Le Livre du régisseur pour le Mystère de la Passion

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Gustave Cohen
Le Livre du régisseur pour le Mystère de la Passion
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 402-423).

LE LIVRE DU RÉGISSEUR
POUR LE
MYSTÈRE DE LA PASSION


De généreux esprits ont, de notre temps, poursuivi ce rêve d’un théâtre populaire créant une communion plus étroite entre le spectateur, l’acteur et le monde, sur une scène qui serait, en quelque sorte, un microcosme. Cette communion, ils n’ont pu l’envisager que sous un libre ciel et non dans les limites étriquées d’une salle. Quelques tentatives isolées ont été faites en Angleterre, en Amérique et en France, mais, le cadre créé, on a été quelquefois embarrassé pour le remplir, parce que manquent les pièces modernes capables de provoquer le grand frisson qu’il appelle. Le plus souvent, on en est réduit à des essais de résurrection de la tragédie antique ou du mystère médiéval, et ceci n’est pas étonnant, si l’on songe que, deux fois au moins dans l’histoire littéraire de l’humanité, l’ambitieux rêve dont nous parlions, a été réalisé : dans la Grèce du Ve siècle avant notre ère et dans la France du XVe.

Ce qu’ont été ces spectacles dans l’église, ou sur la place publique, j’ai tenté, il y a longtemps déjà, et après d’autres, Paulin Paris, Petit de Julleville, Marius Sepet, de le décrire[1], mais je n’avais pas encore entre les mains un manuscrit d’une importance capitale, qui repose à la Bibliothèque publique de la ville de Mons.

Dans quelles circonstances, et à la suite de quelles investigations, je fus mis sur la trace de ce manuscrit, je l’ai dit dans une récente communication, faite le 13 avril dernier, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Voici comment je fus mis sur la trace de sa découverte. Un érudit belge, Léopold Devillers, avait, dans le 4e fascicule de ses Analectes montais, en 1869, mentionné l’existence, dans le dépôt d’archives du Hainaut confié à ses soins, d’un manuscrit de mystères, qui ne faisait, écrivait-il, « qu’indiquer le rôle de chaque acteur, la mise en scène, les gestes, les changements de décors, de costumes, etc. » Ma curiosité fut éveillée, et je me rendis à Mons en Belgique. Le manuscrit n’était plus aux Archives, il avait été cédé à la Bibliothèque de la ville. Là M. Hublard m’ouvrit toutes larges ses vieilles armoires : bientôt, j’en retirai à poignées quatorze cahiers de papier, recouverts d’un parchemin jauni et racorni, d’où tombèrent, avec la poussière des siècles, les grains de sable qui avaient séché l’encre du scribe. Je feuilletai ces cahiers, et quel ne fut pas mon étonnement. Sans doute, les quatorze cahiers du Mystère de la Passion que j’avais tirés de la poussière et de l’oubli offraient un texte fragmentaire puisque, de la réplique de chaque personnage n’étaient jamais fournis que le premier et le dernier vers, mais, en retranche, les rubriques ou didascalies ou, si l’on préfère, les indications de mise en scène étaient aussi complètes et aussi parlantes que possible. Qu’on en juge sur les premières, dont je rajeunis et francise à peine l’orthographe :

Le Ciel doit apparoir quand Dieu aura dit : « Et que rien ne se montre hors. Aussi quand il dira : « Situons pour prendre retrait, » le feu doit apparoir, aussi l’air, l’eau et la terre. Quand Dieu dira : « Nommons jour et ténèbres nuit, » lors s’appert la lumière. Après, le ciel, nommé le firmament, divisant les eaux pour la mer. En suivant, la terre appert, plaine nommée ; aussi herbes, arbres, pommiers et semences ; au firmament, le soleil et la lune et des étoiles. Eaux produisent poissons et autres reptiles ; oiseaux, les uns en mer, autres en terre. La terre produise bestiaux, ouailles, vaches, chevaux, juments, et autres reptiles plusieurs. Quand Dieu aura dit ; « Si descendrons en la terre, » il descend, et s’en vient au champ de Damascène. S’il est trop loin, silete.

Quand il a dit : « Sera et d’une âme informe, » il tire Adam hors[2], et, après quatre lignes ensuivant, Dieu fait semblant de aspirer sur Adam, puis le prend par la main et le lève tout droit, en disant : « Homme, or es formé pour le mieux. »

Mais n’y avait-il pas là un système de descriptions lyriques comme en présente par exemple le Martyre de Saint Sébastien de Gabriel d’Annunzio, et qui n’ont jamais été objectivées ? Les mots : s’il est trop loin, silete, qu’il ne faut pas traduire par : « s’il est trop loin, taisez-vous, » mais par : « jusqu’à ce qu’il soit arrivé, intermède musical[3], » font songer déjà à une exécution. D’autres mentions, plus nettes encore, ne laissaient plus d’hésitation à cet égard, telle, par exemple, celle de la tentation d’Ève par le serpent :

Lors s’en va Lucifer en Paradis terrestre en forme de serpent. Et est à noter que le personnage de Lucifer ne se bouge d’Enfer, jusqu’à ce qu’il ait dit ci-dessus, mais est un autre personnage qui fait le serpent et doit aller à Ève, pour ce que Lucifer ne serait point assez à temps mis en forme de serpent.

En présence d’une pareille précision et d’indications si impératives à l’adresse des acteurs, aucun doute n’était plus possible. J’avais sous les yeux le livre même du metteur en scène, l’abrégé, rôlet ou protocole, que tenait entre les mains, sur le champ où il régnait en maître, le meneur de jeu à robe longue, au bâton dressé duquel obéissaient Dieu et ses anges du Paradis, Satan et les démons de son Enfer, les ménestrels de l’orchestre et l’immense peuple mouvant des acteurs ; ou encore, comme le qualifiait devant moi Gémier, en contemplant avec émotion le mémoire de son antique prédécesseur : le Livre de conduite du régisseur[4] pour le Mystère de la Passion.

À vrai dire, il n’a toute sa valeur que complété par un autre document, trouvé aux Archives de Mons, et qui commence ainsi :

C’est le compte et renseignement… des deniers à cause du Mystère de la Création du Monde, du Déluge et de la Nativité, Passion, et Résurrection de Notre Seigneur Dieu fait en ladite ville (de Mons), au mois de juillet, anno mil cinq cent et un.

Que Livre de scène et Compte des Dépenses[5] se rapportent bien à la même représentation, c’est ce qu’attestent les noms d’acteurs mentionnés dans l’un et dans l’autre, ainsi que la description de l’Abrégé contenue dans le mémoire.

Grâce à ce Compte, aussi détaillé qu’il est possible, et plus minutieux qu’un budget parlementaire, nous pouvons savoir d’où vint le manuscrit original, quels furent les machinistes et les peintres chargés d’accomplir les prometteuses rubriques des Abrégés aux yeux d’un public bien plus difficile qu’on ne s’imagine.

Les Montois avaient résolu de jouer, en juillet 1501, un beau Mystère de la Passion, qui dépasserait en ampleur et en magnificence la représentation qu’ils en avaient donnée en juillet 1455, et qui ne dura que quatre jours, ou celle d’octobre 1484, qui n’exigea que vingt-quatre acteurs. Mais où prendre la pièce ? Ni dans cette Flandre dont le Hainaut n’entend pas la langue, ni au pays de Liège, dont le wallon est trop différent, mais en France. Comme aujourd’hui, à Mons un public attentif était aux écoutes de la littérature qui se créait chez nous et des pièces qui y étaient en vogue. Or, depuis le XVe siècle, d’une part en vertu du même esprit synthétique et encyclopédique qui inspirait les Sommes, d’autre part en vertu de cette tendance didactique qui veut montrer dans la mort du Fils de Dieu la conséquence du péché originel qu’il rachète, le Mystère de la Passion avait pris, sous la plume d’Eustache Marcadé et d’Arnoul Gréban, un caractère cyclique, qui le faisait remonter non pas seulement au Déluge, mais à la Création. Après eux, leur successeur Jean Michel, obéissant à une nouvelle tendance, en avait retranché le début, et en avait développé à plaisir les scènes réalistes, qui avaient valu à son drame d’être joué « moult triomphalement à Angers en 1486. »

Or les auteurs, n’ayant aucune idée de la propriété littéraire, taillaient à leur gré dans le patron de leurs devanciers, de telle sorte qu’à Amiens l’on avait, en 1500, monté une Passion, qui était une contamination de celle de Gréban et de celle de Jean Michel. Le succès qu’elle avait remporté sur les bords de la Somme avait franchi les limites du royaume et pénétré fort avant dans les domaines du duc de Bourgogne, Philippe le Beau.

Aussi est-ce à Ceux de la loi de la ville d’Amiens, c’est-à-dire aux échevins de la cité que, dès février 1501, les Montois s’adressent pour obtenir les pièces, copies et originaux dudit mystère… avec les secrets à cette cause. Les secrets, ce sont les accessoires, trucs et machines ; mais il fallait, pour les manier, des conducteurs ou feintiers des plus capables. C’est encore la France qui les fournira, non plus Amiens, mais Chauny, si célèbre par ses jongleurs, que. Charles d’Orléans, y passant en 1414 avec Mgr le Dauphin, se fait montrer leurs tours et ébattements, et que Rabelais parlera, en 1532, des « soubresauts et beau parler de ceux de Chauny en Picardie, beaux bailleurs de balivernes en matière de singes verts [chimères]. » Un inspecteur d’académie me disait d’ailleurs que cette malheureuse ville lui fournissait avant la guerre ses meilleurs professeurs de gymnastique.

On envoie donc Collard Gagois, le messager à cheval, devers Maître Guillaume de le Chière et son frère, marchander plusieurs secrets et instruments servant audit mystère, le tout pour un forfait de 48 livres, qu’en bons entrepreneurs ils dépassèrent largement. Il est vrai qu’ils avaient à fournir le secret du Pinacle, au sommet duquel le diable, par magie, transporte Jésus, et le faux corps Saint Jehan, qu’il fallait décapiter bellement, et le couteau feint dont Hérode se tua, les poulies dont Judas se pendit, deux pigeons feints, trois roues à fusées, deux faux visages de morts, les bâtons creux dont Dieu fut battu : il y en avait là pour soixante sous.

Toutefois, ce ne sont que vétilles : le grand œuvre est la construction de la vaste scène sur l’immense Grand Place de Mons, où, chaque année, au son d’un air traditionnel et entraînant, le formidable Doudou ou dragon balayé la foule avec sa queue d’osier entoilée, tandis qu’autour du Saint Georges à la brillante armure, les Chinchins, sur les beaux chevaux de carton fixés à leur taille, caracolent éperdument.

À la Maison d’Allemagne, d’où doit se déverser sur une partie de la scène l’eau du Déluge, est adossé, face à l’Hôtel de ville, l’échafaud ou hourd.

Ce terme, dans toute la France, désigne le plateau, tandis que l’enclos, qui renferme la masse des spectateurs, s’appelle le parc ; de là, peut-être, notre parquet.

Mais, à vouloir faire entre l’un et l’autre un départ aussi rigoureux qu’aujourd’hui, on se tromperait sans doute, car ce n’est pas au XVIIe siècle qu’appartient la malheureuse initiative d’avoir mêlé acteurs et spectateurs. Il y a des galeries du hourd, sortes de loges d’avant-scène réservées aux personnes de haut rang, mais il y a aussi des galeries du parc, qui dominent le parterre.

Cette confusion de loges et de décors ne se retrouve-t-elle pas d’ailleurs déjà dans la miniature de Fouquet, qui est du milieu du XVe siècle et qu’on peut admirer au Musée Condé à Chantilly ? Ce peintre réaliste, voulant illustrer, dans le Livre d’Heures d’Étienne Chevalier, le Martyre de Sainte Apolline, a eu l’idée de nous le retracer au naturel, tel qu’un mystère le lui avait un jour représenté. Extraordinaire fouillis d’acteurs et de spectateurs. Le théâtre semble avoir eu la forme d’un cirque, héritée de l’amphithéâtre romain[6].L’intérêt se concentre sur l’arène, au milieu de laquelle la sainte, étroitement liée sur une planche, subit son horrible supplice : les bourreaux tirent sur les cordes pour lui écraser les membres, d’autres lui arrachent la langue avec des tenailles, tandis que l’un d’eux, abattant ses chausses, la honnit d’un geste grossier. L’Empereur, couronné, présidé, entouré de ses chevaliers ; derrière eux, on aperçoit, massée dans l’hémicycle, la foule du parterre, les groundlings comme on dit en anglais. Sans doute elle a dû s’écarter pour faire place au souverain, quand il est descendu, par une simple échelle du lieu ou mansion[7] qu’on voit au fond, et où son fauteuil royal est resté vide. À sa droite, et également sur ce premier étage de mansions, dont la plantation affecte un tracé polygonal, il avait la tribune des musiciens ; plus loin, toujours sur ce plan supérieur, un Paradis où trône Dieu le père avec ses anges. À sa gauche, au contraire, l’Empereur avait la loge des grandes dames, reconnaissables à leur hennin pointu, et, plus loin, celle des bourgeoises à chaperon plat. À côté d’elles, voisinage bruyant et dangereux, l’Enfer, face au Paradis, ouvrait sa gueule énorme, dominée par Cerbère, et d’où s’échappent des diablotins hideux armés de massues.

On se sera étonné peut-être de m’entendre prononcer le mot étage, car on la croyait bien morte cette vieille hypothèse de Berriat-Saint Prix d’une scène à quatre ou cinq étages superposés, ou cette autre hypothèse, un peu moins ancienne, de Jubinal d’une scène à trois étages : Paradis au-dessus, Enfer au-dessous et Terre entre les deux. Nos meilleurs manuels, l’Histoire de la Littérature française de Petit de Julleville, par exemple, y ont substitué, dans notre esprit, l’image imposée par la miniature du manuscrit de la Passion jouée à Valenciennes en 1547, et d’après laquelle est modelée la maquette que l’on peut voir dans l’escalier de la Bibliothèque de l’Opéra.

L’auteur de cette miniature, Hubert Cailleau, a placé les lieux ou mansions, par lesquels doit passer l’action, les uns à côté des autres, entre le Paradis, qui est à l’extrémité droite, et l’Enfer, qui est à l’extrémité gauche, ou, si l’on préfère, respectivement à gauche et à droite du spectateur. Mais ici une double remarque s’impose : la miniature de Cailleau est très tardive, plein milieu du XVIe siècle, et ensuite elle est stylisée, donc moins réaliste que celle de Fouquet.

La vérité, comme toujours, est plus complexe : autant de circonstances, autant de formes diverses. Seul subsiste le principe médiéval de la décoration simultanée, qui, étant donné une action qui se déroule dans plusieurs lieux, les présente non successivement, mais en même temps aux yeux des spectateurs, dont les regards y suivent les acteurs.

Si l’on dispose d’une place publique, on alignera les mansions sur un échafaud de 60 à 100 mètres ; si l’on est réduit aux dimensions d’une salle, d’une cour ou d’un enclos, il faut bien qu’on les superpose en partie, mais sans dépasser probablement deux ou trois étages, et, de plus, pour gagner du terrain, on brise au besoin la ligne des mansions en lui donnant une forme polygonale, mais toujours en aboutissant, dans les mystères du moins, à droite au Paradis, à gauche à l’Enfer.

Sur ces deux mansions semble se concentrer l’effort des décorateurs qui, comme dans les verrières dont parle Villon, en font un


Paradis peint où sont harpes et luths
Et un Enfer où damnés sont boullus.


Le Paradis, nécessairement, domine la scène, non pas tant pour la révérence due aux habitants du céleste séjour que pour les besoins de l’Ascension, dont nous verrons tout à l’heure la réalisation. Notre Livre de scène dit :


Nota de, en ce pas, avertir Dieu, qui est dessous la salle de Paradis

Quand Caïn a dit les deux premières lignes, lors Dieu et ses anges s’en revont en Paradis, et plus ne descend Dieu.


Sur cette salle de Paradis, où l’on monte et d’où l’on descend, le Compte des Dépenses va nous donner quelques détails curieux : Dieu le père, tel qu’il figure dans le volet supérieur du célèbre retable de l’Agneau mystique des van Eyck, aujourd’hui reconstitué à l’église Saint-Bavon à Gand, est assis sur une chaire, en robe de pourpre à bordure de martre, les pieds appuyés sur un passet ou petit tabouret. Il est ganté, car on a payé dix sous pour trois paires de gants ; l’une pour l’Esprit, l’autre pour Dieu, et l’autre pour le faux corps de Satan, d’où il faut conclure que le Saint-Esprit, étant ganté, était représenté par un homme et non par un simple pigeon.

On sait quel magnifique emploi Dante a fait de la doctrine néo-platonicienne des sphères émanées de Dieu. On sait aussi comment, chez lui, les neuf chœurs d’anges virent en neuf cercles de feu au mouvement vertigineux autour du Tout-Puissant pour exalter sa louange. Le metteur en scène de Mons voulut, sans avoir lu sans doute le sublime poème du Florentin, matérialiser cette conception, à l’aide d’anges en bois, car les Dépenses comportent 3 sous d’un tilleul pour tailler les anges et S sous pour deux roues à tourner les anges.

De là haut se manœuvrait encore autre pièce de toile ayant déduit [représenté] le soleil et la lune, qu’on revendit 22 sous 2 deniers, et une autre pièce de toile mi-partie noire, mi-partie blanche, qui, montrée au moment voulu, révélait à un public complaisant la séparation des ténèbres d’avec le jour. Grâce à une prodigalité de feuilles d’argent, de bleu d’azur, de vermillon, d’étoiles dorées, de ciels peinturés et de nuées, je ne doute pas que le Paradis de Mons n’eût justifié, lui aussi, la boutade de ce décorateur dont parle Guillaume Bouchet dans sa XXVIIIe Serée qui, se vantant de son ouvrage, disait à ses visiteurs : « Voilà bien le plus beau Paradis que vous vîtes jamais… ni que vous verrez. »

À l’autre extrémité de la scène, un Enfer grimaçant et grotesque semblait, par une de ces oppositions violentes auxquelles les porches de nos cathédrales nous ont habitués, la réplique caricaturale du Paradis. Au sommet d’une tour est lié le grand Diable, appelé aussi le diable Lucifer en haut[8] ou le faux corps de Satan, autour duquel tourne une roue patibulaire, chargée d’anges déchus et damnés, entraînés sans fin dans des sphères d’infamie autour de leur maître enchaîné.

Cet ensemble domine la Hure ou Gueule du Crapaud d’Enfer, que d’autres textes appellent la Chape d’Hellequin, expression dont l’histoire est bien curieuse, car, si le symbole de la gueule vient du Léviathan de la Bible, Hellequin, lui, est sorti tout droit de la mythologie germanique, étant l’héritier authentique de l’Erlenkönig, devenu diable sous Je nom d’Hellequin ou d’Alichino, chez Dante ; il nous est revenu d’Italie sous le masque de cet Arlequin, dont l’habit bariolé rappelle les flammes infernales. Le manteau d’Arlequin de notre scène moderne, c’est-à-dire les draperies rouges qui l’encadrent, n’est d’ailleurs qu’une autre survivance de la chape d’Hellequin.

Dans la Gueule bout une chaudière où, comme sur le tympan de Bourges, brûlent, sans distinction de classe, les damnés, même mitrés. Dans le Mystère du Roi Avenir, un diable fait retirer de la chaudière une femme, la pique d’une fourchette et puis, parlant à ses suppôts, leur dit : « Replongez-la, elle n’est pas assez cuite ! »

Si le Paradis est tout harmonie et douceur, l’Enfer est tout tonnerre et tumulte. De là, sans doute, « un bruit de tous les diables. » Pour le produire, on frappe sur des bassins d’airain, ou on fait parler la poudre. On paya vingt-quatre sous pour dix instruments à jeter feu en Enfer et deux grosses buses de fer. Ces canons serviront surtout à accueillir, à son arrivée, Jésus descendant en Enfer ; et nous savons, par un accident survenu à Paris en 1380, lors d’une représentation, que ces inventions de la science militaire n’avaient pas tardé à passer du champ de bataille de Crécy (1346) sur le champ des mystères.

Entre le Paradis et l’Enfer, s’alignaient les innombrables mansions, qu’exigeait une action kaléidoscopique, où les épisodes se succèdent et s’enchevêtrent avec des interruptions et des reprises, dont seul le moderne cinéma peut nous donner une idée. La miniature de Cailleau pour la Passion jouée en 1547 à Valenciennes, ville où l’on a fort bien pu s’inspirer de la tradition montoise de 1501, les peint dans l’ordre que voici. En partant du Paradis, que nous appellerons la mansion 1 (à gauche du spectateur), on trouve successivement : 2) Nazareth : une petite porte, devant laquelle un terre-plein est soutenu par des gabions ; 3) le Temple : dôme assez élégant à belvédère et porté par quatre colonnes grecques ; trois marches donnent accès à l’autel ; 4) Jérusalem, représentée par une petite porte et deux tours ; 5) le Palais : fronton grec, monté sur quatre colonnes ; on y accède également par trois marches ; 6) au-dessous, la prison dont on tirera Barrabas ; 7) la Maison des Évêques, figurée par une poivrière ; 8) la Porte dorée, un peu plus ornée seulement que celle de Nazareth ; 9) le Limbe des Pères, où ceux-ci attendent leur délivrance par Jésus, et qui est dominé par une plateforme, sur laquelle des canons menaçants sont en batterie ; ceci indique que le Limbe appartient au domaine de la mansion 10) l’Enfer, dont l’aspect correspond assez exactement à la description que nous donnions plus haut ; en avant de la Porte dorée et de l’Enfer est creusée 11) la Mer, sur laquelle flotte un bateau, voiles carguées, mais avec son gréement complet.

La représentation de Mons, telle que le Compte des Dépenses et le Livre de scène permettent de la reconstituer, exige non seulement les onze décors d’Hubert Cailleau, mais bien d’autres encore des plus importants, comme le Paradis terrestre, différent du Paradis célestiel, et qui est plein d’arbres chargés de fruits, en particulier le pommier de la tentation ; la Maisonnette, où se réfugient Adam et Ève après leur expulsion du lieu de délices ; l’hôtel de Zacharie, fermé par un rideau jusqu’à ce qu’y apparaisse Anne sur un lit paré, comme si elle était nouvellement accouchée ; la CrècheJoseph fait semblant de donner à manger à l’âne et au bœuf, le Mont d’Olivet, le Mont de Calvaire, etc. J’en compte en tout 43.

Était-il possible de les aligner sur une scène, eût-elle même cent mètres de large ? Non, car cela ferait moins de deux mètres par mansion, étant donné le grand espace réclamé par l’Enfer et le Paradis. Mais, ingénieux, les maîtres des œuvres ont su résoudre la difficulté par deux procédés. Le premier est de changer l’affectation d’un décor, ce qui est nettement indiqué par la rubrique suivante : Et, depuis en avant, le logis de Marie et de Jésus à trente ans se fera, si l’on veut, au logis d’Adam. Il est probable aussi que la Montagne de Thabor, où se passe la Transfiguration, le Mont des Oliviers et le Mont de Calvaire, ne sont qu’une seule colline artificielle et creuse dominant le hourd. Mais comment le public, ayant toujours sous les yeux le même ensemble immobile de décors, pouvait-il s’aviser de ce changement d’affectation ? C’est ici qu’intervient le second procédé, celui des pancartes, dont on a révoqué en doute l’existence dans le théâtre shakspearien, mais que notre compte atteste expressément pour Mons par les quarante-huit sous payés à Sire Jehan Portier, prêtre, pour avoir fait 98 brevets de grosses lettres des lieux sur le hourd.

Il n’en reste pas moins vrai que notre représentation de juillet 1501 suppose des décors beaucoup plus nombreux et plus compliqués que ceux que reproduit, pour la représentation de Valenciennes, en 1547, la miniature de Cailleau. Encore me suis-je abstenu de parler de la partie mobile de la décoration, de l’autel que Noé fait édifier, lequel doit être préparé devant et mussé [caché], de la chaire d’où prêche saint Jean, des trois croix de la Crucifixion, etc.

On n’utilise pas seulement, pour planter ces praticables, le plateau, appelé champ ou quelquefois aussi parc (ce qui peut amener des confusions avec le parterre), mais le dessous du hourd. Celui-ci est recouvert en partie de gazon, à la fois pour étouffer le bruit des piétinements et pour masquer les huissets ou trappes de secrets, dans lesquels se dissimule par exemple, après l’assassinat, le Sang d’Abel complaignant, qu’incarne le fils même de l’acteur chargé du rôle d’Abel. Des fosseries aussi, comme s’exprime le Compte, s’échappent les morts qui ressuscitent au moment où Jésus expire et lui-même y disparaît après chacune de ses apparitions à Madeleine, à Notre-Dame ou aux Disciples.

Ce ne sont pas là toutes les merveilles de la machinerie, et ce n’est pas pour ce simple artifice des trappes, que l’on avait fait venir de Chauny maître Guillaume Delechière et son frère. L’homme vulgaire du moyen âge vit au milieu des miracles qui, comme les symboles dont parle le poète, « l’observent avec des regards familiers. » Pour lui, dans la nature, rien ne se justifie, si ce n’est par la volonté arbitraire de Dieu, tandis que nous nous berçons de l’illusion que tout y est sinon expliqué, du moins explicable. Il lui plaisait donc de voir réaliser sous ses yeux les miracles dont parlait l’Évangile, telles la multiplication des pains et des poissons, ou la mutation de l’eau en vin, ce qui lui donnait l’espoir qu’ils pourraient se renouveler un jour à son endroit pour l’allégement de sa misère. Toutefois, le spectateur, même celui des mystères, n’est pas seulement un croyant, c’est aussi un badaud. Quand ce badaud est Français, et surtout Picard, on peut légitimement le supposer parfois goguenard. Aussi était-ce grand amusement plutôt que grande terreur qui le secouait en voyant, au pré où le déluge se fera, paré de violettes, monter, sournoisement et inexorablement, les eaux qui engloutissent le Monde et ses acolytes. Lors, commande l’Abrégé au régisseur, soit fait le signe aux députés aux secrets du déluge de laisser venir les eaux.

Le signe, donné par le meneur de jeu, que fait ne corroborer les instructions qu’a entre les mains le machiniste, et dont nous ignorions jusqu’à présent l’existence. L’Abrégé les appelle : billets d’advertence :


Ramentevoir [rappeler] à ceux des secrets des tonnerres de faire leur devoir, en ensuivant le contenu de leur billet d’advertence, et qu’ils n’oublient pas de faire cesser, quand Dieu aura dit : « Cesse et fasse tranquillité. »


Par son billet, le diable Fergalus sait à l’avance ce qu’il aura à faire à l’égard de la Démoniaque, après l’exorcisme : Soit ci averti Fergalus, diable, qu’il s’en voise par les secrets mettre au dessous de la fille de la Chananée, pour faire une grande fumée et un canon, quand il videra de son corps ci-après.

Plus grandes merveilles, comme il convient, à la mort du Sauveur : Nota ci se doit faire grand tremblement de terre et le voile du Temple se doit rompre, les pierres fendre et les morts ressusciter et aller deçà delà, sans parler.

Toutefois l’Ascension réserve au spectateur comme au fidèle une gradation de surprise et d’admiration :


Nota que, en ce pas ici, il doit avoir au Limbe des Pères une grande clarté et mélodie et doivent les portes d’Enfer trébucher et la Divinité, qui est comme une âme, en un pavillon de voilette [une tente de voiles transparents], doit là apparoir, et deux anges encensant devant Elle. Lors ils vident le Limbe et s’en vont qu’on ne les voie plus.


Ce n’est qu’après cette délivrance des Pères que Jésus s’élèvera au ciel :


Soit ci averti le secret pour faire élever Jésus. Nota que ci Jésus doit monter et, s’il est possible, aucuns anges doivent monter avec lui et les patriarches, ne se doivent faire voir, et font semblant les assistants de toujours regarder en haut.


Le « s’il est possible » avait été résolu, de la façon que voici, dans un Mystère de la Résurrection, que notre texte n’a pas connu :


Jésus, avec les trois anges Gabriel, Raphaël et Uriel, sera tiré à part le premier, tout en paix, et les deux fils Syméon ressuscités ; et les 49 qu’il mènera monteront secrètement en Paradis par une voie, sans qu’on les voie, mais leurs statures de papier ou de parchemin ; bien contrefaites, jusques audit nombre de 51 personnages, seront attachées à la robe de Jésus et tirées amont quand et quand [en même temps que] Jésus, et si seront les tables [plates-formes] avironnées de nues blanches.


Les machinistes, qui, en Enfer, ne sont pas moins de 17, obéissent au meneur de jeu, véritable ordonnateur, à qui s’adressent les rubriques impératives ou admonitives de notre Livre de scène : Gabriel doit être semons [averti] de parler après Zacharie-- Ici ramentevoir [rappeler] d’ôter la pierre et d’étouper les nez [de se boucher le nez, quand on ouvre le tombeau de Lazare].

Le régisseur commande même à Dieu : Être averti de semondre Dieu le Père ; aussi bien qu’à Satan : Soit ci averti Satan de soi trouver par le hourd pour parler après.

L’important, dans une succession de scènes aussi enchevêtrées, soumises à d’incessantes interruptions et à des reprises, est d’éviter les à-coups et les silences prolongés. D’où des recommandations comme celles-ci : Semblablement faut apprendre au personnage de Notre Dame que tout incontinent et soudain après la mort de Jésus, elle die ce qui s’ensuit. Comme néanmoins, à cause des distances à parcourir sur cet immense champ, des intervalles se produisent, on les remplit par l’intermède musical dont nous avons parlé et qu’on appelle le silete. On se sert aussi du terme pause : Puis, quand il a fait son oraison, on chante en Paradis un silete, ou on joue des ménestrels, ou de quelque instrument ou pause d’orgue.

La musique en ce drame qui, comme la tragédie grecque, est presque un mélodrame, au sens étymologique du mot, n’a pas seulement un rôle de remplissage ; elle soutient le rythme des rondels et des lais, elle marque l’exultation des puissances célestes : Lors soit faite en Paradis grande joie et mélodie… et y doit l’on chanter.

Or, au pays d’Okeghem, de Josquin des Prés et de Roland de Lattre, on devine la beauté que ces chœurs pouvaient revêtir, soit qu’ils retentissent au Paradis, soit qu’ils se fissent entendre du fond des Limbes : Ci doivent être avertis ceux qui chantent les motets en Paradis de descendre de Paradis et eux en aller aux Limbes pour chanter un motet quand on leur dira.

Parfois l’emploi de la polyphonie vocale, que perfectionna à un si haut degré la science musicale heunuyère de ce temps, sert à rendre sensible au vulgaire, d’une façon bien ingénieuse, le dogme de la Trinité : Ici parle Dieu à trois voix[9], est-il dit quelque part au moment de la Transfiguration.

La monodie populaire et joyeuse n’est cependant pas exclue, mais on la met dans la bouche de la Madeleine, lors de sa mondanité : Ici chantent Madeleine et ses demoiselles quelque chanson à leur aise, en elles démenant honnêtement et joyeusement, ce qui veut dire qu’en même temps elles dansent. Ainsi fait la fille d’Hérodias, que notre texte appelle Florence et non Salomé : Lors elle va danser une morisque au son du tambourin, et puis le tambourin se tait un espace, et la fille danse toujours.

Ce rôle est tenu par une jeune fille, qui porte le prénom de Waudru, mais ceci est plutôt exceptionnel. Le théâtre religieux est encore trop près de ses origines liturgiques pour accorder à la femme une place décisive. Cette Waudru, qui paraît avoir été une excellente actrice, est chargée aussi du rôle de Sainte Marie à quatorze ans et de celui de Victoria, quatrième femme de Sion, au moment de la Crucifixion. Mais Ève elle-même est jouée par Colin Rifflart, ce qui ne laisse pas d’être un peu difficile à imaginer ! De même, le rôle si profane de la coquette Madeleine est tenu par Messire Maisnard, prêtre et chanoine de Saint-Germain-des-Prés à Paris, tandis que celui des suivantes Pérusine et Pasiphée est confié à deux jeunes gens, Leclercq et Lossignot.

Le nombre des ecclésiastiques et des moines acteurs est considérable, et il ne faudrait pas croire qu’ils se réservassent le personnage de Dieu (effectivement confié à sire Jehan de Brouxelles, prêtre), ceux de Jésus, du Saint-Esprit et des Apôtres. Caïn est Godefroy de Bertaimont ; le roi Hérode est le frère Bernardin ; Belzébuth, Jehan, clerc de l’église Sainte-Waudru… mais il faut dire que c’est avant la chute. Je ne connais pas la profession d’Étienne du Ponceau, qui fait Satan, mais je sais au moins qu’il porte le titre de Maistre.

D’ailleurs, sur le hourd, toutes les classes sont mêlées, du prêtre et du noble à l’artisan, en passant par le bourgeois et l’artiste. C’est que le concours bénévole de tous n’est pas inutile pour remplir les quelques centaines de rôles de la Passion. Quelques-uns, comme ceux des anges révoltés devenant des démons, ou comme celui de Lucifer devenant le serpent, devaient être dédoublés. De même, celui de certains personnages qui, selon la formule de Boileau, « enfants au premier acte, sont barbons au dernier. » Ainsi de Notre-Dame, présentée d’abord, sous forme de poupée sans doute, comme Marie nouvellement née, puis, se doit musser Marie nouvellement née et paroir celle de sept ans ; ensuite, soit ici avertie Marie à quatorze ans de se trouver dessous le Temple, et absconser [cacher] celle à sept ans. Substitution pareille pour Jésus : après dîner, Jésus à douze ans sera absconsé et Jésus à trente ans apparaîtra. Cependant le cas est rare, et ne concerne que les protagonistes : le plus souvent, c’est l’inverse qui se produit, et, l’on peut confier à un seul acteur plusieurs personnages qui ne réapparaissent pas ensemble ; c’est ce qu’on a fait pour Mlle Waudru.

On utilise aussi les personnages sans parler, nous dirions les figurants, ou encore les poupées, comme l’enfant fustif [en bois], dont il est question au Massacre des Innocents, ou comme l’âme d’Hérode, que les diables emportent en Enfer, laissant le corps sur le carreau. Les animaux ne manquent pas non plus, et ils sont bien vivants, puisque le massard ou trésorier déclare avoir assuré la pâture de l’âne et du bœuf, et qu’on a donné à Jehan Foucquart dit Docque-docque, pour la nourriture de certains oiseaux… pour servir à la création du Monde : 4 sous.

Il est probable que chaque acteur, avait à pourvoir à son costume ou à ses costumes, car les travestissements abondent. La Madeleine, au moment de sa conversion, déchire ses habits de mondanité pour revêtir habits de simplicité. Ainsi fait encore Lazare. Pour Jésus, les transformations sont plus nombreuses, puisque dans ses tribulations d’Hérode à Pilate, on le revêt successivement d’un habit blanc de fol, puis d’un vieil habit fourré de martre tout déchiré par les bords, enfin de sa robe inconsutile ou sans couture, que les bourreaux tirent au sort ; après sa mort, il paraîtra en jardinier à Madeleine.

Des peintres sont chargés de grimer les acteurs ; Nota d’ici avertir un peintre d’aller en Paradis pour peindre rouge la face de Raphaël, afin qu’elle paraisse plus brillante : cela remplace les jeux de lumière, difficiles à opérer en plein jour.

Un grand soin est accordé aux records ou répétitions, assemblées à son de trompe par le héraut Jehan Billet. Les clauses sont longues, et parfois dépassent 150 vers, les parchons ou rôles, feouvent plusieurs milliers.

Quand Facteur a fini de jouer, il va s’asseoir en son lieu, c’est-à-dire sur le siège qui lui est assigné, et d’où il n’échappe pas aux regards du public. D’autres fois il lui est recommandé de piètier le hourd ou de gambiller par le parc.

Il ne se borne pas à réciter, il mime. C’est une scène vraiment belle et qui exige à cet égard un singulier talent, que celle où Madeleine, ayant entendu vanter la beauté du nouveau Prophète, veut essayer de conquérir une si noble proie. Il parle, et elle le contemple, essayant d’abord d’attirer son attention par des mines gracieuses, mais peu à peu la parole sainte la pénètre, la touche, et, à la fin du sermon, elle s’effondre en larmes.

Dans un aussi large espace et en plein air, beaucoup de paroles se perdent et le geste doit souvent traduire ce que l’on n’entend pas, d’où des rubriques significatives comme celles-ci : Avertir Cham, Japhet et Sem, de eux diviser en trois parties un petit loin de l’un l’autre, quand ils disent quelles parties ils prendront. Quelquefois le geste est brutal : Ici soit avertie Marie de faire élever son ventre pour démontrer qu’elle soit enceinte ; quelquefois plaisant, comme dans la toilette de la Madeleine : Ici, Pérusine et Pasiphée lui apportent des fiolettes pleines d’eau de rose et son miroir, éponge et peigne ; quelquefois émouvant : lors Madeleine se jette aux pieds de Jésus… et arrose et essuie de ses cheveux ses pieds, puis se lève et jette dessus le chef de Jésus de Veau de Damas ; ou encore tragique : lors il met une éponge au bout d’une lance et le joint contre la bouche de Jésus en croix : alors Jésus tire la bouche arrière, lors encline sa tête sur le côté destre.

De la sorte, tous les récits de l’Évangile se trouvaient traduits en tableaux vivants, pareils à ces bois qui illustrent les Bibles des Pauvres ou à ces miniatures richement coloriées des Livres d’Heures. Leur aspect ainsi concrétisé s’imposait à l’imagier ou à l’entretailleur d’images, artisans généralement peu instruits et plus habiles à saisir des attitudes qu’à déchiffrer des grimoires. L’influence des mystères sur l’art n’est plus guère contestée aujourd’hui, bien qu’un maître éminent, M. Mâle, s’accuse, dans la seconde édition de son Art religieux de la fin du moyen Âge en France[10], d’en avoir exagéré la portée. Ce n’est pas le lieu de reprendre ici la discussion, mais, si l’on peut hésiter sur le degré de cette influence dans le cas de l’artiste, on le peut moins dans le cas de son public.

Si l’on fait abstraction en effet des quelques clercs qui se trouvaient dans l’auditoire ou sur la scène, la vision de l’Ancien et du Nouveau Testament, telle qu’elle se déroulait sur le hourd, s’imposait définitivement à l’esprit des spectateurs. Aussi ne, connaîtront-ils désormais la Cène que sous la forme que suggère cette rubrique :


Ici s’assied Jésus au milieu, Saint Pierre à destre, Saint Jehan à senestre, et tous les autres Apôtres, Simon au bout de la table et Judas sert… il n’y a sur la table que des fouaces blanches petites et l’agnel… ; et Jésus prend un pain et le rompt par le milieu, puis dit… Environ le milieu de la clause, se doit lors Jésus lever droit. Item où il dit : « Sur ce pain pour l’honneur de Dieu, » doit Jésus prendre une hostie et la tient à la main senestre, et met la main droite dessus. Et à ce qu’il dit : « Le pain transsubstancierez, » il prend le calice comme dessus.


De même sentent-ils mieux, comme s’ils en éprouvaient la brûlure sur leur propre chair, les souffrances que leur Sauveur souffrit pour eux, la Flagellation, la Montée au Calvaire, la Crucifixion.

La description de la Descente de Croix a l’air d’être faite d’après le tableau de Rubens, et il faut un effort, en la lisant, pour concevoir que le mystère est antérieur d’un siècle et demi :


Nota que Joseph doit avoir à sa ceinture une pince et Nicodème un marteau. Nota de préparer ici quatre échelles toutes neuves pour servir à descendre Jésus, car le charpentier et autres y peuvent bien aider sans parler. Joseph arrache le clou de la main destre. Ils montent au lé [côté] senestre. Il [Joseph] fait semblant de le tirer aux pinces. Joseph tire le clou, et puis il le montre. Lors ils descendent (le corps) et peuvent bien prendre aide. Lors Marie s’assied à terre, et on met Jésus sur ses genoux.


Étonnantes de puissance évocatrice, ces rubriques semblent douées d’une sorte de plasticité. Or, si l’on songe que depuis le XIVe siècle[11], on les réalisait sur la scène, on comprend que la tradition des gestes qu’elles établissent ait revêtu aux yeux des artistes comme de la foule une autorité que confirmait le patronage de l’Église. J’en dirai autant des épisodes familiers ou comiques, qui servent à détendre les nerfs et à distraire : Pêche miraculeuse, avec manœuvres de bateaux sur la mer du hourd ; chasse au faucon du Lazare, grossières plaisanteries des tyrans ou bourreaux.

Tout cela forme un ensemble truculent, coloré et confus, qui eût fait les délices des Romantiques, si leur information sur notre passé littéraire avait été à la hauteur de la sympathie qu’il leur inspirait. Ajoutez-y la bigarrure même des costumes des spectateurs, les velours rouges des pourpoints, les brocarts des robes féminines, mais surtout une atmosphère morale de curiosité tendue et neuve.

Les spectateurs ont afflué d’Arras, de Douai, de Cambrai, comme de Valenciennes, de Lille, de Binche, Chimay et Nivelles, et les Chambres de Rhétorique de ces villes avaient été invitées à se disputer en cette occasion à Mons les joyaux et prix d’argent faits pour le Jeu de rhétorique. Les Chambres d’Amiens et de Tournai, qui étaient en France, avaient été conviées aussi, mais non celles de Gand, de Bruges, ni d’Ypres. Qu’on veuille bien ne pas voir là une querelle de langues, car Namur et Liège ne l’avaient pas été davantage : il y a simplement ici manifestation de ce fait que, en dépit de la mobilité des limites tracées par les guerres et les traités, la Picardie, consciente d’une ancienne unité historique et linguistique, possédait une vie littéraire commune, très apparentée d’ailleurs à celle du reste de notre pays, auquel le Hainaut devait donner des poètes comme Jean Lemaire de Belges, des musiciens comme Josquin des Prés, tandis que Valenciennes devait prendre à Saint-Quentin Jean Molinet. Celui-ci assista à la représentation de juillet 1501, se mêlant ensuite à la compagnie du roi Hérode (les acteurs festoyaient ainsi par groupes, Dieu et les siens ne frayant guère avec les démons) : Au roi Hérode, pastoureaux et autres, en nombre 22 personnes et plus, et où était Moulinet de Valenciennes, ce dit jour, au sonner, au Cerf, donné soixante-dix sous.

Que l’attention et la curiosité dont nous parlions se soient parfois démenties pendant les huit jours que dura la représentation, du lundi 5 au lundi 12 juillet 1501, c’est ce qu’atteste le tableau des recettes que voici, où le terme Journée correspond à la fois à la matinée et à l’après-dîner.

Lundi 5 juillet, première journée : 224 l. 16 s. 6 d.
Mardi 6 juillet, seconde journée : 147 l.14 s.
Mercredi 7 juillet, troisième journée : 123 l. 13 s. 6 d.
Jeudi 8 juillet, quatrième journée : 126 l. 11 s.
Vendredi 9 juillet, cinquième journée : 153 l. 6 s. 6 d.
Samedi 10 juillet, sixième journée : 122 l. 9 s. 6 d.
Dimanche 11, septième journée : 316 l. 9 s. 6. d.
Lundi 12 juillet, huitième et dernière journée : 103 l. 14 s.

Le total, en y ajoutant le prix de quelques toiles revendues, fut de 1 338 livres, 4 sous, 4 deniers. Il résulte de ce tableau des entrées que, vive au début, la curiosité et, partant, l’affluence diminuent le second, le troisième et le quatrième jour, se relèvent le cinquième (serait-ce à cause de la Mondanité de Madeleine et de la Résurrection de Lazare ?), s’abaissent de nouveau le sixième, pour atteindre leur maximum le dimanche 11 juillet. Il est vrai que, ce jour-là, s’est jouée la Passion proprement dite avec ses pompes, ses cortèges, ses horreurs et ses gloires, que les artisans chôment tous, et que les gens des villes voisines ont plus de loisir pour entreprendre le voyage de Mons. La recette du dernier jour, consacré à la Résurrection, est la plus basse puisqu’elle dépasse à peine cent livres. L’attention s’est visiblement lassée.

La représentation du Mystère de la Passion à Mons en Hainaut, dont le texte a été emprunté à Amiens et les machinistes à Chauny, atteste d’abord l’unité linguistique et littéraire de l’ancienne Picardie, qu’elle fut française ou bourguignonne. Mais, comme la pièce est écrite exclusivement dans notre langue centrale, il apparaît que celle-ci est parfaitement entendue du public amiénois ou montois, et ceci prouve la suprématie désormais acquise du dialecte de l’Île de France, suprématie que l’œuvre entière d’un Jean Lemaire ou d’un Philippe de Commines contribue à affirmer et à établir. Dès lors cette représentation peut être considérée comme le type des grands spectacles français du XVe siècle, avec cette nuance cependant que le riche Hainaut, à Mons, comme plus tard en 1547 à Valenciennes, y aura déployé plus de faste, habitué qu’il était aux splendeurs du Vœu du Faisan et autres mystères mimés de la monarchie bourguignonne. Je gage que nos Confrères de la Passion, dans leur Hôpital de la Trinité, ne firent pas mieux, à Paris.

Ce qui frappe encore, lorsqu’on étudie le Livre de conduite du régisseur et le Compte des dépenses récemment découverts, c’est la minutie des détails, le souci d’une réalisation scénique, mal servie par une technique rudimentaire, mais bien supérieure aux pauvretés que présentent à ce point de vue la tragédie classique et le Mémoire de Mahelot, Laurent et autres décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne[12]. Quand on songe que cet ample théâtre aux cent scènes diverses est né au pied des autels, au XIe siècle, on est stupéfait de ce développement, qui ne saurait se comparer qu’à celui qui mène notre architecture du roman au gothique flamboyant, ou la miniature du XIIe siècle aux immenses polyptiques d’un van Eyck.

Est-ce à dire que, dans le théâtre du moyen-âge, dont la croissance se poursuit jusqu’au milieu du XVIe, et pour qui l’interdiction du Parlement de Paris en 1548 ne fut même pas l’arrêt de mort, la forme ait étouffé le fond ? Non pas ; mais il faut reprendre notre comparaison. Comme le gothique flamboyant, les mystères s’écroulent sous trop de frondaisons, trop de développements, trop de richesses de fond et de forme. Notre contact avec la tragédie antique, connue d’abord par les traductions latines d’Érasme et de Buchanan, puis françaises d’un Lazare de Baïf, va initier la Pléiade à un art plus sobre et plus profond, qui a moins de besoins matériels, et à qui Jodelle apportera, aux applaudissements de la Brigade, avec sa Cléopâtre captive, en 1552, son premier chef-d’œuvre.

Toutefois, le divorce n’est pas aussi complet qu’on le croit généralement. Installée à l’Hôtel de Bourgogne, c’est-à-dire dans les meubles des Confrères de la Passion qui en étaient propriétaires, la tragédie, et surtout sa cadette la tragi-comédie à l’action plus mouvementée, se trouvaient à l’aise dans la formule du décor simultané, qui leur était fournie par la tradition et que le registre de Mahelot nous dessine avec assez d’exactitude. Cette formule est encore celle de Corneille dans le Cid. Des excuses qu’il présente à ce sujet dans son Discours du poème dramatique il résulte que « le’ théâtre, dès le premier acte, est la maison de Chimène, l’appartement de l’Infante dans le palais du Roi et la place publique. Le second y ajoute la chambre du Roi. » Quand Racine se contentera « d’une action simple, chargée de peu de matière, » il suffira d’un Palais à volonté, et Schlegel pourra dire, non sans ironie, que chez nous, « la scène est… sur le théâtre, » à quoi Faguet répliquera : « ou plutôt au fond du cœur humain. »

Mais, négligés par la tragédie, l’abondance de décors et les effets de machinerie[13] seront le privilège de l’Opéra, à qui le mélodrame du XVIIIe, puis le drame romantique les emprunteront. Dans le Christophe Colomb de Lemercier, en 1809, on verra paraître un bateau plus beau que le baquet des mystères, et, dans le Vaisseau fantôme, Wagner en fera naviguer deux. Ce sont là des excès de la machinerie et du machinisme, contre lesquels, dans ces trente dernières années, ont réagi, sans doute sous l’influence du symbolisme, MM. Reinhardt en Allemagne, Craigh en Angleterre, Bakst en Russie, Antoine et Copeau en France. Il ne faut pas, selon l’heureux mot de Saint-Evremond, qu’on divertisse « l’esprit de son attention au discours », ou qu’on étouffe l’intérieur sous l’extérieur. Celui-ci ne doit plus être que suggéré par des lignes sobres et des détails évocateurs.

D’autre part, à l’Odéon, M. Antoine restaura la technique du moyen âge pour Roméo et Juliette, en montrant d’une façon permanente aux yeux des spectateurs, d’un côté la maison des Capulets, de l’autre la maison des Montaigus, tandis qu’une arrière-scène, fermée comme une mansion par un second rideau, était réservée aux changements de décors indispensables : combinaison ingénieuse et déjà employée à Oberammergau, des deux principes de la mise en scène successive et de la mise en scène simultanée. Celle-ci avait été la vraie formule du mystère qui, sur la place publique, sous le chaud soleil de juillet, faisait frissonner de tendresse et d’exaltation une foule à l’âme unique, d’autant plus anxieuse et fervente, qu’elle voyait se dérouler devant elle le drame même de sa destinée éternelle.


GUSTAVE COHEN.

  1. Voir mon Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux français du Moyen âge. Paris, H. Champion, 1906, in-8o.
  2. D’une trappe peut-être ou, comme dans un autre mystère, de dessous une couverture.
  3. Celui-ci devant empêcher le public de profiter d’une interruption pour faire du bruit.
  4. Je le publierai bientôt in extenso dans la Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Strasbourg.
  5. Les documents qui ressemblent le plus à ce dernier sont postérieurs, et se rapportent au Mystère des Trois Doms, joué à Romans en 1509, au Mystère des Actes des Apôtres, joué à Bourges en 1536, et au Mystère de la Passion, joué à Valenciennes en 1547.
  6. On se servit souvent de vieux amphithéâtres pour y jouer des mystères, par exemple à Saint-Maixent et à Rome, au Colisée.
  7. Ainsi s’appelait le décor affecté à chaque scène ou épisode particulier. Mansion, est un doublet de maison. Qu’on songe à l’anglais mansion.
  8. C’est-à-dire au haut de la tour d’Enfer. On voit donc que celui-ci n’était pas sous la scène, comme on le croit souvent.
  9. Ténor, baryton et basse, précise un autre mystère.
  10. Paris, Colin, 1922, in-4o.
  11. Cf. La Passion du Palatinus, Mystère du XIVe siècle, éd. par Grâce Frank. Paris, Champion, 1922.
  12. Publié par M. Carrington Lancaster, Paris, Champion, 1921, in-8o.
  13. Elle ne fonctionnait pas toujours à souhait, témoin cette amusante critique de La Fontaine dans son Epitre à M. de Niert :

    Quand j’entends le sifflet, je ne trouve jamais
    Le changement si prompt que je me le promets.
    Souvent au plus beau char le contrepoids résiste,
    Un dieu pend à la corde et crie au machiniste ;
    Un reste de forêt demeure dans la mer
    Ou la moitié du Ciel au milieu de l’Enfer.