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Le Livre des petits enfans/Le sonneur aux portes

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Éditions Charpentier, Dumont éditeur Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 89-114).


Le sonneur aux portes.


EN CINQ PARTIES.

LE PORTIER.


Je ne crois pas qu’il y ait encore des enfans aussi hardis qu’Antony. Il était la terreur des portiers et des servantes, le cauchemar du rentier paisible. Ce petit voltigeur des rues était le chef d’une bande audacieuse, qu’il entraînait tous les soirs en sortant de la pension. Il se mettait à leur tête en vrai cosaque à pied, et pas un marteau, pas une sonnette, n’échappaient à leur avide recherche.

— Pan ! pan ! pour le marteau. Ils fuyaient, se plaçaient en embuscade à quelques maisons plus loin et la porte s’ouvrait, à la grande joie de leurs cœurs pleins de malice.

Le portier, ne voyant entrer personne, venait lui-même regarder pourquoi ? et plongeant en vain ses yeux dans la rue silencieuse, s’en retournait mécontent. Après un temps raisonnable, quand on le supposait rentré dans sa loge et paisiblement assis, on retournait, haletant, avec des rires étouffés, où il y avait tout un poème de brigandage.

— Pan ! pan ! recommençait le marteau ; et les six oiseaux de nuit s’envolaient encore, rasant la terre, dans la cachette qu’ils s’étaient choisie. Force était au portier de tirer le cordon, ne fût-ce que pour lui-même ; car il brûlait, ce portier furieux, d’attraper et de tordre le bras insolent qui l’arrachait ainsi à son repos. C’était en vain !

Alors, l’amour même du repos l’arrachait violemment à son immobilité de profession. Il se faisait petit, et s’avançait finement le long du rang où il supposait les malfaiteurs cachés.

Mais si, par hasard il s’approchait de leur retraite, ils en sortaient tout à coup avec une agilité si prodigieuse qu’ils glissaient entre ses bras étendus, faisant voler en l’air son bonnet et poussant des cris aussi aigus que ceux de l’orfraie ou de la chouette. Ils étendaient même l’insulte jusqu’à frapper du marteau chacun un coup ; ce qui faisait six, en laissant pour adieu, au portier, gonflé de colère dans la rue :

— Ouvrez, portier ! ouvrez donc, portier ! le cordon, s’il vous plaît !

La nuit entière ne consolait pas le portier de ces voyages par contrainte, et sans vengeance. Le portier aime la vengeance.


LE CORDONNIER.


Antony répandant partout ses ravages, était déjà pendu à une sonnette ; et, tandis que les autres fuyaient, lui souvent mettait dans sa tête d’affronter le danger.

Une servante accourait, rouge de ce terrible ébranlement de la sonnette, et avant même qu’elle ouvrît la bouche, Antony, levant un nez insolent, comme lui-même, demandait :

— Est-ce ici le médecin de mon oncle ?

— Qui est-ce que c’est, le médecin de votre oncle ? demandait la servante irritée.

— C’est… Je ne me souviens pas de son nom ; mais c’est un bien bon médecin.

— Ce n’est pas ici. Dieu vous conduise ! et une autre fois ne sonnez pas si fort, toujours !

Une ardeur nouvelle emportait la troupe errante. Pas un ne songeait que c’est lâche d’insulter dans l’ombre.

Antony, bien élevé d’ailleurs, et qui coûtait à son père une grosse somme pour devenir savant, imitait effrontément le gamin, dont la joie est immense quand il fait tressaillir l’humble cordonnier, en plongeant tout à coup sa tête dans l’échoppe par un carreau de papier qu’il enfonce, et en demandant froidement : « Quelle heure est-il ? »

Il trouvait aussi une émotion délectable à lancer l’épouvante chez le tranquille artisan, travaillant à la lampe, en faisant ruisseler sur les vitres sonores des poignées de pois secs, qui descendaient comme la foudre en éclat dans le silence laborieux du chaussetier solitaire.



LE PIED DE BICHE.


Ce soir-là, toute la meute sonnante se précipita sur le pied de biche d’un rentier. La première attaque fut inutile, car le maître était absent, et ses deux domestiques, se chauffant au feu de leur maître, faisaient la sourde oreille pour ne pas se déranger.

Antony, très-irrité de cette lenteur, s’écria : « Se moque-t-on de moi ? » et se pendit sans façon de tout le poids de son corps au pied de biche, qui resta dans ses mains. Un cri de victoire, très-flatteur pour Antony fut poussé jusqu’aux toits par sa troupe légère ; ce qui l’empêcha d’entendre le bruit de la porte. Elle s’ouvrit d’ailleurs si vivement qu’il fut pris et entraîné dans l’allée sombre, avant qu’il pût même laisser tomber le pied de biche, témoin irrécusable de son crime. Ses compagnons s’enfuirent épouvantés, et dirent entre eux :

— Aussi pourquoi nous entraîne-t-il à cela ? je n’y songerais pas sans lui. — Ni moi ! — Ni moi ! — Ni moi ! cinq fois répété, fut tout ce qu’ils inventèrent pour sauver leur chef du piége qu’ils avaient évité. Seulement ils soupèrent assez mal ce soir-là, et quelques-uns rêvèrent de gendarmes.

Antony ne rêvait pas. Toute son intelligence était éveillée par l’air sombre et vindicatif des deux domestiques, ses vrais maîtres alors, résolus à le lui prouver rudement. Ils avaient commencé par lui lier les bras et les jambes, et se disposaient à le descendre à la cave, avec des menaces effrayantes. Le fier Antony ne proférait pas une parole ; il regardait ses liens, qui lui faisaient mal ; il songeait à l’inquiétude de sa mère… C’était affreux ! mais il ne pleurait pas ; son cœur seul disait au fond de lui-même : — Mon Dieu ! — Finissons, dit l’un des hommes, en faisant signe à l’autre d’emporter avec lui l’enfant, qui devint très-pale, mais qui ne baissa point ses yeux pleins de courage.

À l’instant même, on frappa trois coups à la porte de la rue. — C’est monsieur, dirent-ils, car il sonne ordinairement trois fois. Va, petit brigand, ton affaire est faite, recommande ton ame. Antony crut qu’il allait voir apparaître un ogre. Le frisson passa dans ses cheveux et les fit lever ; mais son regard curieux ne se mouilla pas d’une larme.

Le bon rentier, qui était le moins ogre des hommes, ne trouva pas dans la perte de son pied de biche une raison suffisante pour mettre en cave et faire mourir peut-être l’imprudent qu’on avait garotté : mais, après avoir un peu rêvé sur le trouble que de telles actions répandent souvent dans des maisons paisibles, il ordonna qu’on fît avancer une voiture à l’heure.

Pendant qu’on la cherchait, Antony dans l’immobilité où le retenaient ses liens, eut les yeux bandés sans qu’il lui fût fait le moindre mal.

Alors la voiture arriva. Le rentier, touché du jeune âge et du maintien sans bassesse du prisonnier, l’interrogea en grossissant sa voix.

— Votre nom ? celui de votre famille ? votre demeure ?

Antony répondit à tout d’un accent ému, mais précis.

— Avez-vous du courage ?

— Pour entreprendre, oui, pour souffrir, je l’ignore ; c’est la première fois que je me suis laissé prendre.

— Jurez-vous de ne pas vous révolter, si l’on vous ôte ces cordes ?

— Je le jure.

— Ôtez les cordes au prisonnier.

Les cordes tombèrent.

— Vous allez subir de grandes épreuves, continua le juge. Les soutiendrez-vous sans lâcheté ?

— Je tâcherai, répliqua simplement le petit sonneur.

Son juge le plaça derrière lui, et détachant de la tapisserie couverte de dessins une tête de mort au crayon noir, qui n’y tenait que par quatre épingles, il la mit devant l’enfant, en lui disant ; ne bougez pas !

— Vous, dit-il aux domestiques, soulevez son bandeau.

Antony trouva sans tressaillir cette tête sous ses regards délivrés.

— Qu’en dites-vous ?

— C’est bien mal dessiné, répondit l’écolier qui l’avait parcourue avec attention. Et le bandeau retomba sur ses yeux.

— Aviez-vous des complices ?

— J’avais des amis, monsieur, ils se sont sauvés… Ils ont bien fait.

— Avez-vous une mère ?

Antony ne répondit pas ; mais il baissa la tête, et le rentier qui l’examinait attentivement, vit ruisseler deux larmes sous son bandeau.

— Partons, dit le juge, d’un ton grave et irrévocable.



VOYAGE D’ANTONY.


Antony fut conduit en silence dans la voiture qui roula si long-temps qu’il se crut à vingt lieues de Paris, mais qui s’arrêta tout à coup sur un cri de ses deux guides, au milieu desquels il était assis.

Le rentier qui n’avait pas soufflé un mot durant le voyage, descendit le premier, et s’éloigna. Antony fut déposé au milieu d’une rue déserte et sombre qu’il prit pour une ville de province inconnue. Quand son bandeau lui fut ôté et qu’il put porter autour de lui ses yeux éblouis et pleins de terreur :

— Tirez-vous de là, dirent brièvement ses guides en remontant dans la voiture que l’enfant infortuné vit s’éloigner avec l’amertume profonde de son abandon.

Il resta quelques instans sans se mouvoir et sans rappeler ses idées. Cette ville inconnue lui paraissait pleine de consternation. Il trouvait les maisons d’un aspect sombre, bâties tout autrement qu’à Paris, son cher Paris ! et présentement qu’il était pour lui d’une impérieuse nécessité de sonner à quelque porte pour s’y sauver d’une nuit d’épouvante et d’insomnie, à jeun ; tous les pieds de biche du monde n’aurait pu réveiller sa passion éteinte pour le son des marteaux et des cloches. Il s’assit en soupirant au coin d’une borne sur un banc étroit qu’il accepta pour son lit, non sans murmurer tristement. Ah ! que les bancs sont bien plus larges à Paris ! et les réverbères, Dieu ! qu’ils sont ternes dans cette petite ville… Est-ce qu’il y a des hommes dans ces habitations noires ?… Maman ! maman ! que la vôtre à cette heure était chaude et gaie pour moi ! Si vous saviez où je suis, vous prendriez la poste pour venir me sauver. Il est vrai que je suis bien coupable ; mais vous n’auriez pas le courage, vous, de me punir si froidement ; car je suis perdu enfin !… Et les larmes d’Antony coulèrent par flots sur le banc de pierre.

Mon Dieu ! s’écria-t-il, est-ce que vous m’avez abandonné !




LE BON ANGE.

Laissez venir à moi les petits enfans.

Un homme s’approcha dans l’ombre. Antony se leva. — N’ayez pas peur, mon petit ami, dit cet homme. — Je n’ai pas peur, répondit l’enfant ; quel mal voudriez-vous me faire ? — Aucun, si vous me dites la vérité : — Qui êtes-vous ? — Je suis un enfant perdu. — D’où venez-vous ? — De Paris, où je suis né. Je n’ai pas d’argent, je ne connais pas cette ville où l’on m’a laissé seul pour me punir. — De quoi ? — De sonner aux portes avec mes amis. — Leurs noms ? — Je ne le dirai pas. — Le vôtre ? — Antony Derbay ; mais mon père sera-t-il inquiété pour ma faute ? — Soyez tranquille, mon enfant, dit cet homme attendri, regardez-moi comme votre bon ange, et suivez-moi… quand je saurai votre demeure, toutefois, car je suis résolu à vous rendre ce soir même à vos parens.

Quoi, monsieur, vous feriez ce voyage ! s’écria Antony, plein de reconnaissance. Il lui dit alors le nom de son père, sa demeure à Paris, et se laissa conduire soumis par ce guide si différent de ceux qui l’avaient emporté du pays natal.

Après quelques détours, qui ne semblaient à l’enfant que les commencemens d’un voyage pénible, l’homme qui l’avait doucement enveloppé dans son manteau s’arrêta en disant : Nous y sommes.

— Où donc ? s’écria d’une voix craintive Antony, sans se reconnaître encore, et croyant rêver.

— Chez votre père, dont voici la maison. Et il frappa de manière à ce qu’on ne tarda pas à leur ouvrir.

Quelle fut la surprise, la joie et les transports d’Antony, en se retrouvant à sa porte comme par enchantement ! Et quand il tomba dans les bras de sa mère inquiète depuis deux heures de ne pas le voir rentrer ! Et quand il la couvrit de ses larmes en lui racontant sa faute, qu’il lui montra son sauveur, qu’il prenait alors pour Jésus-Christ lui-même ; car il avait fait un miracle !

— Oh ! qui donc êtes-vous, monsieur ? dit la mère, en se penchant vers l’étranger pour le bénir.

— Le rentier, madame, qui se trouvera bien heureux, s’il a corrigé l’enfant et consolé la mère.

Je dois vous avouer qu’Antony sanglota de repentir dans les bras du bon rentier, et qu’en essuyant ses yeux rouges, il s’écria tout à coup :

— Je te rendrai ton pied de biche !

— Non, dit en souriant le rentier qui devint le meilleur ami d’Antony ; je vous le donne comme un talisman pour entrer à toute heure dans ma maison.

L’objet qui nous rappelle une faute pleurée nous empêche d’y retomber.