Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 10

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X.

Le lundi soir Edgar rencontra M. de Fontvenel.

— Ah ! c’est toi, s’écria celui-ci ; tu ne m’échapperas pas ; je t’emmène.

— Où donc ?

— À l’Odéon.

— Ah ! mon ami, que t’ai-je fait, et que veux-tu que j’aille voir si loin ?

— D’abord la Maréchale d’Ancre qu’il faut voir absolument, ensuite la marquise de Champléry.

— Ah ! elle y est ?

— Oui, avec sa belle-mère et Stéphanie ; elles n’ont que Narvaux et moi pour les accompagner, et cela ne suffit pas ; tu sais que les femmes ne s’amusent au spectacle que lorsqu’elles ont dans leur loge un homme à la mode. D’ailleurs tu n’as pas oublié nos engagements et le secret que tu dois nous révéler.

— Mais, dit Edgar, je n’ai pas…

Il allait dire : « mon lorgnon ! » heureusement il s’arrêta.

— Tu n’as pas de place, reprit M. de Fontvenel, je t’en offre deux. M. de S… nous a donné sa loge ou plutôt sa chambre ; c’est une loge d’avant-scène, elle est immense, tu peux accepter sans scrupule ; tu ne nous gêneras pas.

Edgar cède aux instances de son ami ; il monte dans sa voiture pour faire avec lui cette route éternelle, et ils reprennent leur conversation sur madame de Champléry.

Edgar était comme ces gens qui ont une si parfaite connaissance des lieux qu’ils habitent, qu’ils peuvent les parcourir sans lumière. À force de lire la pensée à l’aide de son lorgnon magique, il avait fini par s’étudier à la déchiffrer sans ce secours. Il vit bientôt que son ami parlait de Valentine avec une sorte de dépit ; et songeant à l’extrême intimité de madame de Champléry et de sa sœur, qui leur donnait tant d’occasions de se rencontrer, il pensa que M. de Fontvenel avait dû chercher à lui plaire, et ne se montrait pour elle si peu bienveillant, quoique n’en disant jamais de mal, que parce qu’il n’avait pas réussi. Edgar se rappela encore que son ami était le premier qui eût supposé un secret à Valentine. Or cette idée ne vient jamais qu’à un prétendant mal écouté, qui, se croyant assez séduisant pour être aimé, attribue sa défaite à quelque obstacle mystérieux, à quelque pensée rivale qui l’empêche de réussir malgré ses avantages. Edgar regarda cette observation de M. de Fontvenel comme l’ingénieuse explication que donnait à ses revers un amour-propre blessé, et il résolut de ne juger madame de Champléry que par lui-même, et de ne partager en rien les préventions de son ami.

Arrivé à l’Odéon, M. de Lorville se sentit ému en songeant qu’il allait passer la soirée auprès de cette femme qui le préoccupait d’une manière si étrange, et, pour la première fois peut-être depuis son retour à Paris, il éprouva de l’embarras.

La science qu’il avait rapportée de ses voyages lui avait donné tant d’assurance ! toute sa personne était changée depuis cette époque. Ses manières avaient acquis un aplomb étonnant pour son âge. Dans l’attitude d’un homme qui sait et qui devine, il y a quelque chose de calme, une sécurité qui impose ; on sent qu’il a sur nous un avantage, et quelle que soit sa jeunesse, comme cet aplomb n’est pas celui de l’ignorance ni celui de la sottise, on est forcé de lui reconnaître une sorte de puissance ; d’ailleurs, quand on a le secret de chacun, on devient si indulgent, et l’indulgence dans la jeunesse est déjà de la supériorité : aussi M. de Lorville passait-il pour l’un des jeunes gens les plus spirituels de Paris, réputation qu’il devait en partie à son talisman, mais qu’il n’était cependant pas incapable de soutenir.

Au moment où les deux amis entrèrent dans la loge, mademoiselle George était en scène ; madame de Clairange et Stéphanie se contentèrent de les saluer sans rien dire, pour ne pas exciter les chut offensants du parterre orageux de l’Odéon. Madame de Champléry, abîmée dans ses réflexions, ne tourna pas la tête pour voir qui venait d’entrer ; Edgar en fut donc réduit à admirer ses beaux cheveux blonds arrangés avec art, et à étudier tous les détails de sa mise élégante. Lorsqu’il eut contemplé pendant un moment le léger fichu de tulle brodé qui entourait un col gracieux, la jolie ceinture bleue qui dessinait une taille svelte et élégante, cette robe de mousseline blanche si bien faite, si bien attachée, il commença à s’ennuyer ; alors, pour forcer Valentine à regarder de son côté, il imagina de lancer, de manière à ce qu’elle pût l’entendre, une de ces bêtises révoltantes qui font scandale et qui forcent la personne la plus distraite à lever la tête pour regarder quel est l’imbécile qui a pu la dire.

— En vérité, s’écria Edgar, en regardant mademoiselle George et feignant de se tromper : Mademoiselle Mars est admirable avec ce costume !

— Mademoiselle Mars ! Mademoiselle Mars ! que dites-vous ? s’écria chacun aussitôt en se moquant de cette niaise méprise.

La ruse eut tout le succès qu’il en attendait ; Valentine se retourna vivement du côté de M. de Lorville ; elle le reconnut et rougit. Sachant bien qu’il avait trop d’esprit, trop l’habitude de Paris pour se tromper si grossièrement, et d’ailleurs prévenue par Stéphanie sur sa résolution de l’observer, elle devina que cette balourdise avait été dite volontairement, et le regard dédaigneux qu’elle jeta sur M. de Lorville le punit bientôt de sa malice.

Pendant l’entr’acte, M. de Fontvenel présenta son ami à madame de Champléry ; elle le salua froidement, et après leur avoir adressé à tous deux, sur la pièce que l’on jouait, quelques paroles insignifiantes, elle se mit à regarder de côté et d’autre dans la salle, de l’air d’une personne qui ne se soucie pas d’engager la conversation.

Madame de Clairange ne fut pas si dédaigneuse pour Edgar ; elle s’empara de lui, l’accabla de flatteries sur sa finesse, et finit par lui dire qu’elle était bien heureuse de n’avoir dans le cœur rien à cacher, car il lui serait bien pénible d’être obligée de fuir l’homme le plus aimable qu’elle eût jamais rencontré. — Je crois en vérité, poursuivit-elle, que Valentine n’est si maussade ce soir que parce qu’elle a quelque maligne pensée, qu’elle craint de vous voir deviner.

— Ce que je pense, interrompit Valentine avec un peu d’impatience, intéresse tout au plus l’auteur de cette pièce, et je ne le lui cacherais même pas.

— Vous auriez raison, madame, car il a bien assez de talent et d’esprit pour l’entendre, répondit Edgar, étonné de cette malveillance.

Madame de Clairange avait beau faire des signes et employer ce langage des yeux, des sourcils et des épaules, cette pantomime des tantes et des mères qui grondent leurs filles dans le monde, pour reprocher à Valentine d’être si peu gracieuse envers M. de Lorville, elle persista dans sa mauvaise humeur, et Edgar ne put s’empêcher de rire du désespoir qu’en éprouvait madame de Clairange. Il la soupçonna d’avoir trop parlé en sa faveur ; et il connaissait déjà assez Valentine pour savoir qu’un éloge de sa belle-mère devait le perdre dans son esprit.

Madame de Champléry ne lui apparut pas ce soir-là à son avantage ; elle lui sembla moins belle que le jour où il l’avait aperçue pour la première fois ; ses manières étaient sans grâce, sa voix avait quelque chose de dur qui déplaisait ; la noble régularité de ses traits, n’étant adoucie par aucune expression de gaieté ou de mélancolie, donnait à son visage un air de sévérité qui manquait de charme ; et M. de Lorville, la voyant ainsi, se demandait comment madame de Clairange avait jamais pu être entraînée à nommer sa petite rieuse une personne si grave et si imposante.

Tandis qu’il causait avec madame de Clairange, M. de Fontvenel dit à Valentine :

— Ne vois-je pas en face de nous votre merveilleux cousin, Adolphe de Champléry ?

— Oui, c’est lui, reprit Valentine, il est sans doute ici avec sa belle prétendue, mademoiselle d’Armilly.

À ce nom, Edgar tressaillit ; ce nom lui rappelait sa première épreuve et son premier désenchantement.

— Elle va se marier ? demanda-t-il avec curiosité.

— Oui, répondit Valentine, elle doit épouser mon cousin, M. de Champléry.

— On prétend qu’elle l’aime à la folie, dit alors M. Narvaux, il n’est pourtant guère séduisant. C’est une vérité cruelle à s’avouer, continua-t-il, les ennuyeux plaisent aux jolies femmes.

— Pas tous, reprit Edgar avec insolence ; mais il est certain qu’elles prennent souvent l’obsession pour l’assiduité ; d’ailleurs l’ennui est un magnétisme qui ôte la raison, engourdit la volonté : c’est le philtre des importuns.

En ce moment, madame de Champléry s’étant avancée pour regarder quelqu’un dans la salle :

— Qui saluez-vous, ma chère ? dit sa belle-mère.

— Madame d’Armilly et sa nièce, répondit Valentine.

— Où est-elle ? demanda vivement Stéphanie ; on la dit si belle ! je voudrais bien la voir.

— Ah ! elle est ravissante, s’écria M. Narvaux ; n’est-ce pas, mon cher, c’est la plus jolie femme de Paris ?

Ne voulant point louer mademoiselle d’Armilly ni parler d’elle avec malveillance, Edgar trouva plus convenable de dire qu’il ne la connaissait pas.

— Regardez-la donc, mon cher, elle est adorable !

— Il faut bien qu’elle soit jolie, dit à son tour M. de Fontvenel, pour oser se nommer madame de Champléry.

— On vous confondra toujours ensemble, dit Stéphanie à Valentine.

— Non, reprit-elle ; pour nous distinguer, on appellera ma cousine madame de Champléry la belle.

— Et l’on dira de vous la bonne, cela vaudra bien mieux.

On devine que cette pensée touchante et nouvelle était due à madame de Clairange ; ravie de l’avoir trouvée, elle ajouta :

— Je vois, ma chère enfant, que vous serez obligée de vous remarier pour éviter un quiproquo.

— Le motif est entraînant, dit Edgar, voyant l’embarras où cette plaisanterie de sa belle-mère avait jeté Valentine. Cela me rappelle une jeune personne qui se décida à cet acte si grave du mariage pour avoir le droit de porter un béret qui lui allait à merveille, et qu’on avait eu l’idée ingénieuse de lui faire essayer comme par hasard.

— Comment ! s’écrie M. Narvaux, est-ce qu’il lui fallait absolument un mari pour oser mettre un chapeau ?

— Sans doute, dit madame de Clairange ; ne savez-vous pas qu’en France les jeunes personnes ne portent ni toques, ni bonnets, ni turbans ?

— Fort heureusement, reprit Edgar ; sans cela, dans nos salons, à quoi les reconnaîtrait-on, depuis que les mères de famille persistent dans l’ingénuité ? Cette coutume est très-bien imaginée ; de plus, elle est un langage, car le jour où une vieille fille renonce à se marier, elle arbore le panache blanc sur la toque noire, et c’est comme lorsque le président de la Chambre se couvre… la discussion est terminée.

Chacun rit de cette folie. La conversation ayant continué sur le mariage de mademoiselle d’Armilly, Edgar sortit de la loge pour aller l’admirer, et on le vit bientôt se placer au balcon en face d’elle, de manière à pouvoir aussi contempler Valentine.

Il éprouva un sentiment de tristesse en revoyant mademoiselle d’Armilly, cette belle personne qui l’avait si cruellement puni de sa présomption de plaire ; et il se sentit une sorte d’aversion pour elle en remarquant les regards tendres et les coquetteries qu’elle adressait à ce même M. de Champléry, dont elle lui avait parlé avec tant de dédain, tandis qu’elle employait toute son adresse à se faire épouser de lui. Ensuite ses yeux tombèrent sur Stéphanie, puis sur Valentine, et il pensa qu’il était singulier de voir ainsi réunies dans le même lieu ces trois femmes, les seules qui depuis son séjour à Paris eussent préoccupé son cœur. Les autres n’avaient été pour lui que des caprices, et nulle idée d’avenir n’était venue troubler les plaisirs du présent. Mais Stéphanie ! mais Valentine !… elle qu’il ne connaissait pas, de quel droit avait-elle si vivement occupé sa pensée ?

Cependant ce soir-là elle avait perdu de sa puissance, et Edgar éprouva un plaisir auquel le dépit n’était pas étranger en s’avouant qu’elle semblait la moins belle des trois. Bientôt ce dépit augmenta, car il la vit tout à coup s’animer et causer avec M. Narvaux d’un air de bienveillance et presque de coquetterie qui acheva de l’irriter. Il croyait entendre encore tout le mal que M. Narvaux avait dit d’elle, et la fausseté de l’un, la duperie de l’autre le révoltaient également. Cela est cependant fort commun dans le monde : l’homme qui médit le plus d’une femme parce que la supériorité de son esprit l’humilie est souvent celui qui apprécie le plus son suffrage, et qui fait le plus de frais pour l’obtenir ; et cela, il le fait sans trop de fausseté.

Si Edgar avait eu son talisman, il eût été moins sévère pour Valentine ; Edgar aurait vu qu’elle ne s’était animée ainsi en parlant à un autre que parce qu’elle s’était aperçue qu’il la regardait ; de près, ce regard l’embarrassait ; de loin, ce regard lui donnait la vie ; c’est pour Edgar qu’elle s’était ranimée, et toutes ses paroles, qu’il ne pouvait entendre, s’adressaient à lui.

Il y a des femmes que l’embarras embellit, et d’autres qu’il neutralise ou qu’il métamorphose entièrement. Valentine était de ce nombre, l’embarras la mettait au supplice ; elle aimait mieux nier ses bons sentiments, cacher ses pures émotions, que de risquer le trouble de les exprimer. Il n’était pas de faux-fuyant auquel elle n’eût recours pour sortir de peine. La plaisanterie la plus glaciale, la politesse la plus désenchantante, valaient mieux pour elle qu’un remercîment qui l’eût attendrie. Aussi redoutait-elle l’amour, ses craintes, ses pudeurs et ses troubles, comme le plus grand des tourments, et celui qui devait lui en inspirer pouvait s’attendre d’avance à être regardé par elle comme un ennemi.

À la sortie du spectacle, au bas du grand escalier, madame de Champléry se trouva auprès de sa future cousine, et l’air troublé avec lequel mademoiselle d’Armilly salua M. de Lorville, qui disait ne pas la connaître, inspira quelque défiance à Valentine. Edgar lui-même parut déconcerté en voyant son mensonge découvert. En résultat, cette soirée n’eut pas tout le succès qu’en espérait madame de Clairange, dont M. de Lorville avait deviné sans peine les projets.

Valentine lui avait paru sans grâce, et digne de trouver M. Narvaux aimable. Quant à madame de Champléry, elle jugeait Edgar faux et suffisant, et madame de Clairange, voyant ses plans habiles déjoués, se disait tristement : « Ma belle-fille ne sera jamais duchesse de Lorville. »