Le Livre rose/4/L’Orpheline

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Adélaïde de Thalaris
Urbain Canel, Adolphe Guyot (4p. i-102).

L’ORPHELINE,
OU
LA FAMILLE EDGERMOND.

Les héritiers de M. B…, ayant entendu parler du projet qu’exécutent aujourd’hui MM. Canel et Guyot de publier un recueil de nouvelles écrites par des femmes célèbres, ont pensé qu’ils devaient, dans l’intérêt de la littérature, leur communiquer un manuscrit qui faisait partie de la riche bibliothèque de leur parent : car M. B… regardait comme une de ses plus précieuses richesses les pages inédites échappées au génie même qui n’avait pas pris naissance dans son pays.

Mistriss Inchbald fut un des talens les plus remarquables de la littérature britannique ; son petit roman de Simple histoire, devenu si populaire et si à la mode par le charmant vaudeville de ce nom, n’est pas le seul titre que cet auteur ait à la gloire. Elle publia, un peu plus tard, la Nature et l’Art, ouvrage dont l’intérêt prend aussi sa source dans la vérité et la grâce des détails.

Si mistriss Inchbald avait voulu entretenir le public d’elle-même, les premières années de sa jeunesse, si aventureuse, lui eussent fourni plus d’un épisode intéressant. Douée d’une figure et d’une taille charmante, jetée avant seize ans, par sa propre imprudence, dans une société licencieuse, celle des auteurs et des artistes, elle déploya tant de sagesse et de fermeté, un amour si vrai pour la vertu, qu’elle força Inchbald, acteur doué d’un talent remarquable, mais surtout renommé par ses bonnes fortunes, à lui offrir sa main. Inchbald était las de cette vie de plaisirs qui laissent tant de vide dans l’âge mur ; la naïveté, la beauté d’une jeune fille sans appui, sans ressource, ayant fui la maison paternelle, seulement par curiosité de connaître le monde, le touchèrent profondément. Il épousa miss Simpson, et la fit entrer au théâtre, objet de tous ses vœux. Elle n’y eut point de brillans succès : un vice de prononciation que le temps ni aucun moyen ne purent corriger, les lui interdit toujours ; mais elle était si spirituelle et si jolie, son esprit réunissait à la fois tant de grâces et de sûreté, qu’elle désarmait la critique. Plus tard, mistriss Inchbald devint un auteur dramatique très-distingué ; elle composa successivement quinze pièces, qui furent toutes représentées au théâtre de Drury-Lane : ces pièces, sans être exemptes de défauts, sont remplies d’intérêt et de gaîté.

Ses travaux littéraires lui ayant donné assez d’occupation, elle s’y consacra exclusivement et quitta le théâtre.

M. Inchbald, depuis son mariage, avait toujours montré à sa femme une tendresse très-vive et une fidélité à toute épreuve dont elle lui témoignait une profonde reconnaissance ; mais son imagination vive et tendre rêvait peut-être un sentiment plus passionné, qu’elle me ressentait point pour son mari, et que ses vertus lui interdisaient d’éprouver pour un autre. Cependant, devenue veuve, elle resta fidèle à la mémoire de son époux, et, quoique fixée à Londres à cause de ses travaux littéraires, elle y vivait dans une profonde retraite.

Mistriss Inchbald fut un des éditeurs du Théâtre Anglais en 25 vol., ou Collection de pièces représentées sur les théâtres royaux de la Grande-Bretagne. Il y a de sa main des remarques biographiques et critiques d’un grand mérite. Mistriss Inchbald aimait le travail et l’étude, et, malgré la gaîté de son caractère, elle n’avait jamais eu aucun des goûts bruyans de la jeunesse. Elle n’avait que vingt-trois ans quand elle donna sa première pièce, sous le titre du Conte Mogol, ou la Descente en ballon. Sa santé était fort délicate, et les médecins durent l’engager à faire un voyage dans le midi de la France. Il est probable que ce fut dans ce voyage que mistriss Inchbald fit connaissance de M. B… et qu’elle lui donna ou lui prêta le manuscrit de l’Orpheline, ou la Famille Edgermond.

La traductrice, qui est une jeune femme remplie de grâces et de modestie, s’est efforcée de conserver à cette production étrangère la vérité et la couleur locale, qui en sont un des principaux charmes.

Mistriss Inchbald, retirée à Kensington, y termina paisiblement sa carrière en 1821, âgée de soixante-cinq ans.

L’ORPHELINE,
OU
LA FAMILLE EDGERMOND.


Dans une vaste salle à manger parfaitement chauffée s’élevait au milieu une large table d’acajou chargée de mets substantiels, de pâtisseries mêlées à des fruits et des fleurs d’automne. Toutes ces belles et bonnes choses étaient accompagnées de thé, de café, de chocolat, et à l’entour de cette table étaient assis la famille de lord Edgermond et lui-même. Cette famille se composait de lady Lucrèce Edgermond, sa femme ; de Lionel, son fils aîné, et de trois filles : Anabelle, Lucy et Marie.

Miss Anabelle, l’aînée, tenait de son père une structure élevée, même un peu massive, et surtout une entière absence d’élégance ; ses yeux, d’un bleu clair, ne réfléchissaient qu’une expression de hauteur dédaigneuse, qu’elle décorait du nom de dignité. Placée dans une classe obscure, miss Edgermond eût paru une femme désagréable ; mais sa naissance était illustre, et, outre les espérances qui lui venaient du côté de son père, elle avait hérité d’une de ses tantes ; depuis cette époque, miss Anabelle était citée comme une belle femme, et ses défauts étaient déïfiés comme des qualités. Miss Lucy, sa sœur, moins favorisée du côté de la fortune, ne l’était pas beaucoup plus par la nature ; cependant il y avait moins de dureté dans son regard, et, si elle s’était défaite de quelques prétentions ridicules, on eût pu la trouver assez agréable. Mais la perle de la famille, et pourtant la victime de ses sœurs, c’était la frêle et douce Marie : venue avant terme, ayant causé de terribles douleur à sa mère, qui, depuis cette époque, n’avait jamais pu rétablir sa santé, la pauvre Marie eût paru de trop au monde, si son frère Lionel n’eût pas été là pour l’aimer et la protéger. Douée d’une de ces organisations délicates qui donnent toujours de l’inquiétude aux cœurs qui les aiment, l’esprit et l’intelligence de Marie avaient laissé bien loin derrière elle son physique : on eût dit que la nature lui avait accordé en intelligence ce qu’elle lui avait refusé en force. Cependant ses sœurs, et surtout miss Anabelle Edgermond, la traitaient durement, se moquaient de sa sensibilité, qui lui faisait répandre des larmes à l’aspect d’un malheureux ou au récit de la douleur d’un autre. Presque toujours souffrante, Marie aimait la solitude, se déplaisait dans ces nombreuses réunions où ses sœurs se montraient avec tant d’orgueil et de complaisance : aussi appelait-elle de tous ses vœux le moment où la famille se rendait dans le Northumberland, où lord Edgermond possédait une fort belle terre. Là, au moins, on vivait un mois ou deux avec un peu de tranquillité ; mais quand la saison des chasses arrivait, avec elle arrivait aussi une société joyeuse : alors les miss Edgermond trouvaient des adorateurs empressés, et la pauvre Marie de nouveaux tourmens ; car, comme elle était la seule bonne musicienne de la famille, il fallait qu’elle passât une partie de ses journées au piano pour accompagner les voix fausses de ses sœurs ou pour les faire danser le soir quand il n’y avait point de bal prié, ni, par conséquent, d’orchestre.

C’était le lendemain d’une de ces soirées, si fatigantes pour Marie, que la famille Edgermond se trouvait réunie dans la salle à manger du château, où chacun avait pris sa part du déjeûner. On allait se séparer, quand lord Edgermond fit signe à sa famille de se rasseoir et de l’écouter avec attention.

« Une partie de nos hôtes est à la chasse, d’autres sont dans leurs appartemens, dit milord ; le hasard nous sert bien, et je puis vous entretenir d’un événement dont je n’ai pas cru devoir vous instruire jusqu’à ce moment, attendu que je me croyais assez de force d’esprit et surtout de caractère pour gouverner parfaitement ma maison et ma famille. Aussi, dans cette circonstance, ajouta-t-il avec importance et dignité, c’est bien moins pour vous consulter que pour vous annoncer mes intentions……

— Et qui a jamais tente de vous désobéir, milord ? interrompit lady Edgermond avec fatigue ; à quoi bon ce préambule ? Parlez, nous vous écoutons.

— Vous savez, reprit lord Edgermond, que j’eus un frère. James avait dix ans de moins que moi ; élevé par ma mère et par une des sœurs de lady Edgermond, qui avait épousé un Français, James puisa dans cette éducation, dirigée par des femmes, un caractère exalté et romanesque qui déplut beaucoup à mon père ; ce mécontentement devint d’autant plus vif que toutes les promesses de madame de Verville, notre tante, n’eurent aucune exécution. Son mari fut ruiné par la révolution de France, et ainsi s’évanouirent toutes les espérances de James à cette fortune. Alors mon frère, qui s’était cru long-temps indépendant et dont la tête était impressionnable et légère, refusa d’obéir aux volontés de mon père et d’entrer dans les ordres : ni prières, ni menaces ne purent le déterminer à se soumettre à une carrière qui lui déplaisait, et le dernier lien qui le retenait à la maison paternelle s’étant rompu par la mort de ma mère, il la quitta. Depuis il n’a jamais reparu en Angleterre. James se rendit en Italie, où il cultiva la peinture et y acquit, dit-on, un talent remarquable ; il fut ensuite se fixer en France, qu’il adopta tout-à-fait pour sa patrie ; il s’y est même marié.

— Et où est-il en ce moment, mon père ? interrompit Lionel avec empressement ; je serais fier et heureux de connaître un homme qui s’est assuré l’indépendance par son travail et ses talens.

— C’est un vœu que je ne vous aurais point laissé accomplir, Lionel, dit lord Edgermond ; car James fut un fils désobéissant et rebelle ; mais il n’est plus.

— Il n’est plus ! reprit Lionel ; est-il donc mort loin de sa patrie et sans que vous l’ayez revu ?

— Sans que je l’aie revu, mon fils.

— Et, du moins, était-il heureux ?

— C’est ce dont je ne me suis point informé. À l’époque de la mort de ma mère, il toucha ce qui lui revenait de ce côté ; ce qui n’était pas considérable, car lord Edgermond, mon père, avait fait un mariage d’inclination : du reste, James n’avait plus rien à attendre, car lord Edgermond l’a déshérité.

— Déshérité ! s’écria Lionel en se levant. Ah ! sans, doute, milord, devenu maître de votre fortune, vous cherchâtes votre frère, vous lui offrites…

— J’étais déjà père quand le mien mourut, mon fils ; cette fortune appartenait à mes enfans ; je ne dus point la prodiguer à un fils rebelle, à un dissipateur sans doute qui, au surplus, ne m’a jamais rien demandé. »

Ces derniers mots, lord Edgermond les prononça avec beaucoup de gravité, avec le ton d’un homme persuadé d’avoir fait son devoir. Une partie de la famille partageait certainement cette opinion ; mais les yeux de Lionel et de Marie se baissèrent involontairement, pour que leur père n’y pût lire un blâme qui lui au rait déplu. Lord Edgermond reprit :

« Voici une lettre que j’ai reçue de mon frère, je vais vous la communiquer, lady Edgermond ; comme il s’agit de quelques arrangemens de famille, il est convenable que vous en soyez instruite : cette lettre, mon frère l’a écrite à son lit de mort. » En prononçant ces paroles, la voix de lord Edgermond n’était pas même émue, il n’y avait pas une larme dans ses yeux pour ce frère mort déshérité, et ce fut avec fermeté qu’il lut ce qui suit :

« Quand vous recevrez cette lettre, la main qui l’écrit, mon frère, sera froide et insensible. Mon frère ! que ce titre est sacré ! et je l’invoque cependant pour la première fois ; je l’invoque, car je n’ai plus de forces, je vais mourir, et je laisse sans ressource une femme et un enfant. Tant que j’ai pu travailler pour eux, je l’ai fait ; mais, depuis six mois, retenu sur un lit de douleur, le moment est arrivé de m’en séparer pour jamais, de m’en séparer avec la cruelle pensée de les laisser sans ressource. Je ne puis rien donner à une fille que j’adore, ni à celle qui fut ma compagne et qui n’a partagé avec moi qu’une existence de gêne et souvent de misère : vie d’artiste, honorable, mais bien peu profitable, et qui laisse rarement à celui qui l’a choisie le moyen d’acheter une tombe où l’on puisse conserver ses cendres. » Un sanglot convulsif sortit de la poitrine de Marie ; lord Edgermond la regarda avec sévérité ; miss Anabelle haussa les épaules ; Marie cacha sa figure dans son mouchoir, et lord Edgermond continua : « À cette heure suprême à laquelle je suis arrivé, mon frère, toute fierté se tait, surtout quand cette fierté peut nuire à ce qui vous est cher ; mon père m’a déshérité, je le sais, il a été bien cruel ! mais vous, Williams, n’avez-vous jamais regretté qu’il le fût ? Oh ! j’aime à penser que si ; j’aime à penser que vous ne refuserez point ma prière, que vous ne refuserez pas votre protection à la fille de votre malheureux frère ; que vous ne voudrez point qu’elle vive dans la misère et périsse dans le désespoir. Je ne vous implore point pour sa mère, Williams, car, je ne le crains que trop, elle ne me survivra pas long-temps : ma compagne depuis vingt ans n’aura pas le courage de vivre sans moi, et je ne la plaindrais pas si elle n’était pas mère.

» Mais, je le sens, mon frère, il faut que je me presse, car mes forces s’épuisent ; écoutez-moi donc avec bonté, avec indulgence. Si ma femme en a la puissance, elle m’a promis de conduire sa fille en Angleterre, et ce sera mon enfant qui vous remettra cette lettre ; la recommandation, la prière d’un mourant, Williams, écoutez-la, mon frère ; car vous aussi, vous arriverez à ce moment suprême où une bonne action pèse fortement dans la balance à côté de nos fautes, et, si vous ne repoussez point mon enfant, Williams, vous serez béni de Dieu. »

— Où est ma cousine ? s’écria Lionel, ne pouvant se contenir davantage ; car, sans doute, mon père, vous l’avez accueillie ? »

Lord Edgermond jeta sur son fils un regard de mécontentement, et, repliant la lettre, il dit avec froideur :

« Une jeune fille m’a en effet remis cette lettre ; je l’aie reçue avec obligeance, et seulement parce qu’elle en était porteur. Je ne lui ai point proposé de la présenter à ma famille, j’ignorais quelles seraient les in tentions de lady Edgermond à son égard ; d’ailleurs, je ne croyais point convenable de mettre miss Delmar (c’est le nom que portait mon frère en France) sur un pied d’égalité entre nous. Je ne veux point l’abandonner entièrement ; l’humanité, la dernière prière de mon frère mourant m’y engagent ; mais je ne veux point, par la présence de sa fille, réveiller une ancienne histoire de débats de famille. Madame Delmar était fort malade quand sa fille me remit la lettre ; elle ne voulait pas quitter sa mère. Je lui promis de m’occuper d’elle, de prendre même un parti à son égard ; mais je ne la revis point : des affaires importantes, notre départ pour cette terre, le mariage d’Anabelle avec son cousin Edgar, celui que je projette pour vous, Lionel, m’ont entièrement occupé. Cependant, je ne voulais point perdre de vue miss Amélie Delmar, quand hier j’ai reçu la nouvelle que la femme de mon frère était morte depuis dix jours dans la chaumière de la vieille Nolly, la nourrice de James.

— Grand Dieu ! prononça Lionel, ma tante, ma cousine ont habité cette chaumière délabrée ! dans ce climat rigoureux, au nord de l’Angleterre !

— Nous y passons bien une partie de l’année ! s’écria miss Edgermond avec hauteur.

— Oui, mais toutes les jouissances, toutes les commodités de la vie vous environnent. Vous n’avez pas besoin des secours de la médecine, vous n’êtes pas abandonnés, sans secours, sans fortune, et…

— Ne m’interrompez plus, mon fils, prononça lord Edgermond avec humeur, car il est bon que vous sachiez mes intentions, que vous exécutiez mes ordres. J’ai commencé par gronder sévèrement Bickman, mon intendant, de ne point m’avoir averti du séjour de ces étrangères chez Nolly ; il s’est excusé sur ce qu’il l’ignorait.

— Si Bickman visitait la chaumière des malheureux, comme ce serait son devoir, dit Lionel, il n’aurait point ignoré une circonstance aussi importante.

— Paix ! mon fils, s’écria lord Edgermond avec un mécontentement croissant ; me laisserez-vous achever enfin ? J’ai été vivement blessé de cette démarche de madame Delmar, qui n’est sans doute venue chez la nourrice de James que pour entendre toutes les extravagances de cette vieille folle, qui appelle à chaque instant sur le château d’où son nourrisson fut chassé toutes les malédictions du ciel ; car, à cette époque, Nolly quitta cette maison sans vouloir rien accepter de mon père, qu’elle accusait d’injustice ; elle ne voulut même pas revoir le vieux Tom, son frère, qui resta à mon service.

— Ce vieux fou de Tom, prononça avec dédain miss Edgermond, vous devriez le chasser du château, mon père, et le faire mettre à Bedlam ; il passe son temps à se promener dans l’aile du château qui est inhabitée et que vous devez toujours faire réparer, milord ; il paraît souvent avoir perdu l’esprit.

— Laissons Tom, interrompit lord Edgermond avec préoccupation, et revenons à cette désagréable affaire. La femme de James est morte, et, fort heureusement, elle n’a point ébruité sa situation ; elle a seulement prié le ministre qui lui a donné les secours de la religion de me recommander sa fille Amélie. J’ai jusqu’à ce moment différé de prendre un parti ; nous avons du monde au château, demain j’y donne une fête, que faire de cette jeune personne ? Mais il est plus impossible encore de la laisser dans la situation où elle est, seule avec cette vieille Nolly, et regrettant, dit-on, sa mère avec désespoir.

— Pauvre Amélie ! s’écria Marie, elle est seule, personne ne pleure sa mère avec elle ! Oh ! mon père, permettez-moi d’aller la trouver ; si vous le voulez, je resterai près d’elle quelques jours ; vous savez que j’aime peu les fêtes. »

Lionel pressa la main de sa sœur, et toute la famille, excepté miss Anabelle, parut touchée ; mais elle, elle secoua la tête avec ironie, et il fut facile de deviner à la rougeur plus prononcée de ses joues la contrariété qu’elle éprouvait.

« Vous verrez votre cousine, répondit lord Edgermond à Marie avec assez de douceur ; j’ai chargé Bickman d’aller la chercher demain pour la conduire ici : elle y restera jusqu’à ce que nous retournions à Londres ; car je crois que lady Edgermond pense, comme moi, qu’il n’était pas convenable qu’elle demeurât plus long-temps chez la vieille Nolly : elle y serait au centre de bavardages qu’il est essentiel d’éviter, au lieu qu’en la gardant ici presque secrètement, on ignorera cette désagréable histoire de famille. Mistriss Delmar est enterrée dans le cimetière du village, et la pierre qui la couvre n’aura qu’un nom inconnu.

— Et pourquoi, mon père, interrompit Lionel, ne pouvant plus se contenir, et pourquoi la femme de mon oncle est-elle exclue de la sépulture de la famille ? pourquoi le caveau ne s’est-il pas ouvert pour mistriss Edgermond ? et pourquoi moi, son neveu, ne m’a-t-il pas été permis de l’y conduire ?

— Vous auriez raison, mon fils, si je voulais reconnaître cette parenté ; mais ce n’est point mon intention. Comme je vous l’ai dit, miss Delmar viendra ici ; personne que nous ne la verra, et elle nous suivra bientôt à Londres.

— Quoi ! s’écria miss Edgermond, cette jeune fille va s’établir dans cette maison ? qu’y fera-t-elle ? Est-ce donc lady Edgermond, souvent fatiguée d’être le chaperon de ses propres filles, qui se chargera de la produire dans le monde ? Et si elle ne doit pas être traitée comme votre parente, quel titre aura-t-elle donc ici à votre protection ?

— Les réflexions que vous faites, Anabelle, seraient très-raisonnables, répondit lord Edgermond, si le séjour de miss Delmar ici devait être long ; mais elle viendra bientôt avec nous à Londres, et je sais que là son intention est de suivre une carrière fatigante, mais honorable : elle veut se faire institutrice ou se charger d’une éducation particulière.

— Mais c’est donc une virtuose ! reprit miss Anabelle avec ironie ; mon père, elle vous aura persuadé cela pour s’introduire chez vous et rester ensuite à votre charge.

— Vous êtes cruelle, ma sœur ! prononça Lionel avec l’accent du reproche ; un tel calcul chez une si jeune personne annoncerait un caractère dangereux, qu’il n’est pas généreux de supposer à une femme malheureuse et qui a besoin de protection.

— Vous voulez que je croie que c’est une héroïne parfaite, répondit miss Anabelle, et je ne serais pas étonnée que mon père exigeât que nous la prenions pour modèle.

— Miss Delmar a reçu une éducation d’artiste, reprit lord Edgermond ; son père l’a mise en état de se suffire à elle-même ; cependant il m’est impossible de lui refuser la protection qu’elle me demande pour lui aplanir les premières difficultés dans la carrière qu’elle veut embrasser ; pourtant je lui ai promis cette protection à une condition : c’est qu’elle ne réclamerait point ouverte ment notre parenté. Bickman l’amènera demain ici ; elle passera dans la retraite le temps que nous resterons au château, c’est-à-dire qu’elle ne paraîtra point au salon lorsque nous aurons du monde.

— Une telle hospitalité devra offenser ma cousine, dit Lionel, et peut-être eût-il mieux valu ne pas l’attirer ici que de l’y traiter en étrangère.

— Je croyais vous avoir dit, mon fils, que c’était pour enlever miss Delmar à une solitude qui doit lui paraître pénible.

— Sa mère est morte depuis dix jours, prononça Lionel et du reste, il me paraît impossible qu’on avec amertume, ignore le séjour de la fille de sir James parmi nous.

— Cependant, reprit lord Edgermond, au premier désir que je lui ai témoigné qu’elle ne réclamât point un titre que je ne veux pas lui accorder, j’ai lu assez de fierté dans son regard pour être certain qu’elle n’insistera pas. De votre côté, mon fils, j’espère que vous ne m’attirerez aucun désagrément à ce sujet ; je voudrais surtout qu’à l’avenir on s’épargnât des réflexions trouve au moins déplacées.

— Mon père, hasarda timidement Marie, permettez-moi d’aller voir cette pauvre Amélie ; Bickman pourrait m’y conduire : elle doit être si isolée que je ne puis penser à elle sans me sentir profondément émue.

— Je ne dois point vous permettre cette démarche, répondit lord Edgermond, car je ne puis souffrir qu’on recherche les scènes de sensibilité ; et vous surtout, plus qu’une autre, vous devez les éviter, Marie ; déjà faible et malade, il est inutile que vous vous énerviez davantage. Occupez-vous plutôt de votre toilette ; déjà la matinée s’est passée, et à peine avez-vous le temps de vous préparer pour le dîner. »

La famille se sépara, et, excepté Marie et Lionel, personne ne pensa que dans une chaumière abandonnée pleurait une orpheline qui avait tant de droits à l’intérêt. Miss Edgermond, la plus haute et la plus impérieuse de toute la famille, éprouva seulement un moment d’humeur en pensant qu’on avait pu vanter en sa présence la beauté et les talens d’une autre femme, mais cette femme était obscure, sans richesse, elle ne pouvait lutter avec elle ; et quand elle eut fini sa toilette et qu’elle entra brillante de parure dans le salon de sa mère, la contrariété qu’elle avait éprouvée était entièrement dissipée. Marie, au contraire, ne pouvait oublier ce que son père leur avait raconté le matin : elle n’osait l’accuser de cruauté, mais elle se promettait, autant qu’il serait en sa puissance, d’adoucir le sort de la pauvre Amélie. Cependant, quelque triste qu’elle fût de ce souvenir, il fallut qu’elle s’assît au piano pour accompagner ses sœurs ; c’était une tâche bien difficile, car elles n’avaient de talent ni l’une ni l’autre ; on ne les accabla pas moins de louanges exagérées. Ces complimens les ayant disposées à la gaîté, elles proposèrent de danser : on chercha Lionel, mais il avait disparu.



II.


À deux milles environ du château d’Edgermond s’élevait, au milieu d’une plaine aride et couverte de bruyères, une petite maison basse, délabrée, qui présentait un aspect triste et abandonné. Une lumière faible, incertaine, éclairait deux étroites fenêtres, et s’apercevait encore au travers des planches mal jointes d’une porte grossière. Devant cette maison, ou plutôt cette chaumière, s’élevaient quelques tristes sapins que le vent du nord agitait mélancoliquement, et qui ajoutaient à l’aspect, déjà si lugubre, de cette habitation.

Mais qu’était-ce que cette sévérité de la nature, cette désolation que présente toujours l’hiver en Angleterre, comparées à l’aspect lugubre de l’intérieur de la chaumière. Assise près d’un lit désert, une jeune fille, les yeux gonflés de larmes, les cheveux en désordre, demandait à Dieu la force de supporter un malheur qui, quoi que attendu, n’en était pas moins affreux pour elle.

Mistriss Delmar, ou plutôt mistriss James Edgermond, était morte sur cette couche grossière près de laquelle sa fille était assise ; c’était là qu’elle avait recommandé à sa pauvre Amélie de la patience et de la dignité dans le malheur ; là elle était morte avec calme, presque avec joie, puisqu’elle allait rejoindre celui qu’elle avait tant aimé, et qu’Amélie lui avait promis de se résigner. Mais Amélie avait trop compté sur ses forces, car il y avait dix jours que sa mère était morte, et elle la pleurait avec la même amertume : cette amertume s’augmentait encore à la pensée de quitter le lendemain la vieille Nolly, qui l’avait aidée à soigner sa mère.

« Non, répétait-elle avec une inexprimable angoisse, non, il est impossible qu’elle m’ait laissée seule au monde, qu’elle soit partie sans moi. »

Vainement la bonne Nolly rappelait-elle à Amélie les promesses qu’elle avait faites à sa mère, la blessure était trop fraîche, le malheur trop récent, pour que la résignation pût encore se faire entendre. Amélie repoussait les consolations de Nolly, et répétait qu’elle n’irait point le lendemain au château, où elle ne retrouverait probablement ni consolations ni amitié.

Lionel voyait toute cette scène au travers d’une des fenêtres dont on avait négligé de fermer les volets ; la lumière, toute faible qu’elle était, lui permettait de distinguer la taille et la figure d’Amélie. Qu’elle lui semblait belle et touehante ! combien il trouvait de douceur et de dignité dans ce front pâle, dans ces grands yeux noirs baignés de larmes !

Les regards attachés contre la fenêtre, Lionel oubliait qu’il avait quitté le château de son père à une heure où l’on s’étonnerait certainement de son absence.

Lord Edgermond avait élevé son fils avec une grande sévérité ; car, dès la plus grande jeunesse de Lionel, il avait reconnu en lui les défauts qui lui étaient le plus antipathiques : une sensibilité facilement exaltée et une imagination vive et romanesque. Lionel était l’héritier d’un grand nom et d’une immense fortune ; il avait reçu une brillante éducation : on lui avait enseigné des talens agréables et tout ce qui fait un gentleman accompli. Cette éducation, lord Edgermond l’avait fait donner à son fils parce que son rang et sa vanité l’exigeaient ; mais il n’avait jamais songé à raisonner avec lui, à interroger son cœur, à calmer sa tête ; il s’irritait bien de le voir trop sensible, de le sentir trop facilement en opposition avec ses propres idées ; mais il était loin de penser que jamais son fils pût lui résister ; il ne lui venait point à l’esprit que les passions, même les plus vives, pussent jamais engager Lionel à le contrarier dans la moindre chose. C’était donc exempt de la plus légère crainte qu’il avait arrangé, sans le consulter, un riche mariage pour Lionel. Accoutumé à régner en des pote chez lui, ne permettant pas même une observation à la faible lady Edgermond, il ne formait pas le moindre doute sur l’accomplissement de ses projets ; cependant il était une personne de sa famille qui osait lui résister, ou, du moins, qui se permettait des observations, c’était miss Anabelle. Les rapports qu’il y avait dans son caractère avec celui de son père, sa fortune indépendante, son genre de beauté dont elle était fière et qui se rapprochait de celui que lord Edgermond avait possédé dans sa jeunesse et dont il avait été si glorieux, tout donnait à miss Edgermond un grand empire sur son père ; malheureusement elle n’en usait pas pour le bonheur des autres. Ce fut elle qui se plaignit la première de l’absence de son frère, car il lui manquait pour compléter une contredanse. Mais Lionel oubliait, en regardant la pauvre Amélie, la brillante société qu’il avait laissée au salon ; ah ! que n’aurait-il pas donné pour pouvoir offrir des consolations à l’orpheline ; pour lui dire qu’elle n’était plus seule au monde, et que désormais un ami compatissait à ses peines ! mais c’était une désobéissance que son père ne lui aurait pas pardonné. Cependant il ne songeait point encore à quitter la fenêtre où son âme semblait pour ainsi dire attachée, quand il entendit marcher vers la chaumière : c’était Bickman, l’intendant de son père. Craignant d’en être aperçu, Lionel reprit alors le chemin du château ; mais, l’âme trop attristée du spectacle qu’il venait d’avoir sous les yeux pour se sentir la force de paraître au salon, il se retira chez lui en faisant dire qu’il se sentait indisposé. Là, dans la solitude, il se plut à retenir dans sa pensée l’image d’Amélie ; il se rappela avec détail chacun des traits qui la rendaient si charmante. Et c’était une telle femme, douée de tant de perfections, qui allait passer sa vie dans la dépendance d’une carrière aussi aride que fatigante ! et le lendemain, quand elle arriverait chez son oncle, chez son plus proche parent, elle serait reçue comme une étrangère ! bien heureuse encore si elle n’avait pas à souffrir de la hauteur de ses sœurs aînées, car il connaissait trop Marie pour éprouver une telle crainte à son égard : s’il eût eu le moindre doute là-dessus, il n’aurait pas tardé à être entièrement rassuré ; car un coup léger frappé à sa porte lui annonça sa jeune sœur.

« J’étais trop inquiète pour m’aller coucher sans te voir, lui dit l’aimable enfant en s’asseyant près de lui, et puisque tu n’es pas aussi indisposé que je le craignais, nous causerons un peu, si tu le veux. »

Lionel lui témoigna le plaisir que lui faisait sa pro position.

« Je suis sûre, continua Marie, que ta tristesse, car je vois bien que tu n’as pas ta gaîté ordinaire, je suis sûre que ta tristesse vient de ce que mon père nous a raconté ce matin. Pauvre sir James ! pauvre oncle ! Comme moi, sans doute, Lionel, tu en as entendu parler quand tu étais plus jeune. On l’aimait beaucoup dans ce pays, et si l’on se souvient de son étourderie et de la légèreté de son caractère, on n’a point oublié non plus tout le bien qu’il faisait, même étant enfant. Et c’est sa fille qui va venir demain, c’est sa fille que nous devons traiter comme une étrangère ! Et qui sait tout ce qu’elle aura à souffrir ? Mes sœurs, Anabelle surtout, sont bien dures. Tantôt, quand elles ont été retirées pour faire leur toilette, je les ai entendues ; elles parlaient d’Amélie.

— Et que disaient-elles, Marie ?

— Elles disaient que c’était une chose insupportable qu’elle vînt au château ; que mon père aurait dû lui donner une petite somme et la renvoyer en France, où elle deviendrait ce qu’elle pourrait. « Sa présence me sera d’autant plus désagréable, a ajouté Anabelle, que mon cousin Edgar a fait plusieurs voyages en France et en Italie, et que depuis ce temps il ne parle que des talens et de l’amabilité des femmes de ce pays. Non pas que je craigne qu’Edgar s’occupe d’une autre que de moi, a-t-elle prononcé avec assurance ; mais il est toujours fatigant qu’une pédante, une femme fière de ses talens amène une comparaison avec vous.

— Avouez, a répondu Lucy en riant, que vous êtes bien éprise d’Edgar, et même un peu jalouse. »

» J’étais là, je changeais les fleurs flétries de la jardinière, Anabelle m’a durement renvoyée, et elles ont sans doute continué à parler ; mais j’en ai assez entendu pour ne pas douter que la pauvre Amélie n’ait bien à souffrir.

— Mais vous serez bonne pour elle, vous, Marie ?

— Sans doute ; mais vous savez, mon frère, que j’ai bien peu d’influence ici : personne ne m’aime que vous, Lionel.

— Ne croyez pas cela, ma douce Marie. Et dites moi qu’à nous deux, nous chercherons à consoler notre cousine ; car, j’en suis sûr, vous pensez comme moi, ma sœur, que c’est une chose odieuse que de profiter de la colère d’un père, quelque juste qu’elle soit, pour s’enrichir des dépouilles d’un frère malheureux… »

Lionel baissa les yeux et rougit légèrement, car il venait de blâmer son père d’une manière dont il sentit l’inconvenance.

« Aussi, reprit-il vivement, j’espère que mon père ne persévérera pas dans la froideur qu’il veut montrer à notre cousine : il est trop juste, trop… » Mais le pauvre Lionel s’arrêta encore, il ne savait quelle épithète ajouter qui pût convenir au caractère dur et presque cruel de son père.

Marie reprit avec un redoublement de tristesse :

« Vous me dites de protéger Amélie, mon frère ; et qui me protégera donc moi-même quand vous ne serez plus parmi nous ? et vous n’y serez pas long-temps.

— Pas long-temps, Marie ! et pourquoi ?

— Avez-vous donc oublié, mon frère, que vous allez épouser miss Mackinson, cette riche héritière ? tout convenu, et votre mariage ne doit-il pas se n’est-il pas célébrer dès notre retour à Londres ? Mon père le disait encore ce soir.

— Lord Edgermond m’a, il est vrai, parlé de ce projet, mais c’était d’une manière si légère.

— Mon père ne parle de rien légèrement, Lionel ; s’il n’insiste point, c’est qu’accoutumé à se voir obéi, il croit n’avoir même pas besoin d’exprimer sa volonté. Et qui tenterait d’y résister ? Avez-vous oublié, mon frère, avec quelle violence il a rompu avec son meilleur ami, parce qu’il lui fit une observation sur notre oncle James ? Et en y réfléchissant, il faut qu’Amélie ait fait une bien singulière impression sur mon père pour qu’il la fasse venir dans cette maison, pour qu’il s’occupe de son sort avec quelque bonté. Mais la protégera-t-il contre la hauteur d’Anabelle ? et quand vous serez marié…

— Je veux demander à mon père la permission de voyager, s’écria Lionel ; je veux aller en France ; je résisterai, enfin.

— Résister ! prononça Marie avec terreur ; résister à mon père ! ô Lionel ! vous oubliez donc sa colère, sa violence ?

— Non, Marie, non, je ne l’oublie pas ; mais je ne puis penser qu’un homme ait reçu de Dieu une âme et des facultés pour n’être rien que l’esclave d’un autre.

— Mais un père, Lionel ?

— Un père, ma sœur, doit être un ami qui, placé avant nous sur la route de la vie, peut nous en aplanir la voie, nous détourner des fautes qui peuvent nuire à notre réputation, à notre honneur ; mais un père ne doit pas être un tyran. Si lord Edgermond s’est engagé vis-à-vis la famille Mackinson, il a eu tort ; car je n’épouserai miss Mackinson que quand je la connaîtrai mieux.

— Mais vous la connaissez, Lionel.

— Appelez-vous connaître, savoir que sa figure est blanche et fade, qu’elle est blonde et insignifiante comme presque toutes nos femmes.

— Vous êtes bien dédaigneux pour les pauvres Anglaises, dit Marie en souriant ; cependant la plupart de ceux qui se marient n’en savent pas plus long sur le compte de celles qu’ils épousent. D’ailleurs, pour mon père, l’essentiel est que votre femme soit riche. Mais, écoutez-moi, Lionel ; tout enfant que je sois, vous n’ignorez pas que je réfléchis, et que, n’ayant presque aucun des goûts de la jeunesse, je dois avoir la prudence d’un âge plus mûr. Je crains que vous ne vous prépariez de vifs chagrins, et que vous ne connaissiez pas encore bien la rigueur de lord Edgermond. Qui sait de quoi il sera capable si vous l’irritez ? à la moindre contrariété que vous lui faites ressentir, n’avez-vous pas remarqué quel éloge outré il fait d’Edgar, notre cousin, qui devrait hériter de mon père si vous n’existiez pas ? Ah ! mon frère, je n’avais pas besoin d’apprendre que notre pauvre oncle James eût été déshérité, et que mon père n’avait point plaidé sa cause, pour…

— Ma sœur, vous oubliez…

— Peut-être le respect, dit la jeune fille ; mais, Lionel, vous êtes le seul appui de la pauvre Marie : quand, toute petite, on me laissait à la maison, sans soins, sans caresses, vous seul veilliez sur moi ; le peu de plaisirs que j’ai connus, c’est à vous que je les ai dus ; les seules amitiés que j’ai reçues, ce sont les vôtres, Lionel. Ma mère me parle à peine ; mes sœurs, elles sont souvent bien dures, surtout Anabelle ; mon père, jamais, je crois, ses lèvres n’ont touché mon front ; est-il donc étonnant que je n’aime que vous, Lionel, et que je tremble pour votre avenir ? Quant au mien, Dieu y pourvoira.

— Qu’y a-t-il donc dans mon sort qui vous inquiète tant, bonne Marie ?

— C’est que, si vous n’y prenez garde, votre caractère fera votre malheur, Lionel ; c’est que vous avez des qualités que j’aime, que j’admire, mais qui déplaisent à mon père ; c’est qu’enfin on fait peu d’attention à moi, et qu’il semble que je sois un être de peu d’importance, qui ne comprend rien et de qui l’on ne doit pas se méfier : aussi mon père parle-t-il souvent en ma présence avec moins de retenue qu’il ne le fait devant mes sœurs, et plusieurs fois je l’ai entendu qui disait à ma mère : « Je suis très-mécontent de Lionel, milady : l’argent de sa pension, il le dépense avec des artistes, des poètes, des têtes brûlées. Loin de me faire des partisans pour arriver à la Chambre, il fréquente les clubs démocratiques ; il affiche, enfin, une indépendance qui m’effraie ; de plus, il feint de ne pas me comprendre quand je parle de son mariage avec miss Mackinson ; mais qu’il y prenne garde, s’il essayait de me résister, il s’en repentirait. »

— Et que peut-il me faire ? s’écria Lionel, je n’ai point de frère.

— Vous n’avez point de frère, il est vrai ; mais sir Edgar, notre cousin, si adroit auprès de mon père, si flatteur auprès d’Anabelle…

— Malgré tout, je suis décidé à ne point épouser miss Mackinson dans ce moment ! s’écria Lionel.

– Pourtant, répondit Marie, mon père s’attend à votre prompte obéissance ; car, au lieu de rester deux mois dans cette terre, nous partons dans quinze jours pour Londres, où votre mariage doit avoir lieu aussitôt notre arrivée.

— C’est ce que nous verrons, » murmura Lionel. Et quand sa sœur l’eut quitté, il pensa plus à la chaumière de la vieille Nolly qu’à son mariage avec la riche miss Mackinson.



III.


« Adieu, couche de deuil où j’ai vu mourir ma mère. où elle m’a dit son dernier adieu, où elle m’a exhorté au courage, près de laquelle je lui ai juré de supporter le malheur avec dignité, adieu. Adieu, vous aussi, bonne Nolly, qui nous avez montré tant d’attachement… oh ! je viendrai vous revoir. Mais cette consolation me sera-t-elle long-temps permise ? Hélas ! je crains que non : ne vais-je pas entrer dans un monde où l’orpheline sans appui et sans fortune ne doit s’attendre qu’à des humiliations et à des peines ? » Et Amélie pleurait avec une nouvelle violence : n’allait-elle pas quitter la chaumière qui avait été un asile hospitalier pour elle ? La vieille Nolly essayait bien de la consoler, de lui prouver qu’elle avait tout à attendre de la protection de lord Edgermond ; mais la conviction n’arrivait point au cœur d’Amélie, car il n’y en avait point dans les paroles de la nourrice.

« Hélas ! si lord Edgermond prenait quelque intérêt à moi, répondait avec abattement la pauvre orpheline, aurait-il laissé mourir ma mère sans venir la tranquilliser sur mon avenir ? Enverrait-il son intendant me chercher ? Ah ! si j’étais à sa place, à celle de lady Edgermond, et de ses filles !….

Il est vrai, dit la vieille Nolly, que les miss Edgermond n’ont pas une grande réputation de bonté, excepté la plus jeune, que l’on dit assez douce ; mais sir Lionel, c’est un charmant et bon jeune homme, assure-t-on. Quand il vient dans cette terre, il fait autant de bien qu’il peut ; mais sa puissance n’est pas bien grande.

— Il fait du bien, Nolly, dites-vous ? et pourtant vous n’êtes pas heureuse ?

— Moi, j’ai refusé les bienfaits de cette famille, je n’en veux point ; ils me répugneraient : je ne veux rien de lord Edgermond, de cet homme dur et cruel.

— Dur et cruel, Nolly ! et vous voulez que j’aie de l’espoir ?

— Mon Dieu ! peut-être n’oubliera-t-il pas que vous êtes la fille de son frère ; peut-être que le remords… D’ailleurs, vous l’avez promis à madame votre mère ; et Bickman va venir vous chercher pour vous conduire au château ; espérons.

— Je ne puis rien espérer, et, près d’y aller, j’éprouve une plus grande terreur encore. Mais, Nolly, vous n’avez jamais voulu me dire pourquoi vous ne vouliez plus voir votre frère, le vieux Tom, qui est resté au service de lord Edgermond ?

— Ah ! pourquoi… je vous le dirai moins que jamais, miss Amélie ; d’ailleurs peut-être me suis-je trompée, et que Dieu leur pardonne. »

Dans ce moment, une voiture s’arrêta à la porte de la chaumière : c’était Bickman, l’intendant. Amélie se jeta dans les bras de la vieille Nolly, lui promit de venir la revoir, et, sentant qu’elle ne pouvait différer de le suivre, elle monta en voiture et partit.

L’orpheline découvrit bientôt le château d’Edgermond, dont bien des fois son père lui avait fait la description, dans sa dernière maladie surtout : c’était avec un douloureux plaisir qu’il aimait à décrire le berceau de son enfance, ce berceau qu’il ne devait plus revoir. Il aimait toujours à parler de cette belle avenue de sycomores, où il avait joué si souvent gai et joyeux enfant, et d’où il était sorti déshérité, mais rempli d’avenir. Jeune encore, il avait trouvé une tombe sur une terre étrangère, il était mort au milieu de mille privations. Hélas ! en revoyant le lieu de la naissance de son père, Amélie croyait aussi le revoir, jeune et brillant comme la vieille Nolly le lui avait peint tant de fois. La voiture s’arrêta et la tira de cette douce illusion ; personne ne vint au-devant d’elle. Elle suivit Bickman dans un vestibule, d’où elle entendit parler à haute voix : c’était l’heure du déjeûner : elle trembla qu’on ne la fît entrer ; mais Bickman l’ayant engagée à monter l’escalier, ils quittèrent la partie du château qui paraissait la plus habitée et entrèrent dans une longue et sombre galerie.

« Restez un instant ici, » dit Bickman en ouvrant une porte ; et elle se trouva dans un vaste appartement qui paraissait assez délabré. « Je vais tâcher de trouver quelque domestique, continua l’intendant ; ils sont tous très-occupés aujourd’hui, car il y a ce soir grand bal au château. » Et il la laissa seule.

Le vent soufflait dans les corridors solitaires du château et s’engouffrait dans l’âtre de la cheminée, re froidi depuis bien des années. Amélie s’était assise auprès d’une fenêtre d’où l’on ne découvrait qu’une plaine aride et couverte de bruyères, et les flots de la mer, soulevés par le vent, écumaient sur la rive. Cette vue était bien triste ; elle en détourna ses regards pour les porter dans l’intérieur de l’appartement. Mais, au bout d’un instant, elle le reconnut à la description que son père lui en avait si souvent faite : c’était bien la tapisserie à grands personnages représentant le départ de Richard d’Angleterre pour la Terre-Sainte ; c’était bien la haute cheminée de marbre noir et les larges panneaux de chêne auxquels le temps avait donné la même couleur ; c’était bien le lit de velours vert où l’adolescent avait goûté un sommeil si tranquille, mais où plus tard le jeune homme avait rêvé l’indépendance et les plaisirs de la jeunesse. Émue au dernier point de ce sou venir, Amélie se rapprocha une seconde fois de la fenêtre et tomba dans une profonde rêverie ; elle en fut tirée par une voix timide qui prononça doucement son nom.

« Miss Delmar, miss Amélie, soyez la bienvenue dans ce château ; ma mère et mes sœurs sont réunies, elles désirent vous voir.

— Vous êtes miss Marie Edgermond, s’écria Amélie en levant ses yeux pleins de larmes, vous paraissez bonne : oh ! soyez mon soutien, mon appui, car je tremble.

— Faible soutien ! dit Marie en secouant tristement la tête. Mais surtout ne dites pas que vous êtes entrée dans cette chambre. C’est sans doute Bickman qui vous y a conduite. »

Amélie lui raconta comment elle y était venue.

« Eh bien ! n’en parlez pas, répéta Marie, car cet appartement a été abandonné depuis…

— Depuis que mon père a été banni de ce château, » balbutia Amélie.

Marie pressa doucement la main de sa cousine, et les deux jeunes filles se mirent en marche ; mais les jambes d’Amélie étaient si tremblantes qu’elles ne pouvaient la soutenir : elle devint même si pâle qu’elle fut forcée de s’arrêter. Cependant, Marie lui ayant dit tout bas qu’elle serait grondée si elles tardaient plus long-temps, elle surmonta son émotion et la suivit dans l’appartement.

Ces dames étaient habillées pour le dîner ; des plumes ponceau flottaient orgueilleusement sur le front de miss Edgermond, et cette éclatante parure rendait encore plus remarquable sa taille colossale. Elle regarda l’orpheline par-dessus son épaule. Miss Lucy, voulant l’imiter, chercha à donner à sa figure autant de dignité ; mais elle y réussit si mal, qu’involontairement ce fut d’elle qu’Amélie s’approcha. Les deux miss se jetèrent alors sur un divan. Placée dans une bergère, au coin du feu, lady Edgermond semblait fatiguée et rêveuse ; elle ne rendit qu’une légère inclination de tête au respectueux salut d’Amélie.

« Eh bien, miss Delmar, prononça enfin la fière Anabelle, vous venez donc vous fixer en Angleterre ? mon père nous a prévenues qu’il vous avait offert sa protection pour quelque temps ; mais lady Edgermond disait encore tout-à-l’heure qu’ayant trois filles à conduire dans le monde, elle ne pourrait guère s’occuper de vous. Aussi désire-t-elle que vous exécutiez le plus tôt possible le projet que vous avez de faire usage de votre brillante éducation. »

Les yeux d’Amélie se remplirent de larmes en écoutant ces froides paroles, et ses sanglots lui coupèrent la voix.

Marie lui prit la main, et, penchant doucement la tête sur son épaule, elle pleura avec elle.

« Miss Marie, s’écria durement Anabelle, faites-nous grâce de cet élan de sensibilité déplacée. Je ne vois pas qu’il y ait sujet de s’affliger : miss Delmar veut faire une éducation, je puis lui être très-utile, répandue comme je suis à Londres, et…

— Je dois vous remercier, au contraire, miss, interrompit Amélie en essuyant ses larmes, et j’accepte la protection que vous voulez bien m’offrir.

— Puisqu’il en est ainsi, je pense, ou plutôt lady Edgermond pense, que vous ne désirez pas, miss, vous produire dans la société, et que vous préférerez rester chez vous pendant le temps que vous demeurerez au château.

— Quand cet habit ne m’interdirait pas tous les plaisirs, répondit Amélie, mon cœur serait prêt à les repousser ; cependant, je sais que j’ai des devoirs à remplir, et si milady et mon oncle l’exigent…

— Je croyais qu’il était convenu que vous garderiez le nom de Delmar, miss, et que l’on éviterait par là toute conjecture sur nos liens de famille. »

Amélie baissa les yeux.

» Ainsi donc, reprit miss Edgermond, on vous fera servir dans votre appartement tant que nous resterons ici, et arrivée à Londres, je m’occuperai de votre sort. »

En achevant ces paroles, miss Anabelle se leva, et jeta un regard de protection si insolent sur la pauvre orpheline, que celle-ci, retrouvant la dignité qui lui était naturelle, n’eut qu’à soulever ses longues paupières pour reprendre toute sa supériorité. Anabelle en sentit si bien la puissance, qu’elle se mordit les lèvres et dit avec humeur :

« Marie, reconduisez miss Delmar dans sa chambre. Quelle est celle qu’on lui a donnée ?

— La chambre de la tourelle, murmura Marie à voix basse ; c’est Bickman qui l’a placée là, quoique mon père eût défendu… »

Dans ce moment, on entendit marcher vivement dans l’antichambre, et sir Edgar Edgermond parut : il s’avança d’un pas empressé et galant vers miss Anabelle, placée au fond de la chambre ; mais, en passant, il tourna ses regards sur Amélie, et une expression d’admiration très-vive parut dans ses yeux.

« Emmenez miss Delmar, » répéta Anabelle avec impatience.

Amélie s’inclina et sortit avec Marie.

« Et où donc envoyez-vous cette belle fille ? s’écria Edgar en riant ; d’où sort-elle ? je ne l’avais jamais vue chez vous. Est-ce donc une demoiselle de compagnie ?

— Nullement, sir Edgar, nullement, répondit miss Anabelle avec humeur ; c’est une personne recommandée à mon père et qui ne doit rester que peu de temps ici. Mais pourquoi donc arrivez-vous précisément le jour du bal que lord Edgermond donne à nos voisins ? ne vous plaisez-vous ici que quand il y a du monde ?

— Vous ne pouvez le penser, répondit galamment sir Edgar ; mais les femmes de Londres sont si exigeantes : tous les jours c’était une partie, une fête nouvelle, et elles prétendaient qu’elles ne pouvaient se passer de moi.

— Et vous vous laissiez faire une douce violence ? dit Anabelle avec dépit.

— Ma foi, divine cousine, je ne vous cache pas que je suis très-faible quand une femme me prie. Cependant vous savez encore mieux que je suis disposé à vous tout sacrifier.

— Est-ce bien vrai ? dois-je vous croire ?

— Plus que jamais, dit sir Edgar avec distraction. Mais j’entends, je crois, la cloche du dîner, et voici ma petite cousine Marie qui revient seule ; est-ce que sa jeune amie ne l’accompagne pas ? »

Ces derniers mots, sir Edgar les prononça presque à voix basse ; cependant miss Anabelle les entendit, et lui jeta un regard de mécontentement, qu’il apaisa en lui offrant la main pour la conduire au salon.


IV.


Le temps avait été sombre et pluvieux toute la journée, et quand arriva le soir, le vent s’éleva et s’engouffra avec un bruit encore plus effrayant dans la longue galerie qui conduisait à l’appartement qu’occupait Amélie. Elle y était rentrée plus triste, car elle avait une illusion de moins. Jusque là, sans compter beaucoup sur un tendre accueil de sa famille, elle s’était du moins persuadée qu’elle en serait reçue avec bienveillance ; mais elle était entièrement désabusée : lady Edgermond ne lui avait montré qu’une entière indifférence, et ses filles aînées une hauteur et un dédain qui l’avaient profondément affligée. Sans doute elle savait bien qu’elle devait travailler pour gagner sa vie ; mais était-il donc nécessaire de le lui rappeler si durement ? Marie seule, la bonne, la douce Marie, lui avait témoigné de l’amitié ; cependant elle avait été obligée de la quitter bien vite, et, demeurée seule dans cet immense appartement, que n’éclairait plus que la fin d’un jour triste et douteux, la pauvre Amélie se trouva si découragée qu’elle se mit à pleurer amèrement : c’étaient les premières larmes qu’elle répandit qui n’eussent pas seulement la mort de ses parens pour objet, et son cœur délicat ne fut pas long-temps à se le reprocher ; l’image de sa mère entièrement défigurée par la mort revint s’emparer d’Amélie, et un tremblement convulsif la saisit ; la presque obscurité où elle était demeurée, le froid de l’appartement, achevèrent de la glacer de terreur. Dans ce moment elle entendit marcher, et sans réfléchir qu’il était naturel qu’on vint la chercher, elle se glissa, remplie de frayeur, derrière les rideaux de velours vert qui pendaient d’un immense baldaquin. Amélie aperçut un vieillard, qu’à la description que Nolly lui en avait faite, elle soupçonna être Tom. Il tenait une lumière à la main qu’il dirigea autour de l’appartement pour voir s’il ne la découvrirait pas ; elle se montra alors, et regarda avec étonnement la figure du vieux serviteur : cette figure ridée, l’égarement de ses yeux, avaient quelque chose d’étrange et presque d’effrayant.

« Je vous apporte de la lumière, dit Tom en la regardant attentivement et posant un massif flambeau de cuivre sur une antique console dorée. Je vous demande pardon, miss, mais tout ce qui est beau et brillant est employé pour la fête de ce soir. Voilà pourtant quelques alimens que j’ai dérobés à l’office ; car on dîne en bas, mais sans penser à vous. »

Il y avait dans cette réflexion une profonde amertume qui n’était cependant pas dénuée de bonté pour elle. Amélie le remercia doucement, et pour lui témoigner sa reconnaissance de son attention, elle essaya de faire honneur à ce qu’il lui apportait ; mais elle ne put y réussir.

« Tâchez de vous résigner, ma chère demoiselle, dit Tom : je sais qu’il est bien triste d’être comme une étrangère dans la maison de sa famille, mais Dieu veille sur les orphelins.

— Je l’espère, répondit Amélie avec abattement ; cependant ne croyez pas que je sois sans courage ou que je connaisse l’envie ; mais mon isolement, cette chambre…

— Oui, c’était celle de votre père ; je l’ai vu bien des fois, à cette même table où vous êtes, manger aussi son dîner solitaire, car il avait de fréquentes scènes avec milord, et alors on l’exilait ici. C’était un aimable et gai jeune homme ; alors moi j’étais déjà un homme fait, et je lui donnais des conseils ; car je l’aimais, et pourtant Dieu sait ce que j’ai… »

Le vieux Tom se tut un instant, et reprit :

« Il partit un matin, et vous ne pouvez vous imaginer quelle fut la colère de milord, quelle fut aussi sa douleur, car il aimait sir James. »

Amélie écoutait avec toute son âme ; et elle ne se croyait plus aussi isolée, aussi abandonnée, depuis que le vieux serviteur lui parlait de son père.

« Cependant, dit-elle timidement, comment lord Edgermond a-t-il pu se déterminer à déshériter son fils, s’il l’aimait comme vous le dites ?

— Dans le premier moment de la colère, il le fit ; mais depuis…

— Eh bien ! depuis ?

— Je ne veux, je ne puis vous dire ce qu’il fit, murmura le vieillard ; car j’ai juré sur l’Évangile et pour sauver… »

Tom se tut encore, mais ses yeux prirent une expression effrayante ; puis il regarda autour de lui avec égarement, se précipita vers la porte et disparut. Il laissa la pauvre Amélie plus malheureuse encore, car la faible lueur qui l’éclairait ne servait qu’à lui faire remarquer la grandeur et l’abandon de son appartement. Elle n’osait s’agiter ni quitter sa place, et pourtant elle se sentait glacée ; elle pria, la pauvre orpheline, elle pria, et au bout de quelques momens, elle trouva de la consolation dans la prière.

« Ne suis-je pas devant Dieu ? se dit-elle avec résignation : qu’importe que cet appartement soit isolé, abandonné ? Dieu me voit, partout il me protége. » Mais si, à cette pensée, l’âme d’Amélie se trouvait plus calme, son corps n’en souffrait pas moins. Le froid était piquant dans cette chambre, que, depuis bien des années, aucune flamme n’avait réchauffée ; on ne lui avait apporté aucun de ses effets, elle n’avait rien de ce qui est nécessaire à une femme, et elle souffrait de toutes manières de l’inhospitalité avec laquelle on la traitait. Elle pensa enfin que si elle pouvait retrouver Tom, il lui procurerait ce qui lui était nécessaire, puis qu’il avait songé à elle à l’heure du dîner.

En arrivant le matin au château, Amélie avait passé devant la salle à manger ; ensuite on lui avait fait monter un grand escalier traverser, un long corridor avant de parvenir dans la galerie où était située la pièce qu’elle occupait. Il était donc probable qu’en sortant de sa chambre et ne reprenant pas la même route, elle éviterait d’être rencontrée par sa famille, et qu’elle découvrirait ou le vieux Tom ou un autre domestique. Quelques momens elle hésita encore ; mais la lumière qu’on lui avait apportée touchait presque à sa fin, et l’idée de passer la nuit dans cet appartement solitaire lui fit peur : elle se leva, sortit dans le corridor, et, se rappelant que Marie avait pris à droite pour la conduire chez lady Edgermond, elle se dirigea de l’autre côté, par une galerie sombre et obscure, qui lui parut d’une longueur interminable ; enfin, pourtant, elle toucha les larges marches d’un escalier : le vent soufflait par cette vaste ouverture, et cette partie du château paraissait inhabitée. Amélie s’arrêta et fut sur le point de retourner dans la chambre qu’elle venait de quitter ; mais la frayeur de la nuit qui l’attendait lui rendit un peu de résolution, elle descendit.

L’escalier donnait dans une pièce délabrée, qui paraissait déserte ; aucune issue qu’une immense porte vitrée, par laquelle on découvrait de grands arbres pliant sous un vent d’orage. Amélie avait posé son flambeau sur la dernière marche de l’escalier ; elle regardait au travers de la porte vitrée comme une pauvre prisonnière ; car, quelque triste que fût l’aspect de la campagne, elle eût préférée y être en liberté que d’errer dans le château de son oncle, où on l’oubliait si complètement. Dans ce moment, elle crut entendre comme un sourd murmure, comme une voix basse qui prononçait des paroles lentes et monotones. Elle regarda avec effroi autour d’elle, et, persuadée que ce bruit venait du côté de l’escalier, elle s’en approcha : sous la grande cage de ses massifs degrés, elle aperçut une très-faible lumière, et, s’étant doucement penchée, elle découvrit une petite niche fermée par une grille de fer ; sur le mur et au-dessus d’un petit autel était attaché un Christ en ivoire : au pied de cet autel, et prononçant des paroles incohérentes, elle vit le vieux Tom ; tantôt il baisait les pieds du Christ, tantôt il se frappait la poitrine avec désespoir, et, dans ses doigts anguleux et ridés, il passait un long chapelet qu’il arrosait de larmes.

« Dieu de miséricorde, pardonnez-moi ! disait-il ; Dieu de miséricorde, relevez-moi du serment que j’ai fait à vos pieds ! »

Puis il disait des mots qu’Amélie ne put bien entendre ; il lui sembla pourtant qu’il y mêlait le nom de son père et le sien ; alors le vieillard tomba presque anéanti au pied de l’autel, et sa figure devint pâle et livide. Amélie ressentait une profonde pitié et un grand désir de secourir Tom ; mais ce fut vainement qu’elle essaya d’ouvrir la grille ; elle resta même assez long-temps pour voir si le vieux Tom ne reviendrait pas à lui ; mais enfin, se sentant glacée et de plus en plus abattue, elle eut peur de se trouver mal elle-même, et se décida à retourner dans l’appartement qu’elle venait de quitter. C’était avec répugnance qu’elle prenait ce parti, puisqu’elle allait se retrouver dans une position qui lui avait paru insupportable ; et cependant, quel ne fut point son désappointement et même son chagrin quand elle trouva fermée la porte de la chambre qu’elle venait de quitter ! Il était probable que le vent seul avait causé cet accident ; mais qu’allait-elle devenir ? à quelle résolution s’arrêter ? L’espoir de voir passer quelques domestiques était bien éphémère… Prenant enfin son parti, quoique avec peine, Amélie se dirigea vers l’autre escalier qui menait à la partie habitée du château ; elle. se flattait de rencontrer une femme de la maison, et peut-être miss Marie. Elle reconnut facilement la galerie qu’elle avait parcourue avec elle le matin, et, du haut d’un escalier parfaitement éclairé, elle entendit les sons d’un orchestre ; elle vit même plusieurs personnes qui allaient et venaient dans ce vestibule, et elle attendit assez long-temps, mais vainement, que quelques domestiques vinssent à passer. Enfin, deux jeunes gens parurent ensemble et s’arrêtèrent dans le vestibule.

« Est-ce que vous allez déjà vous retirer, Edgar ? demanda l’un deux.

— Non, vraiment, reprit celui-ci ; mais j’ai la tête lourde et un peu malade. Le punch, ce soir, était fort en diable, et la chaleur est étouffante. Je resterai un instant chez moi et je reviendrai.

— Je voudrais bien me retirer tout-à-fait, reprit le premier ; le bal m’ennuie à mourir.

— Romanesque Lionel ! s’écria sir Edgar en riant. vous songez à miss Mackinson, j’en suis sûr. »

Lionel fit un signe de tête assez triste.

« Dites à votre charmante sœur que je reviens à l’instant, » prononça sir Edgar en se dirigeant vers l’escalier.

Amélie se hâta de quitter la balustrade sur laquelle elle était appuyée, et, oubliant sa lumière, elle reprit en courant le chemin de la galerie ; mais sir Edgar Edgermond l’avait aperçue ; il l’eut bientôt atteinte, et la retint dans ses bras.



V.


« Calmez-vous, ma belle enfant, dit avec passion sir Edgar, je n’ai vraiment l’intention de vous faire aucun mal ; mais je ne vous quitterai point que vous ne m’ayez dit qui vous êtes. Je me rappelle parfaitement vous avoir vue tantôt dans l’appartement de lady Edgermond ; votre beauté m’a frappé, et je suis enchanté de trouver l’occasion d’y rendre hommage.

— Laissez-moi, monsieur ! s’écria Amélie ; je vous supplie de me laisser, et de ne point serrer mes mains avec tant de force. »

Mais sir Edgar, ne tenant pas compte de sa prière, essaya de lui prendre un baiser. Amélie tourna la tête avec dégoût et fondit en larmes ; car elle sentait avec toute la dignité de la vertu l’affront qu’on lui faisait ; elle sentait que si elle eût été reçue avec plus d’égards par sa famille, on n’eût point osé la traiter ainsi.

« Ma chère enfant, dit sir Edgar en renouvelant ses entreprises, vous devez vous réjouir, au contraire, d’avoir frappé mes regards. Si je juge de votre position par l’abandon dans lequel on vous laisse, vous n’avez guère d’amis ; je m’offre d’être le vôtre. Demain, je retourne à Londres ; je vous emmène avec moi ; nous nous donnerons rendez-vous aux environs du château, et les plaisirs…

— Monsieur ! s’écria Amélie en se débattant, votre conduite est infâme ! et si lord Edgermond savait…

— Et de quoi se mêlerait-il ? reprit Edgar en entourant de nouveau la taille de la jeune fille ? A-t-il le droit d’empêcher qu’on ne vous trouve jolie et qu’on ne vous le dise ? Mais, ne restons pas plus long-temps ici, laissez moi vous conduire chez vous, nous causerons plus à notre aise. »

En entendant ces paroles, miss Delmar éprouva une frayeur qui lui donna des forces, et, faisant un violent effort, elle parvint à s’arracher des bras de sir Edgar, et s’élança vers l’escalier, dont elle descendit quelques marches ; mais son persécuteur la suivait ; elle sentait sur son cou son haleine brûlante imprégnée de liqueurs fortes, et, n’écoutant que sa frayeur, elle sauta plutôt qu’elle ne descendit le reste de l’escalier, et se trouva à la porte de la salle du bal au moment où Lionel en sortait de nouveau. Au même instant, sir Edgar la rejoignait, et, malgré elle, la pauvre Amélie poussa un cri.

« Que signifie ceci ? » s’écria Lionel en repoussant sir Edgar ; laissez, je vous prie, cette dame.

— Que de bruit, mon Dieu, pour peu de chose ! répliqua sir Edgar en ricanant ; j’ai rencontré miss dans l’escalier, je lui ai galamment offert de la reconduire chez elle, qu’y a-t-il donc de si terrible ?

— Je devine à ces larmes, reprit Lionel avec chaleur, que vous ne l’avez pas traitée avec le respect dû à son sexe et à son âge, et j’ai le droit de m’en plaindre, sir Edgar, car vous êtes dans la maison de mon père.

— Quel tapage pour une bagatelle ! Ne savez-vous pas que partout où je vois une jolie femme, je cherche à m’en approcher ? Le grand crime ! N’en faites-vous pas autant, quoique vous affichiez la sagesse ? Le feu que vous mettez à défendre cette jeune fille…

— Cette jeune fille est miss Edgermond, ma cousine, interrompit Lionel avec hauteur, et j’espère…

— Et j’espère, moi, que vous me ferez grâce de vos sermons, sir Lionel ; si vous n’êtes pas content, vous savez comment deux hommes peuvent s’expliquer. » Sir Edgar achevait ces paroles quand lord Edgermond parut. Il recula à la vue d’Amélie, et lui demanda ce qu’elle faisait là. Ses larmes l’empêchèrent de répondre ; mais Lionel expliqua ce qui s’était passé.

« Je vais conduire moi-même miss Delmar, dit milord ; ainsi, qu’il ne soit plus question de tout ceci.

— Miss Delmar !… qu’est-ce donc que miss Delmar ? s’écria Edgar. N’importe, du reste, ce qu’elle soit, c’est bien la plus jolie femme que j’aie vu de ma vie. »

Il se retourna et aperçut miss Edgermond qui le regardait avec courroux. Miss Edgermond avait la tête couverte de ses plumes ponceau, et sa robe de la même couleur faisait encore plus ressortir l’animation de son teint rougi par la colère.

— Vraiment, sir Edgar ! s’écria-t-elle avec violence, je suis charmée de connaître votre goût, et de savoir que vous ayez attendu de rencontrer cette jeune fille pour reconnaître la plus jolie femme. Mais ce que j’admire encore plus, c’est la modestie de miss, qui l’engage à se jeter ainsi au milieu de jeunes gens ; elle assurait pourtant qu’elle ne recherchait pas le monde, et…

— Ma sœur, interrompit Lionel, si vous saviez les circonstances qui ont amené cette rencontre, loin de l’accuser, vous lui feriez des excuses d’y avoir été exposée dans la maison de mon père.

— Ah ! s’écria miss Edgermond, le plaisir d’entendre dire qu’on est belle console de tout.

— Détrompez-vous, miss, prononça Amélie avec dignité ; j’y suis si peu sensible que je conjure lord Edgermond de me faire reconduire à l’instant même à la chaumière de la vieille Nolly. Si je suis trop abandonnée pour qu’on me refuse le droit de repousser l’insulte, j’ai, je crois, celui de m’y soustraire par tous les moyens qui sont en ma puissance. Je ne voulais pas venir dans ce château, miss, je ne le voulais pas ; et si ma mère à son lit de mort… » À ce souvenir de sa mère, à son nom qu’elle venait de prononcer dans un moment si pénible, les larmes d’Amélie coulèrent de nouveau. Elle n’eût pu choisir d’avocat plus éloquent auprès d’un cœur moins dur que celui de miss Edgermond, que ses larmes touchantes, qui coulaient comme des perles sur ses joues si pâlies. Lord Edgermond lui même fut touché ; car jamais, comme dans ce moment, il n’avait remarqué l’extrême ressemblance d’Amélie avec sa propre mère, à qui James Edgermond ressemblait aussi beaucoup : c’étaient les mêmes yeux bruns, doux et veloutés, la même expression mélancolique et tendre qui donne tant de charme à la jeunesse. La robe de deuil que portait Amélie faisait encore plus ressortir la délicatesse de sa taille ; ses cheveux étaient à moitié défaits ; ainsi elle était si intéressante que la pitié se fit entendre au cœur de son oncle ; et que deux amours, mais deux amours bien différens, touchèrent les cœurs de sir Edgar et de Lionel. Miss Edgermond seule resta haute et dédaigneuse, continuant de jeter des regards de mépris sur celle en qui elle devinait déjà une rivale.

— Ma fille, dit enfin lord Edgermond, sir Edgar va vous reconduire au salon ; envoyez-moi Marie, et vous, Lionel, suivez votre sœur. »

Lionel obéit, mais ce ne fut pas sans regrets. Sir Edgar était vivement contrarié, mais il sut le cacher sous un air de galanterie envers miss Edgermond et d’indifférence pour Amélie ; aussi Anabelle ne tarda point à s’apaiser, à force de lui entendre répéter qu’il n’y avait aucune comparaison à faire entre la pâle figure d’Amélie et sa superbe cousine.

Edgar avait un puissant motif pour ménager Anabelle ; c’était un homme qui n’était peut-être pas né avec des vices bien prononcés, mais qui n’avait point appris à surmonter ses passions. Resté de bonne heure maître de lui-même ; fils d’un frère cadet du père de milord Edgermond ; né d’un vieillard, et le fruit d’un amour désordonné pour une jeune fille morte en lui donnant le jour, Edgard avait été gâté par son père, qui n’avait jamais rien su lui refuser ; aussi en peu d’années avait-il mangé une fortune considérable ; âgé déjà de trente ans, beau, élégant, et ce qu’on appelle homme à bonnes fortunes, il connaissait assez le monde pour avoir remarqué qu’il se compose de deux classes : les trompés et les trompeurs. Edgar s’était décidé à choisir la dernière, et depuis quelques années il traitait toutes les passions en homme habile, c’est-à-dire qu’il voulait qu’elles servissent à ses plaisirs et à sa fortune, décidé qu’il était à la rétablir. Miss Edgermond était précisément la personne qui lui offrait le plus de chances de réussite ; remplie de prétentions, la flatterie était un moyen assuré auprès d’elle. Edgar sut si bien s’en servir qu’il se rendit maître de son esprit, et qu’elle lui jura qu’elle ne serait jamais qu’à lui. Peut-être avait-il même une autre espérance : Lionel n’était pas toujours d’accord avec son père ; s’il blessait son orgueil et sa volonté, qui pouvait en prévoir les suites ! Le sort de sir James Edgermond était connu ; et il faut le dire à la honte d’Edgar, il ne blâmait point le rôle que lord Edgermond avait joué dans cette circonstance : il est vrai qu’il n’en connaissait point toute l’horreur ; mais, s’il l’eût connue, est-il bien certain qu’il l’eût blâmée ? Cependant, sir Edgar, si habile à se rendre maître de l’esprit de son oncle et de l’affection de miss Anabelle, venait de se laisser séduire d’une manière assez puissante pour se nuire à lui-même. Jamais femme, même dans sa première jeunesse, n’avait fait sur lui une impression aussi vive que la pauvre et modeste Amélie ; d’un coup-d’œil il avait saisi et la perfection de ses traits et la grâce de sa taille ; il n’avait fait que l’apercevoir quand il se rendit dans les brillans salons du château d’Edgermond, et au milieu de ces femmes si parées, en écoutant la conversation insipide de sa cousine, cette image si fugitive était encore devant lui ; il chercha à noyer ce souvenir dans des libations, répétées, et sa tête était bien montée quand il avait rencontré Amélie.



VI.


Marie avait été chargée de conduire Amélie dans une petite chambre qui faisait partie de l’appartement qu’occupait la femme de charge du château ; elle n’en sortit point pendant qu’il y eut du monde, et Marie seule vint l’y voir quelquefois.

Enfin, lord Edgermond, ayant fixé le jour, très-prochain, du départ, décida, malgré l’humeur que montra miss Anabelle, que miss Delmar sortirait de sa retraite. Ce fut Marie qui fut chargée de l’aller chercher. En la voyant, la famille Edgermond éprouva des sentimens bien divers. Pour lady Edgermond, son apathie et son indifférence furent à peine troublées ; miss Edgermond et miss Lucy répondirent à peine au salut de la pauvre Amélie ; lord Edgermond resta froid, digne, et surtout embarrassé ; Lionel pâlit et rougit d’une manière remarquable ; Marie, attentive et bonne, tâchait de diminuer la timidité et l’embarras de la pauvre Amélie ; mais en vain l’engagea-t-elle de faire honneur au déjeûner, Amélie ne put rien manger.

« Seriez-vous incommodée, miss ? prononça lord Edgermond avec une froide politesse.

— Je vous remercie, milord, répondit Amélie en s’inclinant, mais….

— Absolument comme une héroïne de roman, dit miss Anabelle en se penchant à l’oreille de Lucy : cela ne boit ni ne mange. »

Lionel jeta sur sa sœur un regard de mécontente ment, et offrit une tasse de thé à miss Delmar. Ils rougirent l’un et l’autre.

« Miss Delmar, prononça lord Edgermond avec emphase, quelles que fussent peut-être les importantes raisons qui auraient dû m’empêcher de vous recevoir chez moi, je n’ai point hésité, surtout connaissant les intentions où vous étiez de faire promptement usage de vos talens. Pour vous prouver mon empressement à vous être utile, j’ai écrit à Londres, et j’ai obtenu pour vous un emploi convenable ; je me suis assuré que les émolumens étaient suffisans et que vous seriez traitée honorablement. »

Amélie s’inclina et voulut répondre, mais ses lèvres demeurèrent muettes.

« Je supposais, miss, que cette nouvelle devait vous être agréable, poursuivit lord Edgermond, laissant voir son impatience ; auriez-vous changé d’avis ?

— Non, milord, répondit Amélie avec reconnaissance, je suis prête à partir.

— Vous nous accompagnerez dans trois jours, reprit lord Edgermond, et vous ne serez pas étonnée si je vous engage à entrer de suite dans la maison où je vous ai trouvé de l’occupation ; nous allons être dans les embarras d’une double cérémonie : Anabelle et Lionel se marieront le même jour, et…

— Mon père, s’écria Lionel en se levant, veuillez m’accorder quelques instans d’entretien dans votre cabinet ; il faut que je vous parle de moi, de mon avenir.

— Je croyais devoir seul m’en occuper, mon fils, prononça sévèrement lord Edgermond ; pourtant je ne refuse point de vous entendre. »

Et le père et le fils sortirent ensemble. Le silence régna un instant dans l’appartement.

« Je ne reconnais plus Lionel ! s’écria enfin miss Edgermond ; depuis quelques jours il est d’une mélancolie fatigante : il tombe dans de longues rêveries, et semble contrarié quand on le trouble ; enfin, il veut voyager, m’a-t-il dit plusieurs fois, visiter l’Italie, la France : la France, où l’esprit de vertige se soutient et se propage si facilement ! Est-ce vous, miss, qui lui avez fait un si bel éloge du pays qui vous a vue naître ?

— J’ai vu sir Lionel pour la seconde fois aujourd’hui, répondit Amélie en levant la tête avec un peu de fierté, et…

— Venez, ma chère, dit Marie avec douceur, l’air, tout froid qu’il est, vous fera du bien ; vous ne l’avez point respiré depuis que vous êtes ici. »

Les deux jeunes filles sortirent ensemble, et Amélie trouva beaucoup de charmes dans la société de Marie. Celle-ci lui parla, quoiqu’avec retenue, du caractère de chaque membre de sa famille ; elle ne se plaignit point, mais il était facile de deviner qu’elle n’était pas heureuse, et que Lionel était son seul ami.

« Je crains qu’il ne nous quitte, qu’il n’irrite mon père en refusant d’épouser miss Mackinson, ajouta-t-elle.

— Et pourquoi refuserait-il ? demanda timidement Amélie.

— Parce que Lionel veut avoir de l’amour pour sa femme, et que miss Mackinson est peu faite pour lui en inspirer, car elle est fière de ses richesses et elle ne possède aucun talent ; son cœur est dur et son caractère peu aimable ; quant à sa figure, elle doit déplaire à Lionel, car elle n’a aucune délicatesse ni aucune distinction.

— Le portrait est peu flatté, dit Amélie en souriant à demi.

— Il est pourtant vrai ; et je suis si certaine que Lionel serait malheureux avec miss Mackinson, que je n’ose le blâmer de son refus ; et cependant, quelle sera la colère de mon père, s’il lui résiste !

— Oh ! qu’il ne résiste point ! s’écria Amélie ; il ne sait pas quelles sont les suites de la colère d’un père : elle porte malheur à soi et à ce qu’on aime. Qu’il obéisse ; dites-le-lui bien, bonne Marie : votre frère paraît si bon ! si doux !

— Il est vrai ; mais malgré cette douceur, Lionel a beaucoup de caractère. Jusqu’à ce moment il a obéi à mon père ; mais, comme le disait ma sœur, il est méconnaissable depuis quelques jours. »

Les deux jeunes filles causèrent bientôt avec toute l’intimité d’anciennes connaissances. Amélie raconta à Marie les derniers momens de sa mère ; elle ne trouva point en elle un cœur insensible ; et quand elles reparurent l’une et l’autre, leurs yeux témoignaient de la sympathie de leurs âmes. Lionel s’en aperçut, et n’osant montrer tout l’intérêt qu’il prenait à Amélie, il fut plus tendre et plus prévenant pour sa sœur. Lord Edgermond, lui, paraissait encore plus sévère, plus sérieux que de coutume, et le dîner de famille, ordinairement assez triste, le fut encore plus que de coutume. Aussitôt qu’on eut pris le thé, milord se retira chez lui ; lady Edgermond s’endormit au coin du feu ; les miss Anabelle et Lucy parlèrent des plaisirs qui les attendaient à Londres ; Amélie et Marie se mirent à un métier de tapisserie, et Lionel s’assit près d’elles.

La conversation fut d’abord assez embarrassée, mais peu à peu la confiance s’établit. Ils causèrent de la France, de ses poètes, de ses artistes en renom. Sans s’en apercevoir, Amélie était sortie de l’état d’abattement qui l’accablait depuis la mort de sa mère ; doucement encouragée par les regards de Lionel et par l’attention que lui prêtait Marie, elle parla avec plaisir ; elle avait oublié son état de dépendance et ses chagrins : elle ne travaillait plus. Lionel ne quittait pas des yeux cette figure si expressive, si animée, et qui semblait s’embellir à chaque pensée élevée et généreuse. Ils étaient si occupés dans ce petit groupe, qu’ils n’avaient point remarqué que miss Anabelle s’était approchée, et ils ne s’aperçurent de sa présence qu’à un ricanement ironique et moqueur.

« Miss Delmar, s’écria-t-elle, au lieu de vous faire institutrice, pourquoi n’élèveriez-vous pas une chaire d’éloquence ? Lionel serait un de vos premiers disciples ; mais nous, qui ne sommes point assez savantes pour vous comprendre, nous vous demandons de descendre de la haute sphère dans laquelle vous vous êtes placée, pour nous parler un langage plus intelligible. »

Amélie rougit ; mais, se remettant de suite, elle dit avec une légère teinte de fierté :

« Si je croyais, miss, que ma conversation pût vous être agréable, je la choisirais de manière à ce qu’elle fût à votre portée ; mais je ne croyais pas que vous prissiez la peine de m’écouter.

— Très-bien, miss, très-bien, dit Anabelle, je vois que les louanges de mon frère vous ont déjà rendu de la hardiesse, et que, pour peu que vous y soyez encouragée, vous oublierez très-facilement la dépendance de votre situation. »

Hélas ! cet élan de fierté qui avait un moment animé Amélie s’était promptement éteint, elle fondit en larmes.

« Ah ! nous voilà maintenent aux larmes, aux lamentations ! » s’écria Anabelle.

Amélie marcha vers la porte.

« Permettez-moi de vous arrêter, prononça Lionel en la retenant doucement ; ma sœur a voulu plaisanter, j’en suis sûr, et loin de nous quitter, soyez assez bonne pour vous mettre au piano. »

Amélie voulut résister ; mais déjà un désir de Lionel était puissant sur elle, et elle s’assit au piano, près du quel Marie et Lionel vinrent se placer.

Sans doute le désir de plaire à ses deux jeunes amis, peut-être celui d’humilier miss Edgermond, l’animèrent ; elle se sentit si inspirée, qu’elle réveilla même lady Edgermond et força Lucy à l’écouter ; miss Edgermond seule bâillait, frappait à faux la mesure, et finit enfin par fermer les yeux.

« Quoi ! vous dormez, Anabelle ? dit lord Edgermond, qui était entré doucement ; je m’en étonne, car miss Delmar a vraiment un fort beau talent ; je crois qu’on m’a dit qu’elle possédait aussi une belle voix. »

Lionel posa sur le pupitre plusieurs romances : Amélie les chanta avec un goût exquis.

« Quel est l’artiste qui vous a montré ? demanda lord Edgermond.

— Garat, milord.

— Votre père vous destinait sans doute au théâtre ? » prononça-t-il froidement.

Ces paroles dédaigneuses, la manière dont il avait dit : Votre père, ce père qui était son frère, brisèrent l’âme d’Amélie ; elle quitta le piano.

« Nous avons bien assez de musique, s’écria miss Edgermond avec ennui.

— Aussi demanderai-je la permission de me retirer, prononça Amélie avec fermeté, et à milord celle de passer la journée de demain dans la chaumière de Nolly.

— Vous le pouvez, répondit lord Edgermond ; mais soyez prête, miss, pour vous mettre en route après demain au point du jour. »

Amélie s’inclina et sortit. Le salon parut désert à Lionel ; au bout d’un instant il se prépara à se retirer.

« Restez, lui dit lord Edgermond ; j’ai à vous parler devant votre mère et vos sœurs. Peut-être leurs observations auront-elles plus de puissance que les miennes. Vous m’avez demandé de voyager, mon fils, de parcourir la France, l’Italie ; et quand je vous ai refusé, vous vous êtes borné à me supplier de rompre votre mariage avec miss Mackinson, sous prétexte que vous n’avez point d’amour pour elle. Je vous ai répondu que je ne pouvais écouter ces rêveries de jeune homme ; vous avez persisté ; j’ai eu assez d’indulgence pour ne pas m’irriter, pour prendre le temps de la réflexion et vous le donner à vous-même ; mais pour que ce temps vous soit plus profitable, je dois vous annoncer mon inébranlable résolution. Si vous ne m’obéissez pas, mon fils, si par un coup de tête vous tentiez de vous soustraire à mon autorité, je saurais vous faire repentir de votre imprudence ; souvenez-vous, Lionel Edgermond, que je ne sais point pardonner. »

Après ces paroles, prononcées avec une incroyable dureté, lord Edgermond quitta l’appartement ; Marie se mit à pleurer.

« Eh ! de quoi vous désolez-vous donc, petite sotte ? s’écria miss Anabelle avec aigreur ; croyez-vous que Lionel sera assez fou pour irriter mon père ? ses lubies romanesques cèderont bientôt devant la crainte de perdre un titre et cinquante mille livres sterling de revenu. Je ne crains vraiment pas qu’il fasse cette folie.

— Ces craintes fraternelles cèderaient peut-être à l’espoir de voir un autre s’enrichir de mes dépouilles, prononça Lionel avec un peu de violence. Anabelle, à l’avenir, faites-moi grâce de votre opinion sur moi. Je ne sacrifierai rien à l’intérêt, mais beaucoup à la crainte d’affliger mon père, s’il veut me témoigner autre chose qu’une sévérité qui me blesse plus qu’elle ne m’effraie.

— À merveille, Lionel, faites vos conditions, vous verrez comment elles seront écoutées. Mais peut-être, moi, ai-je découvert ce qui vous a si vite changé.

— Grâce, ma sœur ! veuillez, je vous prie, ne plus vous occuper de moi, dit Lionel en rougissant.

— Je dirai donc à mon père, poursuivit l’impitoyable Anabelle, que vous êtes amoureux de la belle Française, de la charmante, de l’incomparable Amélie, et, en vérité, je ne serais pas étonnée que vous eussiez un jour le sort de James Edgermond.

— Ayez au moins la pudeur de ne pas rappeler cette destinée, dit vivement Lionel, car ce n’est pas la plus belle page page qu’on pourrait écrire sur notre famille. »

Marie continuait à pleurer avec amertume, et lady Edgermond, malgré son apathique indifférence, s’aperçut pourtant enfin de l’aigreur qui régnait dans les paroles du frère et de la sœur, et, contre son habitude, elle mit, dans la défense qu’elle leur fit de continuer cette altercation, plus d’autorité qu’elle n’en déployait ordinairement.



VII.


La journée était bien avancée quand miss Delmar se disposa à quitter la chaumière de la vieille Nolly. La nourrice de sir James avait bien souvent embrassé sa fille ; bien des fois elle avait appelé sur elle les bénédictions du Ciel avant de la laisser partir, ce qu’Amélie était pourtant un peu pressée de faire, car elle voulait dire un dernier adieu aux cendres de sa mère avant de quitter le Nortumberland. Amélie avait partagé sa bourse avec la vieille nourrice, quelque effort qu’eût fait celle-ci pour s’en défendre.

« Je suis jeune, lui avait-elle répété plusieurs fois, j’ai du courage, de la force pour travailler ; mais vous, infirme et manquant de tant de choses. Ah ! croyez-le bien, si un jour je suis riche, je n’oublierai point cette chaumière ni l’hospitalité que j’y ai trouvée. »

Enfin elle s’achemina vers le cimetière du village, et ses larmes coulèrent en approchant du tertre encore fraîchement remué sur lequel était placée une simple pierre sans nom.

« Oh ! ma mère ! prononça Amélie au milieu de ses sanglots, ma mère, qui sait si jamais je reverrai ta tombe ! je n’ai même pu l’entourer d’une simple barrière, ni l’embellir de quelques fleurs ! Pauvre orpheline ! toutes les consolations me sont refusées. »

Ces paroles, échappées au cœur trop plein d’Amélie, tombaient de ses lèvres, et dans le moment il lui sembla entendre marcher près d’elle ; mais elle crut que c’était le bruit des branches cassées par le vent, et elle y fit peu d’attention. Assise sur la froide pierre qui couvrait sa mère, elle continua de pleurer amèrement.

« Miss Amélie, ma cousine, prononça une voix douce et tendre, pardonnez-moi de venir troubler votre douleur ; mais puis-je mieux choisir la place où je veux vous assurer que vous n’êtes point abandonnée, qu’un cœur tendre et ardent partage toutes vos peines ?

— Sir Lionel ! s’écria Amélie en se levant remplie d’effroi, si quelqu’un de votre famille, si votre père surtout soupçonnait l’intérêt que vous me portez, il vous en ferait un crime.

— Écoutez-moi, répondit Lionel avec gravité, les momens sont précieux ; ne me parlez ni de ma famille, ni de mon père ; laissez-moi vous dire que depuis que je connais le sort de mon malheureux oncle, j’exècre l’injustice dont il a été frappé, et qu’aussitôt que je serai le maître de ma fortune, je m’empresserai de réparer autant qu’il sera en moi les torts… » Lionel balbutia, il hésita à nommer son père. « Enfin, ma cousine, reprit-il avec une nouvelle chaleur, je ne pourrais goûter un moment de bonheur si vous ignoriez l’intérêt et le respect que je ressens pour vous. Je me persuade que vous serez moins malheureuse, lorsque vous saurez que si un jour je suis le maître de ces domaines, les cendres de votre mère seront réunies à celles de la famille, et que le nom de la femme de sir James Edgermond ne sera plus inconnu. Oh ! ma cousine, dites-vous bien que je veillerai sur votre destinée avec la sollicitude d’un frère, que jamais une autre image…

— Arrêtez, sir Lionel ! s’écria Amélie, je n’ai plus d’appui ; je pleure ma mère, ne m’enlevez point la douceur de conserver votre image comme celle d’un ami, en me parlant un langage qui serait une offense pour moi dans votre position et dans la mienne.

— Eh bien ! dit Lionel, je n’écoute plus rien, j’oublie quel triste sort j’ai à vous offrir peut-être, soyez ma femme, Amélie ; et, comme sir James, j’irai sur une terre étrangère…

— Et comme sir James, interrompit Amélie avec abattement, vous y vivrez misérable, et la tombe de votre femme sera dédaignée, et votre enfant…

— Non, interrompit Lionel, mon père voudra réparer…

— Il vous maudira ! s’écria Amélie avec chaleur ; et vous ne savez pas que jamais on ne se relève de la malédiction d’un père. Et moi, moi, qui en ai vu les terribles suites, je pourrais vous y exposer ! oh ! non jamais.

— Au moins, reprit Lionel, promettez-moi de ne prendre aucun parti important sans daigner me consulter, car mon père me cachera sans doute où vous êtes. En attendant, laissez-moi réclamer mon titre de parent, laissez-moi être votre banquier jusqu’au moment où je pourrai vous faire une entière restitution.

— Je vous remercie, mon cousin, prononça avec douceur Amélie, je saurai me suffire à moi-même, et jamais je n’aurai recours à la pitié.

— À la pitié… Ne voyez-vous pas combien je vous aime, Amélie ? Acceptez ma main, je vous en supplie.

— Et miss Mackinson, sir Lionel ?

— Amélie, je le jure ici, sur la tombe de votre mère, je ne serai jamais qu’à vous si vous m’aimez. »

Amélie ne répondit rien, et peut-être fut-il heureux pour elle que la nuit empêchât Lionel de remarquer sa rougeur.

« Éloignez-vous, je vous en conjure, balbutia-t-elle d’une voix émue ; si l’on vous surprenait…

— Je vous suivrai de loin pour veiller sur vous, chère Amélie ; mais avant de me quitter, ne me direz-vous pas un mot qui me rende le courage, qui me donne quelque espoir ; dites que vous croyez à ma sincérité, à mon amour ?

— Je crois que vous êtes bon et généreux, Lionel ; mais respectez mon abandon, respectez mon malheur : séparons-nous sans que j’emporte un remords, et laissez-moi faire une dernière prière sur la tombe de ma mère. »

Lionel fit quelques pas pour s’éloigner ; mais il revint, saisit la main d’Amélie, qu’elle ne retira pas ; et quand ils se quittèrent, ni l’un ni l’autre ne doutaient de leur mutuel attachement.

Amélie rentra au château sans avoir rencontré personne ; la femme de charge l’engagea à se coucher, car on devait partir au lever du jour ; mais elle ne se sentait aucun penchant à suivre ce conseil : une agitation remplie de charmes l’empêchait de désirer le repos. Ses malheurs, son abandon ne l’occupaient plus seuls, une pensée douce, et qui remplit entièrement le cœur d’une femme de tant d’espérance et de joie, l’emportait sur toutes les autres : elle était aimée d’un homme non seulement doué de vertus honorables, mais d’une amabilité remarquable ; il était maintenant un être qui s’intéressait à elle, qui la plaignait ; elle n’était plus seule au monde, elle le sentait, et une joie innocente et pure faisait taire toutes les autres douleurs. Illusion de la première jeunesse qui place son bonheur dans un sentiment aussi fragile que l’amour, combien vous avez de puissance ! Amélie était heureuse sans oser se l’avouer ; et peut-être elle ne pouvait, elle ne voulait pas dormir, et, ne craignant pas d’être rencontrée dans cette partie du château où était situé l’ancien appartement de son père, elle voulut le visiter ; elle ne ressentait plus aucun effroi, aucune terreur : Lionel était sous le même toit qu’elle.

Elle trouva la porte de cette chambre entr’ouverte, et l’ayant doucement poussée, elle avança d’abord sans aucune terreur ; mais elle faillit en éprouver une violente à la vue d’un homme à genoux contre le lit : c’était le vieux Tom ; il lui parut bien affaibli, seulement depuis le peu de temps où elle l’avait vu pour la première fois ; mais un rayon de joie illumina sa physionomie flétrie quand il reconnut Amélie.

« Ma chère miss, lui dit-il avec beaucoup de respect, j’ai vainement cherché à vous approcher depuis que vous êtes dans ce château, je n’ai pu y parvenir. Cependant il faut que je vous parle, il le faut, ou je mourrai dans le désespoir. »

Amélie lui tendit la main avec bonté et joignit à ce geste quelques paroles de bienveillance.

« Oui, je devine que vous êtes bonne, que vous ressemblez en tout à votre excellent père, et je ne m’en trouve que plus coupable, et cependant j’ai fait un serment que je ne puis trahir. Mais voulez-vous, miss, voulez-vous jurer de respecter la volonté du vieux Tom ?

— Je vous le promets, dit Amélie ; je vous le promets par le souvenir de mon père.

— Eh bien ! donc, prenez ce paquet, dit Tom, en lui présentant une enveloppe cachetée, et ne l’ouvrez que quand vous aurez appris ma mort. Je ne crois pas que vous attendiez long-temps. Miss, je puis compter sur votre serment, n’est-ce pas ?

— Je vous le renouvelle, » prononça Amélie avec fermeté.

Le vieillard s’inclina sur la main de la jeune fille, et elle y sentit une larme. Tom s’éloigna, et Amélie, après avoir jeté un dernier regard sur cette chambre qu’elle ne croyait plus revoir, se hâta de rentrer chez elle. Le lendemain, il était à peine jour, que les miss Edgermond murmuraient contre la lenteur des gens, et presque même contre celle de leur mère. Enfin, tout le monde se trouva prêt. Lord, lady et miss Edgermond occupaient une voiture ; miss Lucy, Marie, Lionel et Amélie remplissaient l’autre.

La présence de sa sœur aînée empêchait Lionel d’exprimer ce qui se passait dans son âme ; cependant l’ardeur de ses regards assuraient Amélie qu’il était entièrement à elle.

Le troisième soir, on arriva à Grovesno-Squar, où était situé l’hôtel Edgermond. Ces dames passèrent le jour suivant dans leur appartement pour se reposer, et miss Delmar ne vit personne de la famille, que Marie. Elle entendit pourtant, plusieurs fois, le bruit des pas de Lionel devant la porte de son appartement.

Le matin suivant, le marteau de l’hôtel résonna à chaque minute, et des voitures, roulant dans la cour, indiquèrent de fréquentes visites. Amélie ne savait si elle devait descendre, quand la marche grave de lord Edgermond l’annonça ; il entra.

« Miss Delmar, lui dit-il en restant debout, êtes vous préparée à quitter cette maison ?

— Oui, milord.

— En ce cas, un de mes gens va vous conduire ; je lui ai remis l’adresse.

— Ne pourrai-je, demanda timidement l’orpheline, présenter mes respects à lady Edgermond et dire adieu à miss Marie ?

— Cela est impossible, ces dames ont du monde au salon ; mais nous nous reverrons : j’aurai souvent de vos nouvelles, miss ; même, si quelque événement vous y forçait, vous pourrez avoir recours à moi ; et voilà, ajouta lord Edgermond, avec un air très-important, un billet de cinquante livres.

— Merci, milord, répondit Amélie repoussant douce ment le billet, je n’ai besoin de rien, que d’amitié et de protection.

— Prenez, reprit-il avec une légère émotion, prenez au nom de votre père, je vous en prie. »

Amélie obéit, mais laissa le papier sur la cheminée.

« Je vais vous envoyer Wild, mon valet-de-chambre, poursuivit milord ; j’aurais voulu qu’une femme vous accompagnât, mais elles sont toutes occupées. Plus tard, on vous portera vos effets. »

Lord Edgermond posa alors ses lèvres sur le front d’Amélie ; malgré la froideur qu’il mit à cette caresse, Amélie crut y reconnaître quelque émotion ; elle eût tant voulu pouvoir aimer le père de Lionel !

Peu d’instans après, on la fit monter dans une voiture de place ; le domestique se mit sur le siége. L’orpheline regardait au travers des vitres fermées cette ville si grande, si agitée, où il n’existait qu’un seul être qui s’intéressât vivement à elle ; le nom de Lionel vint errer sur ses lèvres, et des larmes s’échappèrent de ses yeux ; mais elle les essuya promptement.

« Je dois me soumettre, se dit-elle ; je vais trouver des étrangers qui attendent de moi du zèle, de la liberté d’esprit ; en échange, ils me donneront de quoi vivre.

» De quoi vivre !… Vivre, mon Dieu est-il donc si nécessaire de vivre quand on n’a personne à qui votre existence soit nécessaire ? »

Ces tristes réflexions occupaient assez profondément Amélie, pour qu’elle fût long-temps à s’apercevoir que la voiture avait quitté Londres. Quand elle le remarqua, elle fut au moment d’en demander la raison ; mais elle pensa de suite qu’elle se rendait dans un pensionnat, et que ces établissemens sont ordinairement placés hors des villes. Dans le moment, la voiture quitta la grande route, prit une longue allée au bout de laquelle on découvrait une élégante maison qui, durant la belle saison, devait être cachée par le feuillage et les fleurs.

La grille était ouverte ; la voiture entra dans une cour sablée, et Wild, ayant ouvert la portière, aida miss Delmar à descendre, la précéda dans la maison et lui ouvrit un charmant salon où brillait un excellent feu.

Rien dans cette pièce n’annonçait l’établissement où miss Delmar croyait se rendre. Les gravures étaient, sinon licencieuses, du moins plus voluptueuses qu’elles n’auraient dû être pour les personnes appelées à les voir. Des fleurs rares fleurissaient dans d’élégantes jardinières, et les meubles étaient d’une si grande fraîcheur, d’un fini si précieux, qu’il fallait toute l’inexpérience d’Amélie pour se croire encore dans un pensionnat de demoiselles. Mais cette erreur, elle ne la conserva pas long-temps : sir Edgar Edgermond parut devant elle.



VIII.


En voyant entrer sir Edgar, Amélie jeta un cri et devint si pâle qu’il se hâta de la rassurer par les manières les plus respectueuses.

« Veuillez m’entendre, » lui répéta-t-il bien des fois avant qu’elle lui témoignât assez de patience pour l’écouter.

« Vous pensez, continua-t-il, quand il la vit un peu plus calme, vous pensez que je ne suis ni assez maladroit ni assez brutal pour vous retenir ici malgré vous, mais je crois que vous entendrez assez vos intérêts, charmante Amélie, pour accepter les propositions que je vais vous faire. »

Sir Edgar prit beaucoup d’assurance en prononçant ces dernières paroles, et continua avec un air très-content de lui-même :

« Je sais que vous êtes la fille de sir James Edgermond ; j’ai su faire parler miss Anabelle, et, au travers de sa colère de vous trouver si belle, j’ai deviné qu’on ne vous épargnerait ni les chagrins ni les injustices. Enchanté de votre beauté, touché de vos malheurs, j’ai pensé que si nous pouvions nous entendre nous y gagnerions l’un et l’autre : vous, miss, une position plus heureuse ; moi, le bonheur de ma vie. »

En parlant ainsi, sir Edgar avait essayé de prendre la main d’Amélie, mais elle l’avait retirée avec fierté.

« Voici donc ce que j’ai à vous proposer, : dit-il en cachant son humeur : j’épouserai miss Edgermond, mais j’y mettrai la condition, et je suis sûr qu’elle sera acceptée, qu’on vous donnera une forte somme en compensation de l’héritage que devait avoir votre père, et pour prix de ce service, qui vous rendra riche et indépendante, je ne vous demande qu’un peu de reconnaissance. C’est moi, du reste, qui me chargerai d’embellir votre vie par les plaisirs du monde. Nulle femme ne vous éclipsera ; aussitôt après mon mariage, nous partirons pour la France, ce pays enchanteur que j’aimais déjà et que je brûle de revoir avec vous. »

L’indignation d’Amélie avait été si puissante qu’elle l’avait forcée au silence ; mais à un geste familier que se permit sir Edgar, elle retrouva tout son courage, et se levant, l’œil fier, quoique rempli de larmes, elle laissa tomber sur lui tout le poids de son mépris et de sa colère.

« Vous oubliez que vous êtes en ma puissance ! s’écria sir Edgar. Qui viendrait vous arracher de mes bras ? qui prend à vous assez d’intérêt pour vous trouver dans la retraite où je puis vous cacher ?

— Il existe des lois ! s’écria la pauvre Amélie, dont la voix tremblante décelait la terreur. Vous n’oseriez, monsieur ; ma famille, lord Edgermond…

— Il vous saurait morte qu’il en serait enchanté, parce que votre vue lui rappelle son frère ; ses filles vous détestent, parce que vous êtes belle. D’ailleurs, dussé-je vous cacher dans les entrailles de la terre, nous ne nous séparerons pas que nous ne soyons d’accord.

— Soyez généreux, répondit Amélie, qui comprit la nécessité de dissimuler, je serai reconnaissante ; je vous regarderai comme un ami si vous me laissez aller où on m’attend. Songez que si je retarde les plus odieux soupçons planeront sur moi.

— Je ne demande qu’un gage de votre bonne foi, » répondit-il en essayant de la retenir dans ses bras.

Elle se débattit et poussa un cri perçant.

« Personne ne viendra, la porte est fermée, » murmura sir Edgar en continuant ses entreprises.

L’infortunée fit un dernier effort et parvint enfin à s’arracher de ses bras, et, sachant à peine ce qu’elle faisait, elle courut à la fenêtre dont elle brisa un des carreaux ; les morceaux éclatèrent avec fracas ; alors on entendit essayer d’ouvrir de la porte.

« Cessons cette tragédie, s’écria sir Edgar avec colère, je vois que vous voulez que j’obtienne tout par la violence ; eh bien, je ferai cette concession à votre vanité.

— Grâce ! pitié ! s’écria-t-elle d’une voix déchirante, en tombant à genoux ; grâce, mon Dieu ! » Et ce dernier mot expira sur ses lèvres décolorées, et sa belle tête retomba sur son épaule.

L’indigne Edgar allait profiter de sa faiblesse, quand le reste de la fenêtre se brisant avec violence, Lionel Edgermond sauta dans l’appartement, courut vers Amélie, qu’il releva et posa sur un siége.

« Maintenant, sir Edgar, prononça-t-il avec fierté, je suis à vos ordres. Sans doute vous allez me demander compte de la manière dont je me suis introduit chez vous ; je suis prêt à vous donner toutes les satisfactions que vous désirerez.

— Sir Lionel, répondit Edgar avec une violence contenue, une telle conduite me blesse sans doute ; mais il est plus qu’inutile d’ébruiter par un éclat une simple plaisanterie.

— Une plaisanterie ! voyez dans quel état vous avez mis une jeune personne que son innocence et son abandon devaient vous faire respecter. Je veux la venger, je le dois. Ainsi donc, sir Edgar, dites le lieu et les armes que vous choisissez.

— Lionel ! s’écria Amélie en se laissant retomber à genoux devant lui, renoncez à une telle résolution, ou je meurs à vos pieds.

— Je vois, je devine, dit sir Edgar avec ironie, et ce combat de tendresse me confirme que jamais une femme n’est cruelle pour un homme que parce qu’elle a de l’amour pour un autre. Sir Lionel, chargez-vous de miss ; je vous laisse maître de ma maison et vous promets le silence sur tout ce qui vient de se passer. »

En achevant ces paroles, sir Edgar sortit de l’appartement.

« Je vous en conjure, Lionel ! s’écria Amélie, menez moi au lieu de ma destination. Qu’est devenu Wild ?

— Le misérable ! il a disparu en m’apercevant. Mais, chère Amélie, vous savez sans doute où il devait vous conduire !

Hélas non ! répondit-elle en pleurant.

— Eh bien, il faut retourner à Grosveno-square, reprit Lionel ; malgré moi, je confierai à mon père ce qui vient d’avoir lieu. Mais avant de nous séparer de nouveau, laissez-moi vous dire…

— Ah ! quittons cette odieuse maison ! dit-t-elle avec terreur, vous ne pouvez concevoir l’horreur qu’elle m’inspire ! »

Et sans vouloir en écouter davantage, miss Delmar s’élança sur la grande route ; Lionel la rejoignit bien tôt ; mais ils marchèrent assez long-temps sans trouver de voitures de place ; enfin il s’en présenta une, et Amélie donna ordre au cocher de faire le plus de diligence possible.

« Cruelle ! dit Lionel en se plaçant près d’elle, m’enviez-vous donc ce doux moment de bonheur ? daignez au moins m’entendre.

— Vous voyez quelle est ma situation, mon cousin, reprit Amélie en pleurant de nouveau, voulez-vous la rendre plus affreuse en me parlant d’un sentiment dont les suites seraient si funestes ? Hélas ! que va dire lord Edgermond en nous voyant revenir ensemble, ah ! que je prévois de chagrins et d’humiliations !

— Eh bien, soyez ma femme : qui osera alors vous tourmenter ? mais hélas ! je le vois, vous me haïssez.

— Injuste Lionel ; mon Dieu ! que je devienne riche et honorée, vous verrez si un autre…

— Ce mot me rend du courage, interrompit Lionel avec résolution ; je ne veux point vous tourmenter davantage, Amélie, pour que vous m’accordiez secrètement votre main ; mais je vais déclarer à mon père, à l’instant même… »

Ils entraient dans Grosvenor-square quand Lionel parlait ainsi, et vainement Amélie essayait-elle d’obtenir de lui qu’il ne fit point une si imprudente démarche, lorsqu’ils aperçurent plusieurs domestiques de la maison qui regardaient de tous côtés avec anxiété. En reconnaissant sir Lionel, ils se précipitèrent vers la voiture.

« Nous vous cherchons depuis plus de deux heures, sir Lionel s’écria l’un d’eux ; car lord Edgermond est à toute extrémité, et il vous demande. On a aussi envoyé à la maison où devait se rendre miss. »

Lionel fut frappé de douleur et se précipita de la voiture, en donnant cependant l’ordre de conduire miss Delmar dans l’appartement qu’elle avait quitté le matin. Amélie se soutenait à peine : tant d’émotions, une nouvelle aussi funeste et aussi inattendue lui ôtaient tout courage, et arrivée chez elle, elle se trouva mal. Ce fut Marie qui la rappela à la vie ; le visage de la pauvre enfant était couvert de larmes, et son organisation délicate paraissait fort ébranlée.

« Mon père a été frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante, répondit-elle aux questions d’Amélie ; il lisait une lettre qui lui apprend la mort de Tom.

— De Tom ! s’écria Amélie.

— Oui, il est arrivé un exprès d’Edgermond-Hall, envoyé par le ministre, qui a été, dit-il, appelé trop tard pour aider le vieux serviteur à mourir ; mais il a fait passer à mon père une lettre de Tom ; celui-ci écrit sans doute pour recommander la vieille Nolly à milord.

Ce ne peut être cet événement qui ait amené l’accident de mon père ; pourtant, il tient depuis ce moment cette lettre de Tom entre ses mains convulsives et serrées. Quand il est revenu à lui il y a quelques instans, il a demandé Lionel avec instance ; cela n’est pas étonnant ; mais, chère Amélie, ce qui le paraît davantage, c’est qu’il insiste pour vous voir presque autant que pour voir mon frère. Il a désiré être placé dans un fauteuil, croyant y mieux respirer que dans son lit. Et sitôt qu’il a appris que vous étiez revenue, il m’a envoyée pour vous chercher ; venez, Amélie, venez.

— De grâce, dit celle-ci d’une voix à peine intelligible, laissez-moi prendre un peu de forces, je n’en puis plus, je craindrais de ne pouvoir me soutenir devant lord Edgermond.

— Je vous laisse donc un moment, répondit Marie, je retourne auprès de mon pauvre père ; mais songez, Amélie, que la mort n’attend pas. »

Restée seule, miss Delmar chercha à retrouver un peu de calme, et eut recours à la prière, car elle avait appris au chevet de ses parens mourans que c’était là qu’on puisait du courage ; et tant de sensations réunies avaient tellement abattu le sien, qu’elle craignait de ne pas avoir la force de soutenir l’entrevue qui allait avoir lieu. Que lui dirait lord Edgermond à ce moment suprême, lord Edgermond, qui était le frère de son père et le père de Lionel qui lui était si cher ? Dans ce moment, et pour la première fois depuis qu’elle avait appris la fin du vieux Tom, elle songea au paquet qu’il lui avait remis en lui faisant promettre de ne l’ouvrir qu’après sa mort. L’instant était arrivé, elle portait toujours la lettre sur elle : il lui avait fait jurer de ne jamais s’en séparer. Amélie la regarda cependant long-temps sans oser l’ouvrir ; car, sans doute, là était une grande révélation qui influerait sur son avenir ; hélas ! peut-être aussi allait-elle apprendre un crime qui la condamnerait à mépriser lord Edgermond, le père de Lionel. Cette pensée était horrible et la faisait hésiter ; mais ne devait-elle rien à la mémoire de son père, ne devait-elle rien à sa propre destinée ? Elle ouvrit le paquet.

Il contenait le testament du feu lord Edgermond : il y revenait de la manière la plus précise sur les dispositions sévères qu’il avait montrées à son fils, et, en dehors sa légitime, il faisait à sir James même un legs considérable pour le dédommager du temps où il avait été banni de la maison paternelle. Le testament était parfaitement en règle et signé de témoins ; une lettre du vieux Tom était jointe à cette pièce.

« Pardonnez-moi, chère miss, écrivait-il, pardonnez moi et priez pour moi, car je suis bien coupable. J’aimais sir James, votre père ; je l’aimais plus que personne au monde, et pourtant je n’ai pas eu le courage de mourir pour qu’il ne souffrît pas d’une cruelle injustice. Mais depuis l’instant où j’ai appris qu’il avait succombé si malheureux, j’ai éprouvé de cruels remords, et j’ai tant souffert, qu’il me semble que j’ai expié mon crime. Maintenant, je vais tout vous dire. Peu de temps avant que mon vieux maître tombât malade de la maladie dont il est mort, au lieu de me faire taire comme il faisait auparavant quand je parlais en faveur de son fils James, il aimait à s’entretenir avec moi des qualités et des grâces qui brillaient chez cet aimable jeune homme. Enfin, arriva le moment où il sentit le besoin de lui pardonner et de lui rendre justice. Mais comme il connaissait la violence de son fils aîné, il n’osa le faire publiquement et il me chargea de lui amener en secret un notaire. J’obéis avec joie : il lui dicta son testament, le testament que je vous envoie, et il en fit faire une copie, se sentant fort mal peu de jours après, il me remit ces deux papiers ; je devais porter l’un à Londres, à son chargé d’affaires, et remettre l’autre moi-même à l’adresse de sir James. Une personne qu’avait amenée le notaire, et moi, signâmes, comme témoins, ce testament que lord Edgermond me dit de garder toujours sur moi, jusqu’à l’instant où je pourrais partir pour la France. La crainte qu’il avait de son fils lui faisait redouter un éclat. La mort le surprit, et il ne put me dire que ces mots : Pars aussitôt que j’aurai fermé les yeux. » Cependant, à cet instant solennel, il recommanda son pauvre exilé à son fils ainé, et il en dit assez pour laisser supposer qu’il lui avait pardonné. Celui-ci évita de lui faire aucune promesse, et je remarquai qu’il ne me perdit point de vue. Le nouveau lord me chargea même de plusieurs affaires essentielles qui m’empêchèrent de m’éloigner une minute du château durant les obsèques : elles furent magnifiques. Cependant, le soir même, quand lord Edgermond fut de retour au château, je lui demandai la permission de m’éloigner pendant quelques jours. Je prétextai vouloir porter à Londres, à un de mes parens dans le commerce, le legs que m’avait laissé le vieux lord, et qui était connu de son fils. Lord Edgermond consentit ; je ne perdis point de temps, et avant que la matinée du lendemain fût avancée, j’étais en route sur un cheval que mon maître m’avait permis de prendre dans son écurie. Le soir, à la nuit tombante, je m’arrêtai à une petite auberge où je comptais passer la nuit ; il n’y avait point de places, et malgré les avertissemens qu’on me donna sur le danger, je persistai à ne point attendre le jour et me remis en voyage. J’avais à traverser un bois qu’on m’avait dit rempli de brigands, et j’étais déjà à plus de moitié, quand le galop d’un cheval se fit entendre ; par précaution je me rangeai sur le côté de la route, mais une voix bien connue, et qui ne se déguisa point, me cria d’arrêter :

« Remets-moi, cria impérieusement lord Edgermond, remets-moi les papiers que tu as sur toi. Je sais que mon père a vu un notaire, et pourtant je n’ai rien trouvé dans son secrétaire. Un pressentiment me dit que tu es porteur de quelque acte ; remets-le-moi, ou tu vas mourir. »

» J’aurais dû mépriser la vie et ne pas céder ; mais j’eus peur, je l’avoue ; puis, je pensai que quand je ne serais plus lord Edgermond se rendrait également possesseur des papiers, et je consentis à les lui donner. Mais Dieu permit que le crime ne s’accomplît qu’à demi. Je n’avais dans mon porte-feuille que la copie du testament, qui devait être remise à sir James : l’original était caché dans ma ceinture avec quelques pièces d’or. Votre oncle crut, comme je le lui assurai, que son père avait envoyé cet original lui même à quelqu’un que je ne connaissais pas, et il a toujours vécu dans l’inquiétude de voir reparaître ce papier. Il me ramena au château, me fit jurer, sur la Bible, que jamais je ne révèlerais un mot de ce qui s’était passé. Je jurai, mais le remords a déchiré ma vie et a fini par momens d’altérer ma raison. J’avais caché le testament dans les plis du rideau du lit occupé jadis par sir James, et mon intention était de tout révéler à mes derniers momens. Je vous vis, miss, et le souvenir de mon jeune maître, votre ressemblance avec lui, me rendirent mon silence encore plus horrible. Enfin, voici la mort, elle me délivre de mon odieux serment et vous du vôtre, miss. J’écris à lord Edgermond, et j’espère qu’il vous fera justice, sans que vous ayez besoin d’invoquer les lois. Ah ! s’il s’avait ce qu’on souffre à l’heure suprême, quand on n’a pas fait son devoir, s’il le savait, il n’hésiterait pas. Adieu, miss Edgermond, adieu, digne fille de mon bien aimé maître, je meurs, priez pour moi. »

Cette lettre tomba des mains tremblantes de la pauvre Amélie. Son noble cœur ne pensa pas un instant au changement heureux de sa fortune ; elle ne vit d’abord qu’une chose, la dégradation d’un homme qu’elle eût voulu aimer et honorer, et cette découverte la fit pleurer amèrement.

Dans ce moment Marie ouvrit la porte, et Amélie n’eut que le temps de cacher les papiers dans sa robe.

« Mon père va à chaque instant plus mal, dit Marie les yeux pleins de larmes ; il demande toujours avec instance que vous veniez à lui.

— Oh ! daignez m’en dispenser, je vous en conjure ! s’écria l’orpheline.

— Lionel a dit qu’il était certain que vous ne refuse riez pas la prière d’un mourant, Amélie. »

À ces paroles Amélie n’hésita plus, et quoiqu’elle pût à peine se soutenir, elle suivit sa cousine chez lord Edgermond.


IX.


On venait d’emporter lady Edgermond, dont la faible constitution n’avait pu supporter le spectacle effrayant de l’agonie de son époux ; miss Anabelle était chez elle en proie à une violente attaque de nerfs que Lucy soignait, et lord Edgermond n’avait depuis long-temps près de lui que Lionel et Marie, car celle-ci n’avait quitté son père que pour aller chercher Amélie. Le mourant était étendu sur un grand fauteuil et soutenu par une pile d’oreillers ; cependant son oppression augmentait à chaque instant, son visage, blême et flétri, était parsemé de taches d’un rouge violacé, et ses yeux, pleins de sang, eussent été effroyables à contempler, si l’extrême faiblesse à laquelle l’avait réduit les saignées qu’on lui avait faites n’en avait adouci la dureté ordinaire.

Amélie entra s’appuyant sur Marie ; elle était si remarquablement pâle, que Lionel, malgré sa préoccupation de son père, ne put s’empêcher de s’avancer vers elle. Lord Edgermond souleva alors ses paupières appesanties ; mais sa tête retomba sur sa poitrine, et il poussa un profond soupir.

« Mon père, balbutia doucement Lionel, voici ma cousine que vous avez désiré voir. »

Lord Edgermond, s’appuyant sur l’épaule de son fils, essaya de se soulever, et tendit la main à sa nièce ; mais elle était encore trop frappée de ce qu’elle venait de lire, elle ne se sentit pas la force de la prendre, et cette main retomba pâle et livide.

« Amélie ! » prononça Lionel avec l’accent du reproche.

Elle leva les yeux, et, remarquant les regards désespérés de Lionel, elle tomba à genoux et à demi évanouie près du fauteuil du mourant. Lord Edgermond fit signe à ses enfans qu’il voulait parler à sa nièce, et ils s’éloignèrent de quelques pas.

« Vous savez tout, murmura le vieillard d’une voix creuse et mourante ; vous pouvez rendre ma mémoire odieuse, la livrer au mépris de mes enfans, et…

— Jamais ! jamais ! interrompit Amélie.

— Serait-il vrai ? ô mon frère ! ta fille a donc hérité de ton âme grande et noble ! elle ne veut pas que je meure désespéré.

— Non, non, mon oncle, dit Amélie, emportée par un mouvement généreux, ce ne sera point la pauvre orpheline qui troublera votre dernière heure, et, quel que soit l’avenir qui m’attend, au moins je n’aurai point volontairement causé de douleur à personne. »

En achevant ces paroles, elle tira de son sein le testament de son grand-père et le jeta dans le foyer. Lord Edgermond leva les yeux au ciel, et deux larmes silencieuses coulèrent sur ses joues flétries. Mais, reprenant bientôt une vigueur inattendue, il agita une sonnette placée près de lui, et un ministre parut.

« Mon fils, s’écria lord Edgermond d’une voix grave et assez élevée pour son état, venez recevoir de votre père mourant le don le plus précieux, une femme dont le cœur est aussi noble que généreux. »

Lord Edgermond, après ces paroles, devint encore plus livide ; cependant il fit signe au ministre de commencer la cérémonie du mariage.

« Il nous manque un témoin ! » s’écria le ministre.

Lord Edgar Edgermond entrait.

« Mon neveu, prononça le mourant avec instance, soyez le témoin d’un hymen qui va adoucir le moment terrible où je suis arrivé. »

Sir Edgard recula d’abord ; mais à un regard de Lionel, il n’hésita plus.

« Mes enfans, priez pour moi, balbutia lord Edgermond.

— Comme pour mon père, » prononça Amélie en se jetant à ses genoux.

Et la main du vieillard retomba froide sur le front de l’orpheline.

Traduit de l’anglais de Mistriss Inchbald par
Adélaïde de Thalaris.