cette reine infortunée, et sa possession ne peut soulager la tristesse de mon cœur. »

Aussitôt que leurs vêtements de princes furent déchirés, ils les changèrent pour des habits semblables à ceux des gens les plus vulgaires. Peu à peu leur aspect devint misérable et repoussant. Cette souveraine, ses trois fils et un jeune seigneur, qui jadis possédaient un palais pour demeure et de nombreux domestiques attachés à leur service, avaient plutôt l’air d’une famille bohémienne livrée au vagabondage.

Les princes et leur ami commençaient déjà à devenir de grands jeunes gens à la face brunie par le soleil ; chacun d’eux était armé d’une épée, pour se défendre dans les dangers du voyage. Souvent ils s’empressaient de faire agréer leurs services à quelque fermier, qu’ils aidaient à recueillir sa moisson, et la reine Téléphassa, jadis occupée uniquement à tisser des fils de soie et d’or dans ses appartements splendides, marchait derrière les travailleurs, et employait ses bras à lier des gerbes. Leur offrait-on un salaire, ils secouaient la tête en signe de refus, et ne demandaient que des nouvelles d’Europe.

« Il y a assez de taureaux dans mes pâturages, répliquait le vieux fermier, mais je n’ai jamais entendu parler d’un animal semblable à celui que vous décrivez. Un taureau blanc comme la neige avec une petite princesse sur le dos ! J’en suis bien fâché, mes braves gens, mais nous n’avons jamais vu pareille chose dans nos contrées. »

Enfin, quand un léger duvet commença à poindre sur sa lèvre, Phénix se sentit fatigué d’errer çà et là sans résultat. Aussi, un jour, comme ils passaient à travers une plaine agréable et solitaire, il s’assit sur un monticule couvert de mousse.

« Je ne peux aller plus loin, dit-il. C’est folie d’user notre vie à parcourir, comme nous le faisons, tant de pays différents, sans jamais trouver un asile à la fin de la journée. Notre sœur est perdue, perdue pour toujours. Elle a probablement péri dans la mer, ou, sur quelques rivages que le taureau blanc l’ait transportée, il s’est aujourd’hui écoulé tant d’années, qu’elle doit nous avoir oubliés tout à fait : nous n’aurions plus son affection, peut-être même ne nous reconnaîtrait-elle plus. Puisque mon père nous a défendu de revenir à son palais, je vais me construire ici une cabane avec des branches d’arbres, et j’y demeurerai.

— Eh bien ! mon fils Phénix, dit Téléphassa avec une expression de tristesse, vous êtes maintenant un homme, et vous êtes maître de vos actions. Quant à moi, j’irai encore à la recherche de ma pauvre enfant.

— Et nous irons tous les trois avec vous ! » s’écrièrent Cadmus, Cilix et leur fidèle ami Thasus.

Cependant, avant de poursuivre leur voyage, ils aidèrent Phénix à se construire une habitation. On vit s’élever une espèce de berceau champêtre, recouvert de branches d’arbres, dont la vigoureuse végétation eut bientôt formé un toit solide. À l’intérieur étaient ménagées deux chambres d’une apparence agréable. Dans l’une se trouvait un monceau de mousse disposée pour servir délit ; dans l’autre, une couple de sièges rustiques fabriqués d’une façon assez étrange, à l’aide de racines tortues ou contournées avec art. Ce modeste réduit avait un air si confortable, que Téléphassa et ses compagnons ne purent s’empêcher de soupirer, en pensant qu’il leur fallait encore errer par le monde, au lieu de passer le reste de leur vie dans une retraite aussi séduisante que celle qu’ils avaient construite pour Phénix. Au moment où ils lui dirent adieu, celui-ci ne put s’empêcher de verser quelques larmes ; peut-être regrettait-il de ne plus les accompagner.

La place qu’il avait choisie pour sa demeure était réellement digne d’admiration. Peu à peu s’y rencontrèrent d’autres étrangers privés de leur patrie. Voyant aussi combien le site était délicieux, ils se mirent à imiter Phénix, et se bâtirent des cabanes dans son voisinage. Bientôt ces habitations formèrent une cité au centre de laquelle s’éleva un beau palais de marbre, où résidait Phénix, revêtu d’une robe de pourpre et portant une couronne d’or sur la tête. Les habitants de la nouvelle colonie, ayant reconnu qu’il était de sang royal, l’avaient choisi pour leur souverain. Le premier décret rendu par le roi Phénix ordonnait que, si une jeune fille venait à traverser le royaume, montée sur un taureau d’une blancheur éclatante, et nommée Europe, ses sujets la traitassent avec le plus grand respect et la conduisissent immédiatement au palais. Vous pouvez voir, par cette circonstance, que Phénix n’était pas, sans remords quand il se rappelait qu’il avait abandonné sa mère et ses compagnons au milieu de leurs laborieuses recherches, pour jouir du repos et de l’abondance.

De leur côté, plus d’une fois, à la fin d’un long jour de marche, Téléphassa, Cadmus, Cilix et Thasus se reportaient par le souvenir vers les lieux charmants où ils avaient laissé Phénix. C’était pour eux une pensée amère, chaque matin, quand ils se disaient qu’il leur fallait se remettre en route, et que bien des nuits encore viendraient voiler leurs espérances de la veille ; leur cœur se remplissait de pensées amères. Ces réflexions les jetaient dans une mélancolie extrême. Mais Cilix, plus que tous, était en proie au désespoir. À la fin, un matin, au moment où ils prenaient chacun leur bâton de voyage, il leur adressa la parole en ces termes :

« Ma chère mère, toi, mon bon frère, et toi, mon ami Thasus, il me semble que nous sommes comme des gens poursuivis par un rêve. Notre vie n’a plus de but réel. Il y a si longtemps que le taureau blanc a emporté ma sœur Europe, que j’ai oublié ses traits et le son de sa voix. Bien plus, j’en suis arrivé à douter même si elle exista jamais. Qu’elle ait vécu ou non, je suis convaincu qu’elle ne vit plus aujourd’hui. Notre persévérance à la chercher est, à mes yeux, une folie et un sacrifice inutile. Quand nous la trouverions aujourd’hui, ce serait déjà une femme, et elle nous regarderait comme des étrangers. Aussi, pour vous parler franchement, je suis décidé à m’arrêter ici, et à y fixer ma demeure. Je vous en supplie, ma mère, mon frère et mon ami, suivez mon exemple.

— Quant à moi, jamais, dit Téléphassa ; et malgré cette résolution si ferme, la pauvre reine était si épuisée de fatigue, qu’à peine elle était capable de mettre un pied devant l’autre. Au fond de mon cœur, Europe est toujours la charmante enfant au teint de rose qui courait çà et là, cueillant des fleurs, il y a déjà bien des années. C’est toujours pour moi une petite fille. Elle ne m’a pas oubliée. Le jour, la nuit, pendant la marche, pendant le repos, j’entends toujours sa voix enfantine m’appeler : « Mère ! mère ! » S’arrête ici qui voudra, mais moi je ne dois point m’arrêter.

— Je ne m’arrêterai pas non plus, dit Cadmus, tant qu’il plaira à ma chère mère de continuer sa route. »

Et le fidèle Thasus, de son côté, n’hésita pas à leur tenir compagnie.

Cependant ils restèrent quelques jours avec Cilix, et l’aidèrent à construire un abri rustique semblable à celui auquel ils avaient travaillé pour Phénix.

En recevant leurs adieux, Cilix fondit en larmes, et dit à sa mère qu’il lui semblait faire un rêve aussi pénible en restant là, dans cette solitude, que s’il continuait à l’accompagner. Si elle croyait, disait-il, qu’ils pussent jamais découvrir Europe, il était près, même en ce moment, à se remettre en route. Mais Téléphassa n’accepta point son offre, et lui souhaita tout le bonheur qu’il pouvait goûter. Puis les voyageurs prirent congé de lui. Ils l’avaient à peine perdu de vue, quand des personnes errantes vinrent à passer près de l’habitation de Cilix, et furent ravies de la beauté du site. Comme il se trouvait dans le voisinage de grands espaces de terrain inoccupé, les étrangers se bâtirent des cabanes, et furent rejoints par une multitude de nouveaux colons. Ces différents groupes eurent bientôt formé une ville. Au centre des habitations s’éleva un palais magnifique en marbre de couleur, sur le balcon duquel, chaque jour, à midi, apparaissait Cilix revêtu d’une longue robe de pourpre, et portant sur la tête une couronne de pierres précieuses. Car les habitants de la ville, après avoir découvert qu’il devait le jour à un roi, l’avaient considéré comme étant le plus digne parmi eux de ceindre le diadème.

Un des premiers actes de souveraineté du roi Cilix fut d’organiser une expédition composée d’hommes courageux et déterminés, ayant à leur tête un grave ambassadeur, avec ordre exprès de visiter les principaux royaumes de la terre et de s’enquérir si une jeune fille n’avait point passé dans ces contrées, galopant avec vitesse sur un taureau blanc. Preuve évidente, à mon avis, que Cilix se blâmait secrètement d’avoir renoncé à chercher Europe aussi longtemps que ses forces le lui eussent permis.

Je ne peux penser sans une vive émotion à Téléphassa, à Cadmus et au généreux Thasus, accomplissant leur pénible pèlerinage. Les deux jeunes gens redoublèrent de soins pour la reine, l’aidant à franchir les passages difficiles, la soutenant dans leurs bras pour traverser les cours d’eau, et lui cherchant un abri pour la nuit, quand eux-mêmes étaient obligés de coucher par terre. C’était pitié de les voir s’informer auprès de chaque passant s’il avait aperçu Europe, enlevée depuis si longtemps par le taureau blanc ! Bien que l’âge s’appesantît sur leurs têtes, et que les traits de l’enfant perdue se fussent effacés de leur mémoire, aucun de ces trois cœurs fidèles n’avait faibli.

Un matin, cependant, le pauvre Thasus, s’étant donné une entorse, sentit qu’il lui était impossible d’aller plus loin.

« Dans quelques jours, disait-il tristement, je ferai de mon mieux pour me traîner à l’aide d’un bâton. Mais je vous retarderais, et peut-être vous empêcherais-je de trouver la chère petite Europe. Allez donc sans moi, mes bien-aimés compagnons, et permettez-moi de vous suivre comme je pourrai.

— Mon cher Thasus, dit la reine Téléphassa en le baisant au front, tu as toujours été pour nous un véritable ami. Tu n’es ni mon fils ni le frère de notre infortunée Europe, et pourtant tu nous as montré à toutes deux plus de fidélité que Phénix et Cilix, que nous avons laissés derrière nous. Sans ton affectueuse assistance et celle de mon fils Cadmus, mes membres endoloris n’auraient pu accomplir la moitié du chemin que nous avons fait. Aujourd’hui il est temps pour toi de jouir du repos : car, et c’est la première fois que je me l’avoue à moi-même, je commence à douter que nous retrouvions jamais ma fille bien-aimée. »

En prononçant ces paroles, la pauvre reine fondit en larmes. C’était, en effet, pour son cœur de mère, une cruelle épreuve, de confesser que ses espérances s’évanouissaient. Depuis ce jour-là, Cadmus observa qu’elle ne marchait plus avec la même énergie. Elle s’appuyait plus pesamment sur son bras.

Avant de se séparer de Thasus, Cadmus l’aida à se construire une habitation. Téléphassa, trop faible pour mettre avec eux la main à l’œuvre, se contenta de donner des conseils sur les dispositions intérieures, de façon à rendre aussi commode qu’elle le pouvait être une cabane faite de branches d’arbres.

Thasus, cependant, ne passa pas solitairement sa vie entière dans cette demeure ; car il lui arriva, comme à Phénix et à Cilix, que d’autres voyageurs sans abri passèrent par là, s’y plurent et se bâtirent des habitations dans le voisinage. C’est ainsi que, dans le cours de quelques années, s’éleva une autre cité florissante. Au milieu de la place principale on admirait un palais en pierre rouge, résidence royale de Thasus. Le nouveau souverain, assis sur un trône, les épaules couvertes d’un long manteau de pourpre, et la couronne en tête, y rendait la justice à ses sujets. Les habitants l’avaient fait roi, non pour la noblesse de son sang, car il n’était pas d’extraction princière, mais seulement parce que c’était un homme honnête, sincère et courageux, par conséquent capable de gouverner.

Mais une fois qu’il eut réglé les intérêts de son royaume, Thasus mit de côté manteau de pourpre, couronne, sceptre, et appela ses sujets les plus dignes à administrer à sa place. Puis saisissant le bâton de pèlerin sur lequel il s’était appuyé si longtemps, il se mit en route, dans l’espoir de découvrir encore quelques vestiges des pieds du taureau blanc, quelques traces de l’enfant disparue. Après une absence prolongée, il revint se reposer sur son trône des fatigues du voyage. Jusqu’à sa dernière heure, Thasus montra qu’il conservait à Europe un affectueux souvenir. D’après son ordre, on tenait toujours, dans un des appartements du palais, un bon feu allumé, une collation toute prête, et un lit avec des draps fins et blancs, pour recevoir la jeune princesse, comme si elle était attendue. Europe ne jouit jamais de ces attentions ; mais combien de pauvres voyageurs en profitaient, et bénirent Thasus pour l’hospitalité qu’ils recevaient journellement au lieu de la compagne de son enfance !


Théléphassa et Cadmus poursuivaient péniblement leur route, et se suffisaient l’un à l’autre. La reine s’appuyait en marchant sur le bras de son fils, elle pouvait à peine faire quelques lieues par jour. Sa fatigue et sa lassitude étaient extrêmes ; mais elle oubliait tout en songeant au but de ses recherches. Il n’y avait pas un homme, quelque grossier qu’il fût, à qui des larmes ne vinssent aux yeux, lorsqu’il entendait cette femme désolée demander à chaque étranger, avec un accent douloureux, s’il n’avait pas de nouvelles à lui donner de sa chère enfant.

« N’auriez-vous point vu une petite fille ? Non, non, je veux dire une jeune personne déjà grande, passer de ce côté, emportée avec la rapidité du vent, par un taureau blanc comme la neige ?

— Nous n’avons point vu semblable merveille, » répondaient les braves gens ; et plus d’une fois, prenant Cadmus à part, ils murmuraient à son oreille : « Est-ce que cette femme à l’air si noble et si mélancolique est votre mère ? Bien sûr la pauvre dame n’est pas dans son bon sens ; vous devriez la ramener chez elle et lui donner tous vos soins, pour chasser de son esprit le mauvais rêve qui l’obsède.

— Ce n’est pas un rêve, répondait Cadmus ; mais tout en ce monde n’est que rêve, si ce qu’elle dit n’est pas la réalité. »

Cependant il arriva qu’un jour Téléphassa, plus faible qu’à l’ordinaire, s’appuyait de presque tout son poids sur le bras de Cadmus, en marchant plus lentement que jamais. À la fin, ils atteignirent un endroit solitaire. Là, elle dit à son fils qu’elle avait besoin de s’étendre à terre, et d’y prendre un long et doux repos.

« Un doux, un long repos ! répéta-t-elle en arrêtant sur Cadmus un regard plein de tendresse. Oui, mon fils bien-aimé, un doux repos…… et bien long !…

— Aussi long que vous voudrez, ma mère chérie, » répondit Cadmus.

Téléphassa le pria de s’asseoir sur l’herbe, à ses côtés ; puis, lui serrant la main :

« Mon fils, reprit-elle avec une expression indicible d’abattement et d’amour, ce repos dont je veux parler sera bien long, en vérité ! et tu ne dois pas en attendre la fin. Mon cher Cadmus, tu ne me comprends pas. Il faut que tu creuses un tombeau dans cet endroit, et que tu y déposes le corps épuisé de ta mère. Mon pèlerinage est accompli désormais. »

Cadmus fondit en larmes, et, pendant longtemps, se refusa à croire que sa mère bien-aimée dût lui être enlevée. Mais Téléphassa, tout en le couvrant de baisers, parvint à lui faire comprendre qu’il valait mieux pour elle être délivrée des fatigues, des désenchantements et des peines dont sa vie avait été abreuvée depuis la perte de sa fille. Cadmus contint sa douleur, et écouta religieusement les dernières paroles de la mourante.

« Cher enfant, dit-elle, tu as été le fils le plus tendre qu’ait jamais eu une mère ici-bas, et jusqu’à la fin ton affection ne s’est pas démentie. Quel autre fils aurait, avec autant de patience, supporté mes infirmités ? C’est à ton amour filial que je dois de ne pas avoir succombé dans une de ces vallées, ou sur une de ces collines lointaines que nous avons traversées il y a longtemps. Mais aujourd’hui tout est fini, et tu dois mettre un terme à tes recherches. Quand tu auras couché ta mère dans sa tombe, va à Delphes, et là, consulte l’oracle sur ce qu’il te reste à faire.

— Oh ! ma mère, ma mère, s’écria Cadmus, si au moins vous aviez pu, avant ce moment, contempler une seule fois ma sœur !

— Maintenant, peu importe, répondit Téléphassa, et un sourire passa sur ses lèvres. Je vais dans un monde meilleur, et, tôt ou tard, j’y rencontrerai ma fille. »

Mes petits auditeurs, je ne veux pas vous attrister en vous racontant les détails de la mort et de l’ensevelissement de cette tendre mère. J’ajouterai seulement que ce sourire s’épanouit de plus en plus sur ses traits, y resta même fixé après la mort. Aussi Cadmus demeura-t-il convaincu qu’aussitôt entrée dans ce monde meilleur dont elle lui parlait, elle avait reçu Europe dans ses bras. Il planta quelques fleurs sur la tombe de sa mère, puis il partit… espérant qu’elles y pousseraient et qu’elles y embelliraient le tertre funèbre, quand il se serait éloigné.

Après avoir accompli ce pénible devoir, il s’achemina tout seul désormais vers le fameux oracle de Delphes, selon les conseils de Téléphassa. En suivant la route qui y conduisait, il demanda encore aux gens qu’il rencontrait, s’ils avaient aperçu Europe ; il reçut différentes réponses : un marin lui affirma qu’il avait entendu parler à une époque déjà éloignée, et dans un pays fort lointain, d’une certaine histoire de taureau blanc. Cet animal avait été vu traversant la mer à la nage, et emportant sur son dos une enfant couronnée de fleurs flétries par l’écume des vagues. Il ne savait pas ce qu’étaient ensuite devenus le taureau et l’enfant. Cadmus, surprenant un coup d’œil malicieux du narrateur, soupçonna qu’il cherchait à se moquer de lui, et qu’il n’avait en réalité jamais rien entendu raconter sur ce sujet.

Le pauvre Cadmus trouvait son voyage solitaire bien plus pénible que lorsqu’il avait à soutenir les pas de sa mère bien-aimée. Son propre cœur lui semblait si lourd, vous comprendrez cela, qu’il trouvait parfois au-dessus de ses forces de le porter plus loin. Mais ses membres avaient acquis par l’exercice un développement et une activité remarquables. Tout en marchant avec agilité, il pensait au roi Agénor, à la reine Téléphassa, à ses frères, à son ami Thasus, qu’il avait tous laissés derrière lui, l’un ici, l’autre un peu plus loin. Quant à les revoir, la possibilité ne lui en venait point à l’esprit. Un jour qu’il était plein de ces souvenirs, il arriva en vue d’une haute montagne, nommée le Parnasse par les habitants de cette contrée ; et précisément sur le penchant de cette montagne était situé Delphes, où se rendait notre voyageur.

Ce lieu célèbre passait pour être exactement le centre du monde. La place où se tenait l’oracle était une cavité dans le flanc de la montagne, recouverte, au temps de la visite de Cadmus, de broussailles sauvages qui lui rappelèrent les berceaux de branchages qu’il avait aidé à construire pour Phénix et pour Cilix, puis plus tard pour Thasus. À une époque plus récente, comme les voyageurs venaient en foule adresser des questions à l’oracle, on bâtit à l’endroit même un spacieux temple de marbre. Mais, comme je vous l’ai dit, aux jours de Cadmus il existait seulement un ombrage épais formé par des arbrisseaux dont les rameaux entrelacés cachaient l’ouverture mystérieuse.

Cadmus, s’étant frayé un passage à travers cette végétation touffue et sombre, ne distingua pas de prime abord le sanctuaire de l’oracle ; mais bientôt il sentit un courant d’air vif et froid qui en sortait avec assez de force pour agiter les boucles de ses cheveux. Écartant les broussailles qui encombraient l’entrée, il se pencha en avant, et parla d’un ton ferme, mais respectueux, comme s’il se fût adressé à quelque personnage invisible, dans l’intérieur de la montagne.

« Oracle sacré de Delphes, dit-il, où dois-je désormais porter mes pas pour chercher ma chère sœur Europe ? »

Il y eut d’abord un silence profond, puis un bruit confus et lointain, assez semblable à un long soupir exhalé des profondeurs de la terre. Cette sorte de caverne, vous devez le savoir, était regardée comme le sanctuaire de la vérité, d’où s’échappaient parfois des paroles claires et distinctes. Le plus souvent, pourtant, ces paroles étaient si énigmatiques qu’elles auraient aussi bien pu rester au fond des entrailles terrestres. Mais Cadmus fut plus heureux qu’un grand nombre de ceux qui s’étaient rendus à Delphes pour consulter l’oracle. Peu à peu, la vibration sonore commença à se faire entendre comme un son articulé. La phrase suivante fut répétée tant et tant de fois, qu’elle finit par produire sur Cadmus l’impression d’un vague sifflement dans l’air, et qu’il ne sut plus si elle avait ou non une signification :

« Ne la cherche plus ! Ne la cherche plus ! Ne la cherche plus !

— Qu’ai-je donc à faire ? » demanda Cadmus.

En effet, depuis sa plus tendre enfance, toute sa vie s’était passée à chercher une sœur chérie. Depuis le moment où il avait renoncé à chasser le papillon de la prairie, près du palais de son père, tous ses efforts avaient été employés à poursuivre Europe par terre et par mer, et en ce moment, s’il devait abandonner ses recherches, il se sentait encore plus isolé et complètement inutile dans le monde.

Mais soudain l’air s’émut d’un nouveau souffle. Il put entendre ces mots :

« Suis la vache ! Suis la vache ! Suis la vache !… »

Et la voix répéta ces paroles au point de fatiguer Cadmus, d’autant plus qu’il ignorait de quelle vache il était question, et dans quel but il devait la suivre. Enfin l’ouverture donna issue à une autre phrase :

« Demeure où la vache égarée se couchera. »

Cet avis ne fut prononcé qu’une seule fois, et la voix expira dans un murmure à peine perceptible… Cadmus, doutant presque d’avoir aussi le sens des mots, adressa de nouvelles questions, mais ne reçut aucune réponse. Seulement du gouffre continuait à sortir un souffle qui entraînait dans son courant les feuilles sèches amassées autour de l’ouverture.

« Ai-je bien entendu le son d’une voix sortir de cette caverne ? pensa Cadmus ; ou bien n’ai-je fait que rêver ? »

Il s’éloigna du lieu mystérieux, et ne se trouvait pas plus savant qu’à son arrivée. Prenant le premier chemin qui s’offrit devant lui, il le suivit nonchalamment. Comme il ne formait aucun projet, et qu’il n’avait pas de raison pour choisir un chemin plutôt qu’un autre, il devenait inutile qu’il se hâtât. S’il rencontrait quelque passant, la même question lui revenait sur les lèvres :

« Avez-vous vu une belle jeune fille vêtue comme la fille d’un roi, et montée sur un taureau blanc qui galope avec la vitesse du vent ? »

Mais, se souvenant de la recommandation de l’oracle, il s’interrompait au milieu de sa demande, et ceux à qui il s’adressait s’imaginaient que ce beau jeune homme avait perdu la raison.

Je ne sais combien Cadmus avait fait de chemin, et lui-même aurait été incapable d’en rendre compte. Il aperçut, après un certain temps, à une petite distance, une vache à poil moucheté, couchée le long du chemin, et qui ruminait paisiblement. Elle ne fit attention au jeune homme qu’au moment où il arriva assez près d’elle. Alors, se remettant sur ses jambes, elle commença à marcher d’un pas modéré, avec un gracieux balancement de tête, sans oublier de s’arrêter, à l’occasion, pour brouter une touffe d’herbe. Cadmus cheminait derrière elle sans se presser, et sans accorder la moindre attention à cette bête.

Pourtant l’idée lui vint enfin que ce pourrait bien être la vache que l’oracle lui avait recommandé de prendre pour guide ; mais il sourit de sa propre simplicité. Il ne pouvait s’imaginer sérieusement que ce fût cette vache, car celle-là marchait simplement et se comportait comme une vache ordinaire. Elle se souciait moins de la personne de Cadmus que du premier brin de luzerne venu, et ne pensait qu’à tondre, au bord de la route, les endroits où la verdure lui paraissait le plus appétissante.

« Brunette ! Brunette ! lui cria Cadmus ; Brunette, ma bonne vache, arrête-toi ! »

Il désirait s’approcher assez d’elle pour l’examiner, et voir si elle ferait mine de le connaître, ou bien s’il n’y aurait pas dans son ensemble quelque détail qui la distinguât de mille autres vaches, bonnes uniquement à remplir le seau de la laitière, et parfois à le renverser d’un coup de pied. Mais celle dont nous parlons continuait à marcher à son aise, secouant sa queue autour de ses flancs pour chasser les mouches, et aussi éloignée de remarquer Cadmus que s’il n’existait pas. S’avançait-il à pas lents, la vache l’imitait, et profitait d’un instant d arrêt pour brouter çà et là. Se pressait-il un peu davantage, il se voyait devancé avec une allure proportionnée à la sienne. Une fois même, Cadmus essaya de l’atteindre en courant ; mais elle se mit à détaler, dressa sa queue de toute sa longueur, et prit ce galop bizarre qui distingue les bêtes de son espèce.

Cadmus, s’apercevant qu’il était impossible de la joindre, modéra sa marche comme auparavant. De son côté, la vache ralentit sa course, sans regarder derrière elle. Partout où le gazon lui paraissait frais et tendre, elle en tondait une ou deux touffes. Un petit ruisseau se trouvait-il sur son passage, elle y buvait, soufflait librement, y trempait de nouveau le bout des lèvres, et se remettait en marche, réglant toujours son allure sur celle de Cadmus.

« Je crois en vérité, pensa celui-ci, que voilà la vache dont la rencontre m’a été prédite. Si c’est elle, en effet, elle va probablement se coucher quelque part. »

En tout cas, il n’était pas vraisemblable qu’elle dût prolonger bien longtemps son voyage. S’ils arrivaient à un point d’une apparence agréable, sur un coteau bien aéré, dans une fraîche vallée, sur les bords d’un lac tranquille, ou près d’un courant d’eau limpide, Cadmus s’empressait de jeter un coup d’œil autour de lui pour s’assurer si la situation pouvait lui convenir. Mais, que l’emplacement fût ou non de son goût, la vache à peau mouchetée ne se décidait jamais à se coucher. C’était toujours le même pas régulier d’une vache qui retourne à la ferme ; et à chaque instant Cadmus s’attendait à voir paraître une laitière avec son seau pour la traire, ou un berger armé d’une gaule pour contraindre de rentrer au pâturage la bête séparée du troupeau. Mais de laitière, de berger, point ; et Cadmus continua à suivre la trace de Brunette jusqu’au moment où il se sentit près de tomber de fatigue et d’ennui.

« Oh ! ma gentille bête, s’écria t-il alors, ne veux-tu donc jamais t’arrêter ? »

Il l’avait suivie depuis trop longtemps et avec trop de constance pour songer à l’abandonner, quelle que pût être sa lassitude. Il y avait du reste en elle un je ne sais quoi qui tenait de l’enchantement. Plusieurs personnes qui se trouvèrent par hasard, comme Cadmus, sur la même route, se mirent machinalement à marcher dans cette direction. Cadmus, ravi de rencontrer des voyageurs avec qui il pût s’entretenir familièrement, profita avec bonheur de cette occasion. Il leur raconta toutes ses aventures. Il dit comment il avait quitté le roi Agénor dans son palais ; de quelle manière il avait laissé Phénix dans telle contrée, Cilix dans telle autre, et Thasus à une grande distance des deux premiers. Puis il finit par faire le récit de la mort de la reine Téléphassa, dont il avait déposé les restes bienaimés dans une terre couverte de fleurs, ajoutant que maintenant il se trouvait tout seul, sans amis et sans patrie. Il ne tarda pas de rapporter que l’oracle lui avait ordonné de se laisser guider par une vache, et s’enquit auprès des étrangers s’ils ne supposaient pas que ce pût être celle dont ils suivaient la trace ensemble. « Vraiment, c’est une chose dont je ne puis revenir, répondit l’un de ses compagnons de voyage. Je n’ai jamais vu une bête de cette espèce

marcher aussi longtemps sans se reposer.
C’était bien une vache enchantée. (Les Dents du Dragon.)

— Ni moi, dit un second voyageur.

— Ni moi non plus, s’écria un troisième. Quand elle ferait encore ainsi une centaine de lieues, je suis déterminé à voir la fin de cette étrange aventure. »

Vous devez bien vous en douter maintenant, c’était une vache enchantée ; et quiconque s’aventurait à la suivre une demi-douzaine de pas, subissait, sans s’en rendre compte, l’influence magique dont elle était douée. Ils ne pouvaient s’empêcher de marcher derrière elle, bien qu’ils fussent persuadés qu’ils le faisaient de leur propre volonté. Cet animal extraordinaire n’était pas le moins du monde soigneux dans le choix du chemin à parcourir. Aussi les voyageurs avaient souvent à franchir des rochers, à passer à gué des étangs et des mares. Couverts de boue, les vêtements en lambeaux, leur condition devenait de plus en plus misérable. Ils étaient à la fois harassés de fatigue et tourmentés par une faim horrible.

Cependant ils continuaient à marcher avec courage, en s’entretenant les uns avec les autres. Les étrangers se prirent d’amitié pour Cadmus, et résolurent non-seulement de ne jamais le quitter, mais de l’aider à bâtir une ville dans l’endroit où la vache viendrait à se coucher. Au centre s élèverait un magnifique palais qu’habiterait Cadmus en qualité de souverain ; on lui donnerait un trône, une couronne, un sceptre, une robe de pourpre, en un mot tous les objets à l’usage d’un roi : car on avait reconnu que dans ses veines coulait un sang noble et pur, qu’il avait un cœur royal et une tête capable de gouverner les hommes.

Tandis que, pour tromper la longueur du chemin, ils devisaient de ces projets et traçaient les plans de la nouvelle cité, un des voyageurs s’écria tout d’un coup en frappant des mains :

« Bonheur et joie ! voilà Brunette qui s’apprête à se reposer. »

Tous regardèrent. En effet, la vache s’était arrêtée, et tournait la tête avec cette nonchalance habituelle aux autres vaches au moment où elles se préparent à s’étendre à terre. Elle se pencha lentement sur le gazon, commença par ployer ses jambes de devant, puis s’accroupit sur celles de derrière. Lorsque Cadmus et ses compagnons arrivèrent à cet endroit, la vache tachetée était tranquillement installée, ruminant à son aise, et les regardant avec un calme parfait. Ce lieu semblait précisément celui qu’elle avait choisi, et le seul qui pût lui convenir.

« Voici donc, dit Cadmus en jetant les yeux autour de lui, voici la place que je dois habiter. »

C’était une plaine fertile et d’un aspect agréable, ombragée par de grands arbres et abritée des vents par une chaîne de collines. À une petite distance coulait une rivière dont les eaux étincelaient sous les rayons du soleil. Cadmus sentit battre son cœur comme s’il se fût retrouvé dans sa propre patrie. Quel plaisir pour lui de penser qu’il pourrait à l’avenir s’éveiller le matin sans être forcé de remettre ses sandales poudreuses pour continuer un voyage sans terme ! Les jours et les années passeraient désormais sur sa tête, et le trouveraient paisiblement établi dans ce séjour délicieux. S’il avait pu jouir de la compagnie de ses frères et de son ami Thasus, si sa tendre mère avait pu habiter sous le même toit que lui, son bonheur eût été au comble et tous leurs maux terminés. Un jour ou l’autre, il était possible qu’Europe parût à la porte de sa maison, le sourire sur les lèvres en reconnaissant sa famille. Mais ayant perdu tout espoir de se retrouver avec ses amis d’enfance et de jamais revoir sa sœur chérie, Cadmus se résigna à se consoler avec ses nouveaux compagnons, dont l’affection lui était acquise depuis qu’ils avaient suivi ensemble les traces de la vache.

« Oui, mes amis, leur dit-il, c’est ici que nous devons fixer notre séjour ; nous y construirons nos habitations. Brunette, qui a été notre guide : nous fournira son lait ; nous cultiverons les champs qui nous entourent, et nous mènerons une vie heureuse et exempte d’inquiétude. »

Ses compagnons donnèrent unanimement leur assentiment à ce projet. Pour débuter, comme ils souffraient depuis longtemps de la faim et de la soif, ils cherchèrent autour d’eux les moyens de se procurer un repas convenable. Non loin de là, ils découvrirent un frais ombrage qui, à leur avis, devait abriter une source. Ils s’éloignèrent pour aller vérifier le fait, et laissèrent Cadmus étendu à terre à côté de la vache tachetée ; car maintenant que celui-ci avait rencontré un lieu de repos, toutes les fatigues de son long pèlerinage paraissaient l’accabler à la fois.

À peine ses amis avaient-ils disparu qu’il tressaillit subitement, en entendant un mélange de cris désespérés et de sifflements horribles dont la vibration lui déchirait les oreilles.

Il s’élança d’un trait vers le bosquet ; là il aperçut entre les arbres la tête d’un immense serpent ou dragon, avec des yeux enflammés et une gueule d’une largeur épouvantable, armée d’innombrables dents acérées. Cadmus n’avait pas encore pu arriver sur le lieu de cette scène effroyable, que ses pauvres compagnons, victimes de la voracité du reptile, ne présentaient plus que des restes informes et sanglants.

Il paraît que la fontaine dont je vous ai parlé était une fontaine également enchantée, et que le dragon préposé à sa garde avait pour emploi d’empêcher

tout mortel d’y venir étancher sa soif. Comme les
Se précipiter dans ce gouffre hideux fut l’affaire du moment. (Les Dents du Dragon.)
habitants du voisinage évitaient soigneusement cet

endroit, il s’était écoulé une longue période de temps (peut-être une centaine d’années) depuis que le monstre n’avait satisfait sa faim. On comprend sans peine que son appétit devait être énorme, et que les malheureux tombés en son pouvoir ne suffisaient pas pour le rassasier à moitié. En apercevant Cadmus, il fendit l’air d’un autre sifflement abominable, et rejeta en arrière ses immenses mâchoires. Sa gueule faisait l’effet d’une large caverne ensanglantée, au fond de laquelle apparaissaient encore les jambes de sa dernière victime engloutie d’un seul coup.

Mais Cadmus, ému seulement de la fin si cruelle de ses amis, ne se laissa pas épouvanter par cette gueule béante hérissée de mille dents aiguës. Tirer son glaive, pousser au monstre, et se précipiter dans ce gouffre hideux, fut l’affaire d’un moment. Cette ruse audacieuse triompha du dragon. En effet, Cadmus s’était élancé si profondément dans son gosier, que les rangées des terribles dents ne purent se refermer sur lui et ne lui firent pas le moindre mal. La lutte n’en fut pas moins épouvantable. Le monstre eut beau réduire en mille éclats les arbres du bosquet, dans les efforts convulsifs de sa queue, Cadmus continuait à hacher et à fouiller avec son glaive les entrailles du reptile. Le monstre crut encore pouvoir se débarrasser de son ennemi en tordant ses anneaux couverts d’écaillés ; mais ce fut à peine s’il put ramper quelques pas. Le brave Cadmus lui porta un dernier coup qui mit un terme à son horrible existence. Enfin, s’étant dégagé des mâchoires de son ennemi, il le contempla roidissant encore ses anneaux, mais désormais incapable de nuire même à un enfant.

Mais ne supposez-vous pas que Cadmus fut désolé de la catastrophe de ses affectueux et infortunés compagnons, qui avaient avec lui suivi les pas de la vache enchantée ? Il semblait qu’il fût condamné à se séparer de tous ceux qu’il aimait ou à les voir périr. Il se retrouvait, après toutes ses afflictions et toutes ses traverses, dans un lieu solitaire, sans aucun être humain pour l’aider à se construire un abri.

« Que faire ? s’écria-t-il. Il vaudrait mieux que j’eusse été dévoré par le dragon comme mes pauvres compagnons.

— Cadmus ! dit une voix (et le jeune homme ne put deviner d’où elle arrivait à ses oreilles : venait-elle d’en haut ou d’en bas, ou bien résonnait-elle dans sa propre poitrine ?), Cadmus ! arrache les dents du dragon et plante-les dans la terre. » Conseil des plus étranges ! car il n’était pas facile d’extraire des mâchoires du dragon ces crocs aux profondes racines. Mais Cadmus n’épargna aucune peine pour accomplir cette opération ; et, après avoir presque broyé, à l’aide d’une grosse pierre, la tête du reptile, il fit une récolte de dents assez considérable pour en remplir un boisseau ou deux. Il n’avait plus qu’à les planter. Ce n’était pas là le moins pénible de sa tâche : car, exténué déjà de fatigue après avoir tué le dragon et dépecé son crâne entier, il ne possédait, à ma connaissance, aucun instrument pour creuser la terre, excepté la lame de son glaive. Qu’il vous suffise de savoir qu’une large pièce de terre fut bientôt labourée, et reçut cette semence d’une nouvelle espèce ; il restait au moins la moitié des dents du monstre à planter pour un autre jour.

Cadmus, hors d’haleine, put enfin se reposer de son travail, et s’appuya sur son arme, en se demandant ce qui allait arriver. Il n’attendit pas longtemps. Le spectacle le plus extraordinaire, le prodige le plus incroyable dont je vous aie jamais parlé, s’offrit alors à sa vue.

Les rayons du soleil tombaient obliquement sur le champ nouvellement ensemencé. Rien d’extraordinaire ne se faisait remarquer sur la surface du sol. Tout à coup, Cadmus s’imagine voir briller quelque chose, d’abord sur un point, puis sur un autre, ensuite à des centaines et à des milliers d’endroits. Bientôt il s’aperçoit que ce sont autant d’extrémités de fers de lances qui surgissent du terrain comme des tiges de froment, et poussent à vue d’œil. Puis ce sont des pointes d’épées brillantes qui se font jour et apparaissent de la même manière. Un moment après, la superficie entière du champ est soulevée par une multitude de casques de bronze poli qui crèvent la croûte terrestre, comme si d’énormes fèves venaient à croître tout à coup. Déjà Cadmus distingue les traits d’une figure farouche sous chacun des globes métalliques. Avant d’avoir le temps de réfléchir à une si merveilleuse aventure, il put contempler une abondante moisson d’êtres à forme humaine, armés de casques, de cuirasses, de boucliers, de glaives et de lances. Ils n’étaient pas encore sortis de terre, qu’ils brandissaient déjà leurs instruments de défense et de meurtre, en les heurtant les uns contre les autres. À peine nés, ils semblaient penser qu’ils avaient trop vécu. Chaque dent du dragon avait donné naissance à l’un de ces êtres cruels.

Le sol donna également issue à une compagnie de musique guerrière. Les hommes qui en faisaient partie aspirèrent le premier souffle de la vie en appuyant sur leurs lèvres l’embouchure de leurs trompettes, et sonnèrent une charge assez bruyante pour étourdir les oreilles les plus solides. Cette plaine, jusque-là si paisible et si solitaire, retentit du cliquetis des armures, du son des clairons et des cris féroces d’une troupe effrénée. Ces soldats avaient l’air si furieux que Cadmus s’attendait à les voir passer le monde entier au fil de l’épée.

Quelle fortune pour un grand conquérant, s’il se procurait un boisseau de dents de dragon pour semer des guerriers !

« Cadmus ! dit la même voix qu’il avait entendue auparavant, jette une pierre au milieu de ces hommes armés. »

Cadmus saisit une grosse pierre et, l’ayant lancée au centre de cette phalange, vit son projectile heurter la cuirasse d’un guerrier gigantesque et d’une mine féroce. En sentant cette commotion, le guerrier supposa qu’elle résultait du choc d’un ennemi ; et levant son arme, il abattit le casque et la tête d’un de ses voisins, qu’il étendit à terre. En un instant, ceux qui se trouvaient près du guerrier tombé commencèrent à se frapper les uns les autres d’estoc et de taille, et à se transpercer à coups de lance. La confusion fut à son comble. Chaque homme plongeait son glaive dans le cœur d’un de ses frères et succombait lui-même sous le fer d’un autre, avant d’avoir eu le temps de proclamer sa propre victoire. Les trompettes ne cessaient d’animer le carnage par des accents de plus en plus fougueux ; chaque soldat poussait un cri de guerre que la mort étouffait sur ses lèvres. Il est impossible de s’imaginer une rage plus forcenée. Mais, après tout, ce combat n’était ni plus insensé ni moins atroce que des milliers de batailles livrées auparavant, dans lesquelles les hommes égorgent leurs frères pour des motifs aussi déraisonnables. Il est à considérer d’ailleurs que cette race monstrueuse avait apparu sur la terre pour remplir une destinée différente, tandis que les autres hommes étaient nés pour s’entr’aimer et s’assister les uns les autres.

Cette bataille mémorable continua jusqu’à ce que la plaine fut littéralement couverte de têtes et de casques. De cette nombreuse armée, cinq hommes seulement restaient debout. Des extrémités du champ de bataille ils s’élancèrent vers un centre commun. Une lutte acharnée s’engagea alors. C’était à qui porterait les coups les plus furieux et les plus meurtriers.

« Cadmus ! reprit la voix, ordonne à ces guerriers de remettre leurs glaives dans le fourreau. Ils vont t’aider à bâtir une ville. »

Sans hésiter une minute, notre héros avança de quelques pas ; il avait l’aspect d’un chef et d’un roi, lorsqu’il étendit son épée nue entre eux : il parla aux guerriers avec le ton du commandement et de la sévérité.

« Remettez vos glaives au fourreau ! » cria-t-il.

À l’instant, se sentant dompter par un sentiment d’obéissance passive, les cinq guerriers nés des dents du dragon se tournent vers Cadmus, en lui faisant un salut militaire, rengainent leurs glaives, s’alignent et fixent leurs regards dans la même direction, comme des soldats quand ils attendent les ordres de leur capitaine.

Ces cinq hommes avaient sans doute pris naissance des plus grosses dents du dragon, car c’étaient les plus fiers et les plus robustes de toute l’armée. Autrement, ils auraient succombé comme tant d’autres dans une lutte aussi terrible. Ils conservaient encore l’expression sauvage qui animait leurs regards pendant le combat ; et, si Cadmus les perdait un instant de vue, ils se retournaient les uns vers les autres en roulant des yeux ardents de rage.

Je ne veux pas manquer de vous mentionner un détail étrange et pittoresque. Comme ils venaient de surgir du sol, leurs brillantes cuirasses et même leurs figures offraient çà et là des traces de la terre qui s’y était incrustée. Vous avez observé exactement cet effet sur les betteraves et les carottes, quand on les arrache du champ où elles ont pris racine. Cadmus savait à peine s’il devait les considérer comme des hommes, ou comme une espèce de végétaux. Pourtant, après tout, comme le son des trompettes, le fracas des armes et la vue du sang leur plaisaient tant, il en conclut qu’ils devaient appartenir à la race humaine.

Ils le regardèrent fixement, prêts à recevoir ses nouveaux ordres, et brûlant évidemment du seul désir de le suivre, d’un champ de bataille à un autre, jusqu’au bout du monde. Mais Cadmus était plus sage que ces enfants de la terre, qui devaient au dragon leur nature farouche, et il savait mieux utiliser leur force et leur audace.

« Venez, dit-il, vous avez des bras vigoureux. Employez-les d’une façon profitable ! Servez-vous de vos solides épées pour extraire des pierres, et aidez-moi à bâtir une ville. »

Les cinq soldats répliquèrent, en murmurant un peu, que leur métier consistait à renverser les villes, non à les construire ; mais Cadmus abaissa sur eux un regard sévère, et leur adressa la parole d’un ton qui commandait la soumission. Dès ce moment ils le reconnurent pour leur maître, et ne pensèrent plus à lui désobéir en aucune circonstance. Ils se mirent à l’ouvrage avec tant d’activité, qu’en un espace de temps fort court, une cité commença à apparaître. D’abord, ils montrèrent pendant leurs travaux quelques dispositions querelleuses ; semblables à des animaux à l’état sauvage, ils se seraient portés à des actes de violence les uns contre les autres, si Cadmus ne les avait surveillés et, quand il voyait leurs yeux s’animer d’une ardeur particulière, n’avait, par son autorité, neutralisé l’ancien venin de reptile mêlé à leur sang. Avec le temps, ils s’habituèrent à un travail honnête, et finirent par sentir qu’il y avait plus de jouissance dans une vie paisible et dans un commerce bienveillant avec leurs semblables, que dans les luttes sanglantes où l’on se mutile réciproquement à l’aide d’un glaive à deux tranchants.

Nous avons droit d’espérer que le reste du genre humain deviendra, à une époque plus ou moins éloignée, aussi sensé et aussi pacifique que ces cinq guerriers, sortis du limon de la terre, et produits par les dents du dragon.

La nouvelle cité était fondée, et chacun des travailleurs possédait une habitation. Mais le palais de Cadmus n’existait encore qu’en projet. On avait réservé cet édifice pour la fin, dans le dessein d’y introduire tous les perfectionnements des constructions modernes, et de rendre cette résidence aussi confortable qu’élégante et digne de sa destination. Après avoir terminé ce qui leur restait à faire, tous se couchèrent de fort bonne heure, avec l’intention de se lever le matin au point du jour, et de jeter au moins les fondations avant la tombée de la nuit suivante. Mais lorsque Cadmus, dès le lever du soleil, s’avança suivi de ses cinq ouvriers marchant militairement en ligne, que vit-il ? Je vous le donne à deviner…

Il aperçut le palais le plus magnifique qui se soit jamais vu au monde. Il était construit de marbre, avec un mélange heureux de pierres de différentes espèces. Un dôme splendide s’élevait dans les airs, la façade était soutenue par un noble portique et par des colonnes richement sculptées : tout avait ce caractère de grandeur qui convient à la résidence d’un puissant monarque. Ce palais était sorti de terre aussi promptement que la cohorte guerrière née des dents du dragon ; mais ce qui rendait le phénomène beaucoup plus étrange, c’est que ce majestueux édifice était sorti du sol sans le secours d’aucune semence.

À la vue du dôme, qui, sous les rayons du soleil levant, était éblouissant d’or et de magnificence, un cri d’enthousiasme retentit dans les airs :

« Que Dieu accorde une longue vie au roi Cadmus dans son magnifique palais ! »

Et le nouveau roi, avec ses cinq fidèles serviteurs défilant en rang, la pioche sur l’épaule (car ils avaient conservé la tenue militaire qui leur avait été enseignée par la nature), franchit les degrés du portique. Ils firent halte à l’entrée ; une longue colonnade se déploya à leurs regards de l’extrémité à l’autre d’une vaste salle. Du fond du parvis s’avança une femme, merveilleusement belle, revêtue d’un manteau royal, avec une couronne de diamants sur sa chevelure dorée, et le collier le plus riche qui ruissela jamais sur la poitrine d’une reine. Cadmus sentit son cœur battre de ravissement. Europe, sa sœur, si longtemps perdue, maintenant parvenue à la fleur de l’âge, venait à sa rencontre, lui apportant le bonheur. Les douces caresses d’une sœur chérie allaient le récompenser de ses longues et pénibles recherches, le consoler des larmes qu’il avait répandues en se séparant de Phénix, de Cilix et de Thasus, adoucir les peines qui avaient, à ses yeux, répandu une teinte lugubre sur le monde entier, depuis le moment où la tombe s’était fermée sur les restes de sa mère bien-aimée.

Cadmus, s’étant élancé au-devant de la belle étrangère, vit que ses traits lui étaient inconnus ; et pourtant, pendant le peu de temps qu’il lui avait fallu pour traverser la salle, il avait déjà senti qu’une vive sympathie existait entre leurs âmes.

« Non, Cadmus, dit la même voix qui s’était adressée à lui dans le champ des hommes armés, je ne suis pas cette sœur chérie que tu as cherchée avec tant de constance par tout le monde, mais Harmonia, la fille du ciel, qui te suis donnée au lieu de cette sœur, de tes frères, de ton ami et de ta mère. C’est moi qui résumerai toutes leurs affections. »

Le roi Cadmus fixa donc son séjour dans le palais, en compagnie d’Harmonia. Il goûta dans cette magnifique résidence un bonheur dont il est difficile de donner une idée, mais qu’il eût sans aucun doute trouvé de même dans la plus humble cabane située le long du chemin. Peu d’années après, un groupe d’enfants frais et roses se livrait à de joyeux ébats dans le grand vestibule, et folâtrait sur les marches de marbre du palais, ou courait, en poussant de bruyantes acclamations, au-devant de Cadmus, quand les affaires de l’État lui laissaient le loisir de se mêler à leurs jeux. Comment ces enfants se trouvaient-ils là ? Ce fut toujours pour moi une mystérieuse énigme. Ils l’appelaient leur père, et donnaient à la reine Harmonia le doux nom de mère. Les cinq vieux soldats engendrés par les dents du dragon s’attachèrent de plus en plus à leurs jeunes maîtres ; ils ne se fatiguaient jamais de leur enseigner la manière de porter sur l’épaule des baguettes en guise de lances, de brandir des sabres de bois et de marcher au pas comme des soldats, en soufflant dans de petites trompettes de deux sous ou en battant d’insupportables roulements sur un tambour proportionné à leur taille.

Cependant le roi Cadmus, de peur que ses enfants ne prissent trop des manières de dragon, trouvait, tout en remplissant ses devoirs de souverain, le temps de leur enseigner l’A B C. Il avait inventé pour eux les lettres de l’alphabet ; et, j’en ai bien peur, un grand nombre de marmots ne lui gardent pas, pour ce bienfait inappréciable, toute la reconnaissance qu’il mérite.