Le Livre rose/4/Le Divorce

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Élisa Denneville
Urbain Canel, Adolphe Guyot (4p. 321-383).


LE DIVORCE.



LE DIVORCE.


Ce qui m’a frappée dans ma première enfance, ce que je me rappelle le plus, ce fut la mort prématurée de ma mère et l’événement cruel qui la causa. Presque toujours placée à ses pieds, ses yeux ne quittaient ma figure enfantine que pour se reporter avec une expression de tendresse passionnée sur un portrait en pied placé en face d’elle. — C’était celui de mon père.

Elle s’asseyait toujours devant ce portrait, soit qu’elle fût rêveuse ou occupée ; tout le reste de l’appartement restait solitaire.

Un matin, ma mère était à sa place de prédilection, et paraissait plus triste que de coutume ; mes caresses et mes enfantines joies ne pouvaient parvenir à la distraire ; tout-à-coup on crie dans la rue un bulletin de la grande armée ; ma mère sonne pour demander qu’on fût le lui chercher ; et moi, empressée de courir au-devant de ses désirs, je me précipite et j’arrache des mains du domestique le fatal papier.

Ce bulletin annonçait une grande victoire payée du sang de bien des braves au nombre desquels on nommait mon père ; il venait d’être tué à la bataille de Plaisance. Trois jours après j’étais orpheline : ma mère, atteinte d’une fièvre inflammatoire, ne retrouva point la raison ; on ne me laissa point entrer dans sa chambre, et je ne la revis plus.

Le troisième matin le jour paraissait à peine, j’avais déjà pleuré bien des heures en demandant ma mère ; les domestiques dormaient, personne ne me surveillait ; il n’y avait plus que des indifférens dans la maison ; je me levai les pieds nus ; j’entrai dans la chambre de ma mère : quatre cierges brûlaient autour de son cercueil, près duquel un vieux prêtre priait seul. Il posa son doigt sur ses lèvres, me fit signe de me mettre à genoux ; j’obéis, et les mains jointes, les yeux alternativement fixés sur le portrait de mon père et sur le cercueil de ma mère, je répétai tous bas, avec effusion : Notre père qui êtes aux cieux ; car, si je ne comprenais pas toute l’étendue de la perte que je venais de faire, je savais du moins que je n’avais plus d’appui sur la terre. Le prêtre priait toujours et moi je pleurais, quand la femme de chambre de ma mère entra, me fit sortir, me remit dans mon lit en m’ordonnant de me tenir tranquille. Les larmes amenèrent l’abattement, et je m’endormis.

À mon réveil il n’y avait plus aucune trace de ma mère !… Les domestiques s’en furent les uns après les autres. Agathe, la femme de chambre, ferma l’appartement, me fit monter ensuite dans une voiture de place, et quel que fût le temps que nous mîmes à parcourir une longue distance, je trouvai que nous étions encore arrivés trop tôt en face d’un grand hôtel sur la place Royale. Tout m’y sembla sombre : de grands escaliers voûtés, de larges marches de pierre conduisaient à une porte à deux battans qui s’ouvrait sur une vaste antichambre où était assise une femme grande et maigre qui vint au-devant de nous. Elle paraissait m’attendre, mais sans aucun sentiment de bienveillance ; et quand sa main saisit la mienne pour me séparer d’Agathe, je m’attachai à celle-ci comme à ma dernière espérance.

« Qu’a donc cette petite sotte ? s’écria la grande femme, va-t-elle commencer à nous donner de l’embarras ?

Agathe quitta ma main, m’embrassa avec distraction et sortit. Je restai seule, debout devant cette femme que je ne connaissais pas et que je redoutais déjà beaucoup. Elle me fit traverser plusieurs appartemens, et dans un plus vaste encore que tous les autres, fermé par d’épais rideaux, et, malgré la douceur de la saison, échauffé par un grand feu, je trouvai un vieillard assis, ou plutôt couché dans un immense fauteuil ; une riche tapisserie des Gobelins décorait l’appartement ; cette tapisserie était encadrée par des baguettes dorées ; les sujets qu’elle représentait me parurent effrayans : c’était d’abord Judith tenant à la main la tête d’Holopherne ; puis le sacrifice des Machabées.

Ma petite imagination, déjà effrayée, le fut bien davantage à la vue de cette somptueuse magnificence, et je restai là sans faire un pas. Mais la grande femme me poussa rudement vers le vieillard, et je manquai de tomber sur le coussin de velours à franges d’or où reposaient ses pieds.

« Voilà cette petite, prononça durement cette femme, et puisque monsieur a la bonté de la recevoir, qu’en fera-t-on ? »

Le vieillard tourna vers moi des yeux presque éteints, mais remplis de bonté.

« C’est ma petite-fille, dit-il d’une voix brisée ; madame Durand, ne l’oubliez pas. Il faut la loger près de vous, en avoir soin, puis nous verrons pour son éducation.

— Quoi monsieur, garder ici un enfant de cet âge, qui fera du bruit, qui vous dérangera ? »

Hélas ! moi, timide objet de cette crainte, je me cachais derrière le grand fauteuil, et j’étais bien loin d’avoir l’intention de causer le moindre trouble.

« Nous verrons, reprit mon grand-père ; faites toujours préparer sa petite chambre, et qu’elle reste là. »

Madame Durand sortit en me lançant un regard irrité ; mon grand-père me tendit la main, je la saisis dans les miennes et y appuyai mes lèvres : je sentais que c’était mon seul appui. Il écarta doucement les boucles de cheveux qui couvraient mon front et me rapprocha de lui.

« Ce sont les yeux de mon pauvre Alphonse, murmura-t-il tout bas ; ils ont la même expression ; mais les siens sont éteints pour jamais ; pour jamais… »

Et des larmes silencieuses coulèrent le long de ses joues flétries. Nous entendîmes qu’on s’approchait ; L’instinct me dit de m’éloigner de mon grand-père, tandis qu’au même instant il essuyait ses larmes et détournait la tête.

« La chambre de mademoiselle est prête, si elle veut venir se coucher, » annonça madame Durand. J’allais obéir, mon grand-père m’arrêta, dit qu’il n’était pas tard et que je pouvais rester. Il commença alors un piquet avec sa gouvernante. Je demeurai sans oser faire un mouvement, tremblante devant cette femme, dont je devinais et redoutais l’influence.

Cependant plusieurs jours se passèrent sans qu’elle osât montrer son humeur, et je restais dans le salon de mon grand-père sans qu’elle pût m’en empêcher. Je savais parfaitement alors remettre le coussin de velours sous ses pieds, lui donner ses gouttes, sa tabatière : je n’avais plus la moindre crainte de Judith ni de la tête d’Holopherne ; mais madame Durand restait l’objet de mon effroi.

Cependant peu à peu je gagnais dans l’affection du faible vieillard : il s’amusait à me faire lire, à m’apprendre par cœur des petits contes ; et moi, je le reprenais en lui disant : « C’était ainsi que faisait maman. » Il m’écoutait patiemment : car il m’aimait. Pendant sa partie de piquet qu’il faisait tous les soirs, il voulait que je me tinsse près de lui, il essayait de me faire comprendre ; il s’inquiétait si j’étais plus triste, si ma santé paraissait altérée ; il en vint même jusqu’à ordonner de disposer le jardin, négligé depuis bien long-temps, afin que j’eusse une promenade ; les rideaux, si hermétiquement fermés, furent tirés, et le fauteuil, qui semblait cloué près de la cheminée, roula jusqu’à la fenêtre, et je vis le bon vieillard sourire à mes courses enfantines et se complaire à mon bonheur. Ainsi j’avais retrouvé un protecteur, un appui, et je pouvais encore espérer pour mon avenir.

Mais la méchanceté et l’intérêt personnel ne s’endormaient pas : la gouvernante de mon grand-père commençait à craindre l’ascendant que mon innocente tendresse prenait sur lui. Elle avait réussi à l’éloigner de son fils, dont le mariage avec ma mère lui avait déplu : il s’agissait maintenant de m’enlever sa protection, de l’isoler de tous les siens. Il lui restait une fille plus jeune que mon père ; cette fille était mariée et suivait son mari attaché à une ambassade. Je n’avais donc personne pour me défendre ; mais tel était déjà l’ascendant que j’avais sur mon grand-père, que madame Durand aurait peut-être échoué dans ses projets, s’il n’était tombé grièvement malade ; il ne quittait plus son lit, dont on ne me laissait pas approcher, et je passais mes journées auprès de son fauteuil, devenu maintenant solitaire.

Cependant madame Durand me trouvait encore trop près, et un matin elle me réveilla durement, me remit entre les mains d’un homme de la campagne qui venait chaque semaine apporter les provisions. Le soir même, j’arrivai dans une terre dont mon père portait le nom, et dont la fermière fut chargée de me garder. J’avais alors huit ans, et vainement avais-je demandé d’embrasser mon aïeul, on m’avait repoussée, et mes larmes n’étaient pas taries quand j’arrivai de nouveau au milieu d’étrangers, étonnés de garder la petite-fille de leur maître ; ils s’attendaient à me trouver ce qu’on m’avait annoncé, impérieuse et méchante.

Cette erreur dura peu : j’étais naturellement douce, facile à conduire ; et mon premier chagrin passé, je m’accoutumai facilement à vivre au milieu de bonnes gens ; mais je n’apprenais rien que le nom des arbres, des fleurs et l’époque des récoltes ; cependant ma santé se fortifiait et j’étais parfaitement heureuse, car j’étais complètement maîtresse de ma volonté, qui consistait à dénicher des oiseaux, à cueillir des noisettes et à déchirer mes robes.

Un matin que je m’adonnais entièrement à cette utile occupation, je vis venir une dame élégamment habillée ; sa figure et son sourire étaient charmans.

« C’est donc là cette pauvre petite, » dit-elle à la fermière qui l’accompagnait ; et me prenant dans ses bras, elle m’embrassa plusieurs fois avec tendresse.

Puis, avec une extrême vivacité qui paraissait dans toutes ses actions, elle me débarrassa de l’énorme bonnet dont m’affublait la fermière, écarta les longs anneaux de ma chevelure, puis se mit à fondre en larmes en me regardant attentivement.

Cette dame était ma tante, la sœur de mon père. Mon grand-père n’était plus, et elle venait au château pour les affaires de la succession ; là seulement elle apprit que madame Durand avait relégué dans la ferme la fille de son frère.

Bientôt je devins la favorite, l’idole de ma tante ; et tout le temps qu’elle demeura à la campagne, elle ne s’occupa que de moi. Mais, de retour à la ville, sa vie se passait dans les plaisirs. Je restais bien près d’elle quand elle demeurait à la maison ; mais cela arrivait si rarement, que je retombai encore une fois entre les mains des domestiques, soigneux et attentifs, il est vrai, mais qui ne pouvaient s’occuper de mon éducation. Ma tante n’y aurait peut-être pas songé de long-temps ; mais son mari fut nommé de nouveau à une ambassade ; il était impossible d’emmener une fille déjà grande, et qui savait à peine lire. On me mit en pension ; ma tante ordonna qu’on me donnât les meilleurs maîtres ; elle combla de présens tout ce qui m’entourait, et partit persuadée que je serais très-bien élevée.

En effet, j’avais de l’intelligence, de l’amour-propre j’étais honteuse d’être ignorante, et j’appris tout ce qu’on m’enseigna avec une merveilleuse facilité. Mais si les torts de mon éducation furent bientôt réparés, on n’apporta pas les mêmes soins à des choses non moins importantes. Toutes jugées en masse, élevées sur le même modèle, dirigées par les mêmes élémens, on ne fait point assez d’attention aux penchans plus ou moins forts des jeunes personnes ; hélas ! les idées fausses, les penchans cachés de ces jeunes cœurs, qui les connaît ? qui s’en occupe ? En pension, pourvu qu’on soit soumise, polie, qu’on fasse bien ses devoirs, on ne cherche point à connaître les désirs qui agitent ces âmes si jeunes, et chez qui fermentent déjà tant de passions.

Ma tante était revenue deux fois à Paris depuis que j’étais en pension ; elle parut enchantée de mes progrès dans tous les genres, me répéta vingt fois que j’étais charmante, que j’aurais le plus grand succès dans le monde, et la seconde fois me promit de me retirer pour me reprendre avec elle l’année d’ensuite.

Après son départ, je redoublai de zèle pour les talens qui devaient me faire le plus d’honneur, et, franchissant dans ma pensée cette année qui me paraissait si longue, je ne vécus plus dans le présent ; toute à l’avenir, je ne voyais devant moi qu’une longue suite de plaisirs ; mais à travers ces brillans prestiges apparaissait aussi une idée plus intime, et je rêvais l’amour. C’était pour être un jour plus aimée que je voulais être plus aimable, et si je désirais acquérir une grâce, un talent de plus, c’est que je devinais que le bonheur était, pour une femme, dans l’amour qu’elle inspire. À la fois romanesque et passionnée, j’avais le germe de tous les malheurs. Hélas ! je n’ai point trompé ma destinée....

Enfin, l’année fixée par ma tante allait finir.

J’achevais, un matin, un paysage que je destinais à orner le salon de ma tante, quand on m’appela chez madame Darcy, notre maîtresse de pension. Je saute de joie ; c’est ma tante sans doute : déjà mes bras s’ouvrent pour l’embrasser ; mais je recule effrayée à la vue d’un homme d’une figure froide et étrangère. Mon imagination, qui va toujours au-devant de la peine, devine un malheur, et je prononce en tremblant le nom de ma tante.

« Elle n’est plus, me répond impassiblement cet homme, elle est morte en sortant d’un bal. »

Je tombe sur un siége, les larmes m’étouffent : je me représente ma tante si jeune, si belle encore, toujours si riante, maintenant insensible ; morte ! elle qui semblait si pleine d’existence, qui marchait dans la vie avec tant de sécurité. Je l’ai devant les yeux, j’entends son dernier adieu, je vois son dernier sourire. Pendant ce temps, on me parle d’argent, de succession, de mon oncle que je connais à peine. Cet homme s’en va ; quand il est parti, madame Darcy veut me consoler, me rendre du courage, et je finis par comprendre que la mort de ma tante m’enlève tout, que mon grand-père a donné sa fortune à des enfans qu’il a eu de sa gouvernante, qui était secrètement sa femme ; que ma tante n’a rien pu faire pour moi, puisque son mari se plaint des dettes énormes qu’elle lui a laissées ; qu’enfin, je suis seule au monde à quinze ans. Ah ! je ne songe point à ma fortune, à mon abandon ; ce n’est point dans l’extrême jeunesse que de telles inquiétudes vous assiégent, on croit l’argent si peu nécessaire au bonheur ; je ne pense qu’à cette responsabilité que j’ai maintenant de moi-même, et je frémis de me sentir si peu de forces dans le caractère ; un effroi mortel me glace ; je pressens de longs orages dont je serai victime. Tout déjà me semble aride, décoloré, tout est solitude pour mon cœur ; je repousse presque avec défiance les consolations de mes compagnes ; leur amitié, jusqu’alors si précieuse, n’a plus le même charme : elles sont riches et je ne le suis plus.

Cependant il n’était pas dans mon caractère de rester long-temps moins tendre pour ce qui m’était cher ; je redevins à peu près la même pour mes compagnes ; mes chagrins perdirent de leur amertume, mais ils laissèrent cependant à mon caractère une teinte de mélancolie dont il avait déjà la disposition.

Pourtant j’avais quelques mois devant moi, ma pension étant payée jusqu’à la fin de l’année. Mais après, que deviendrai-je ? Alors je pensai à porter mes talens à un assez haut point de perfection pour qu’ils devinssent une ressource honorable pour moi. Fière de cette espérance, je ne perdis pas un moment ; je ne pris ni récréation ni presque de repos, et je recueillis au bout de peu de mois le prix de mon courage ; les maîtres que j’avais conservés m’annoncèrent qu’ils n’avaient plus rien à m’apprendre, et que je pouvais à mon tour enseigner : ils supposaient sans doute que je ne m’étais donné tant de mal que pour obtenir les premiers prix.

En effet, je devais m’attendre à en recevoir ; mais il me restait encore à savoir que le talent ne suffit pas. Hélas ! je n’avais plus maintenant de parens qui pussent s’enorgueillir de mes succès et en témoigner leur reconnaissance, et le jour des prix arriva pour me prouver, avant même d’entrer dans le monde, le malheur attaché à la pauvreté.

La salle des prix était décorée de fleurs ; mes jeunes compagnes, parées comme pour une belle fête, regardaient leurs parens inquiets. Ceux-ci, les yeux fixés sur l’arène où allaient se débattre tant de jeunes vanités, virent plus ou moins leurs espérances satisfaites, et peu à peu mes compagnes s’éloignèrent, la plupart heureuses et satisfaites, pour aller sous le toit paternel.

Alors je sortis de cette salle où j’avais connu la douleur, sans cependant connaître l’envie ; je m’enfuis au bout du jardin d’ordinaire si bruyant. Ah ! l’on ne peut bien exprimer cette déception amère qui apprend à une âme jeune et confiante tout ce qu’on peut souffrir de l’injustice, car c’est le premier pas fait dans le malheur que d’avoir à se plaindre des autres. La tête cachée dans mes mains, je sentais mon cœur se déchirer, et je versais d’abondantes larmes quand une voix douce frappa mon oreille ou plutôt mon cœur.

« Oh ! qu’avez-vous donc, prononça-t-elle, qu’avez-vous ? »

Je levai les yeux et je vis devant moi un jeune homme de la plus aimable figure. Mon premier sentiment fut la confusion d’être surprise ainsi toute en pleurs ; je craignis d’avoir l’air d’une pensionnaire ignorante ou envieuse ; ma seconde sensation fut consolante : je me sentais si à plaindre, que je trouvai un grand charme à ce peu de paroles si doucement prononcées. Mais un instinct naturel de pudeur m’avertit que je ne devais pas rester, et me levant vivement, je pris une allée qui me conduisait à la maison. Je ne me retournai pas, et cependant j’aurais bien voulu savoir si les yeux de l’étranger ne m’avaient pas suivie.

Je ne sais quelle révolution s’était faite en moi ; je ne sentais plus cette décourageante tristesse si pénible à supporter. J’entrai dans notre salon de musique ; j’exécutai tour à tour avec facilité sur la harpe et sur le piano les morceaux les plus brillans que j’avais préparés pour le concours. Jamais je ne m’étais sentie autant de goût pour la musique ; jamais elle n’avait porté dans mon âme autant de consolation et de plaisir.

Je finissais un suave adagio quand je sentis une main se poser sur mon épaule.

« Je viens de renvoyer un curieux qui vous a écoutée, me dit madame Darcy ; c’est mon neveu ; il ne pouvait croire que vous fussiez la jeune personne qu’il venait de voir pleurant si amèrement dans le jardin, et qui, si peu de temps après, pouvait exécuter une musique si difficile. Il est parti de là pour faire quelques réflexions assez sévères sur la légèreté de notre sexe ; car c’est un philosophe que mon Charles. Mais, parlons de vous, Marceline ; vous me croyez des torts envers vous, et je dois vous expliquer les raisons de ma conduite.

» vous êtes affligée avec raison de ne pas avoir été couronnée au concours ; je puis vous en dire les motifs. Je connaissais la supériorité de vos talens, tous les prix eussent été pour vous : qu’aurais-je fait alors devant toutes ces familles avides de récompenses et de couronnes pour leurs enfans ? Ce n’est point à de si frivoles succès que vous devez prétendre, Marceline ; il faut que vos talens réparent pour vous les torts de la fortune. Restez encore quelques années près de moi ; notre maîtresse de musique doit me quitter, je vous offre sa place. »

Je priai madame Darcy de m’accorder quelques jours de réflexions ; mais, demeurée seule, ce ne fut point à mon sort que je songeai, mais à cet aimable Charles, qu’on disait si sévère, et qui pourtant s’était occupé de moi avec tant d’empressement ; car, je n’en pouvais douter, c’était à son influence sur sa tante que je devais l’intérêt inattendu qu’elle venait de me témoigner. Je lui avais souvent entendu parler de ce neveu, qu’elle aimait, disait-elle, avec une tendresse maternelle. Depuis quelques années il habitait Paris, où, après avoir étudié le droit, il venait d’être reçu avocat. On vantait déjà la supériorité de ses talens ; je pouvais donc être fière d’avoir été un instant l’objet de son attention, ou plutôt j’en étais bien heureuse, car, sans le savoir, j’aimais déjà.

Ah ! qu’on ne s’étonne point de me voir sitôt asservie à une passion dangereuse : j’étais seule au monde, personne ne s’occupait de moi ; Charles réunissait tout ce qui pouvait plaire : je l’aimai donc sans réflexion, sans calcul ; je l’aimai sans savoir que je dusse redouter de me laisser dominer par ce sentiment ; je ne me l’avouai même pas, car le premier amour a tout le charme de l’innocence ; il entre dans le cœur et le trouve confiant ; on ne lui dispute point l’empire qu’il veut prendre, car on en ignore toute la puissance.

Madame Darcy me demanda bientôt si j’acceptais sa proposition ; je le fis avec la reconnaissance que cette proposition méritait, et, au retour des vacances, je fus présentée à mes compagnes comme leur nouvelle maîtresse. Toutes m’en témoignèrent de la joie.

Cependant je n’avais point revu Charles ; mais madame Darcy me parlait souvent de lui, et souvent aussi je distinguais le bruit de ses pas quand il entrait dans la maison ; alors ma voix devenait plus faible et s’éteignait quelquefois entièrement ; et tout le temps que durait sa visite, j’étais d’une distraction que des personnes plus expérimentées que mes compagnes eussent pu remarquer. Puis, quand il était parti, un long soupir s’échappait de ma poitrine, mon cœur ne battait plus si vivement, mais il n’espérait plus rien.

Tout cela ne m’apprenait pas que j’aimais Charles, plus que je ne l’aurais dû ; je prenais mon émotion pour une reconnaissance bien naturelle ; je me serais même crue ingrate de ne pas la ressentir ; un sentiment pénible, un sentiment qui devait dominer ma vie ne vint que trop tôt m’éclairer.

Depuis que je n’étais plus pensionnaire, j’avais plus de momens à moi : j’avais le temps de beaucoup lire ; j’éclairais mon esprit, mais j’apprenais aussi combien on souffre dans la vie ; car il est trop vrai qu’on ne devient plus savant qu’en devenant plus malheureux. Mes lectures étaient toujours parfaitement choisies ; je m’étonnais même souvent de la perspicacité que madame Darcy mettait à les diriger ; et un pressentiment me disait qu’elle ne s’intéressait pas seule à moi ; cependant, chaque jour elle devenait plus confiante. Un soir, je la trouvai triste, j’osai lui en demander la cause.

« C’est Charles qui m’occupe, répondit-elle ; je crains que par reconnaissance il ne se sacrifie. Je crois vous avoir dit qu’il avait été élevé par ma sœur aînée ; quoi que peu riche, elle avait au moins une petite retraite dans le Languedoc, et moi je n’avais que cet établissement ; ma sœur fut donc plus heureuse que moi, et put se charger de Charles ; et comme elle reconnut bientôt dans lui des qualités aussi solides que brillantes, elle l’envoya faire un cours de droit à Paris. Vous pensez que dans un cœur tel que celui de Charles, la reconnaissance doit être bien puissante : je crains donc qu’il n’en donne une preuve qui l’éloigne de moi et qui l’enchaîne à une femme qui ne le rendrait point heureux. »

Mes joues, qui s’étaient d’abord couvertes de rougeur, devinrent glacées.

Madame Darcy reprit :

« Ma sœur est infirme, et sa fille, son unique enfant, la soigne, il faut le dire, avec une sollicitude que lui inspire une religion exaltée, mais peu indulgente. Louise est dévote, enfin ; son caractère n’a ni grâces, charmes ; sa figure est dénuée de séduction, et c’est une telle femme qui serait appelée à devenir l’épouse Charles, de Charles si aimable, si supérieur à tous les autres hommes !

— Il aime donc sa cousine ? hasardai-je timidement.

— Je ne le crois pas ; et pourtant il m’a dit que si sa tante le voulait, il épouserait Louise. »

Madame Darcy s’arrêta ; et je n’avais pas moi-même la force de parler : la jalousie venait d’entrer dans mon âme, elle l’avait éclairée ; je ne pouvais plus me le cacher, j’aimais un homme presque engagé, un homme qui n’avait point cherché à me revoir, à qui je n’avais sans doute inspiré qu’un sentiment passager de bienveillance.

Rentrée dans ma petite chambre, tout me parut changé, tout me sembla triste, décoloré ; car je devais éteindre un sentiment qui deviendrait bientôt criminel. D’ailleurs, peut-être Charles avait-il déjà oublié cette unique entrevue qui n’avait compté que dans ma vie ? Qu’était-elle en effet pour lui ? Mais pour moi, grand Dieu ! c’était mon unique souvenir. Perdue, anéantie par cette horrible crainte, je passai la nuit dans une stupeur douloureuse, et quand je fus forcée de me lever, je reculai à la vue du terrible ravage qu’en si peu de temps la douleur avait fait sur mes traits. Cependant il me fallait reprendre mes occupations de tous les jours, c’était mon devoir ; et demain, et les jours d’ensuite elles renaîtraient aussi monotones, aussi dénuées de charmes, et il fallait s’y soumettre, car c’est un devoir que de vivre. Oh ! comme elles sont fortes ces premières douleur du cœur ! comme elles éveillent les passions injustes ! et comme je haïssais cette Louise d’aimer Charles et de se croire le droit d’en être aimée !

Je traînai pendant quelques jours une existence triste et sans courage, et je dus mettre mon abattement sur le compte d’une indisposition ; cependant je refusai de suspendre les devoirs que je m’étais imposés.

« Tâchez pourtant d’être bien portante pour ma fête, me dit madame Darcy ; Charles a reculé son départ pour y assister.

— Il part donc ? dis-je à voix basse.

— Oui, la santé de Louise l’inquiète, et rien ne le retient quand il s’agit du repos de ce qu’il aime. »

Qui le croirait ? il allait partir, et partir pour s’unir sans doute à une autre ; et cependant une joie indicible entra dans mon âme à l’idée de le revoir encore une fois ; ma tête, penchée vers la terre, se releva ; mes yeux reprirent leur éclat, et le jour de la fête, je ne pour rais peindre l’étrange émotion qui m’agitait. Mes mains ne pouvaient attacher la modeste ceinture qui serrait ma taille ; un instant j’avais eu l’intention de me parer des derniers présens de ma tante ; pourtant, rejetant cette idée, je relevai sans aucun ornement mes cheveux noirs ; mais je ne pensai pas sans orgueil que souvent on en avait vanté la beauté.

Nous offrîmes toutes nos modestes présens ; après on se mit à table : alors je levai les yeux, et le beau regard de Charles rencontra le mien ; mais ensuite, par une convention tacite, les yeux de l’un se fixaient sur l’autre quand ils croyaient ne pas être aperçus ; nous semblions nous laisser ainsi le plaisir de nous examiner, comme si nos tristes regards ne devaient jamais se con fondre. Comme elle passa rapidement cette soirée qui devait laisser une si forte trace dans mon souvenir !

On fit de la musique ; Charles, dont sa tante m’avait si souvent vanté le talent, refusa d’y faire sa partie ; mais moi, il me fallut accompagner mes élèves et chanter ; à peine put-on m’entendre. Charles enfin se leva, dit adieu à tout le monde, et s’inclina seulement devant moi. Il partait au point du jour. Je m’enfuis dans ma chambre.

« Eh bien ! me dis-je, en essayant de calmer mon désespoir, eh bien ! je ne le reverrai plus ; mais je l’aimerai toujours, mais jamais ma main ne s’unira à celle d’un autre ; je vivrai de souvenir. Hélas ! souvent après quelques années, le bonheur ne se compose que de cela.

Au bout de quelques mois, madame Darcy tomba malade ; son état réclamait les soins les plus assidus ; nous nous relayions pour ne jamais la laisser entre des mains mercenaires, et c’était plus souvent mon tour que celui des autres : je dormais si peu que je n’avais pas grand mérite à lui consacrer le temps de mes insomnies. Son état cessa enfin d’avoir du danger, elle entra en convalescence ; mais cette convalescence demandait les plus grands soins.

Un matin qu’elle dormait, je restais dans la pièce qui précédait celle où elle reposait, quand le bruit d’une porte ouverte avec vivacité m’effraya ; je me levai, c’était Charles… Ses yeux, sa figure, ne portaient plus aucune marque d’abattement ; leur expression était brillante et animée ; le contraste de la mienne le frappa.

« Bon Dieu ! s’écria-t-il, qu’avez-vous donc ? que vous êtes changée ! Ma tante ?…

— Elle a été bien mal, répondis-je ; mais elle est hors de danger ; elle dort, ne troublez point son sommeil. » Et je m’acheminai vers la porte ; je voulais fuir, car il me semblait que Charles n’avait l’air si gai, si heureux que parce qu’il était l’époux de Louise.

Charles étendit vers moi sa main comme pour m’arrêter ; et sa figure perdit toute sa sérénité.

« Vous me haïssez donc ? dit-il d’une voix triste ; et quand je reviens libre, quand je viens supplier ma tante de m’aider à vous obtenir, je vous trouve si pressée de me quitter… »

Mes yeux se levèrent vers les siens, et il put deviner que ce n’était pas la haine qui me rendait si tremblante ; aussi me ramena-t-il doucement vers un siége.

« Je suis libre, continua-t-il en fixant son doux regard sur le mien, je suis libre et je vous aime depuis le premier instant qui vous offrit à ma vue. Je me suis tu, cependant : avant tout, je me devais au bonheur d’une autre ; car j’ai toujours pensé que le premier devoir d’un honnête homme était de ne détruire le repos de personne. Veuillez m’entendre : j’ai été élevé avec ma cousine, à peu près du même âge que moi ; son amitié m’était chère, elle avait pu prendre la confiance de la mienne pour de l’amour ; j’ignorais moi-même si je n’en avais pas jusqu’au moment où je vous vis, Marceline. Mais devais-je condamner Louise au tourment d’un attachement sans espoir ? Je ne cherchai point à vous revoir, et la circonstance qui nous rassembla une seule fois me prouva combien j’avais eu raison, car je partis encore plus malheureux après la fête de madame Darcy. Je trouvai Louise malade ; ma vue la ranima ; nous reprîmes nos promenades et nos conversations intimes ; elle m’interrogea sur mes goûts, sur mes occupations ; elle vit que le grand monde ne me plairait jamais, et que la vie sédentaire était celle que je préférais. Cependant, avec un tact que les femmes seules possèdent, elle devina que j’avais de l’amour et que ce n’était pas pour elle. Elle sut mon secret tout entier ; je lui parlai de vous, je m’enivrai de ma passion en osant m’y livrer. et, dès ce moment, Louise ne fut plus que mon amie.

— Êtes-vous bien sûre, dis-je à Charles en essayant de retirer ma main, êtes-vous bien sûre de n’avoir jamais aimé Louise ?

— Jamais aimé Louise ! reprit-il avec feu, je l’aime de toute mon âme au contraire, car c’est le cœur le plus noble et le plus généreux, et si un danger vous menaçait l’une et l’autre, je risquerais ma vie pour la sauver, mais je mourrais avec vous.

» Écoutez-moi, chère Marceline, continua-t-il, je n’ai à vous offrir que la médiocrité, et je ne désire point en sortir. Notre bonheur dépendra donc de nous-mêmes, et, pour qu’il soit durable, il faut qu’il ait pour base la confiance et l’estime ; mais, je dois vous le déclarer, je ne pardonnerais jamais, fût-ce à vous, que j’aime déjà au-dessus de tout, je ne pardonnerais ni une preuve de méfiance ni un soupçon qui attaquerait mon honneur.

» Marceline, ajouta-t-il en reprenant ma main qu’il avait quittée lui-même, je vous donne un cœur tout entier, aucun des sentimens qu’il renferme ne vous est inconnu. Livrons-nous au charme qu’un amour vrai peut seul répandre sur la vie ; la certitude d’être aimé et de l’être uniquement, le besoin de rendre heureux ce que j’aime, voilà tout le rêve de ma vie, Marceline ; ne me réveillez pas, j’en mourrais. »

En achevant ces mots, Charles appuya sa tête sur mes mains tremblantes, et je sentis couler ses larmes.

Le lendemain de cette entrevue, madame Darcy, qui beaucoup mieux, reçut de son neveu l’aveu de sa tendresse pour moi. Sans doute elle fit plus d’une objection avant de consentir à notre mariage ; mais quels obstacles ne sont pas vaincus par un sentiment vrai ? il rend aussi persuasif qu’éloquent, et notre union fut conclue.

Comment essaierais-je de peindre le bonheur de notre modeste existence, le charme de notre intérieur ! Le travail qui retenait Charles loin de moi ne me faisait que mieux sentir le plaisir de me retrouver seule avec lui, et les mois se passaient sans que nous ressentissions ni un regret ni un moment d’ennui.

Je devins mère, et le jour où je remis mon fils dans les bras de son père, le jour où je le vis bénir ce fruit de notre amour, je demandai au ciel quelles délices il réservait pour les anges.

La réputation de Charles croissait ; on le recherchait, chacun voulait lui confier ses intérêts ; et l’estime qu’on faisait de ses talens le menait rapidement à une plus grande aisance. J’obtenais quelquefois d’aller l’entendre plaider ; comme j’étais fière alors de porter son nom ! comme je retenais mon souffle pour mieux écouter cette voix douce et sonore qui prononcait des paroles si éloquentes pour défendre le malheur et repousser l’injustice !

Jamais tant de modestie et de bonté ne s’unirent à tant de talens acquis et de dons naturels. Un seul défaut, si on peut donner ce nom à l’exagération de la vertu, un seul défaut effrayait ce qu’il aimait : Charles montrait une sévérité extrême pour les autres et pour lui-même. Une morale pure et droite était l’élément dans lequel il fallait qu’il vécût ; il lui était nécessaire comme l’air à un autre, et toute faiblesse qui pouvait blesser les convenances ou faire écarter du devoir lui paraissait impardonnable. Long-temps il refusait d’y croire ; mais, s’il en obtenait la conviction, il fuyait l’insensé qui pouvait ainsi exposer son repos, car il était convaincu qu’il n’y avait de bonheur que dans la route du devoir. Et c’est d’un tel homme que j’ai consenti à me séparer ! c’est d’un tel homme que j’ai causé le malheur ! Et chaque heure de ma vie ne serait pas un regret !!

Depuis que M. de Bermon occupait un rang élevé dans le barreau, et que son caractère et ses talens lui avaient acquis une considération qui rejaillissait sur son heureuse compagne, quelque plaisir que nous éprouvassions dans la solitude, il fallut bien pourtant aller dans le monde. J’avais du penchant à la jalousie, mais jamais, jusqu’alors, Charles ne m’avait donné la moindre alarme. Cependant il était un sujet qui élevait quelquefois de légers nuages dans mon esprit, c’était le souvenir de cette cousine dont Charles parlait souvent et toujours avec un sentiment de respect et d’amitié dont mon caractère injuste lui faisait presque un tort. Aussi éprouvai-je une contrariété très-vive en apprenant l’arrivée de cette cousine à Paris.

Elle venait solliciter le paiement d’une somme due par le gouvernement à sa mère. Louise comptait sur les services et les soins de son cousin ; cette confiance était naturelle, mais cette confiance me déplut. Louise, sans être belle, avait des traits réguliers. Je ne crois pas aujourd’hui qu’elle conservât pour son cousin aucun vestige de passion ; mais le souvenir de celle qu’elle avait eue m’était insupportable. Enfin, elle venait s’établir entre nous, s’emparer de la plus grande partie des momens de Charles, qui ne lui en refusait aucuns quand ils pouvaient lui être utiles. Il le faisait par devoir, mais je ne m’en blessais pas moins, et, avec l’injustice naturelle à mon caractère, j’étais toute prête à lui en faire un crime. D’ailleurs, quand nous étions tous les trois, je ne savais que dire à une femme dont le genre d’esprit affecté allait peu avec la franchise et l’exaltation du mien, et comme, par suite de cette gêne, j’étais souvent silencieuse, ils se prenaient tous deux à parler de leur enfance, des plaisirs de leur première jeunesse. Alors j’en voulus à Charles d’avoir des souvenirs que je ne pouvais partager, et je m’isolai de lui. J’allai seule dans le monde ; mes talens, que je n’avais cultivés jusque là que pour mon mari, me servirent à y plaire ; je négligeai ma maison, mais jamais mon fils. Au contraire, je me faisais un bonheur de l’enlever à son père, ou plutôt je ne voulais pas qu’il restât entre Louise et lui.

Charles me reprocha doucement ma conduite ; je mis de l’aigreur dans mes réponses. J’avais trop de fierté, trop de vanité pour avouer que j’étais jalouse d’une femme que je trouvais si fort au-dessous de moi ; mais je me moquai de son air sentimental, je tournai en ridicule les soins que Charles lui rendait : il m’eût par donné ma jalousie, mon injustice l’irrita.

« Eh ! quoi, me disait-il, voudrais-tu que je fusse ingrat ? La mère de Louise a élevé mon enfance, et je refuserais d’aider à assurer un peu plus d’aisance à sa vieillesse ? »

Je me repentis ; je me jetai dans les bras de Charles ; mais ce n’était que pour quelques rares instans que je retrouvais du bonheur : la défiance était entrée dans mon âme, elle n’en sortit plus.

À cette époque, ma société habituelle s’occupait beaucoup de la grande passion de M. de Morange pour moi. Jeune, gai, ne s’occupant que de plaisirs, M. de Morange, à peine entré dans les fournitures, y avait déjà fait une fortune considérable. Cette fortune lui donnait dans le monde de la consistance, de l’applomb ; il avait le goût du luxe, et ses succès constans en affaires lui permettaient de se passer toutes ses fantaisies ; sans que son éducation fût précisément négligée, il manquait peut-être de cette distinction, de ce tact exquis qui donne tant de charmes aux manières : ayant tout obtenu par l’argent, il croyait lever avec lui tous les obstacles, et, sans croire m’offenser, il répétait à tout le monde qu’il donnerait la moitié de sa fortune pour que je voulusse divorcer.

Je m’étais sérieusement fâchée lorsqu’on m’avait répété ce propos ; mais M. de Morange avait tant de bonhomie dans ses inconvenances qu’on ne pouvait lui conserver une longue rancune. Cependant M. de Bermon me parla, devant sa cousine, de M. de Morange. Sans doute, si nous avions été seuls, tout se serait bien terminé ; mais à une objection que je fis, Louise leva les yeux au ciel ; elle semblait ressentir une si profonde indignation contre moi, une pitié si vive pour son cousin, que je montrai une fierté sans doute condamnable.

Charles m’avait priée de ne pas sortir le jour même ; je ne tins nul compte de cette prière, et je le quittai pour aller faire ma toilette. Le rouge de la colère animait mes yeux ; on me félicita sur leur éclat, sur ma beauté. Je souriais à tant d’éloges, tandis que le chagrin dévorait mon cœur : car à cette fête dont j’étais la reine, une voix sourde semblait me crier : « Malheureuse ! tu cours à ta perte. » Encore, si j’avais voulu l’entendre cette voix qui ne trompe jamais, il était temps encore, je serais rentrée de suite chez moi, et, avouant franchement mes torts, j’en aurais obtenu le pardon ; j’aurais retrouvé mon empire sur un cœur qui m’appartenait tout entier ; mais il était quatre heures du matin quand je me retrouvai dans ma chambre, dans cette chambre que depuis six ans je n’avais jamais occupée seule. Elle était solitaire.

Je fus jusqu’à la porte de l’appartement de Charles ; une indigne fierté m’empêcha d’entrer. Hélas ! si je l’eusse fait, que mon sort eût été différent !

Rentrée dans ma chambre, j’arrachai les fleurs qui chargeaient mon front. Combien je les haïssais ces parures de fête ! quelle pâleur avait remplacé l’éclat qu’on admirait il y avait si peu d’instans ! Je me sentais suffoquée, mourante ; mais je n’appelai point. Peut être serait-il venu par pitié, et je ne voulais devoir son retour qu’à l’amour. Épuisée, je tombai dans un lourd sommeil. À mon réveil, j’appris que M. de Bermon était sorti avec sa cousine.

Charles revint seul. À son approche, mon cœur se serra ; je n’osai lever les yeux, je cachai ma tête sur celle de mon fils, et j’attendis mon arrêt ; car un pressentiment me disait que je l’avais mortellement offensé. Long-temps il garda le silence ; enfin, il ordonna à l’enfant de nous laisser.

« Marceline, » prononça Charles ; et sa voix prit une inflexion que je ne lui avais jamais connue ; « Marceline, vous m’avez profondément blessé, et je ne puis vous pardonner qu’à plusieurs conditions. »

Je levai les yeux. Qu’il était changé ! ses regards si doux, cette expression de tendresse habituelle, tout avait disparu. C’était un juge sévère, un maître ; ce n’était plus Charles l’amant, l’époux de mon choix.

« À plusieurs conditions, répéta-t-il avec fermeté, et les voici : Ne plus aller dans les maisons où se trouve M. de Morange ; ne jamais vous montrer dans le monde sans moi, et venir à l’instant même vous excuser au près de ma cousine.

— Jamais ! m’écriai-je ; le trouble est entré avec elle dans cette maison. Je puis obéir à la première de vos conditions, mais j’en mets une, à mon tour : c’est que vous cesserez de voir cette femme dont la ridicule passion…

— Arrêtez ! s’écria Charles avec indignation, ne vous avilissez pas en calomniant votre époux. Je ne cesserai point de protéger une parente qui fut la compagne de mon enfance ; je ne serai point ingrat pour satisfaire votre orgueil. J’ai éloigné Louise pour qu’elle ne fût point témoin de vos torts. Vous avez le droit de ne pas la chercher si elle vous déplaît ; mais, je vous le répète, je vous défends de voir M. de Morange. »

Demeurée seule, mes larmes, retenues par la fierté, coulèrent en abondance ; cependant je ne pensai pas un instant à enfreindre des ordres que je trouvais injustes, mais qui m’inspiraient une profonde terreur ; car pour la première fois je venais d’entendre parler en maître celui qui m’avait accoutumée à une entière abnégation de lui-même, et je pris pour de l’indifférence et de la dureté ce qui n’était qu’une noble dignité. Mon imagination, qu’on n’avait jamais dirigée, m’emportait toujours au-delà des bornes.

J’accusai Charles de ne plus m’aimer ; à la moindre contrariété, je doutai de lui ; un ressentiment assez vif se mêla à ma douleur, et si je me décidai à lui obéir, ce fut avec une dignité froide qui devait le blesser. Ma santé avait souffert de tout ce qui venait de se passer ; sous ce prétexte, je m’enfermai chez moi, je fis défendre ma porte, et reçus dédaigneusement les soins de Charles ; enfin, par une extrême contradiction, j’attachai un prix extrême aux sociétés que M. de Bermon m’avait interdites ; je les avais trouvées souvent insipides, je me persuadai maintenant que je ne pourrais rencontrer aucun plaisir ailleurs.

Ainsi s’était détruit le bonheur d’une union si douce et si sacrée ; je n’avais plus devant moi cette longue vie d’amour que j’avais cru devoir me conduire jusqu’à la tombe ; mon fils même n’était plus pour moi qu’une consolation insuffisante ; j’en voulais même à cet enfant de conserver la joie de son âge tandis que j’étais triste et souffrante. Bien souvent cependant nous fûmes au moment de nous rapprocher, Charles et moi ; mais au travers de mille qualités qui brillaient en lui, on pouvait lui reprocher une fermeté qui allait jusqu’à une extrême sévérité. Il crut que j’avais mérité une forte leçon ; il crut que l’honneur lui ordonnait de ne pas céder. Moi, je crus ma tendresse méconnue, et je n’écoutai que mon orgueil.

Un jour cependant, cédant aux prières de mon fils, je consentis à sortir avec lui. Je choisis le côté le plus solitaire du bois de Boulogne : je marchais les yeux baissés vers la terre : je me rappelais le temps, qui n’était pas encore loin, où, heureuse et gaie, je parcourais ces allées appuyée sur le bras de Charles.

« Quoi ! nous étions-nous écriés souvent, il y a déjà six ans que nous nous aimons ! » Et nous rappelant notre première entrevue, nous bénissions le sort et l’amour. À ce souvenir, mes yeux pleins de larmes ne reconnaissent plus le sentier que je voulais suivre ; et je me trouvai dans la grande allée, qui ce jour-là était couverte de voitures. J’entendis un cri sortir de l’une d’elles, et, rappelant mon fils, je me hâtai de fuir la vue de ce monde qui m’était insupportable ; mais je fus bientôt atteinte par deux personnes qui m’avaient suivie. C’étaient M. de Morange et sa cousine. M. de Morange n’avait plus cette expression de joie qui lui était habituelle ; pâle et réellement abattu, il baissait les yeux devant moi, comme embarrassé d’un état qu’il comprenait à peine lui-même. Il gagnait à ce changement ; sa voix était moins bruyante, ses manières plus distinguées.

« Eh quoi ! madame de Bermon, s’écria sa parente, c’est au hasard que je dois le plaisir de vous rencontrer ! Je me suis présentée dix fois chez vous, et je devrais vous en vouloir ; mais je sais que ce n’est pas votre faute : M. de Bermon est jaloux, ou plutôt il feint de l’être pour cacher ses torts envers vous ; car personne n’ignore les soins qu’il rend… »

J’arrêtai madame de V… ; elle s’excusa sur son amitié, sur l’indignation que la conduite de M. de Bermon causait à toute notre société.

Je dois l’avouer, je ne crus pas un mot de ce qu’elle me disait ; j’avais trop de respect pour le caractère de Charles, je me croyais encore trop certaine de son amour, pour croire un instant qu’il pût être infidèle ; mais je lui en voulus mortellement de me donner l’air d’une femme trahie.

Je sus gré à M. de Morange de ne s’être pas mêlé à cette conversation. Il marchait sans prononcer un mot, me regardant seulement avec timidité et respect ; il fut même le premier à observer que leur présence pouvait m’être importune : un sentiment malheureux lui donnait un tact qu’il n’aurait peut-être pas eu sans cela. Sa cousine ne consentit pourtant à me quitter qu’après la promesse qu’elle m’arracha de venir à la fête de son mari, qu’elle célébrait le lendemain.

Je me hâtai de rentrer. M. de Bermon était sorti ; je résolus de l’attendre, de m’expliquer enfin. Ah ! si j’avais de cette fois suivi cette heureuse impulsion ; si, forte de ma tendresse, je lui avais redemandé cet amour sans lequel je ne pouvais vivre ; si, faisant taire mon orgueil, j’eusse laisser seulement parler mon cœur, que ma vie eût été différente ! Ô mon fils, j’aurais élevé ton enfance, j’aurais joui de tes succès, je ne t’aurais point privé de ton père ; enfin, je ne pleurerais point sur les fers dorés que je me suis donnés.

Minuit allaient sonner, Charles ne revenait pas ; et ce n’était plus seulement le dépit, la colère qui remplissaient mon âme ; pour la première fois je conçus l’idée d’une infidélité, et d’une infidélité tout entière. Hélas ! ces yeux que j’avais vus si tendres, ils m’apparaissaient exprimant à une autre ce qui n’était dû qu’à moi ; alors, marchant avec violence dans mon appartement, je ne retenais qu’avec peine mes cris et mes sanglots. Si je me calmais un instant au bruit d’une voiture qui s’approchait de la maison, mon agitation et ma douleur s’augmentaient quand en passant elle emportait ma fugitive espérance. Enfin, je résolus d’en finir avec mon supplice, et m’enveloppant d’un sombre vêtement, moi si craintive ordinairement, je m’élançai seule dans les rues presque solitaires.

Je savais où logeait Louise, et je fus bientôt en face de sa maison. La voiture de M. de Bermon était à la porte. Heureusement, je me mis à fuir ; car mille pensées sinistres, mille projets remplis de fureur et de folie m’auraient entraînée au-delà des bornes. Mais il fallait passer un pont pour retourner chez moi, et je conçus une fatale pensée, que ni la crainte de Dieu, ni le souvenir de mon fils n’auraient arrêtée, si je ne me fusse répeté que je voulais dire adieu à Charles, que je voulais qu’il sût que c’était son infidélité qui me donnait la mort.

Il y avait peu de temps que j’étais de retour quand la voiture de M. de Bermon se fit entendre. Des fenêtres de ma chambre je voyais les siennes éclairées : il me sembla qu’il remarquait que je veillais encore ; un moment j’eus l’espoir qu’il viendrait, mais il ne vint pas ; et le matin, quand on entra dans mon appartement, j’appris qu’il était déjà sorti.

Ma colère était passée, le découragement lui avait succédé ; je me sentais seulement profondément mal heureuse et abattue. J’avais et j’ai encore un caractère assez singulier : c’est que dès que le premier moment de désespoir est passé, je fuis une explication ; car elle me semble inutile, persuadée que je suis qu’elle ne me convaincrait pas.

Je me déterminai donc à me taire, à laisser M. de Bermon libre ; mais je pensai qu’il n’avait aucun droit de m’imposer des lois, et je résolus d’aller au bal le soir même. Cependant, je puis l’attester, j’espérais encore qu’il rentrerait, qu’il chercherait une explication. J’étais décidée à lui dire alors que je connaissais ses torts, que je lui pardonnais de ne plus m’aimer, mais que je le conjurais de se souvenir que j’étais la mère de son fils ; enfin, j’arrangeais mille raisonnemens ; mais il ne rentra pas, et vainement j’attachai avec lenteur chaque partie de ma parure ; je voulais lui donner le temps de revenir, les heures s’écoulaient, il ne parut pas.

« Il est encore près d’elle, » m’écriai-je en frémissant de colère, et, poussée par mon malheur, je partis.

Les soins, les éloges dont je fus l’objet me firent du bien ; car, quelque inférieure que vous soit une rivale, on se sent toujours humiliée d’en avoir une : je savais gré au monde de me traiter si bien, de me relever ainsi à mes propres yeux, et pendant quelques heures je me sentis mieux : la fierté l’emportait sur la tendresse.

D’ailleurs, je venais de passer deux mois dans une solitude absolue, et la société eut pour moi tout le charme de la nouveauté. À cette réunion, une femme célèbre par sa beauté et son esprit parla d’orphelins restés sans ressource ; on proposa une quête pour ces infortunés : chacun déposa son offrande, que l’amour-propre et la vanité rendirent considérable : mais celle de M. de Morange surpassa toutes les autres ; car, après avoir jeté dans la bourse tout l’or qu’il portait sur lui, il y ajouta un diamant de grand prix, dont j’avais plusieurs fois admiré la beauté, et dit à voix basse, avec une grâce et une sensibilité dont je ne l’aurais pas cru capable : « Je suis trop heureux aujourd’hui pour ne pas contribuer au bonheur des autres. »

Mais en rentrant chez moi, je retrouvai mes douleurs et mes inquiétudes. J’avais été un peu distraite par le bruit et les flatteries qui avaient bourdonné autour de moi ; je songeais alors à ce que penserait M. de Bermon. J’appris qu’il m’avait demandée, qu’il avait paru éprouver une triste surprise en apprenant que j’étais allée au bal ; j’eus l’imprudence de me réjouir de sa tristesse, je me flattai que le lendemain il chercherait une explication, et je m’endormis en rêvant une réconciliation pleine et entière. Mon réveil fut affreux : M. de Bermon était parti avec sa cousine et mon fils ! J’appris qu’il s’était rendu chez sa tante, mon ancienne institutrice, qui, depuis deux ans, était retirée à la campagne.

Partir ainsi, m’enlever mon fils, oser emmener avec lui cette femme que je haïssais ! cette conduite porta mon indignation et mon ressentiment à son comble, et pour la première fois j’osai méconnaître le noble caractère de Charles ; j’osai me dire qu’il ne me traitait si mal que parce que je n’avais ni parens ni fortune ; je rougis de lui tout devoir : jusque là j’en étais fière. Cette pensée donna à mes larmes une inexprimable amertume ; je songeai à ma jeunesse, qui me présentait de si longues années à souffrir, et je passai plusieurs jours dans un état d’irritation que je ne puis me rappeler sans frémir.

Ce fut alors qu’un paquet de papiers me fut remis ; une lettre signée de Morange, qui ne contenait que peu de mots, excita à la fois ma curiosité et mon étonnement :


« Quand vous recevrez cette lettre, madame, écrivait-il, je serai bien loin d’ici ; je pars pour l’étranger, car je suis coupable de vains et insensés projets en vous voyant, et malheureux en ne vous voyant pas. Je vais exposer mon inutile vie pour ajouter à une fortune qui ne peut rien pour mon bonheur. Presque seul dans le monde, où je n’aime que vous, je vous laisse une partie de cette fortune que je donnerais en entier pour une heure de votre attachement ; vous ne pourrez la remettre à personne, car c’est un secret que je confie à votre foi. Ne la dédaignez pas pour en faire des heureux. »

Je fus touchée de cette lettre ; il y régnait une tristesse qui en excusait l’inconvenance. D’ailleurs, M. de Morange était parti ; cette idée de ne plus le revoir rendit ma mélancolie encore plus profonde. Et puis, quelle est la femme qui ne soit touchée des sentimens qu’elle inspire, bien qu’elle ne veuille pas y répondre ?

Cependant je ne voulus point conserver le contrat de rentes que m’envoyait M. de Morange, et je fus le déposer chez un notaire à son adresse.

Après cet événement, qui m’avait un moment peut-être distraite de ma profonde douleur, je restai de nouveau tristement abandonnée, et mes yeux ne se fermèrent plus qu’au milieu des larmes. Je repoussai toute idée consolante ; mais si je descendais dans mon cœur, du moins, je n’y trouvais pas une pensée coupable : j’aimais Charles plus que je ne l’avais jamais aimé, et pourtant son injustice commençait à me blesser profondément. Que fut-ce donc quand le domestique qu’avait emmené M. de Bermon vint chercher ce qui était nécessaire pour un long voyage ? Il m’apprit que M. de Bermon se rendait à la terre de la mère de Louise.

Ainsi il allait conduire mon fils chez mon ennemie, sans daigner même m’en prévenir. J’écrivis avec toute l’indignation que m’inspirait une telle conduite. M. de Bermon me répondit froidement que je ne pouvais soigner mon fils au milieu des fêtes. Au milieu des fêtes, et je vivais dans les larmes ! Ma tête s’exaspéra : j’avais sans cesse devant la pensée le souvenir de mon bonheur passé ; je ne voulais point m’avouer que j’avais mérité de le perdre en méconnaissant le caractère de mon époux. Hélas ! que je le jugeai mal encore en prenant la résolution à laquelle je m’arrêtai !

On divorçait alors avec une facilité malheureuse, qui présentait à chaque pas l’image de désunions permises par la loi. J’étais loin de vouloir user d’un tel moyen ; mais je crus qu’en en menaçant Charles il reviendrait à moi, qu’il ne pourrait consentir à me perdre. C’est un des grands torts des femmes de ne prendre pour guide que leurs passions. Je me laissai diriger par les miennes, et je commis une faute, qu’avec le caractère de M. de Bermon j’aurais dû prévoir qu’il ne pardonnerait jamais ; mais savais-je ce que je faisais dans l’état d’exaspération où m’avait réduite la solitude et l’abandon, et ne confiant mes peines à personne ?

Hélas ! je commis la plus dangereuse des fautes. Je fis signifier à M. de Bermon une demande en divorce ; en même temps je réclamai mon fils. Le même jour, je quittai la maison de mon mari pour me rendre dans une retraite, où j’attendis sa réponse. Mais, aussitôt après avoir mis à exécution cette fatale résolution, j’éprouvai un effroi qui ne me quitta plus. Je sus que M. de Bermon était de retour à Paris, et peu d’heures après je revis mon fils.

En pressant mon enfant dans mes bras, en baignant de mes larmes ce gage d’une union qui m’était toujours si chère, le remords vint dès ce moment se joindre à autres douleurs. Bientôt on me remit le consentement de M. de Bermon à notre séparation ; je restai anéantie, et je compris que j’avais détruit moi-même le bonheur du reste de ma vie.

Cependant je comptais les jours, les heures qui devaient amener notre première entrevue. Elle eut lieu. J’avais passé les momens qui la précédèrent dans une douleur frénétique ; mais, quand l’instant arriva, je me montrai froide et dédaigneuse, car je me croyais l’offensée. Charles ne leva pas les yeux une seule fois ; il fut calme, mais profondément triste ; les trois entrevues qui précédèrent la dernière se ressemblèrent, et à la fin de l’année le divorce devait être prononcé.

Pendant ce temps, je vivais dans la retraite la plus profonde : je n’en sortais que pour faire prendre l’air à mon fils, et chaque soir, pour venir autour de cette maison où j’avais été si heureuse. Que de fois je fus près d’y entrer ! que de fois je vis Charles y revenir triste et profondément abattu !

Un soir, j’étais très-près de lui ; un sanglot déchirant s’échappa de ma poitrine ; il se retourna, et avec une bonté qui me déchira le cœur, il mit une pièce de monnaie dans ma main, car je me déguisais de manière à me rendre méconnaissable.

Mais que souvent aussi mon cœur fut déchiré par une autre douleur ! Quand il ne se rendait pas à la campagne où était Louise, elle venait à Paris, et je les voyais ensemble sans qu’ils pussent m’apercevoir. Ah ! c’est alors que j’entrais dans des accès de désespoir que les larmes de mon pauvre enfant pouvaient seules calmer. Mais tout-à-coup une pensée horrible se présenta à moi.

Il l’épousera, pensai-je, elle sera heureuse avec lui ; il l’aimera sans crainte et sans remords. Je résolus de tout arrêter ; j’envoyai chercher mon homme d’affaires, je le chargeai de prévenir M. de Bermon que je ne voulais plus divorcer, que je consentais à le laisser libre, à vivre où il voudrait. J’attendis sa réponse, l’effroi dans le cœur. C’était un refus.

« Jamais, répondit-il, je n’aurais commencé une démarche qui répugnait à mon cœur et à mon opinion ; mais l’éclat est fait, je veux être libre. »

Cependant quand nous parûmes devant le magistrat qui devait rompre nos liens, j’espérais encore. La pâleur de Charles était remarquable, et au moment où on nous invita à songer à ce que nous allions faire, au moment où nous allions signer l’acte de séparation, il montra une violente émotion.

On lut d’abord l’acte qui décidait qu’à sept ans mon fils devait retourner avec son père. Je jetai un cri, et tombai presque sans vie ; la pitié entra dans tous les cœurs ; M. de Bermon fit un pas pour s’approcher, et j’allais être sauvée ; mais revenant à lui, il signa précipitamment l’acte fatal, et disparut.

Je restai plusieurs mois dans un état voisin de la mort. J’en sortis l’ombre de moi-même, ma figure et ma jeunesse à jamais flétries, et une pâleur mortelle répandue sur mon visage. Je ne versais plus de larmes, une idée fixe oppressait mon cœur : j’étais séparée de Charles, séparée pour toujours, et dans quelques mois on allait m’enlever mon fils.

Ce jour arriva ; la nuit qui le précéda je la passai assise auprès de sa couche. Hélas ! il dormait sans songer qu’on allait le ravir à sa mère, et moi je portais alternativement les yeux, de cette figure innocente à la fenêtre, où j’allais voir paraître le dernier jour où il m’appartiendrait. Il s’éveilla, s’affligea de mes larmes, et cependant il ne put cacher sa joie d’aller retrouver son père, qu’il n’avait jamais cessé de me redemander. L’heure sonna, je le retenais avec frénésie dans mes bras, et malgré plusieurs avertissemens, je ne voulais pas le laisser aller. Enfin, m’attachant encore à une idée consolante, j’allais attacher à son cou mon portrait que je venais de faire faire, et qui me représentait telle que le chagrin et le désespoir m’avaient faite, quand on vint encore une fois demander mon fils.

« On ne peut attendre plus long-temps, dit le messager avec insistance, car il part ce matin pour Toulouse. »

À ces mots, je sentis que je n’avais plus la force de m’opposer à rien ni celle de me plaindre, et laissant tomber de ma main tremblante ce portrait auquel j’avais attaché ma dernière espérance, je ne retins plus mon enfant.

Mais la voiture qui l’emmena sembla rouler sur mon cœur, et le sentiment que j’éprouvai était à la fois si profond et si terrible, que je sentis que de tous les amours, le plus puissant est l’amour maternel.

Je ne pus alors supporter devoir mes moyens d’existence à M. de Bermon, qui, avec une générosité que j’avais vainement repoussée, m’avait assuré une pension assez considérable ; je lui en renvoyai le contrat, et je me mis à broder pour vivre. Je passais les jours et les nuits à travailler pour gagner une légère somme qui suffisait cependant à l’existence à laquelle je m’étais condamnée ; mais ce genre de vie consumait mes forces, et bientôt mes yeux, qui avaient versé tant de larmes, me refusèrent leur secours.

Un matin je les ouvris : hélas ! je n’aperçus plus le jour, j’étais aveugle.

« Eh bien ! me dis-je avec résignation, j’ai fait pour soutenir ma vie tout ce que j’ai pu faire ; peut-être un jour Charles donnera-t-il un regret à ma mémoire, peut être permettra-t-il à mon fils de pleurer sur la tombe de sa mère ? » et je n’employai rien pour ma guérison. Ayant bientôt épuisé mes dernières ressources, je ne tardai point à connaître les horreurs de la misère. J’avais près de moi une pauvre femme, très-indigente elle-même, et qui me soignait avec plus de zèle que d’adresse. Elle se lamentait un jour de n’avoir rien à me donner, je l’entendais sans émotion ; car, accablée par le besoin et la faiblesse, il me semblait que je souffrais peu ; mes peines morales même diminuaient depuis que j’en apercevais la prochaine fin.

Tout-à-coup j’entends cette femme jeter un cri de joie ; je sens sa main saisir la mienne ; je sens qu’elle veut m’enlever mon anneau de mariage, et je retrouve assez de forces pour le défendre ; je le presse avec passion sur mes lèvres, et je me répète ces paroles que Charles avait prononcées avec tant de force le jour où sa main le passa à la mienne : « Premier anneau d’une chaîne indissoluble, tu ne dois jamais quitter cette main ! »

J’épuisai mes dernières forces en prononçant ces paroles, et je demeurai sans connaissance. Il faut avoir été livrée au plus cruel abandon, être restée long-temps seule à dévorer ses larmes, pour concevoir quel charme on éprouve à sentir un autre gémir avec vous.

Cet autre, j’ignorai long-temps qui c’était, car je restai bien des jours dans un état de faiblesse qui m’ôtait même la force de le demander ; mais je sentais qu’on pressait mes mains, qu’on les mouillait de larmes ; j’entendais qu’on donnait d’une voix basse, au tour de moi, les ordres les plus précis pour me procurer toutes les douceurs de la vie. Bientôt même on me transporta dans un jardin rempli de fleurs ; des oculistes m’entourèrent : il fut décidé que je ne perdrais pas la vue, mais que j’en serais long-temps privée.

Il serait trop difficile de vous détailler les soins dont je fus l’objet ; mais aussitôt que je fus mieux, je voulus savoir à qui je le devais. Le mari de ma tante, que je n’avais pas vu depuis des années, m’avait, dit-on, cherchée et découverte dans la triste situation où j’étais réduite. Tant que ma faiblesse dura on put me le faire croire. Cependant mon faible cœur cherchait encore à se-tromper lui-même ; hélas ! j’aimais à me persuader que Charles n’était pas étranger à ce qui se passait autour de moi.

Mais je fus bientôt désabusée, et je reconnus dans M. de Morange celui qui, avec une bonté sans égale, m’avait montré tant de soins et de dévoûment. Encore tremblait-il quand je le remerciais,tant il craignait que je ne le punisse de m’avoir vue malheureuse.

J’étais seule au monde ; Charles ne m’avait donné aucune marque de souvenirs ; j’appris même qu’il était parti avec mon fils pour les pays étrangers.

M. de Morange m’offrit sa main.

Dès cet instant M. de Morange retrouva la santé et la gaîté qu’il avait presque perdues. Nous nous mariâmes sans faste, sans éclat ; mais après je fus environné d’un luxe qui ne faisait que s’accroître chaque jour. M. de Morange me voyait-il un instant de tristesse ? il m’accablait de fêtes, de présens ; j’avais les voitures les plus élégantes, les plus beaux diamans. Hélas ! tout cela ne pouvait remplacer ce que j’avais perdu.

Un jour, un embarras de voitures arrêta la mienne au milieu d’une rue. Tout-à-coup je reconnus la maison où j’avais été si heureuse ; mes larmes, que je croyais taries, coulèrent de nouveau. Ainsi je passais ma vie dans les regrets ou dans les fêtes. Et combien de fois, pour ne pas affliger l’être si bon à qui j’avais remis mon sort, essayai-je de cacher sous un bandeau de diamant les nuages de mon front ! J’espérai que le changement de lieu pourrait me distraire : je voyageai, je parcourus des pays nouveaux ; mais toujours le chagrin qui dévorait mon cœur me suivait. Enfin, j’achetai une terre magnifique ; j’y fondai une école de jeunes filles, un hospice de vieillards ; je réparai autant qu’il fut en moi les malheurs des autres. Le temps m’avait appris à cacher mes peines, mais ne les avait pas détruites. Cependant je croyais que ma reconnaissance pour M. de Morange m’ordonnait d’être heureuse, ou du moins de le paraître. Je m’interdisais jusqu’au nom de mon fils ; et pourtant le Ciel sait que le bonheur de le revoir était le seul rêve de ma vie. Hélas ! je devais le revoir ; mais à quel prix !!!

Douze ans s’étaient écoulés depuis ma séparation d’avec M. de Bermon. Ma fête arriva. Ordinairement M. de Morange la célébrait par des réunions nombreuses. Celle-là il me proposa de la passer en tête-à-tête, et d’aller diner dans la maison d’un de ses amis absent. Assez indifférente sur tout, j’éprouvai pourtant de l’étonnement de ce changement de goûts chez un homme qui aimait autant la dissipation et le luxe, et, me reportant vers le temps où ma fête, célébrée pourtant simplement aussi, me paraissait si charmante, je sentis ma tristesse devenir plus profonde ; mais voyant combien elle affligeait M. de Morange, je tâchai de la vaincre, et montrai quelque plaisir en entrant dans une charmante petite maison située sur les Boulevards-Neufs.

Je me souvins de l’avoir remarquée plusieurs fois. M. de Morange m’apprit alors qu’elle était à moi, et qu’il y avait réuni une brillante société pour me surprendre. Hélas ! j’étais bien ingrate pour tant de soins ; cependant j’essayai d’être gaie ; mais, malgré moi, j’éprouvais comme le pressentiment d’une douleur nouvelle. J’espérais que la nuit mettrait fin à ma contrainte et que je me retrouverais seule ; mais une illumination charmante embellit tout-à-coup le jardin, et il fallut renoncer à chercher la solitude.

On parla de danser, de placer des orchestres dans différens bosquets, et M. de Morange, tout occupé de faire exécuter ce nouveau projet, n’écoutait qu’avec distraction la prière d’un de ses gens qui insistait pour obtenir la permission de faire atteler afin de reconduire chez lui un monsieur très-malade qui venait de tomber sans connaissance à la grille.

« Il est, ajoutait-il, accompagné de son fils, un tout jeune homme, qui se désole de ne pouvoir trouver de prompts moyens de transport. »

M. de Morange ordonna qu’on préparât une voiture, et n’y pensa plus ; mais moi, émue, entraînée par un pressentiment douloureux, je m’approchai de la grille près de laquelle restait étendu l’étranger. J’entendis une respiration courte et pénible ; le jardin, qui n’avait pas encore été illuminé de ce côté, s’éclaira tout-à-coup, et je reconnus dans cet homme mourant, dans cette figure pâle et flétrie, l’objet de mon premier, de mon unique amour, Charles, le père de mon fils. Je restai là les yeux fixés sur cet objet si cher.

Il revint un peu à lui ; il essaya de rassurer son fils, et le gronda doucement d’avoir causé du dérangement et d’avoir accepté une voiture. Cependant, vaincu par ses instances, il essaya de se soulever pour s’y rendre ; alors il tourna la tête du côté où j’étais : mon vêtement blanc, mon attitude le frappèrent sans doute ; car il porta la main à son front, et, baissant la tête sur sa poitrine, il perdit de nouveau connaissance.

Non, je ne puis dire ce que je souffris. C’était la première fois que je revoyais Charles depuis douze ans ; la mort l’avait marqué de sa fatale empreinte, et moi, j’étais couverte d’habits de fête, entourée de plaisirs et de luxe, et peut-être plus malheureuse que lui.

On l’emporta ; je restai pâle et glacée, tenant les barreaux de fer d’une main raidie. On me cherchait, et on me retrouva tellement changée, les yeux si pleins d’égarement et de désespoir, que M. de Morange devint bientôt aussi triste qu’il était joyeux. Quand nous fûmes seuls, je me jetai presque à ses genoux en le conjurant de me laisser sortir.

« C’est Charles ! c’est le père de mon fils ; permettez moi de le revoir une fois, une seule fois, » lui répétais-je avec cette voix du cœur à laquelle rien ne résiste.

M. de Morange me promit tout ce que je voulus ; mais il me conjura d’attendre pour savoir dans quel état se trouvait M. de Bermon. Il avait chargé son valet de chambre d’accompagner le malade, et il courut l’interroger dès qu’il apprit son retour ; il essaya de me cacher la vérité ; mais je l’obtins, et je sus enfin que M. de Bermon était attaqué d’un anévrisme au cœur qui met tait à chaque instant sa vie en danger ; on l’avait cependant laissé un peu mieux, et je consentis à demeurer jusqu’au lendemain matin.

Mais j’envoyais d’heure en heure ; tantôt Charles donnait quelque espoir, tantôt il allait plus mal ; je voulais courir près de lui, puis j’étais arrêtée par la crainte de lui causer une émotion dangereuse ; enfin, j’étais dans un tel état d’exaspération, que M. de Morange ne consentit à m’accorder la permission de sortir que si je prenais une potion calmante qu’il me présenta : c’était de l’opium, qui me jeta dans un fatigant et profond sommeil.

À mon réveil, un soleil magnifique brillait sur ma tête, et cependant je me sentis frappée d’un pressentiment affreux ; je résolus d’en finir avec mon supplice, et, m’enveloppant d’un vêtement du matin, je parvins à sortir sans être aperçue.

Malgré ma faiblesse, je marchais avec rapidité ; mon état tenait de la folie. J’arrivai devant la maison de M. de Bermon ; j’entrai sans rien demander ; mais, arrivée à la moitié de l’escalier, il me sembla entendre des gémissemens étouffés : alors, poussée par cette fièvre d’opium qui me soutenait encore, je n’hésitai pas ; je franchis plusieurs pièces, et dans la dernière, étendu sur un lit, caché sous un linceul, reposait froid et immobile mon Charles, mon époux, celui que je n’avais jamais cessé d’aimer ; à genoux près de lui, baignant de ses larmes les mains livides de son père, je revis mon fils. Il leva les yeux, et, me repoussant d’un geste, il s’écria :

« Laissez-moi, laissez-moi seul avec lui !

— Il est mort, prononçai-je d’une voix brisée, il est mort sans que sa main ait pressé la mienne, sans qu’il m’ait dit un mot de pardon !…

— Vous êtes donc ma mère ? s’écria le fils de Charles en se levant. Ah ! comment avez-vous pu l’abandonner, lui si bon, si noble, si parfait ? » Et d’amers sanglots sortaient de sa poitrine. « D’hier seulement, continua-t-il, je sais que vous existez ; je vous avais pleurée morte, et je croyais répandre ces larmes sur un doux souvenir ; mais quand mon père s’est vu près de mourir, il m’a dit que vous existiez, que je devais vous aimer, vous respecter, et que cependant vous étiez l’épouse d’un autre. Ah ! j’en suis sûr, vous l’auriez cherché plus tôt si, depuis douze ans, vous aviez vu sa tristesse et le dépérissement de sa santé. Hélas ! moi je croyais que c’était votre perte qu’il pleurait, et c’était votre abandon.

— Cruel enfant ! m’écriai-je, c’est lui qui m’a repoussée, une autre…

— Paix, ma mère ! s’écria mon fils avec force ; elle est muette pour toujours cette bouche qui ne connut jamais le parjure ; mais voici qui répond. »

En parlant ainsi, Henri souleva le drap mortuaire qui couvrait les restes de son père, et je vis mon portrait attaché sur sa poitrine.

« Jamais, reprit mon fils en pleurant amèrement, jamais ce portrait ne l’a quitté ; il partagea avec moi sa dernière pensée. »

Je tombai à genoux près de cette couche où gisait celui que j’avais tant aimé, et un moment mon désespoir s’unit à celui de mon fils.

Hélas ! ce fut la première et la dernière fois, car je ne pus jamais obtenir qu’il se rapprochât de moi ; il suivit son père jusqu’à son dernier asile, et disparut en suite sans que j’aie pu découvrir ce qu’il était devenu.


Me voici arrivée au moment le plus embarrassant, au moment où, moi obscure jeune fille, je suis obligée de prendre la plume pour apprendre à ceux qui auront lu avec intérêt le récit des malheurs de madame de Morange, comment ce récit est arrivé jusqu’à moi. On affirme tant de choses pour donner un air de vraisemblance à l’histoire la moins vraisemblable, que moi, qui n’ai ni l’art ni la magie du style, j’ai peur d’inspirer bien peu de conviction. Il est pourtant certain que je n’ai inventé ni arrangé aucun de ces événemens, et que le touchant intérêt que la vérité leur donne m’a seul engagée à l’offrir aux éditeurs du Livre rose ou Causeries de jeunes femmes. Ce dernier titre fut pour moi comme si on m’avait dit : Révélations des peines du cœur, des erreurs, des faiblesses et des passions. Pourquoi, me suis je demandé alors, ne livrerais-je pas au public une vie de femme malheureuse, et malheureuse par sa faute, une vie qu’elle a écrite dans ses jours d’intolérable ennui, dans ses plus longues nuits d’insomnie et d’angoisse ?

Mais qu’est devenue cette infortunée ? se demandera-t-on après avoir connu ses malheurs ; souffre-t-elle encore, ou la mort a-t-elle fini ses longs chagrins ?… Hélas ! je ne suis point auteur, et je ne sais comment faire passer dans l’âme de mes lecteurs l’attendrissement qui me prend à son souvenir ; mais je l’ai vue mourir, et je n’ai pas à me reprocher d’avoir oublié sa tombe : tombe fastueuse, ornée de marbre et de bronze, mais où viennent du moins couler les pleurs d’un fils.

Je demeurais depuis près de deux ans, avec ma famille, au quatrième d’une maison dont le premier étage, somptueux et magnifique, était habité par une dame dont on vantait la bienfaisance et la bonté. Elle n’était plus jeune, disait-on, et le mauvais état de sa santé la forçait de vivre dans la retraite.

De temps en temps pourtant je voyais monter dans un bel équipage une forme de femme frêle, délicate, et se soutenant à peine.

Un jour je m’élançai imprudemment ; les chevaux partirent avec impétuosité, la roue me rejeta sur les marches de l’escalier ; je pouvais, je devais être écrasée. Un cri perçant sortit de la voiture, et, peu de minutes après, je revins à moi dans les bras d’une femme plus pâle peut-être, plus effrayée que je ne l’étais moi-même. Ses larmes tombaient sur mon front ; elle paraissait désespérée. Je me hâtai de la rassurer. Elle exigea néanmoins que son médecin m’examinât avec le plus grand soin.

Depuis cet accident je vis tous les jours madame de Morange, et tous les jours je m’attachai davantage à elle, car elle avait une bonté, une grâce que je n’ai rencontrée dans personne ; mais c’était une grâce abattue et mélancolique. Je ne l’avais jamais vue sourire, et pour tant elle se plaisait à voir la joie des autres. Jamais non plus elle ne paraissait importunée des manières de son mari, qui étaient si différentes des siennes. Elle trouvait même toujours des prétextes pour qu’il suivît ses goûts, pour qu’il fût heureux à sa manière.

Je n’osais lui demander le motif de la profonde mélancolie qui la minait ; mais un jour je la surpris à genoux qui priait Dieu de lui rendre son fils, et dès ce moment elle me confia tout.

« Voilà, me dit-elle, en me remettant un petit cahier, ce qui est échappé de mon âme ; car, sans cela, le remords, le désespoir m’aurait étouffée. Chère enfant, gardez ce récit, et si quelquefois vous étiez tentée de céder à l’orgueil, souvenez-vous de moi, ma jeune amie, souvenez-vous-en. »

Depuis ce jour, nous parlâmes souvent de son fils. Elle se plaisait à me détailler les grâces de son enfance ; mais quand elle revenait sur leur dernière entrevue, quand elle disait : « Mon fils m’a presque maudite, » il y avait dans ces paroles un désespoir si déchirant, que je la trouvais trop punie. Que de fois aussi je l’ai vue pleurant sur la magnificence dont elle était environnée !

« Mon fils, s’écriait-elle avec angoisse, mon pauvre enfant manque peut-être du nécessaire. »

À cette époque, l’horrible fléau qui dévasta l’Europe vint s’abattre sur Paris. Chacun trembla pour ce qu’il aimait avant de trembler pour lui-même. Ce fut alors que se révélèrent les vertus de madame de Morange ; car ce ne fut point seulement de l’or qu’elle prodigua pour soulager le malheur, et elle, si faible, si débile, dont la vie ne paraissait tenir qu’à un fil, sentit ses forces renaître, et il fallait se jeter à ses pieds pour l’empêcher de rester au milieu des miasmes dangereux qu’exhalait constamment le lit des malades.

« Que puis-je craindre ? disait-elle quand on la suppliait de se ménager ; la mort ne vient pas à qui l’appelle. »

Elle vint cependant la cruelle, elle vint avec son terrible cortége, et, un soir, d’horribles convulsions saisirent la mère du pauvre, la Providence de tant de malheureux ; à son tour elle les connut ces affreuses tortures qu’elle avait plaintes et soulagées tant de fois. Elle voulut que je la quittasse, et ma mère même vint me chercher. Je dis à madame de Morange ce qui était vrai, c’est que je n’éprouvais aucune frayeur ; que je souffrirais mille fois plus si je m’éloignais d’elle ; que j’étais sûre de tomber malade : j’obtins de rester.

Le troisième jour le danger devint pressant, et son médecin, qui ne l’avait point quittée, s’approcha de moi ; sa main était mouillée d’une sueur froide, et le craquement de ses dents annonçait la contrainte qu’il s’imposait.

« Elle est dans le plus grand péril, me dit-il, et il faut que je l’abandonne, car moi-même je suis atteint, et je sens que je le suis mortellement. Vous pensez que je ne crains pas la mort, ajouta-t-il avec une résolution qui luttait énergiquement contre la douleur ; mais mourir quand je puis être utile, mourir dans ce moment, cela est affreux. Je vais vous envoyer, si je puis le découvrir, un jeune homme en qui j’ai la plus grande confiance. » Et, se soutenant à peine, le docteur se traîna vers la porte ; en passant, il jeta un triste regard sur madame de Morange : c’était un mourant qui en abandonnait un autre.

Quelques heures se passèrent. M. de Morange, qui avait veillé plusieurs nuits, était assoupi sur un fauteuil, car je n’avais pu obtenir qu’il quittât l’appartement de sa femme ; je le réveillai pour l’engager d’aller chercher des secours : il me semblait que la mort avançait à pas de géant, et je ne voulais pas la laisser arriver sans essayer de la combattre encore, quand tout-à-coup le bruit d’une marche précipitée me rendit un peu d’espoir : un secours semble la vie elle même dans ces momens terribles.

C’était le médecin envoyé par le docteur S…

Je lui montrai madame de Morange en lui demandant des nouvelles du docteur.

« Il n’a pas deux heures à vivre, me répondit-il d’une voix sourde ; et celle-ci, en saisissant le bras de la malade et en le laissant retomber, celle-ci n’a pas même ce temps.

— Mon fils ! balbutia dans ce moment madame de Morange d’une voix sèche et étranglée, mon fils ! vais-je donc mourir sans te revoir !

— Pourquoi son fils n’est-il pas là ? dit le jeune homme d’un accent presque sévère.

— Mon fils ! mon Henri ! répéta la voix de la mourante, pardonne-moi ; et toi Charles, mon époux, ne me repousse pas, et que la mort rejoigne au moins ce qui fut désuni sur la terre.

— Mon Dieu ! serait-ce donc ma mère ? s’écria le docteur en écartant vivement les rideaux. Est-ce elle que je retrouve et que je ne puis sauver ? »

Il y avait tant d’angoisse et de douleur dans cette exclamation qu’elle arriva au cœur de la mourante ; elle tourna ses yeux déjà presque vitrés sur le jeune homme debout devant elle.

« Oh ! dites que vous n’êtes pas ma mère ; oh ! dites le pour que je ne me livre pas au désespoir et au remords ! s’écria-t-il ; car cent fois déjà j’en ai ressenti d’avoir repoussé ma mère, et si c’était vous, ce serait affreux de ne vous retrouver que pour vous perdre.

— C’est la voix de mon Charles, balbutia l’infortunée madame de Morange ; cette voix vient m’apprendre à mourir : va, ne me plains pas, elle sera bien douce l’heure qui nous rejoindra ; mais j’aurais tant voulu embrasser et bénir mon fils !

— Eh bien ! ma mère, bénissez-le, dit le jeune homme en se jetant à genoux devant elle ; pardonnez-lui, car il fut bien coupable, il vous a montré une cruelle ingratitude : il savait que vous le cherchiez, et pour vous échapper, il a quitté jusqu’au nom de son père.

— Mon Henri ! mon enfant ! dit la mourante en appuyant sa tête livide sur l’épaule de son fils ; oh ! laisse-moi te dire combien de fois je t’ai demandé au Ciel ; mais je vais mourir, et je ne te retrouve que pour te perdre.

— Non, vous ne mourrez point ! s’écria Henri en se relevant avec fureur, non, vous ne mourrez point : Dieu doit enseigner à un fils à sauver sa mère. »

Mais, hélas ! tout fut inutile : ni soins ni prières ne purent arracher madame de Morange à son sort ; cependant, au milieu de ses cruelles douleurs, elle conserva toute sa connaissance, et un sourire céleste éclairait sa physionomie en contemplant son fils.

« Tu m’aimes donc ? disait-elle d’une voix à laquelle la tendresse maternelle avait rendu toute sa douceur ; tu m’aimes ? répétait-elle ; tu viendras pleurer sur ma tombe ; tu permettras qu’elle soit près de celle de ton père ? » Et elle expira.

Élisa Denneville.