Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 1

La bibliothèque libre.
◄  Préface


LE LORGNON.



I.

— As-tu vu Edgar depuis son retour ? disait Frédéric Narvaux à son ami M. de Fontvenel en se promenant avec lui dans la grande allée des Tuileries.

— Non ; on m’a dit qu’il était bien changé.

— Ah ! mon cher, méconnaissable…

— Comment ! il a donc été malade ?

— Non pas, il se porte à merveille, et personne ne prouve plus que lui à quel point notre visage, notre tournure, dépendent de notre humeur.

— J’en conclus qu’il est fort maussade, et, ce qui est pis encore, qu’il est devenu fort laid.

— Non, vraiment ; bien au contraire ; les femmes le trouveront mille fois plus séduisant maintenant, car il a l’air sentimental, et c’est tout ce qu’elles aiment.

— Qu’est-ce que tu me dis là ? Edgar de Lorville devenu sentimental ! lui, ce bon enfant si frais, si réjoui, ne doutant de rien, présomptueux comme un avocat et confiant comme un mari ; qui voulait se battre pour une danseuse, qui me demandait conseil à l’écarté quand je pariais contre lui, et qui reconduisit un soir son rival chez sa maîtresse sans reconnaître la maison ?

— Eh bien, oui, mon cher, cet ingénu n’est plus qu’un diplomate mélancolique ! Il n’y a rien de tel que la diplomatie pour détruire un bon naturel. Imagine-toi un Werther fat ; l’air moqueur et découragé, le regard distrait, le sourire incrédule, n’écoutant pas ce qu’on lui dit, comprenant tout de travers, et répondant de même ; vous lorgnant d’un air dédaigneux, d’une manière insupportable, et, par parenthèse, avec le plus vilain lorgnon que perruquier de vaudeville, faraud de boulevard, calicot de province, aient jamais porté de leur vie.

— Tu m’étonnes. J’ai été élevé avec Lorville, il avait une vue excellente, et…

— Justement, c’est une ruse diplomatique. La parole, dit-on, a été inventée pour cacher ce qu’on pense, et le lorgnon pour cacher que l’on y voit.

— Tu te trompes. Edgar n’est pas si profond que cela. Malgré ses succès à Vienne et ses voyages merveilleux en Bohême, je ne le croirai jamais un rêveur mélancolique… Eh ! vraiment, j’ai raison, s’écria M. de Fontvenel, c’est bien lui que j’aperçois sur la terrasse ; il rit tout seul comme un fou.

— En effet, c’est lui-même, reprit M. Narvaux ; mais qu’a-t-il donc à rire ainsi en lorgnant cette petite blonde ? Il faut absolument savoir ce qui l’amuse tant.

À ces mots, tous deux franchissent l’escalier de la terrasse.

M. de Lorville, les ayant aperçus, vint à eux avec empressement. Son visage gracieux parut rayonnant de plaisir en reconnaissant M. de Fontvenel, son ami d’enfance ; mais quelle que fut sa politesse, il ne put dissimuler une impression désagréable en serrant la main que Frédéric lui tendait affectueusement ; par un mouvement involontaire, il saisit vivement son lorgnon, le cacha dans sa poitrine, et bientôt sa physionomie reprit son expression habituelle de mélancolie.

Ce mouvement n’échappa point aux deux amis, et après les premières phrases du retour, les questions mille fois répétées, les compliments, les reproches, les explications inutiles de lettres perdues ou restées sans réponse, de voyages projetés, d’événements imprévus, après toutes ces inutilités du passé qui font oublier les faits importants de la veille, M. de Fontvenel dit à son ami :

— Depuis quand es-tu devenu aveugle ? il n’est bruit que de ton lorgnon et de la manière dont tu en uses ; voyons un peu s’il mérite sa réputation ?

Edgar rougit et jeta un regard dédaigneux sur M. Narvaux, qui s’écria :

— Je devine, c’est un souvenir de quelque belle Allemande ! Puis, contrefaisant l’accent allemand, il ajouta : — C’est un cache t’amour, un ton te la peauté.

Edgar ne put s’empêcher de sourire, et Frédéric de s’écrier :

— Plus de doute, c’est un cache, un cache t’amour.

— Va pour un cache, reprit en riant Edgar un peu remis de son émotion ; aussi bien c’est la dernière fois qu’on m’en parlera ; puisqu’il me rend ridicule, je ne le porterai plus.

M. de Lorville n’était que depuis peu de temps possesseur de ce lorgnon mystérieux. L’histoire en paraîtra surprenante ; plusieurs même douteront du fait, aussi me contenterai-je de le rapporter fidèlement sans l’expliquer.

Au moment de terminer ses voyages, Edgar avait rencontré au fond d’une petite ville de la Bohême un savant inconnu du monde, et d’autant plus instruit, car il avait employé à son instruction le temps qu’on use ordinairement à la faire valoir. À la fois physicien, médecin, mécanicien, opticien, il était tout, excepté Bohémien. Cet homme étonnant, à force d’étudier les diverses propriétés de la vue, les variantes qualités du cristal, les mystères de la myopie et tous les secrets de la science oculaire, était parvenu, après bien des années, bien des travaux, bien des veilles, après ces longs jours de découragement qui servent de repos à la science, et ces heures enivrantes où l’imagination s’enflamme aux premières lueurs d’une découverte… après avoir plus d’une fois consulté le célèbre Gall et Lavater, après avoir endormi et réveillé plus d’une somnambule, il était parvenu, dis-je, à composer une sorte de verre si parfaitement harmonisé aux rayons visuels, qui reproduisait si fidèlement les moindres expressions de la physionomie, qui montrait d’une manière si merveilleuse ces détails imperceptibles, ces fugitives contractions de nos traits causées par les divers mouvements de l’âme, que l’œil, aidé de ce flambeau, pénétrait la pensée la plus profonde, et traduisait, pour ainsi dire, la fausseté la plus intime. En un mot, le possesseur de cet antiprisme, de ce télescope moral, voyait aussi loin dans la pensée que l’astronome dans les cieux ; et quel que fût le masque qui recouvrît votre visage, vous n’aviez, à travers ce cristal délateur, que la physionomie de vos véritables sentiments.

Vivant dans la retraite et avec de bonnes gens qui ne cachaient pas leurs pensées, ou qui peut-être n’en avaient pas, n’ayant d’autre passion que la science, d’autre intérêt que l’étude, le pauvre savant ne se doutait guère des inconvénients de sa découverte ; aussi, pour reconnaître quelques services que M. de Lorville lui avait rendus, il lui révéla son secret, et lui fit présent d’un lorgnon composé de ce cristal inappréciable, peut-être pour le remercier de tous les nobles sentiments qu’il avait lus dans son cœur. Enfin, dans leur double simplicité, naïveté de jeunesse et candeur de science, l’un crut faire un don profitable, l’autre recevoir un talisman de bonheur.