Le Livre des récompenses et des peines/Préface de l’éditeur chinois

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Traduction par M. Abel Rémusat.
Renouard (p. 13-20).


PRÉFACE


DE L’ÉDITEUR CHINOIS


DU LIVRE


DES RÉCOMPENSES ET DES PEINES.




Louvrage suivant est intitulé : Thaï-chang kan ing phian. Thaï-chang, ou très-sublime, est une expression honorifique par laquelle on désigne la doctrine de Tao ou de la Raison. Toutes les actions humaines, soit bonnes, soit mauvaises, produisent sur les esprits du ciel et de la terre une impression ou un mouvement qu’on appelle Kan. Les esprits joignent à chaque action une récompense ou un châtiment proportionné : c’est ce qu’on nomme Ing. Phian veut dire Livre ou Traité.

Autrefois, sous la dynastie des Soung (de 960 à 1279), il y avait dans la ville de ’O-meï-hian, de la province de Sse-tchhouan, un homme dont le nom de famille était Wang, et le nom personnel, Siang. Il avait toujours eu le projet de faire un traité de religion ; mais différentes occupations l’en avaient empêché. Un jour il fut saisi d’un mal inattendu, et il expira subitement. On était sur le point de l’enterrer, et sa maison retentissait des cris et des pleurs de ses enfans, quand tout à coup on entendit la voix d’un homme qui disait : « Wang-siang avait conçu le projet d’un livre sur les récompenses et les peines. Il faut qu’un dessein si utile soit mis à exécution. Qu’on le laisse aller, et qu’il soit rendu à la vie. » À l’instant même il fut ressuscité ; il vécut depuis jusqu’à cent deux ans[1].

Un habitant de Souï-ning-fou, dont le nom de famille était Tcheou, et le petit nom, Hou se procura le livre des récompenses et des peines. Dès qu’il l’eut entre les mains, il ne cessa plus de le lire chaque jour, et d’entretenir de son contenu ses amis et ses voisins. Cependant un jour il fut emporté par une mort subite ; mais vingt-quatre heures après il revint à la vie. Il raconta à sa femme qu’il avait été entraîné par un homme au séjour ténébreux. « Là, dit-il, je vis devant un pavillon une foule d’hommes debout et revêtus de haillons ; la plupart étaient des paysans morts de l’une de ces famines qui désolent souvent nos provinces et dépeuplent quelquefois toute une contrée. Je fus saisi d’une terreur inexprimable. Mais bientôt je vis paraître, au milieu d’eux, un homme assis dans le pavillon. C’était le génie d’une étoile, et il en avait la splendeur sur le visage. Il me fit approcher de lui et me parla ainsi : Tu te trouves en ce moment parmi des misérables morts de faim. Mais comme tu as toujours été pénétré de respect pour le Livre des Récompenses et des Peines, tu peux reprendre courage. Je n’ignore pas qu’il y a encore dans ce livre beaucoup de préceptes que tu n’as pas réduits en pratique. Mais beaucoup de ceux qui ont entendu tes discours se sont convertis. Il y en a même qui y ont pris le germe de vertus qui les ont élevés au rang d’Immortels. Tout ce mérite doit t’être rapporté. Va donc : retourne sur la terre ; je vais allonger ton livre de vie. Mais prends-garde de persévérer plus que jamais dans la bonne voie, et fais tes efforts pour ne plus revenir dans ce lieu d’où tu seras sorti une fois[2] ».

Un médecin de la ville de Chouï-’an-hian, nommé Hoang-foung, s’était fait une loi de l’abstinence du meurtre et la délivrance des êtres vivans[3]. Il avait même fait graver le Livre des Récompenses et des Peines, et en avait distribué gratuitement toute l’édition au peuple. Il fut attaqué d’une maladie grave, et dans un songe qu’il eut, il lui sembla qu’il était enlevé par deux démons. Au milieu du chemin, il aperçut trois hommes debout dans une fosse. Il y en avait un habillé de jaune, qui dit : C’est Hoang-foung : cet homme a toujours été plein de vénération pour le livre des Récompenses et des Peines, et attentif à en pratiquer les préceptes. Mettez-le sur-le-champ en liberté pour qu’il puisse s’en retourner chez lui. Les deux démons obéirent et le laissèrent. À son réveil, Hoang-foung prit une résolution plus forte que jamais d’employer tous ses soins à l’étude de la vertu. Il accomplit ce dessein, et fit si bien, qu’il finit par devenir immortel.

Dans la ville de Ho-kian-fou vivait un homme nommé Yang-cheou-nieï. Il lisait tous les jours le livre des Récompenses et des Peines, et cependant, à soixante ans, il n’avait pas encore d’enfant. Il en était pénétré de douleur. Il tomba malade, mourut, puis ressuscita, et dit à ses domestiques : « Quand je suis arrivé au séjour ténébreux, j’ai trouvé un juge qui tenait un registre, et marquait avec un pinceau les noms qu’on y voyait écrits. En apprenant que j’avais vécu sans enfans, et que pourtant j’avais consacré ma vie à la lecture du livre des Récompenses et des Peines, il a ajouté du temps à celui qui m’avait été accordé, et m’a promis que j’aurais un fils. » L’année suivante, en effet, il lui naquit un fils, qui fut l’appui de sa vieillesse, et fit après sa mort, en son honneur, les cérémonies d’usage.

Il y avait à Hoang-yan-hian un lettré nommé Yang-chin qui aspirait à un grade plus élevé que le sien. Le moment n’était pas encore arrivé pour lui, quand il aperçut par hasard des ouvriers occupés à graver le livre des Récompenses et des Peines. Il réfléchit en lui-même que, s’il n’avait pas de grands talens, il pouvait au moins aider ces gens à graver, et qu’il lui serait tenu compte de cette bonne action. Il grava en effet le dix-septième caractère de la première planche[4]. La nuit suivante, il vit en songe un esprit qui lui dit : J’ai vu ce que tu as fait ce matin. Tu en seras récompensé : ton nom sera le dix-septième dans l’ordre des admissions. Et cela ne manqua pas d’arriver.

On voit, par ce qu’on vient de lire, qu’en marquant du respect au livre des Récompenses et des Peines, et en en suivant les maximes, on obtient une longue vie, ou le rang d’immortel, ou bien un fils, ou des richesses. Honorez-le donc et mettez-le en pratique, et vous augmenterez votre bonheur, aussi-bien que la durée de votre vie. En un mot, tout ce que vous souhaiterez vous sera accordé.






VERS


D’un anonyme de Wa-yun-chan, qui a fait un commentaire en forme de poëme sur le Livre des Récompenses et des Peines.




’Weï hou ! houan hou !
Thaï chang tchin thsiouan :
Tseu tseu thseu hang,
Tsi tou wou pian.
Koung hing sse i,
Tchou kiaï tchoung phian,
Li tchi fen mian,
Kho ke Hoang thian.


Belle et lumineuse composition ! véritable résumé de la sublime doctrine ! Chaque caractère est comme une barque de miséricorde sur laquelle nous pouvons passer une mer immense. Si nous savions nous en servir pour notre avantage, ces paroles qui terminent le livre et qui sont comme un testament moral, animeraient nos cœurs aux plus dignes efforts ; et pareils à un arbre qui porte ses branches jusque dans les nues, nous pourrions communiquer avec le Ciel suprême.

  1. Quoique l’auteur chinois n’ajoute rien sur la composition du livre des Récompenses et des Peines, le sens ne permet pas de douter que Wang-siang n’en soit effectivement l’auteur.
  2. Il suffit, pour ne pas retourner au Yen-sse, ou séjour ténébreux, de devenir un Immortel, en chinois sian. On verra plus bas quelques détails sur cette classe de personnages mythologiques.
  3. L’abstinence du meurtre, en chinois Kiaï-cha ; on verra plus bas que le précepte dont il s’agit s’étend aux animaux et aux plus petits insectes. Quand à la délivrance des êtres vivans, Fang-seng, elle consiste à racheter les animaux pris à la chasse ou destinés à la boucherie, et à leur rendre la liberté, ou à les nourrir dans une étable, où on les laisse mourir tranquillement.
  4. Il y a en chinois : ti chi thsi hao, i pan, le 17e caractère, une planche. Mais le sens demande qu’on traduise comme je le fais ; car d’un côté on ne peut croire que la première planche ne contînt que 17 mots ; et de l’autre, si la planche en eût contenu davantage, il eût dû avoir un rang inférieur, de sorte que la récompense eût été en raison inverse de la peine qu’il aurait prise, ce qui n’est pas supposable.