Le Livre des récompenses et des peines/Avertissement

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Traduction par M. Abel Rémusat.
Renouard (p. 1-8).


AVERTISSEMENT.




Lopuscule dont je donne ici la traduction est complet, malgré sa brièveté. Il appartient à la secte des Tao-sse, l’une des trois religions qui sont dominantes à la Chine, et qui, suivant les Chinois, sont toutes trois vraies, quoiqu’elles enseignent des dogmes tout différens. Les Tao-sse ne sont guères connus en Europe que par les fables ridicules et les pratiques superstitieuses dont leur culte est rempli. C’est à eux que s’adressent en grande partie les reproches d’ignorance, de charlatanisme et de fourberie que nos missionnaires font aux Bonzes. Les sectateurs de Fo ou Bouddhistes peuvent bien en réclamer une partie ; mais leurs doctrines, nées dans l’Hindoustan, exigent de la part de ceux qui veulent en sonder les absurdités, une plus grande contention d’esprit et des méditations qui, pour n’avoir pas d’objet solide, n’en sont pas pour cela plus à la portée de tous les hommes. Les fables des Tao-sse conviennent bien mieux à la populace Chinoise : on peut même croire qu’elles leur auraient assuré la prééminence sur les Bouddhistes, si ceux-ci n’avaient eu pour appui, dans l’esprit du peuple, leurs cérémonies imposantes, leurs formules inintelligibles, et les figures monstrueuses dont ils décorent leurs temples : figures où le vulgaire voit tout autre chose que des allégories, et la personification des attributs divins. Grâce à son genre particulier d’extravagance, chacune de ces sectes a obtenu de grands succès en Chine, où elles se partagent la croyance de tout ce qui n’est pas lettré. Celle des Tao-sse peut revendiquer en sa faveur de grands titres d’ancienneté, et l’emporter peut-être, sous ce rapport, sur la doctrine des Lettrés eux-mêmes. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner ces prétentions. Il suffit de rappeler que, quelle que soit son origine, elle fut réformée vers le cinquième siècle avant notre ère, par un personnage qui est encore universellement révéré sous le nom de Lao-tseu (le Vieillard). Quant à sa doctrine, elle reconnaît divers ordres d’esprits, une foule de génies tutélaires et de démons, les uns bons, les autres méchans. On pourra juger de sa morale par l’échantillon que j’en donne en ce moment.

Je me suis attaché à rendre scrupuleusement le fond des idées ; mais j’ai pris la liberté de modifier un peu la coupe des phrases, qui est monotone et rebutante dans l’original. L’énumération des vertus de l’homme de bien, et celle des vices du méchant, qui est beaucoup plus longue, n’y forment qu’une seule phrase, distribuée en membres réguliers de quatre ou cinq mots. La traduction littérale eût été insupportable en français, et l’exactitude eût été ici aussi fastidieuse qu’inutile.

Je n’ai joint à ma traduction aucune remarque grammaticale, parce que M. Molinier, l’une des personnes qui ont suivi mes leçons au Collège royal avec le plus de zèle et de succès, se propose de donner une édition du texte chinois, avec une traduction littérale, et tous les éclaircissemens nécessaires.

La petite préface qui précède le livre, et que j’ai cru devoir traduire, à cause de sa singularité, est extraite d’une édition en deux volumes, où le texte est expliqué par un commentaire très-étendu, écrit en style familier. Elle mettra au fait du nom de l’auteur de l’opuscule, de la manière dont on prétend que celui-ci a été composé, et l’on y verra quelle estime en font les sectaires chinois. J’ai tiré de la même source les éclaircissemens mêlés d’historiettes qu’on trouvera dans les notes. Chaque phrase du livre des Récompenses et des Peines, dans le commentaire dont je parle, est soutenue de deux ou trois anecdotes ou fables, qui prouvent la bonté du précepte, en montrant les avantages qu’on obtient en le suivant, et les risques qu’on court à le violer. Mes occupations ne me permettant pas de les traduire toutes, je n’ai pris que celles qui pouvaient avoir quelque chose de piquant, par les mœurs ou les opinions qu’elles nous font connaître. Cette raison m’a fait passer par dessus la forme toujours simple et peu variée de la plupart de ces récits, et par dessus la puérilité des idées qui les caractérise presque tous.

J’ai placé avant cette préface celle que l’empereur Chun-tchi a mise à la tête d’une collection d’ouvrages moraux, publiée sous son règne et par ses ordres. Comme le Livre des Récompenses et des Peines avait été compris dans cette collection, les sectaires en ont profité pour réimprimer la préface de Chun-tchi au commencement d’une édition de leur ouvrage favori[1], ayant soin de la faire précéder des deux caractères Iu-tchi (ouvrage de l’empereur), pour faire croire que c’était une édition impériale, et par conséquent un livre approuvé dans tout l’empire.

Je me propose de faire successivement passer dans notre langue les différens ouvrages philosophiques ou religieux qui n’ont pas encore été traduits du chinois. Le Tao-te-king, ouvrage aussi respectable par son antiquité que par le nom de son auteur et l’excellence des maximes qu’il contient, est le premier que je compte publier. Ce n’est que lorsqu’il aura été traduit qu’on pourra prononcer avec connaissance de cause sur la doctrine religieuse des Tao-sse. Quant aux Bouddhistes, il faut bien d’autres matériaux pour les juger. Un fragment d’un de leurs livres, que j’ai inséré dans l’Appendice de mes Recherches sur les langues tartares, pourra donner une idée de leur métaphysique. Mais un traité complet de la théologie Bouddhique, en Chinois, que j’ai entre les mains, et que je m’occupe à traduire, ne laissera, j’espère, sur la croyance Bouddhique, d’autres nuages que ceux qui en font la partie essentielle, et qu’on n’en pourrait séparer sans l’altérer.





  1. Cette édition, en 6 volumes, contient un commentaire très-étendu. Il y en a un exemplaire dans la bibliothèque de Monsieur.