Le Livre du prince de Bülow sur la politique allemande

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 23 (p. 257-280).
LE
LIVRE DU PRINCE DE BÜLOW
SUR
LA POLITIQUE ALLEMANDE

Quelques jours à peine avant la déclaration de guerre, M. Maurice Herbette nous a donné la traduction d’un livre du prince de Bülow intitulé : la Politique allemande, avec un avant-propos de M. de Selves, qui n’a pas été longtemps ministre des Affaires étrangères, mais l’a été assez pour bien connaître la situation générale de l’Europe et en parler avec justesse. Il a fort bien vu et fait voir la contradiction qui existe dans l’esprit du prince de Bülow et dans son livre.

Rarement les aspirations, les ambitions mondiales de l’Allemagne ont été mieux indiquées, mieux étalées que dans ce livre. L’Allemagne y est représentée comme un pays neuf qui n’est encore qu’à ses débuts et vient seulement de franchir la première étape de sa croissance. « L’unité politique, dit M. de Bülow, n’a pas été la conclusion de notre histoire : elle est devenue le début d’un nouvel avenir. Placée au premier rang des Puissances européennes, l’empire allemand a repris une part entière à la vie de l’Europe. La vieille Europe, d’ailleurs, n’était plus depuis longtemps qu’une fraction de l’ensemble de la vie des peuples. » M. de Bülow enveloppe tout de suite l’horizon allemand d’un regard qui l’élargit démesurément. Nous sommes ici très loin de l’affirmation qu’aimait à répéter Bismarck, que l’Allemagne était une nation rassasiée, saturée. Ayant atteint l’objet de son long effort historique, elle était devenue la nation conservatrice par excellence. Quel que soit son respect pour Bismarck, le prince de Bülow n’hésite pas à dire combien cette vue lui parait bornée. Elle était bonne autrefois, elle ne saurait suffire aujourd’hui : l’Allemagne ne peut plus se contenter de ce que M. de Bülow appelle dédaigneusement « la béate existence d’un Etat continental. » Il lui reste infiniment à entreprendre et à réaliser : il lui reste à faire sur mer ce qu’elle a fait sur terre et à devenir la plus grande puissance maritime et commerciale du monde comme elle est la plus grande puissance politique et militaire de l’Europe. Alors seulement ses destinées seront accomplies. Telle est la conception de M. de Bülow, et ce n’est pas elle qui nous étonne, mais bien la conclusion qu’il en tire, car c’est exactement celle de Bismarck, à savoir : que l’Allemagne est la nation la plus conservatrice qui existe, la plus pacifique, la plus rassurante pour la tranquillité de l’univers. Nous ne nous y attendions guère et les faits n’ont pas tardé adonner à M. de Bülow un sanglant démenti. Il n’était d’ailleurs pas lui-même assez sûr de sa thèse pour n’avoir pas pris ses précautions contre les surprises possibles. La philosophie de son livre est tout entière dans la phrase suivante que nous en extrayons et qui a aussi frappé M. de Selves : « Un événement qu’il faut faire entrer dans tout calcul politique, c’est la guerre. Nul homme sensé ne la désire. Tout gouvernement consciencieux cherche de toutes ses forces à l’empêcher aussi longtemps que l’honneur et les intérêts vitaux de la nation le permettent. Mais tout Etat doit être dirigé dans toutes ses parties comme si, demain, il devait avoir une guerre à soutenir. » Cela est vrai, nous ne le voyons que trop, même pour les nations et les gouvernemens les plus sincèrement pacifiques, à plus forte raison pour ceux qu’une politique de proie pousse fatalement sur les champs de bataille. L’Allemagne n’avait pas besoin qu’on le lui rappelât.

Le livre de M. de Bülow est un document très précieux, et nul n’en sera surpris. Diplomate de profession, élève de Bismarck et le meilleur sans doute, instruit par l’étude, la pratique des hommes, l’expérience des choses et doué d’une parole séduisante, longtemps l’homme de confiance de l’empereur Guillaume, il a été une douzaine d’années chancelier de l’Empire et, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, il a dirigé la politique de son pays avec habileté et énergie. On sait comment il a perdu la confiance et la faveur de son maître. Un jour, l’Allemagne a trouvé que l’Empereur parlait trop et M. de Bülow n’a pas caché que c’était aussi son sentiment. L’Empereur ne lui a su aucun gré de sa loyale franchise et, à la première occasion, qui ne s’est pas fait attendre, il l’a laissé choir sous un vote du Reichstag. Depuis lors, le prince de Bülow passe la plus grande partie de son temps à Rome. D’acteur qu’il était, il est devenu simple spectateur, mais il n’a pas cessé de suivre avec une grande activité d’esprit les affaires de l’Allemagne et du monde et, n’ayant plus à les conduire, il en donne volontiers son avis. Son livre, toutefois, a un caractère rétrospectif. C’est la politique de l’Allemagne pendant qu’il était chancelier que M. de Bülow expose ; mais les lignes directrices de la politique allemande n’ont pas changé depuis qu’il a quitté la chancellerie impériale et, tôt ou tard, une politique qui visait à l’hégémonie mondiale et pratiquait systématiquement l’égoïsme le plus étroit, le plus implacable, sans tenir aucun compte de l’intérêt des autres et pas davantage de leur dignité, devait aboutir à la guerre générale. L’erreur de la politique allemande a été de croire qu’on n’oserait.

Le livre se divise en deux parties. Nous ne parlerons aujourd’hui que de la première, qui traite de la politique extérieure. Quelle en est la préoccupation dominante ? Bien que M. de Bülow passe en revue toutes les nations de l’Europe et parle même de l’Amérique et du Japon, c’est surtout l’Angleterre qu’il a en vue ; c’est de son côté qu’il se tourne le plus souvent avec inquiétude, comme s’il sentait que là est le danger pour les nouvelles ambitions de son pays. Et sans doute il se préoccupe aussi de la France et de la Russie, mais il semble prendre moins d’ombrage de leurs desseins. Pour en bien comprendre le motif, il faut remonter assez loin avec lui dans notre commune histoire.

M. de Bülow ne dissimule pas que l’entrée en scène de l’Allemagne, en 1864, en 1866, en 1870, avec les succès rapides et décisifs d’où est sortie sa grandeur, n’a pas été vue avec beaucoup de faveur par les vieilles grandes Puissances qui ont été troublées dans leur quiétude et ont senti qu’une rivale leur était née. Sa bienvenue au jour ne lui a pas ri dans tous les yeux. La Prusse d’abord, l’Allemagne ensuite, marchaient en effet à pas de géant et se préoccupaient infiniment peu de ce qu’elles écrasaient sur leur route. Il a fallu se gêner, se serrer pour leur faire place, et on s’y est résigné sans bonne grâce. Tout devenait plus difficile avec l’Allemagne qui bouleversait l’équilibre établi, émettait sans cesse des prétentions nouvelles, montrait un caractère difficile et apportait dans toutes les affaires des vues personnelles qu’elle imposait. On s’inclinait, parce que les intérêts en cause n’étaient encore ni assez nombreux ni assez importans pour qu’on se révoltât, mais on commençait à trouver les exigences allemandes insupportables. M. de Bülow rapporte à ce sujet une boutade d’un de ses collègues : « Vers 1895, écrit-il, à Rome où j’étais alors ambassadeur, mon collègue anglais, sir Clare Ford, me dit avec un soupir : « Que les arrangemens politiques étaient donc plus commodes et moins compliqués, lorsque l’Angleterre, la France et la Russie formaient l’aréopage de l’Europe et qu’on n’avait besoin d’y appeler l’Autriche que dans de rares occasions ! » Ce bon vieux temps est passé, ajoute fièrement M. de Bülow. Le concert européen s’est accru, depuis plus de quarante ans, d’un membre qui a voix au chapitre et qui, non seulement a la volonté de faire entendre sa voix, mais aussi dispose de la force pour agir. » Voilà le ton, il ne varie pas, il est toujours le même depuis la première page jusqu’à la dernière. A la manière des gens parvenus trop vite, l’Allemagne semble éprouver un plaisir de vanité à déranger les autres ; elle y trouve la preuve de son importance dont elle ne jouit pleinement que lorsqu’elle la fait sentir pesamment. Elle est volontiers mauvais coucheur : c’est son goût de l’être. Et, si on n’est pas content, peu lui importe, puisqu’elle « dispose de la force pour agir. » Ces manières nouvelles déplaisent et choquent : on les tolère toutefois aussi longtemps qu’elles ne font en effet que déplaire et choquer sans porter atteinte à de graves intérêts. On sacrifie beaucoup à la paix du monde. L’Allemagne en profite pour grandir, grossir, envahir. Elle devient industrielle et commerciale : son génie la porte à produire beaucoup et à imposer ses produits aux autres. Tous les moyens lui sont bons pour cela. C’est la première forme de son initiation à la vie mondiale où elle ne tarde pas à se jeter à corps perdu. « A mesure, dit M. de Bülow, que notre vie nationale se transformait en vie mondiale, la politique de l’Empire allemand devenait, dans les mêmes proportions, une politique mondiale. » Au surplus, l’Europe tout entière était entraînée dans des voies nouvelles : l’Allemagne devait l’y suivre, l’y précéder, l’y supplanter. L’empereur Guillaume en a eu l’intelligence vive, rapide, profonde et M. de Bülow l’en félicite et l’en glorifie, déjà au nom de l’histoire. N’est-ce pas lui, le premier, qui a dit de l’Allemagne que son avenir était sur mer ? Il a fait plus que le dire, il a ouvert les voies à l’Allemagne, il lui a donné une flotte pour les parcourir victorieusement.

Mais ce qui était — peut-être — l’avenir pour l’Allemagne était le présent pour l’Angleterre, un présent laborieusement acquis et très solidement établi. Comment l’Angleterre s’accommoderait-elle des ambitions avouées de l’Allemagne ? M. de Bülow ne se fait aucune illusion à cet égard ; il pressent qu’elle s’en accommodera mal, car aucune Puissance ne s’est laissée déposséder sans résistance de ce qu’elle regarde comme son patrimoine et son bien. L’Allemagne a donc prévu cette résistance, mais ne s’en est pas émue : elle s’est résolument proposé de battre l’Angleterre avec ses propres armes. Afin de lui prendre son secret, M. de Bülow s’est demandé comment, pourquoi elle était devenue la reine des mers. C’est, dit-il, parce que sa position insulaire lui ayant permis de ne rien craindre pour ses frontières, elle a pu, libre de cette préoccupation, porter tous ses efforts au delà. L’Allemagne ne jouit pas, tant s’en faut, d’un avantage pareil, car elle a partout des frontières vulnérables ; mais, si elle parvient à les rendre invulnérables grâce à une armée qui paraîtra invincible et sèmera autour d’elle la terreur de sa force, ne sera-t-elle pas arrivée au même résultat que l’Angleterre ? Ce que la nature a donné gratuitement à celle-ci, ne l’aura-t-elle pas obtenu elle-même avec plus de mérite, par un moyen différent, mais aussi efficace ? Ce premier but a été atteint, l’Allemagne est si évidemment invincible sur terre qu’elle y est inattaquable. Dès lors, elle peut tourner ses pensées du côté de la mer.

Sa politique a dû être longtemps à la fois hardie et prudente : hardie, parce que son ambition l’exigeait, prudente parce que, au moins pendant quelques années, l’Angleterre, restant la plus forte, pouvait s’apercevoir du péril qui la menaçait et le dissiper en frappant brusquement le premier coup. « Pendant les dix années, dit M. de Bülow, qui suivirent le projet de loi sur la marine et le début de nos constructions de vaisseaux, une politique anglaise résolue à tout eût sans doute été en mesure d’arrêter net le développement maritime de l’Allemagne, et de nous rendre inoffensifs avant que nos serres eussent poussé sur mer. » Il fallait donc endormir les préoccupations de l’Angleterre et faire pourtant ce qui les justifiait. Problème ardu ! M. de Bulow n’en diminue pas les difficultés, et rien n’est plus curieux que les pages où il les expose et même les étale : mais il se flatte de les avoir résolues. « Pour nos intérêts, écrit-il, comme pour notre dignité et notre honneur, il nous fallait tâcher de conquérir à notre politique dans le monde l’indépendance que nous avions assurée à notre politique en Europe. L’accomplissement de ce devoir national pouvait être rendu plus difficile par la résistance éventuelle de l’Angleterre, mais aucune résistance au monde ne pouvait nous en dispenser. » L’Allemagne est donc allée de l’avant. L’Angleterre, qui répugne à la guerre et ne la fait qu’à la dernière extrémité, s’est contentée de renforcer ses propres armemens. A diverses reprises, elle a essayé de s’entendre avec l’Allemagne pour une limitation qui serait observée de part et d’autre : l’Allemagne a passé outre et n’a voulu rien entendre. Elle semblait actionnée par une volonté supérieure. La fatalité s’en mêlait. « Il le fallait ! » dit M. de Bulow. L’Angleterre, comme cela lui arrive parfois, a laissé passer plus d’une occasion favorable : l’amour de la paix l’emportait toujours chez elle. Aussi le moment est-il enfin venu où l’Allemagne a jugé que son œuvre était terminée, ou du moins assez avancée pour lui permettre de jeter le masque. Rappelant avec satisfaction les traits adroitement équilibrés d’une politique qui lui a permis, sans être l’amie de l’Angleterre, ce qui l’aurait fait tomber sous sa dépendance, de n’être pas non plus son ennemie, ce qui aurait dès le premier moment paralysé son effort, « c’est ainsi, dit M. de Bülow, que nous avons réussi en fait, sans être inquiétés ni influencés par l’Angleterre, à créer cette puissance maritime qui donne une base réelle à nos intérêts économiques et à nos projets de politique mondiale, puissance telle, que l’attaquer semblerait une grave témérité, même à l’adversaire le plus fort. » Les « serres » avaient poussé suffisamment.

Est-ce bien sûr ? On vient de voir que l’Angleterre a eu la grave témérité qui paraissait impossible à M. de Bülow. N’a-t-il pas lancé un peu trop tôt, un peu trop haut, son cri de triomphe ? Où est la flotte allemande en ce moment ? Elle se cache dans les ports, les fleuves, les canaux ; elle se couvre prudemment par des torpilles et des mines flottantes ; elle reconnaît donc la supériorité persistante de la flotte britannique. M. de Bülow a-t-il cru que l’Angleterre, à l’occasion, n’userait pas de cette supériorité ? Ce n’est cependant pas qu’il ait méconnu les intérêts de l’Angleterre dans une question qui est vitale pour elle, ni qu’il se soit mépris sur ce que sa politique a de résolu, d’inflexible, de permanent. Les pages qu’il a écrites à ce sujet sont parmi les meilleures de son livre : nous voudrions pouvoir les citer tout entières, mais nous sommes obligé d’abréger.

« Il n’y a pas, dit-il, d’État au monde dont la politique se meuve aussi imperturbablement que la politique anglaise dans des voies traditionnelles. C’est à cette continuité séculaire de sa politique extérieure, demeurée indépendante du changement des partis au pouvoir, qu’elle doit ses grandioses succès sur la scène du monde. L’alpha et l’oméga de toute politique anglaise fut de tout temps la poursuite et le maintien à son profit de l’empire des mers. L’intérêt que prend l’Angleterre au groupement des forces sur le continent européen ne vise pas seulement l’avantage et le bien-être des Etats qui se sentent opprimés ou menacés par la supériorité d’un seul d’entre eux. Une telle sympathie humanitaire et désintéressée exerce rarement une influence prépondérante sur les résolutions politiques du gouvernement d’un grand Etat. Pour la direction de la politique anglaise, ce qui sert de guide, c’est la répartition des forces en Europe et sa répercussion sur la maîtrise anglaise de la mer. Tout déplacement de puissance n’ayant aucune conséquence à cet égard a toujours été assez indifférent au gouvernement anglais. Si l’Angleterre, par tradition, c’est-à-dire conformément à ses immuables intérêts nationaux, se montre hostile, ou tout au moins défiante vis-à-vis de la nation européenne qui se trouve être la plus forte, le motif en est avant tout dans la signification qu’elle attribue, en ce qui concerne la politique maritime, à la supériorité des forces sur le continent. » Il y a beaucoup de vrai dans ce jugement. Aussi longtemps que l’Allemagne n’a usé de sa force que pour établir sa prépondérance sur le continent, l’Angleterre est restée impassible, immobile. Mais, à dater du moment où l’Allemagne s’est servie de sa prépondérance continentale pour en faire le point d’appui de sa politique maritime, son attitude a changé.

Personne, on vient déjà de le constater, n’a jeté plus de lumière que M. de Bülow sur le lien étroit qui rattache la politique maritime de l’Allemagne à sa politique continentale. La seconde n’est pas indépendante de la première, elle en est la condition nécessaire. M. de Bülow va jusqu’à dire, et il a raison, qu’un échec de la politique mondiale de l’Allemagne pourrait ne pas influer sensiblement sur sa situation continentale, mais que la réciproque n’est pas vraie et qu’un échec ou une diminution de prestige de l’Allemagne sur le continent renverserait d’un seul coup l’échafaudage de sa politique mondiale. C’est là une vue très juste : les faits d’hier l’ont confirmée. Dès le lendemain de la déclaration de guerre, et avant même que les événemens se fussent dessinés avec quelque netteté dans un sens quelconque, les colonies de l’Allemagne se sont trouvées en péril. L’Angleterre s’est emparée de Togo, et le Japon a mis le siège devant Kiao-Tcheou. Et pourtant, l’Allemagne avait toujours ménagé le Japon, elle avait été pleine de prévenances pour lui. « Nous n’avons aucun intérêt, dit M. de Bülow, à nous aliéner ce vaillant peuple pourvu d’éminentes qualités et à l’avoir pour adversaire. » Ce vaillant peuple n’en est pas moins devenu l’ennemi de l’Allemagne et il s’apprête à lui enlever sa colonie d’Extrême-Orient. Que le coup soit sensible à l’Allemagne, il suffit pour s’en convaincre de demander à M. de Bülow quel prix elle attache à cette colonie. « En même temps, dit-il, que commençait la construction de notre flotte, nous nous installions, pendant l’automne de 1897, à Kiao-Tcheou ; quelques mois plus tard se concluait avec la Chine le traité de Schantoung, un des actes les plus importans de l’histoire contemporaine de l’Allemagne, acte qui nous assurait notre place au soleil de l’Extrême-Orient, sur les rivages pleins d’avenir de l’océan Pacifique. » C’étaient là de beaux rêves ! Qu’en restera-t-il bientôt ? M. de Bülow, on le voit, n’avait pas tort de croire que l’Allemagne ne pouvait se soutenir sur mer et au delà des mers, que si sa puissance était incontestée sur le continent européen.

Mais s’il le savait si bien, l’Angleterre ne l’ignorait pas non plus : il était donc à prévoir que, lorsqu’elle pourrait porter, atteinte à la puissance continentale de l’Allemagne, elle ne manquerait pas de le faire, sûre par là de détruire en même temps sa puissance mondiale dont elle commençait à prendre sérieusement ombrage. Et si le gouvernement actuel de l’Allemagne ne l’a pas prévu, ce n’est pas la faute de M. de Bülow qui, dans sa retraite, lui prodiguait les leçons de l’histoire. « La puissance continentale la plus forte, écrivait-il, a toujours trouvé largement ouverte devant elle les chemins de la politique mondiale. Mais, sur ces chemins, l’Angleterre était en sentinelle. Lorsque Louis XIV suggérait à Charles II l’idée d’une alliance anglo-française, celui-ci, malgré ses sympathies personnelles pour la France, lui répondit que l’établissement d’une alliance sincère se heurtait à certains obstacles, dont le principal résidait dans les efforts que faisait la France pour devenir une Puissance maritime sérieuse... C’est surtout comme adversaire de la politique maritime française que l’Angleterre devint l’ennemie de la France dans la guerre de la Succession d’Espagne, qui porta le premier coup à la prépondérance française en Europe, valut aux Anglais, avec la possession de Gibraltar, la clef de l’Océan et leur donna les meilleures provinces du Canada. » Et M. de Bülow poursuit sa démonstration avec un renfort si abondant de preuves qu’on est étonné que la portée en ait été si mal comprise à Berlin. « Les événemens de 1866 et 1870, écrit-il encore, ont fait de la Prusse et de l’Allemagne la Puissance la plus forte du continent, et celle-ci a pris peu à peu dans l’esprit des Anglais la place qu’y occupait auparavant la France du Roi-Soleil et des deux Bonaparte. » D’après cela, on devait croire qu’en cas de guerre générale, l’Allemagne se défierait de l’attitude de l’Angleterre et qu’elle ne s’exposerait pas à une guerre aussi redoutable sans avoir pris des précautions et s’être assuré des garanties de ce côté. Et pourtant elle n’en a rien fait.

D’où lui venait sa confiance ? Nous ne nous chargeons pas de l’expliquer. M. de Bülow en donne bien quelques motifs, mais ils sont de peu de valeur, vraiment. Ils se réduisent à dire que, l’Allemagne étant devenue trop forte pour être attaquée sur mer, l’Angleterre sentirait qu’elle n’avait rien de mieux à faire que d’être son amie. Le morceau vaut d’ailleurs la peine d’être cité : « Les nuages de guerre font partie du ciel politique. Mais le nombre des nuages qui provoquent la foudre est incomparablement plus faible que le nombre de ceux qui se dissipent. La conduite de nos rapports avec l’Angleterre demande une main particulièrement ferme et persévérante. Nous désirons des relations agréables, amicales même, sans nous effrayer d’un manque d’amabilité. Voilà sur quoi l’Allemagne doit régler son attitude vis-à-vis de l’Angleterre, l’Allemagne officielle aussi bien que la nation elle-même. Une politique d’obséquiosité est aussi défectueuse qu’une politique de brusquerie. Le peuple anglais, le plus uni politiquement, ne se laisserait pas détourner, par les plus ardentes protestations d’amitié, de résolutions qu’il aurait reconnues avantageuses, et il ne verrait qu’un aveu de notre faiblesse dans les preuves d’amitié qui n’auraient pas pour base un intérêt reconnaissable. D’autre part, un peuple vaillant et fier comme le peuple anglais ne se laisserait, pas plus que le peuple allemand, intimider par des menaces ouvertes ou dissimulées. Appuyés aujourd’hui sur une flotte respectable, nous sommes vis-à-vis de l’Angleterre dans une autre posture qu’il y a quinze ans, où il nous fallait autant que possible éviter un conflit avec cette Puissance, jusqu’à ce que nous eussions construit notre flotte. A cette époque, notre politique extérieure se trouvait jusqu’à un certain point sous la dépendance de nos armemens : il lui fallait travailler dans une situation anormale. Aujourd’hui, l’état normal est rétabli : les armemens dépendent de la politique. L’amitié comme l’hostilité de l’Empire allemand, appuyé par une flotte puissante, ont maintenant pour l’Angleterre, cela va de soi, une importance autre que l’amitié et l’hostilité de l’Allemagne dépourvue de moyens d’action sur mer, comme elle l’était à la fin du XIXe siècle. La diminution de l’écart entre les forces anglaises et allemandes représente une décharge importante en faveur de notre politique extérieure vis-à-vis de l’Angleterre. » On sent déjà l’intimidation sous ces paroles. Cependant l’Allemagne aimerait mieux inspirer de la confiance que de la crainte, et il faut voir de quel ton M. de Bülow s’efforce de calmer les appréhensions que risque de faire naitre la grandeur de l’Allemagne, en vantant sa modération. De tous les peuples de la terre, dit-il, celui qui a le plus rarement attaqué pour conquérir est le peuple allemand. Et ici encore nous devons citer, car on ne nous croirait pas si nous ne le faisions pas à la lettre : (c Sans exagération ni vantardise, écrit donc M. de Bülow, on peut affirmer que jamais encore dans l’histoire une Puissance militaire d’une force aussi supérieure que celle de l’Allemagne n’a servi dans la même mesure la cause de la paix. Ce n’est pas par notre incontestable amour de la paix que ce fait s’explique. L’Allemand a toujours eu l’esprit pacifique, et pourtant il a sans cesse été réduit à prendre les armes, parce qu’il lui fallait se mettre en défense contre une attaque étrangère. En réalité, la paix s’est maintenue surtout, non parce que les Allemands se sont abstenus d’attaquer d’autres nations, mais parce que d’autres nations ont craint la riposte allemande à leur propre attaque. Nos puissans armemens ont été une garantie de paix telle que n’en ont pas connue les derniers siècles, en proie à toutes les agitations. Un jugement historique ressort de cette constatation... »

Mais nous nous abstiendrons de reproduire le jugement historique de M. de Bülow. Il a parlé trop vite ; l’histoire se poursuivait, elle se poursuit encore ; on a pu voir ce qu’il fallait penser de l’esprit pacifique de l’Allemagne, lorsqu’elle a déclaré, à vingt-quatre heures d’intervalle, la guerre à la Russie et à la France et qu’elle l’a déchaînée dans toute l’Europe. L’histoire n’a pas porté son jugement, elle le prépare.

Pour revenir aux rapports des deux pays, on ne comprend guère, quand on a lu M. de Bulow, les illusions que l’Allemagne a pu garder sur l’inertie apparente de l’Angleterre. M. de Bulow a exposé en effet avec une admirable clairvoyance les motifs que l’Angleterre avait de s’opposer à l’ambition allemande sur mer en la frappant sur terre, et cependant ni lui ni son successeur, M. de Bethmann-Hollweg, n’ont pourtant paru croire que l’Angleterre, fidèle à ses traditions, raisonnerait et agirait aujourd’hui comme elle l’a fait du temps de Louis XIV et de Napoléon. La conversation que le chancelier actuel a eue avec l’ambassadeur d’Angleterre, M. Goschen, au moment de la déclaration de guerre, est à cet égard bien curieuse. La surprise de M. de Bethmann-Hollweg a été sans bornes lorsque l’Angleterre a rompu. Cet homme, qui avait montré jusqu’alors du sang-froid et du bon sens, en a littéralement perdu la tête et a mêlé à ses imprécations des propos prodigieux qu’il a dû regretter depuis, car ils ont retenti dans le monde entier où ils n’ont fait honneur, ni à lui, ni à son pays. — Eh quoi ! s’est-il écrié, l’Angleterre se prononcerait contre l’Allemagne, un pays auquel elle est apparentée, un pays qui croyait pouvoir compter sur sa sympathie, un pays avec lequel elle n’avait jamais eu un dissentiment profond ! Un homme est aux prises avec deux agresseurs qui veulent le tuer : un troisième survient et lui plonge un poignard dans le dos ! — L’homme traîtreusement attaqué est l’Allemagne ; son meurtrier est l’Angleterre. M. de Bethmann-Hollweg n’en revient pas. Il y a de la naïveté dans son étonnement et dans sa colère. Peut-être n’avait-il pas encore lu le livre de M. de Bülow. S’il l’avait fait, sa colère aurait persisté, mais non pas son étonnement.

Ce qui provoque le nôtre, c’est que M. de Bülow lui-même, malgré son livre, n’a pas l’air de s’être beaucoup plus attendu que M. de Bethmann-Hollweg à ce qui est arrivé : on peut en juger à la manière dont il raconte ce qu’il appelle la tentative d’encerclement de l’Allemagne par le roi Edouard VII et le dénouement qu’elle a eu. M. de Bülow, qui est homme du monde et diplomate, parle d’Edouard VII avec une grande convenance dans les termes, mais il découvre distinctement en lui un ennemi de l’Allemagne, qui s’est donné pour but de former une coalition continentale contre elle. Il raconte les intrigues perfides que le Gouvernement anglais a nouées, sous l’inspiration de son Roi, pour isoler l’Allemagne en Europe et tourner contre elle la France, la Russie, l’Espagne, sans doute aussi les petites Puissances du Nord. Nous ne nous porterions pas garant que le roi Edouard VII ait eu vraiment toutes les intentions que M. de Bülow lui prête, mais, s’il les a eues, l’Allemagne a merveilleusement aidé au succès de ses vœux. Sa politique de coups d’épingle, ou plutôt de coups de bottes contre tout le monde a commencé dès ce moment à tourner tout le monde contre elle, au point qu’on l’a vue, à la conférence d’Algésiras, à peu près abandonnée, même par ses alliés. M. de Bülow le conteste : il parle des services que l’Autriche et l’Italie ont rendus à l’Allemagne et dont celle-ci leur a été reconnaissante ; mais, par un chef-d’œuvre de diplomatie de leur part, il faut le croire, la France elle aussi a été satisfaite de l’attitude de ces mêmes Puissances et leur en a gardé un bon souvenir. En réalité, l’Allemagne, dans une conversation directe avec nous, aurait probablement obtenu plus que nous ne lui avons concédé lorsque nous avons pu nous appuyer, à Algésiras, sur la majorité et, en certains cas, sur l’unanimité des Puissances qui y étaient représentées. Déjà les prétentions de l’Allemagne commençaient à inquiéter, à irriter. S’il y a eu encerclement contre elle, c’est encore plus à elle qu’au roi Edouard VII que ce résultat a été dû. Au surplus, le terme d’encerclement est ici très excessif, et personne n’a songé alors à pratiquer contre l’Allemagne la politique qu’il désigne. Ce qui est vrai, c’est qu’à Algésiras l’Allemagne a senti pour la première fois autour d’elle des résistances qu’elle n’avait pas prévues et qui lui ont été très sensibles. Elle s’était habituée à croire que la peur qu’elle faisait devait opérer comme l’antique : Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas. Sa volonté devait suffire pour incliner toutes les autres. Il n’en était plus tout à fait ainsi. Elle avait abusé de sa force, et le monde regimbait.

M. de Bülow expose dans son livre que la prépondérance de l’Allemagne tenait à deux causes, dont l’une était sa force incontestable et l’autre le prestige qui en résultait, en d’autres termes, à son armée et au bluff. Le prestige appartient à ces impondérables dont Bismarck a proclamé l’efficacité. Celui de l’Allemagne commençait-il réellement à diminuer ? Quoiqu’il en soit, M. de Bülow en a eu l’appréhension. Il était alors chargé de la direction de la politique allemande. C’est lui qui avait engagé l’affaire du Maroc ; il a toujours revendiqué la responsabilité et il la revendique encore aujourd’hui, en dépit des événemens ultérieurs, d’avoir envoyé l’empereur Guillaume à Tanger. Il avait cru faire un coup de maître et la conséquence était, en fin de compte, l’encerclement de l’Allemagne et la diminution de son prestige. C’était jouer de malheur ! Il y avait eu là, devant le monde entier, un échec moral dont personne ne parlait tout haut, car ceux qui en avaient bénéficié avaient le bon esprit de ne pas s’en vanter, mais que tout le monde sentait. Les considérations dans lesquelles entre à ce sujet M. de Bülow en sont l’aveu.

Il fallait donc une réparation : le prestige allemand avait besoin d’être remis à neuf. L’occasion désirée ne tarda pas à se présenter : ce fut l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie et la crise aiguë qu’elle provoqua. En fait, cette crise dure encore, et l’effroyable guerre à laquelle nous participons en est une des phases : mais nous ne parlons ici que de la première, celle qui fut remplie par l’émotion et l’intervention des Puissances slaves, petites et grandes, depuis la Serbie jusqu’à la Russie. On a vu alors, avec un dénouement bien différent, une première ébauche des événemens qui viennent de se reproduire. La Serbie a protesté contre l’annexion par l’Autriche de doux provinces dont les habitans étaient de race serbe. Tout pays vit avec un idéal qu’il poursuit toujours, même au risque de ne l’atteindre jamais : il ne se le laisse pas arracher sans douleur. L’idéal des Serbes est naturellement de réunir un jour toute la nationalité serbe dans les mêmes frontières. L’acte accompli par le gouvernement autrichien était un coup porté à leur rêve d’avenir : de là l’effervescence qui se produisit à Belgrade et qui gagna de proche en proche jusqu’à Saint-Pétersbourg. La faute une fois commise, si on ne croyait pas devoir ou pouvoir la réparer, il aurait du moins été sage d’en adoucir les effets pour la Serbie ; mais on n’en fit rien, loin de là ! on se rappelle l’extrême raideur, l’inexorable exigence, l’injurieuse dureté qu’affecta alors la politique autrichienne. Le baron d’Ærenthal joua au Bismarck ; il crut sans doute en être un nouveau, et d’autres que lui le crurent au premier moment ; mais c’est une opinion qui ne tarda pas à se dissiper et que personne ne soutiendrait plus aujourd’hui. En dehors du motif que, en fait de violences, il faut s’en tenir à ce qui est strictement nécessaire et se garder de le dépasser, l’Autriche en avait un autre de ménager le sentiment des Serbes, c’est qu’elle aurait ménagé en même temps celui de la Russie. Bismarck n’aurait pas manqué de le faire. L’attitude adoptée et maintenue contre les Sorbes devait produire sur la Russie l’effet d’une provocation. On en eut l’impression extrêmement vive à Saint-Pétersbourg ; on s’émut, on commença à s’agiter. C’est alors que l’Allemagne intervint et personne n’a oublié la démarche que son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, le comte de Pourtalès, fut chargé de faire auprès du ministre des Affaires étrangères, M. Isvolsky. L’Allemagne, qui était derrière l’Autriche, se plaça à côté d’elle ou même devant elle, « avec son armure étincelante, » et la Russie céda. On était encore trop près de la guerre de Mandchourie et de ses suites. L’armée russe n’avait pas eu le temps de panser, de guérir ses blessures. C’était, à Saint-Pétersbourg, un acte de haute raison que de savoir attendre. Mais, si le gouvernement allemand a cru que ce souvenir pénible s’effacerait de la mémoire du gouvernement russe, il a eu tort. Il avait déjà inquiété l’Angleterre, il venait de blesser cruellement la Russie : et ce sont là des choses qui laissent des traces ineffaçables.

On avait cru jusqu’à présent que, dans l’acte aventureux qu’il avait accompli, le gouvernement allemand avait été déterminé par ce qu’il regardait comme son devoir d’allié. L’Autriche n’avait-elle pas été son « brillant second » à Algésiras ? Il avait une dette à acquitter. Mais le prince de Bülow présente la chose autrement et renverse les idées qu’on s’en était faites. En réalité, l’Allemagne avait gardé sur le cœur la mortification secrète de n’avoir pas été un très brillant premier et elle éprouvait le besoin impatient de s’en relever aux yeux de l’univers. Ce qui la détermina encore, toujours d’après M. de Bülow, ce ne fut pas tant la considération de son alliance que l’attitude de l’Angleterre. « L’Angleterre, dit-il, se mit du côté de la Russie et le langage de la presse anglaise prit un ton presque plus passionné que les voix russes qui résonnaient à nos oreilles. La pointe aiguisée de la politique anglaise parut se tourner moins contre l’Autriche que contre l’Allemagne, son alliée. C’était la première fois que l’alliance austro-allemande devait, en présence d’un grave conflit, prouver sa solidité et sa force... L’heure allait sonner qui devait montrer si l’Allemagne était vraiment mise en échec par la politique d’encerclement, si les Puissances attirées dans le cercle de la politique anti-allemande trouveraient ou non leurs intérêts vitaux en Europe conciliables avec une altitude et des actes hostiles à l’Empire allemand et à ses alliés.

« Les péripéties de la crise bosniaque marquèrent en réalité la fin de la politique d’encerclement. Aucune Puissance ne parut d’humeur à subordonner ses propres intérêts européens à des intérêts étrangers de politique générale et à exposer ses os pour autrui. La constellation très surfaite d’Algésiras se brisa contre le roc de la politique continentale. L’Italie resta aux côtés de ses alliés ; la France resta dans l’expectative et ne se montra pas désobligeante pour l’Allemagne ; l’empereur Nicolas donna au monde une nouvelle preuve de sa sagesse et de son amour de la paix, en se prononçant pour un règlement à l’amiable des difficultés existantes. Le savant encerclement et l’isolement de l’Allemagne, épouvantail passager d’esprits pusillanimes, se dévoila comme une fantasmagorie diplomatique établie sur des conceptions diplomatiques dénuées de réalité. L’erreur de calcul qui avait présidé à sa création avait été la suivante : on n’avait pas fait entrer en ligne de compte, avec son entière valeur comme facteur, la position de grande Puissance européenne de l’Empire allemand. »

L’hymne de victoire que chante glorieusement, mais prématurément M. de Bülow montre combien un homme même très intelligent peut, sous l’obsession d’une idée fixe, mal interpréter les faits qu’il raconte avec une exactitude apparente. Les faits qu’il raconte sont, en effet, littéralement exacts, et cependant on peut dire du passage que nous venons de citer : autant de mots, autant d’erreurs. M. de Bülow n’a pas compris les sentimens qu’ont éprouvés alors les diverses Puissances et dont leur attitude s’est inspirée. De la France, par exemple, il dit qu’elle resta dans l’expectative et ne se montra pas désobligeante pour l’Allemagne. Pourquoi se serait-elle montrée désobligeante pour l’Allemagne, puisqu’elle restait dans l’expectative, et pourquoi est-elle restée dans l’expectative, sinon parce la Russie y restait elle-même ? La Russie avait pour cela les raisons très fortes que nous avons dites. Dès lors, la France et l’Angleterre, qui n’aspiraient pas à jouer le premier rôle dans les affaires slaves, devaient naturellement s’abstenir. Elles n’avaient pas à se demander si elles exposeraient ou non leurs os pour autrui, puisque autrui, c’est-à-dire la Russie, ne jugeait pas le moment venu d’exposer les siens. Mais certes, si la Russie avait eu un sentiment et une volonté contraires et si elle avait persisté dans la voie où elle s’était d’abord engagée, la France ne l’y aurait pas abandonnée. Elle aurait fait alors ce qu’elle a fait depuis, elle aurait rempli ses devoirs d’alliée. L’Angleterre n’avait pas les mêmes engagemens, et nous ne pouvons pas parler aussi sûrement pour elle que pour nous : elle aurait agi suivant ses intérêts, que M. de Bülow connaît si bien. Une grande guerre aurait éclaté dès ce moment. Nous sommes heureux qu’elle ne l’ait point fait, parce que les conditions actuelles sont bien meilleures qu’elles ne l’auraient été alors, mais nos dispositions étaient les mêmes qu’aujourd’hui. Et c’est ce dont M. de Bülow n’a pas eu conscience. Il n’a pas senti que la patience du monde était déjà à bout et qu’il serait imprudent de la mettre une fois de plus à l’épreuve. Il a cru que ce qu’il appelle la politique d’encerclement avait vécu, et que l’union de la France, de la Russie et de l’Angleterre avait été frappée d’un coup dont elle ne se relèverait pas. Et il a écrit comme conclusion à son étude cette phrase triomphante, arrogante comme un défi : « La tentative de donner à l’antagonisme anglo-allemand l’ampleur d’un système général de politique internationale ne se produira plus. Et, si on y revenait, on serait de nouveau arrêté par les rudes réalités de la politique continentale, dont la plus rude est la Triple-Alliance. » On ne s’est jamais trompé plus complètement.

Puisque l’Allemagne se flattait d’avoir obtenu un grand succès, que ne s’y est-elle tenue ? Il y a des expériences qu’il ne faut pas recommencer. Des circonstances qui semblaient analogues à celles d’alors ont amené hier un résultat opposé et le motif en est simple : c’est que la Russie, qui n’avait pas oublié le désagrément douloureux que l’Allemagne lui avait infligé en 1908, n’était pas disposée à en subir un nouveau. L’Allemagne a cru, au contraire, que la Russie, ayant cédé en 1908, devait le faire également en 1914, et on vient de voir que M. de Bülow l’avait annoncé par avance en termes formels. La vérité est bien différente : la Russie, qui avait refait son armée et repris des forces, n’attendait que l’occasion d’avoir sa revanche. Cette occasion, ni elle, ni nous, ni l’Angleterre ne l’aurions provoquée ; le respect de l’humanité nous aurait retenus ; mais nous étions résolus à ne plus la manquer, si l’Allemagne, poussant jusqu’à la démence la griserie d’une force qu’elle n’avait pourtant pas mise à l’épreuve depuis plus de quarante ans, assumait elle-même la responsabilité de la guerre. Comment aurait-il pu en être autrement ? L’occasion se présentait sous les apparences les plus rassurantes : en effet, la Russie savait qu’elle pouvait compter sur le concours de son alliée et, quoiqu’elle n’eût pas la même certitude absolue en ce qui concerne l’Angleterre, le concours de celle-ci était probable : il est devenu certain, dès que la neutralité de la Belgique a été violée. Qu’importe, devait penser M. de Bülow, puisqu’il reste la « rude réalité » de la Triple-Alliance ? On vient de voir combien haut il faisait sonner la valeur politique et militaire de cette combinaison politique. « Rarement, dit-il encore, sinon jamais, l’histoire de l’Europe n’a vu une alliance aussi solide. » Il en était bien sûr, mais, une fois de plus, il s’est trompé : dès qu’elle a fait appel à ses deux alliés, l’Allemagne en a vu un lui échapper.

Ce ne pouvait pas être l’Autriche, puisque c’est pour elle qu’on faisait ou qu’on avait l’air de faire la guerre, mais l’Italie s’est détachée de l’alliance et s’est déclarée neutre. Elle en avait le droit incontestable, car l’affaire avait été engagée à son insu, et elle en avait aussi les meilleures raisons, n’étant pas d’humeur, pour employer les expressions mêmes de M. de Bülow, à subordonner ses propres intérêts européens à des intérêts étrangers de politique générale et à exposer ses os pour autrui. Mais cette réserve de sa part était-elle une surprise ? Pas tout à fait. Dans une certaine mesure, M. de Bülow l’avait prévue et Bismarck l’avait fait avant lui. « Il y a des politiciens, dit M. de Bulow, qui hésitent à attribuer une vraie valeur à la présence de l’Italie dans la Triple-Alliance. Ils doutent que l’Italie soit en mesure et qu’elle ait le désir de marcher la main dans la main avec l’Autriche et avec nous dans toutes les complications éventuelles de la politique internationale. Même si ces doutes étaient fondés, ce qui n’est pas le cas, étant donnée la loyauté des facteurs dirigeans de l’Italie et l’intelligence politique du peuple italien, ils ne démontreraient pas absolument que la participation de l’Italie à la Triple-Alliance est dénuée de valeur. Même si l’Italie ne pouvait pas marcher dans toutes les situalions, jusqu’aux conséquences extrêmes, avec l’Autriche et nous, même si l’Autriche et nous, nous ne pouvions pas nous lancer avec l’Italie dans toutes les complications des engrenages de la politique mondiale, l’existence de l’alliance empêcherait cependant chacune des trois Puissances de se ranger aux côtés de l’adversaire des deux autres. C’est ce qu’envisageait le prince de Bismarck, lorsqu’il disait un jour qu’il lui suffisait qu’un caporal italien, avec le drapeau italien et un tambour à côté de lui, fit face à l’Ouest, c’est-à-dire vers la France, et non à l’Est, c’est-à-dire dans la direction de l’Autriche. Tout le reste dépendra de la façon dont se posera éventuellement une cause de conflit en Europe, de la vigueur que nous montrerons alors au point de vue militaire et des résultats qu’obtiendront nos soldats et nos diplomates. » Nous laissons à nos lecteurs le plaisir de savourer ce morceau. Bismarck réduisait ici au minimum ses exigences qui étaient ordinairement plus impérieuses ; il ne demandait à l’Italie et M. de Bülow ne lui demande à son tour qu’un caporal tourné vers l’Ouest avec un drapeau et un tambour : cela même est refusé à l’Allemagne. « La valeur suprême et totale d’une alliance ne s’éprouve qu’en cas de guerre, » conclut philosophiquement M. de Bülow. On a vu, en effet, dès le premier coup de clairon, quelle était la valeur de la Triple-Alliance. La Triple-Alliance, il faudra désormais se servir de ce mot en parlant de l’Angleterre, de la Russie et de la France, car c’est là qu’il s’applique bien : l’alliance de l’Allemagne et de l’Autriche ne peut plus s’appeler que la Duplice. « Tout le reste, dit encore M. de Bülow, dépendra de la façon dont se posera éventuellement une cause de conflit. » La cause de conflit qu’on a posée est précisément celle qui, en mettant en opposition directe ses intérêts et ceux de ses partenaires, devait inspirer à l’Italie le désir de reprendre sa liberté, en même temps qu’elle lui en donnait le droit.

Au surplus, ce n’est pas en Allemagne qu’on pourrait, en tout état de cause, s’étonner et encore moins s’indigner de voir un pays se dégager d’une obligation ancienne sous le coup d’un intérêt immédiat et puissant. Le prince de Bismarck, avec l’indépendance de son esprit sans scrupules, a établi en pareille matière la doctrine dont s’inspirent après lui ses successeurs : on vient de le voir à propos de la neutralité belge. « L’observation des traités entre les grands Etats, a-t-il dit dans ses Pensées et souvenirs, n’est que conditionnelle dès que la lutte pour la vie la met à l’épreuve. Il n’est pas de grande nation qui consente jamais à sacrifier son existence à la foi des traités, si elle est mise en demeure de choisir. Le proverbe ultra passe nemo obligatur ne peut jamais perdre ses droits par la clause d’un traité ; il est de même impossible de fixer par contrat la mesure de l’intervention et les forces exigibles pour l’exécution du traité, dès que l’exécuteur ne trouve plus son intérêt dans le texte qu’il a signé ni dans l’interprétation première de ce texte. » M. de Bülow parle quelque part du « riche trésor de notions politiques » que Bismarck a léguées à l’Allemagne : voilà sans doute une de ces notions et une des plus utiles. M. de Bülow, qui la connaît, ne peut guère parler aux Italiens du respect dû aux traités. Il est en ce moment parmi eux et nous voyons dans les journaux qu’il se donne beaucoup de peine pour les ramener par la persuasion dans le giron de la Triple-Alliance, mais il se contente sagement d’invoquer leur intérêt. Les Italiens, jusqu’ici, ne le comprennent pas comme lui ; il ne les a pas encore convaincus.

Nous avons annoncé que nous ne parlerions pas aujourd’hui de la seconde partie du livre de M. de Bülow : il y traite de la politique intérieure de l’Allemagne. Il faut cependant dire un mot du chapitre qu’il consacre à la Pologne parce que, dans les circonstances présentes, ce chapitre se rattache étroitement à la diplomatie et à la guerre. Le prince de Bülow, pendant qu’il était chancelier de l’Empire, a été aussi impitoyable pour la Pologne que l’avait été avant lui le prince de Bismarck, et ce n’est pas peu dire ! « Les frontières des Etats, écrit-il, ne séparent pas les nationalités les unes des autres. S’il était possible que les membres de différentes nationalités, avec leurs différons idiomes, leurs mœurs et leur vie intellectuelle de genres divers, vécussent côte à côte dans un seul et même Etat sans succomber à la tentation de s’imposer mutuellement leur nationalité particulière, la face de la terre aurait un aspect beaucoup plus pacifique. Mais c’est une loi dans la vie et l’évolution historiques, que là où des cultures nationales différentes se touchent, elles se disputent la première place. Que là où deux nationalités différentes sont attachées au même sol, il soit difficile de les satisfaire toutes deux ; que, dans de pareilles conditions préalables, des froissemens se produisent aisément ; et, comme cela peut arriver, que des mesures prises d’un côté dans de bonnes intentions provoquent de l’autre côté l’émotion et la résistance : tout cela n’apparaît peut-être nulle part aussi clairement que dans cette partie de la vieille Pologne où, après le partage, on s’est le plus prêté aux désirs des Polonais. « C’est une étrange prétention de la part de la Prusse d’avoir été, des trois co-partageans, celui qui s’est le mieux prêté aux désirs des Polonais : en réalité, elle a été le plus malhabile et finalement le plus brutal, et c’est en Pologne plus peut-être que partout ailleurs, plus que dans les duchés de l’Elbe, plus même qu’en Alsace-Lorraine, parce que son action s’y est exercée plus longtemps, que son inaptitude radicale à s’assimiler une race étrangère s’est manifestée avec le plus d’évidence.

La politique prussienne est partie du principe, posé par M. de Bülow, qu’ « une civilisation supérieure a, de tout temps, donné un droit politique : » et, comme la Prusse a une civilisation supérieure à toutes les autres, elle s’arroge partout et sur tous un droit politique prééminent. Exerçant ce droit en Pologne, elle s’est proposé d’y établir une colonie allemande par l’élimination des Polonais. Elle y a échoué pour des motifs qu’il serait trop long d’exposer ici et alors elle est devenue persécutrice jusqu’à la férocité. Elle s’est proposé résolument, systématiquement, impitoyablement, d’expulser les Polonais au moyen de l’expropriation et de prendre leur place. M. de Bülow expose avec complaisance, mais malheureusement avec inexactitude, les résultats de cette politique qu’il dit avoir réussie, en quoi il se trompe, et qui a fait naître des rancunes, des colères, des revendications inexpiables. Mais quoi ! il faut en prendre son parti et poursuivre l’œuvre entreprise avec un redoublement d’énergie. Y aurait-il, par hasard, un autre droit au monde que les convenances de l’Allemagne ? Si les méthodes employées « donnaient au début plus d’acuité à l’antagonisme des nationalités, certes il fallait le déplorer, mais, dit M. de Bülow, c’était inévitable. Il y a, en effet, dans la vie politique, de dures nécessités auxquelles il faut se conformer le cœur gros, et dont on ne doit pas se dégager par sentimentalité. La politique est un rude métier, dans lequel les âmes sensibles arrivent rarement à produire un chef-d’œuvre. » Soit, mais cela n’arrive pas non plus toujours aux âmes insensibles, et il ne suffit pas qu’elles le soient pour faire des chefs-d’œuvre : ce serait trop facile ! Les mots de rude et de rudesse pullulent étrangement dans la prose de M. de Bülow. Après tout, dit-il encore, avec une résignation aux faits exempte cette fois de toute mélancolie, « dans la lutte des nationalités, une nation est marteau ou enclume, victorieuse ou vaincue. » Cette philosophie politique paraîtra sans doute un peu sommaire : c’est elle qui a porté l’Allemagne à fouler aux pieds toutes les règles du droit des gens. On verra bientôt quelles en seront ailleurs les conséquences ; mais, en ce qui concerne la Pologne, elles ont été immédiates. Des trois parties de cet infortuné pays que se sont partagé au XVIIIe siècle Frédéric, Catherine et Marie-Thérèse, c’est dans celle qui a été dévolue à la Prusse que la proclamation de l’empereur Nicolas devait avoir et a eu en effet le retentissement le plus étendu. Si on s’en étonne, si on en demande le motif, qu’on lise le livre de M. de Bülow.

Nous n’avons encore rien dit du long chapitre qu’il consacre à la France, et nous préférons en parler brièvement. Non pas que nous ayons à nous en plaindre : M. de Bülow s’exprime sur nous avec un très grand air de supériorité, cela va sans dire, — il le fait d’ailleurs sur tout le monde, — mais en somme avec convenance, et même avec une nuance de considération. Il ne trouve pas mauvais que nous subordonnions toute notre politique à des souvenirs qui nous sont douloureux et à des espérances qui nous sont chères : cela même lui inspire un vague respect, où il s’efforce à la vérité de mêler un peu d’ironie. « On pourrait dire, écrit-il, que la rancune contre l’Allemagne est l’âme de la politique française ; les autres questions internationales sont plutôt de nature matérielle et ne touchent que le corps. C’est le trait caractéristique un peuple français, que de placer les besoins psychiques avant les besoins matériels. L’humeur irréconciliable de la France est un facteur que nous sommes obligés d’introduire dans nos calculs politiques. C’est une niaiserie maladive à mes yeux que de nourrir l’espérance de pouvoir amener la France à une réconciliation réelle et sincère, tant que nous n’aurons pas l’intention de rendre l’Alsace-Lorraine. Et cette intention n’existe pas en Allemagne... Les Français ont le droit de prétendre à ce que cette opinion fondamentale de la majorité du peuple français soit comprise et appréciée. C’est une preuve d’un vif sentiment d’honneur, quand une nation souffre si profondément d’un affront subi par sa fierté, que le désir de la revanche devienne la passion nationale dominante. » Que faire en présence d’une nation qui, très obstinément, ne veut ni oublier ni désespérer, en un mot qui est, dit-il, « incorrigible, » et ici l’expression est fâcheuse ? M. de Bülow raille un peu ceux qui ont trop attendu, dans leurs rapports avec la France, « des attentions et des amabilités qui constituent la petite monnaie des rapports internationaux, » et on se demande si, dans cette phrase, il n’a pas voulu faire une allusion détournée à l’Empereur lui-même. « Le Michel allemand, ajoute-t-il, n’a pas besoin de faire sans cesse le joli cœur, un bouquet à la main et parfois avec une révérence passablement gauche, pour se rapprocher de la revêche beauté qui ne détourne pas les yeux de la ligne bleue des Vosges. Seule, la lente constatation de l’immuabilité de la perte de 1871 amènera la France à s’habituer définitivement et sans arrière-pensée à l’état de choses déterminé par le traité de Francfort... En attendant, la France est contre nous. » L’Angleterre également, mais entre celle-ci et la France, il y a une différence. « La France, dit M. de Bülow, nous attaquerait si elle se croyait assez forte pour le faire, et l’Angleterre seulement si elle arrivait à la conviction qu’elle ne pourrait faire triompher que par des moyens violens ses intérêts économiques et politiques. Le mobile de la politique anglaise vis-à-vis de nous est l’égoïsme national ; celui de la politique française, l’idéalisme national. Celui qui poursuit ses intérêts restera généralement plus réfléchi que celui qui pourchasse une idée. »

Nous bornerons là nos citations : elles suffisent pour montrer ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux dans la pensée complexe du prince de Bülow. Quand il présente la France comme « irréconciliable, » nous ne saurions dire qu’il se trompe, mais il le fait certainement quand il affirme que la politique française a été constamment inspirée et conditionnée par la seule idée de la revanche. Certes, la France n’a jamais renoncé, mais si l’idée de la revanche avait été constamment et uniquement la sienne, celle de la guerre l’aurait été aussi, et la France a été pendant plus de quarante ans pacifique : elle le serait encore si la guerre ne lui avait pas été déclarée. Quels que fussent ses sentimens secrets et profonds, elle ne s’est pas cru le droit de la déchaîner elle-même pour sa seule cause ; c’est ce qui fera son honneur dans l’histoire et l’y distinguera de l’Allemagne. Il est vrai, et c’est encore son honneur, qu’elle a introduit de l’idéalisme dans la politique. L’Allemagne n’y en introduit-elle pas elle aussi, à sa manière, qui n’est certes pas la nôtre, lorsque M. de Bülow la montre soucieuse de son prestige affaibli au point de mettre tout à feu et à sang pour en réparer les brèches ? Il nous faut des causes plus nobles ; nous ne faisons pas une politique de prestige ; si nous avons un idéal, nous le plaçons plus haut, dans le droit. Nous ne sommes pas non plus une machine, une mécanique de fer et d’acier sans aucun mélange d’élémens plus souples, moins durs, plus doux.

Au surplus, la question d’Alsace-Lorraine n’est pas seulement pour nous une simple question de sentiment, bien que le sentiment y entre pour beaucoup. Faut-il dire à M. de Bülow que la grandeur matérielle d’un pays n’atteint sa pleine mesure que dans sa grandeur morale ? Il le sait aussi bien que nous. Nous avons été terriblement diminués en perdant l’Alsace-Lorraine et bien plus que ne l’indique la proportion arithmétique du territoire perdu avec celui que nous avons gardé, et nous grandirons de beaucoup plus aussi lorsque nous recouvrerons nos deux provinces. La France a d’ailleurs montré à plus d’une reprise, son histoire en fait foi, qu’elle était capable de sacrifier ses intérêts au service d’une grande idée, et elle n’a pas eu toujours raison de le faire, mais nous ne regrettons pas qu’elle l’ait fait quelquefois, parce qu’une nation s’ennoblit par là, et qu’au lieu de provoquer seulement la crainte, elle s’attire le respect et la sympathie. M. de Bülow nous oppose à l’Angleterre qui, d’après lui, poursuit son intérêt, tandis que nous poursuivons notre idéal. C’est faire injure à l’Angleterre : elle aussi a son idéal, qui est très noble ; elle est une des grandes nations civilisatrices du monde et elle a répandu ses œuvres bienfaisantes sur toute sa surface. En tout cas, c’est un résultat imprévu de la politique allemande, qui se juge utilitaire et réaliste, d’avoir si bien mis l’intérêt de l’Angleterre d’accord avec l’idéalisme de la France. Nous ne nous en plaignons pas.

Pour conclure sur ces oppositions, quel est le but que, à peine née, l’Allemagne s’est aussitôt proposé ? Le prince de Bülow le dit dès la première page de son livre : c’est de réclamer et de se faire de gré ou de force « sa place au riche banquet mondial. » Son malheur a voulu qu’arrivant tardivement à ce banquet, affamée, vorace, insatiable, ce ne soit pas sa place qu’elle y réclame, mais celle des autres, celle que les autres s’y sont légitimement faite par un dur, patient, héroïque labeur, poursuivi pendant de longs siècles, baigné de leur sueur, arrosé de leur sang. De là les sentimens universels qu’on lui porte. En dépit des défauts qui nous ont rendus quelquefois incommodes, le fond chevaleresque de notre nature et l’idéalisme que nous avons généreusement étendu à l’humanité tout entière, nous ont préservés d’en inspirer de semblables. Voilà pourquoi nous rencontrons aujourd’hui tant d’amis et nous avons confiance dans la justice prochaine.