Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 8

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VIII.

Une visite pompeuse vint interrompre la douce causerie de Stéphanie. Madame de Clairange n’était pas femme à passer inaperçue dans un salon ; et mademoiselle de Fontvenel, quoiqu’un peu contrariée, fut obligée de se lever pour aller s’informer des nouvelles de sa santé. Edgar resta seul. Un sentiment plein de charme venait de le captiver ; étonné qu’un amour si prompt eût déjà pris sur lui tant d’empire, il cherchait à se l’expliquer par ses souvenirs. « Il y a si longtemps, se disait-il, que je la connais, que je l’aime ; toutes les impressions douces de mon enfance se rattachent à elle. Que de fois elle m’a consolé quand j’étais triste ; qu’elle était bonne, et maintenant qu’elle est adorable ! » Il la contemplait avec attendrissement, presque avec religion. Il admirait ce front pur dont un bandeau de cheveux noirs relevait la blancheur, ce regard plein de noblesse et de loyauté, cette taille si bien proportionnée dont une mise simple et de bon goût faisait valoir toute l’élégance. Ravi de trouver tant d’esprit et de douceur dans une personne d’une beauté remarquable, et fier d’en être favorablement accueilli, Edgar rêvait au bonheur de passer sa vie auprès de Stéphanie, et, se flattant d’en être aimé un jour, il se réjouissait d’avance de déconcerter, par ce mariage si brillant pour elle, l’humble délicatesse des projets de son ami.

Mais il voulait savoir jusqu’à quel point elle pouvait partager sa pensée, et lire ce qui se passai dans son cœur. L’arrivée de madame de Clairange occupait tout le monde. M. de Lorville, voyant que personne ne l’observait, choisit ce moment pour satisfaire sa curiosité, et se confirmer dans son espoir. Il était sûr depuis longtemps de l’affection de Stéphanie, et il savait aussi que nul calcul d’intérêt ou d’ambition ne pouvait entrer dans une âme si pure, ni venir le désenchanter. Enfin, plein de confiance et saisi d’une joyeuse émotion, il la regarde… Ô surprise, ô découverte plus cruelle que tous les désenchantements ! Stéphanie ne pense pas à lui !… Stéphanie aime, le cœur de Stéphanie n’est plus libre… Son accent affectueux n’est que de l’amitié, sa coquetterie n’est qu’une petite vengeance contre celui qu’elle aime, vulgaire punition d’un léger tort. M. de Lorville observe autour de lui, il cherche son rival ; le jeune officier, qu’il n’a pas remarqué jusqu’alors, se trahit par son air de dépit et son silence. Pauvre Edgar ! c’en est fait, son bel avenir s’évapore. Il éprouve tous les tourments de la jalousie, tout le découragement d’un dernier adieu… Hélas ! encore un amour éteint en naissant ! encore un beau rêve détruit !

Edgar, désolé, le cœur dévoré de regrets, prend la résolution de s’éloigner ; mais auparavant il se promet de punir Stéphanie de l’espoir trompeur qu’elle a fait naître ; il veut se consoler, au moins, du chagrin d’avoir deviné son secret, en lui prouvant qu’il le possède et qu’elle se trouve dans sa dépendance.

Elle revint auprès de lui, plus gracieuse et plus coquette qu’elle n’avait été jusqu’alors.

— Je vous préviens, dit-elle en riant, qu’il se trame un grand complot contre vous : on va vous présenter à madame de Clairange ; ainsi préparez-vous à être aimable.

— Est-ce un destin que d’être présenté à madame de Clairange ? demande Edgar avec ironie.

— Non, mais une présentation est une solennité à laquelle on ne saurait trop se préparer. Que dire à quelqu’un que l’on ne connaît pas ?

— Eh mais ! ce que l’on dit aux autres ; cela est si indifférent !

Edgar prononça ces derniers mots avec un dépit visible.

— Comme vous êtes devenu sombre, reprit Stéphanie ; qu’avez-vous donc ? qui a pu vous attrister ainsi subitement ?

— La vue d’un supplice inutile… je n’aime point à voir souffrir. Oui, vraiment, et je suis capable d’aller dire à ce pauvre jaloux, ajouta-t-il en désignant le jeune officier qui était en face d’elle, que vous n’aimez que lui et que je ne mérite pas sa colère.

L’embarras de mademoiselle de Fontvenel fut extrême ; elle rougit, baissa les yeux, et après un moment de silence :

— Mon frère a raison, dit-elle, vous êtes un observateur bien redoutable !

— Oui, si j’étais méchant ! reprit Edgar ; mais rassurez-vous, je n’ai pas de vanité, et, si modeste que soit la place que l’on m’accorde, je sais m’y résigner ; mais je veux qu’on me la laisse toujours…

Le ton affectueux dont il prononça ces paroles émut visiblement Stéphanie ; et M. de Lorville devinant qu’elle allait éprouver quelque regret, et que le jeune officier venait de perdre de ses avantages, s’éloigna, consolé par sa supériorité, comme un grand général se console d’une défaite en calculant les pertes de l’ennemi.

Edgar fut bientôt présenté à madame de Clairange, ainsi qu’on l’en avait menacé. Il vit une femme jeune encore, mise avec recherche, et dont la figure aurait paru complètement insignifiante sans une grimace bienveillante et continuelle qui lui composait une espèce de physionomie. Madame de Clairange n’avait ni âme, ni esprit, ni qualités, ni défauts ; et n’étant entraînée ou retenue par aucun sentiment primitif, bon ou mauvais, elle avait pu se choisir tous ceux qui embellissent, et cela avec un goût exquis, c’est une justice à lui rendre. Les émotions les plus naturelles n’étaient pour elle que des parures ; elle préférait la bonté à la malice, comme on préfère le bleu au rose, selon qu’il sied mieux. Rien ne lui coûtait pour acquérir une vertu séduisante. Chez elle, la pudeur était une étude, la sensibilité un ornement et la douceur un système. À force de la modérer, elle rendait sa voix si faible qu’on ne l’entendait pas. Cette préoccupation de toilette morale se trahissait dans ses discours ; toutes ses phrases commençaient par : « Rien ne sied mieux… rien n’embellit autant… » On croyait qu’elle allait parler d’une coiffure ou d’une étoffe à la mode ; point du tout, c’était de la piété ou de la bienfaisance. Décidée à la générosité, dans son zèle charitable, elle faisait, en effet, beaucoup de bien, mais tout cela sans charme, sans se faire aimer. Sa bonté était, pour ainsi dire, sans vie, ses consolations n’arrivaient pas jusqu’à vous ; tout ce qu’elle disait pour calmer votre douleur prouvait qu’elle ne la comprenait point, et ceux-là mêmes qu’elle accablait de ses bienfaits, tout en la remerciant avec reconnaissance, la traitaient comme une étrangère. C’est que, pour être parent des malheureux, il faut avoir ou beaucoup souffert, ou beaucoup rêvé.

Il n’était pas une seule personne dans la société de madame de Clairange à qui elle n’eût rendu service. Aussi, dès qu’elle arrivait, on s’empressait autour d’elle ; car chacun voulait la dédommager, par une préférence apparente, des sentiments qu’elle n’inspirait pas ; sans se rendre compte du peu de sympathie qu’on ressentait pour elle, on se reprochait de rester indifférent pour une personne si obligeante, et l’on se soulageait de ce remords en faisant d’elle des éloges démesurés. Aussi elle avait une réputation de dévouement, de bonté angélique que sa nature ne méritait pas, mais que ses actions justifiaient.

Les âmes médiocres et les petits esprits se passionnaient pour elle, et citaient volontiers sa conduite pour humilier les autres femmes. Les gens distingués, les âmes d’élite, au contraire, se fatiguaient de tant de vertus étudiées, et de même que les continuelles bergères et les perpétuels moutons de M. de Florian font désirer un loup féroce, les constantes perfections de madame de Clairange faisaient aspirer après un bon défaut.

M. de Clairange avait eu, d’un premier mariage, une fille que madame de Clairange traitait comme la sienne ; et même, pour échapper aux torts qu’on reproche ordinairement aux belles-mères, elle affectait de préférer Valentine, fille de son mari, à ses propres enfants. Les émotions de nature reviennent rarement dans un caractère faussé par des sentiments de convention ; et d’ailleurs l’héroïsme est facile aux personnes indifférentes.

Une des considérations qui avait engagé madame de Clairange à adopter ce système de bonté imperturbable était la difficulté qu’elle trouvait à succéder avec avantage à la première femme de M. de Clairange, une des célébrités les plus remarquables du siècle, et dont la brillante réputation d’esprit était un fardeau pénible pour une femme qui portait le même nom.

Madame de Clairange se rendait justice ; et, sachant que son esprit n’était pas de force à lutter contre le souvenir qu’on gardait encore de celui de sa rivale, elle cherchait à combattre cette mémoire gênante par des contrastes, et en s’étudiant à des qualités opposées. Elle se faisait modeste et toute bonne, parce que la mère de Valentine était brillante, et que la vivacité de son esprit l’avait fait passer longtemps pour méchante.

Valentine, élevée jusqu’à l’âge de quinze ans par sa mère, savait à quel point cette réputation était peu méritée, et s’appliquait chaque jour à la détruire ; elle voyait dans ce devoir de sa tendresse filiale une mission pieuse qui lui était confiée.

Sa mère, comme toutes les femmes supérieures, avait des ennemis et de plus des amis qui redoutaient son regard d’aigle. Ils savaient ne pouvoir lui cacher leur faiblesse, leur ingratitude, et ils se vengeaient, en médisant d’elle, de l’empire qu’elle exerçait sur eux, et auquel, par entraînement et par affection, ils ne pouvaient se soustraire. Le principal trait de son caractère était une loyauté d’impression qui lui faisait souvent tort. Elle n’avait pas cette indulgence hypocrite des personnes à qui tout est indifférent. La fausseté, le calcul, la bassesse lui inspiraient une noble indignation, qu’elle ne pouvait dissimuler. Son esprit passionné se révoltait, et dans son juste mépris, les mots les plus spirituels, les plaisanteries les plus piquantes échappaient à son éloquence. Les sots ne manquaient pas autour d’elle pour ramasser les miettes qui tombaient de sa table, et bientôt ses bons mots étaient colportés de salon en salon, altérés, dénaturés par la malice, et surtout dépouillés du sentiment généreux qui les avait inspirés ; car, lorsqu’elle employait ses armes, c’était toujours pour défendre un ami, pour laver une personne innocente d’un soupçon qu’une autre méritait ; jamais un sentiment personnel n’éveillait sa malignité ; mais par malheur ses plaisanteries étaient bonnes, elles faisaient image ; elles étaient empreintes, pour ainsi dire, de cette poésie de la gaieté qui la colore et la rend vivante ; elles restaient ; ceux qu’elle frappait ne s’en relevaient point, et de là venait que madame de Clairange passait pour une femme méchante, qu’il fallait craindre. Eh ! sans doute, il fallait la craindre et la fuir même, lorsqu’on vivait d’une turpitude ou lorsqu’on étalait un vice.

Valentine gémissait de cette injustice du monde envers sa mère, et plus encore de la réputation d’angélique bonté que ce même monde, toujours dupe et toujours amant de la médiocrité, accordait à la nouvelle madame de Clairange.

Que de fois Valentine compara cette bonté factice et stérile avec la noble et sincère générosité de sa mère ; avec ce dévouement sans borne, ce zèle éclairé d’une amitié vivace qui n’est arrêtée dans ses élans ni par la certitude de se nuire ni par la crainte de déplaire ! Valentine se rappelait avec quelle chaleur sa mère faisait valoir l’esprit et les avantages de ses amis ; quel empressement elle mettait à les servir ; que de vieux parents vivaient de ses dons ; que de malheurs elle avait prévenus par son habileté bienveillante ; que de familles elle avait réconciliées ; que d’ennemis elle avait rapprochés ; que de conseils bienfaisants elle avait donnés à son préjudice ; que de femmes soupçonnées réhabilitées par elle ; que d’enfants repoussés lui devaient leur brillante existence ; que de talents méconnus tenaient leur prompte réputation de ses éloges… Valentine se rappelait aussi combien cette femme, d’une gaieté si vive, savait trouver de paroles consolantes pour la douleur, et elle se demandait si cette bonté active et spirituellement dirigée, cette générosité de toute la vie ne valait pas la bienveillance étudiée de sa belle-mère, ses consolations inutiles et ennuyeuses, et les mauvais bouillons qu’elle envoyait à jour fixe à des indigents inconnus.

Madame de Clairange s’était fait un état dans le monde de sa tendresse pour sa belle-fille. Elle parlait d’elle sans cesse, l’accablait de soins, de prévenances qui finissaient toujours par ces-mots : « N’est-ce pas, Valentine, pour une marâtre je ne suis pas bien sévère ? »

Malgré tout l’éclat de cette tendresse, il était évident que Valentine ne la partageait point. Et comment pouvait-elle aimer une femme qui se faisait la satire vivante de sa mère ? Jamais elle n’avait pu lui pardonner d’avoir osé la remplacer. Chaque fois que l’on prononçait devant elle le nom de madame de Clairange qui ne disait plus celui de sa mère, on voyait Valentine tressaillir, et souvent alors des larmes de regrets et de dépit s’échappaient de ses yeux.

Le monde lui reprochait généralement sa froideur pour sa belle-mère et l’empressement qu’elle avait mis à se séparer d’elle, en épousant, à l’âge de dix-sept ans, le marquis de Champléry, déjà vieux, n’ayant qu’une fortune médiocre, et ne lui offrant d’autre avenir qu’une vie monotone et retirée au fond des montagnes de l’Auvergne.

Madame de Clairange employa tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour empêcher ce mariage, qui lui enlevait son plus bel ornement, son attitude la plus avantageuse, cette preuve éclatante des vertus qu’elle avait tant travaillé à s’acquérir, et qui, par son importance même, la dispensait d’en montrer de moins extraordinaires ; mais elle n’avait aucun empire sur Valentine : ce mariage s’accomplit. Bientôt toutes ses espérances se réveillèrent : M. de Champléry mourut. Elle partit aussitôt pour rejoindre la jeune veuve, et la conjurer de revenir auprès d’elle. Valentine résista longtemps ; mais enfin, vaincue par ses instances, elle promit de venir chaque hiver passer à Paris trois mois auprès de madame de Clairange, à condition qu’on la laisserait libre de rester en Auvergne tout le reste de l’année.

C’était l’époque fixée pour le retour de madame de Champléry, et sa belle-mère venait tout empressée faire part de son bonheur à madame de Fontvenel, et surtout à Stéphanie, que cette nouvelle intéressait vivement.

— Quand j’ai de la joie, il faut que mes amis la partagent, disait madame de Clairange ; je les fatigue si souvent de mes inquiétudes, que cela est bien juste ; mais aujourd’hui, je veux que vous soyez toutes deux aussi heureuses que moi.

— Quoi ! dit Stéphanie, qui savait où menait ce préambule, est-ce qu’elle arrive bientôt ?

— Comme nous nous entendons ! s’écria madame de Clairange ; qu’elle est gentille ! comme elle me devine ! Tous ceux qui me connaissent savent qu’il n’y a que le retour de ma pauvre petite inconsolable qui puisse me réjouir ainsi.

— Qui est sa pauvre petite inconsolable ? demanda tout bas Edgar à M. de Fontvenel.

— C’est sa belle-fille.

— Et de quoi est-elle inconsolable ?

— De la mort de son mari.

— Quel jour attendez-vous Valentine, madame ?… reprit Stéphanie.

— Demain, oui, demain… jugez de ma joie ! répondit madame de Clairange.

— Demain !… ah ! quel bonheur !

Et tous les traits de Stéphanie s’animèrent de l’émotion la plus gracieuse.

— Regardez-la, s’écria madame de Clairange, voyez comme l’amitié lui sied bien, qu’elle est charmante ! Ah ! si ma petite rieuse était là, elle se moquerait bien de nous, de notre impatience, car elle n’entend rien au sentiment, elle !

— Qui appelle-t-elle sa petite rieuse ? demande encore Edgar.

— C’est toujours sa belle-fille, répondit M. de Fontvenel en souriant, la petite inconsolable.

— Quoi ! c’est la même ? Est-elle, en effet, si rieuse et si inconsolable ?

— Mais, c’est une personne singulière, que, malgré toute ta pénétration, tu ne comprendras pas.

— De qui parle-t-on ? interrompit M. Narvaux, qui venait d’entrer.

— De madame de Champléry.

— Ah ! qu’elle me déplaît ! reprit-il tout haut ; elle est si prude et si moqueuse !

— Prude ! mais au contraire, répliqua M. de Fontvenel, elle dit souvent des mots fort plaisants, et…

— Je ne lui refuse pas de l’esprit, mais ce n’est pas un esprit qui me plaise ; j’aime bien mieux sa belle-mère, qui est un ange de bonté, et je ne lui pardonne pas d’être ingrate pour elle.

Tandis qu’il parlait, Stéphanie, après avoir offert du thé à tout le monde, en alla porter une tasse à sa mère, préparée pour elle avec soin et selon son goût.

— Que cette attention est touchante ! s’écria madame de Clairange en la regardant, rien n’embellit autant une jeune personne que les soins qu’elle donne à sa mère ; c’est la plus sûre des coquetteries… Voilà ce que je n’ai jamais pu persuader à Valentine. Elle n’a pour moi nulle prévenance, et le ciel sait combien je suis malheureuse de sa froideur !

— Vous m’étonnez, dit madame de Fontvenel. Il y a un an, lorsque Stéphanie était souffrante, j’ai été témoin des soins de Valentine pour son amie, et je serais une mère ingrate si je la laissais accuser de négligence.

Edgar écouta avec le plus grand intérêt toute cette conversation, en apparence fort insignifiante ; et, lorsqu’il s’éloigna, il s’étonna de tant rêver à cette Valentine, à la fois si triste et si rieuse, si prude et si légère, si froide et si aimante ; et il sentit que ses deux plus grands titres à le prévenir en sa faveur étaient d’avoir déplu à M. Narvaux et d’être aimée de Stéphanie.