Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 9

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IX.

L’impression que lui avait laissée cette soirée fut cependant bientôt effacée. Edgar, trompé deux fois dans les émotions de son cœur, reprit le cours de sa vie mondaine ; mais, toujours désenchanté dans ses illusions, toujours puni dans ses espérances, il finit par concevoir une telle rancune contre son fatal lorgnon, qu’il résolut de ne plus s’en servir. Il le renferma dans un tiroir de son secrétaire, et le jour où il sortit sans le porter sur lui, il se sentit soulagé comme s’il était libre et débarrassé d’un ami importun.

Dans ses découvertes depuis quelques jours, tout l’avait mécontenté ; il avait appris à se méfier de tout, même des caresses d’un enfant : car l’intérêt, cette lèpre du siècle, nous atteint dès l’enfance, et l’on est effrayé de voir de petites têtes calculer avant de penser.

La veille, M. de Lorville alla voir madame de ***. Sa petite fille, sitôt qu’elle le reconnut, vint à lui, sauta sur ses genoux, et lui dit mille gentillesses. Edgar, surpris et touché de cet accueil empressé, voulut savoir pourquoi cette jolie enfant était si tendre pour lui : il la lorgna. « Caressons-le bien, pensait-elle, il a apporté d’Allemagne de si beaux joujoux à ma cousine ! » Malgré lui, Edgar repoussa l’enfant qu’il caressait, et, dégoûté de trouver dans tous les rangs, à tous les âges, la même pensée d’intérêt ou de vanité, il forma le projet de renoncer à une science qui devenait si monotone, et s’avoua que le talent de pénétrer toutes les idées ne valait pas le plaisir d’être trompé.

Débarrassé de son talisman, il se réjouissait de devenir une bonne dupe, et pensait qu’il allait retrouver tout à coup sa crédulité d’autrefois. Mais il est des secrets qu’on ne possède pas impunément et des ignorances qu’on ne trouve plus.

Son esprit, accoutumé à deviner, faisait à son insu des observations, expliquait ses défiances, traduisait ce qu’on disait, rétablissait des vérités altérées ; enfin M. de Lorville était sans son lorgnon comme nous sommes en l’absence d’un ami qui a de l’empire sur nous. Nous agissons par souvenir ; à chaque événement, à chaque objet, nous nous demandons : « Que ferait-il, que penserait-il, que dirait-il de cela ? » Et nous sommes encore sous le joug de ce caractère despotique, alors même que nous croyons en être affranchis par l’absence.

En revenant de l’Opéra, M. de Lorville passa devant la porte de madame de Fontvenel ; il y vit plusieurs voitures arrêtées, et l’idée lui vint de monter chez elle un moment, quoiqu’il fût déjà tard.

Il y trouva encore beaucoup de monde. Comme il entrait, il entendit ces mots que prononçait madame de Clairange avec sollicitude : — Valentine, ne prenez pas d’orgeat, vous vous rendrez malade.

« Elle est ici ! » pensa Edgar, se rappelant tout ce qu’on lui avait dit de madame de Champléry ; et curieux de la voir, il porta ses regards du côté de la table ronde autour de laquelle se réunissaient ordinairement Stéphanie et ses jeunes amies ; mais il en était trop éloigné pour qu’il lui fût possible de distinguer aucune femme particulièrement.

Forcé de rester auprès de la maîtresse de la maison pour écouter les obligeants reproches qu’elle lui faisait sur sa négligence, Edgar s’impatientait de ne pouvoir rejoindre Stéphanie. Il ne doutait pas que Valentine ne fût auprès d’elle, et songeant à ce que lui avait dit M. de Fontvenel sur l’impossibilité de deviner le caractère de madame de Champléry, il commença à se repentir d’avoir abandonné son lorgnon.

Enfin il lui fut permis de s’approcher de cette terrible table ronde, à laquelle il en voulait déjà en se rappelant tout ce qu’à cette même place il avait éprouvé pour Stéphanie. Mademoiselle de Fontvenel le reçut avec sa bienveillance ordinaire, elle le fit asseoir auprès d’elle, et il vit bientôt que sa présence avait fait une grande sensation dans le groupe de jeunes femmes qui l’entouraient.

Il est certain que son talent de pénétration faisait du bruit dans le monde, et que toutes les femmes avaient peur de lui. Une fort jolie personne était à côté de Stéphanie. Edgar présuma que c’était Valentine et se mit à l’observer. Il la trouva rieuse, moqueuse, comme on le lui avait annoncé. La conversation s’étant facilement engagée, et voyant que l’on mettait de la coquetterie à lui répondre, il se livra au plaisir d’être écouté. Il raconta ses voyages, y mêla des anecdotes piquantes, et sachant que madame de Champléry aimait la légèreté dans l’esprit, il se flatta de lui avoir prouvé qu’il n’en manquait pas, et son amour-propre se sentit satisfait.

Comme il était dans tout l’enivrement d’un homme heureux de plaire, la voix de madame de Clairange retentit : — Allons, Valentine, il est minuit passé, vous êtes souffrante, il faut rentrer…

Edgar murmura d’être sitôt séparé de sa jolie voisine ; mais quel fut son étonnement en voyant se lever à la voix de madame de Clairange, vers l’autre bout du salon, une jeune femme grande, belle, froide et sérieuse, toute différente enfin de l’idée qu’il s’était faite de madame de Champléry. Cependant c’était bien elle. Il ne l’avait pas vue, parce que jusqu’alors plusieurs personnes placées devant elle la lui cachaient ; il se leva pour la mieux regarder, mais elle s’éloigna.

Impatienté de sa méprise, Edgar ne trouva plus aucun plaisir à causer avec la jeune femme qu’il avait crue être madame de Champléry. Il lui en voulait de l’avoir trompé, et se disait avec humeur : « J’aurais dû deviner que ce n’était pas elle ; madame de Champléry doit avoir plus d’esprit que cela. » En vain madame de Cilleray, ignorant qu’elle avait dû à une erreur les soins de M. de Lorville, continuait-elle ses gracieuses coquetteries, Edgar ne l’écouta pas, et s’éloigna d’elle d’un air maussade en la laissant toute déconcertée de ce caprice.

Le nom de Valentine, qu’il entendit prononcer avec une sorte d’indignation, l’attira dans le salon voisin, et n’ayant pu causer avec madame de Champléry comme il l’aurait tant désiré, il espéra s’en dédommager en entendant parler d’elle.

— Valentine prude et prétentieuse ! Ah ! monsieur, vous ne la connaissez pas ! s’écriait un vieux général avec chaleur, je vous assure qu’il y a, au contraire, peu de femmes plus simples et qui songent moins à produire de l’effet.

— Vous m’accorderez au moins qu’elle est capricieuse, observa M. Narvaux. Quelle affectation de causer à l’écart toute la soirée avec un vieux diplomate allemand, au lieu de se mêler à la conversation des personnes de son âge et même de son pays ! Pourquoi cette subite attitude de mélancolie qu’elle avait adoptée ce soir, tandis qu’hier elle est restée ici jusqu’à deux heures du matin à nous faire mourir de rire en disant toutes les folies qui lui passaient par la tête !

— Mais, répondit le général, cela est tout simple… aujourd’hui elle est souffrante.

— Ce n’est pas une raison, je l’ai vue cent fois ainsi. C’est une femme inexplicable ; elle n’est jamais deux jours de suite la même. Demandez à Fontvenel, ajouta M. Narvaux, il la juge comme moi.

— Je ne suis pas aussi sévère, répondit M. de Fontvenel ; j’avoue que madame de Champléry m’a toujours paru avoir un caractère incompréhensible ; mais je la connais trop pour l’accuser d’être affectée ou capricieuse : elle me fait plutôt l’effet d’une personne dominée par une arrière-pensée qui la trouble et qu’elle craint de laisser deviner, d’une personne enfin qui a un secret.

— Je serais assez de votre avis, dit une femme douée d’un esprit d’observation redoutable ; sa gaieté est de l’agitation, son silence de la contrainte, et ce sont là des symptômes de…

— Quelle idée !… reprit le général avec humeur.

— Non, je vous jure, ce n’est point une folie ; cette jeune femme a quelque arrière-pensée qui la tourmente.

— Elle a peut-être un anévrisme au cœur, dit un jeune homme qui étudiait la médecine ; cela expliquerait cette subite mélancolie.

— Elle n’a rien du tout, monsieur, reprit le bon général impatienté de ces conjectures ; ou plutôt si vous voulez absolument savoir ce qui la tourmente, je vous le dirai moi ! eh bien ! ce qu’elle a… c’est… c’est sa belle-mère, qui est, selon moi, le plus affreux tourment et la plus ennuyeuse maladie qu’on puisse supporter.

— Quelle injustice ! s’écria-t-on de tous côtés ; madame de Clairange qui est si bonne, qui accable sa belle-fille de soins et de tendresse !…

— Oui, elle l’accable… c’est bien le mot.

— Mon général, dit M. Narvaux, je ne reconnais pas là votre bienveillance habituelle. Une femme si parfaite, si généreuse, ne peut faire le malheur de ceux qui dépendent d’elle, et je crois à la préoccupation de sa belle-fille une cause beaucoup plus vulgaire.

— C’est-à-dire, monsieur, que vous croyez que ce qu’elle a… c’est un amant, reprit le général avec colère ; vous conviendrez alors qu’elle le cache bien ; car aucun homme à Paris ne peut, je pense, se vanter de la compromettre.

— À Paris, non… mais…

— J’entends ce que vous voulez dire : elle aime en province ! à Clermont, un Auvergnat sans doute…

À ces mots chacun se mit à rire. La colère d’un homme très-bon a presque toujours quelque chose de comique, d’abord parce qu’on ne la redoute pas, ensuite parce qu’elle est exagérée ; il n’y a que la méchanceté qui sache s’exhaler avec mesure, et conserver assez de sang-froid pour choisir la place où elle doit frapper : l’indignation frappe au hasard, au risque même de ne pas blesser.

M. de Fontvenel, voyant que le vieil ami de Valentine commençait à se fâcher sérieusement de la manière dont on parlait d’elle, voulut mettre fin à cette conversation qu’il se repentait d’avoir amenée.

— Prenons patience, dit-il, nous avons ici quelqu’un qui peut facilement nous éclairer ; si madame de Champléry a un secret, comme nous le pensons, voilà un homme dont le regard perçant saura bientôt le découvrir.

Tous les yeux se fixèrent alors sur Edgar, que M. de Fontvenel désignait ; et il lui fallut subir le récit des merveilleuses découvertes qu’on attribuait à sa pénétration. Il feignit de ne voir dans ces récits véritables qu’un conte, qu’une plaisanterie, s’engagea, en riant, à mettre en œuvre toutes les ruses de sa science pour deviner le secret de madame de Champléry, et promit de rendre incessamment un compte exact de ses observations.

Quoiqu’il n’eût point son lorgnon ce soir-là, M. de Lorville devina sans peine l’intérêt que le vieux général portait à Valentine, et par un motif qu’il ne s’expliquait pas, il sentit le besoin de le prévenir en sa faveur :

— Avant de m’engager dans cette grande entreprise, dit-il, je dois vous avouer que je suis déjà un juge suspect, et que j’ai perdu un peu de mon impartialité.

— Comment cela, dit M. Narvaux, tu ne connais pas madame de Champléry ; qui te donne donc si bonne idée d’elle ?

— Précisément le mal que vous en dites. Elle vous a fait rire hier jusqu’à deux heures du matin ; donc elle est spirituelle et amusante. Ce soir, son crime est d’avoir causé longtemps avec un vieux savant, et de n’avoir pu cacher sa tristesse ; donc elle a l’esprit solide et le cœur faible. Voilà, il me semble, de quoi composer un caractère de femme fort aimable. Vous voyez que je serais un mauvais juge, et que, sans le vouloir, vous m’avez gagné.

Le vieux général quitta son air de mauvaise humeur ; il se rapprocha de M. de Lorville, lui parla de son père, de sa famille, qu’il connaissait, le questionna sur ses projets avec bienveillance, et Edgar, en l’écoutant, se demandait pourquoi il était si heureux d’avoir mis dans son parti un ami de madame de Champléry.

Il attribua cette préoccupation à la curiosité. La puissance que lui seul possédait de pénétrer le secret d’une femme si distinguée expliquait assez, selon lui, l’impatience qu’il éprouvait de se trouver auprès d’elle. Madame de Fontvenel l’avait prié à dîner pour le jeudi suivant ; Edgar sachant que madame de Clairange et sa belle-fille seraient de ce dîner, se promettait bien ce jour-là de sortir son talisman de sa cachette. Déjà il lui pardonnait tous les tourments causés, tant il était fier de le posséder dans une occasion si importante.

En effet, le mystère qui entourait madame de Champléry, la bizarrerie de son caractère, joints aux avantages de son esprit, devaient inspirer de l’intérêt. M. de Lorville faisait déjà mille conjectures sur le secret qu’il allait deviner, en se promettant d’avance de ne pas le trahir. « Un secret qui donne des défauts à une personne si parfaite ne doit pas être vulgaire, pensait-il ; il n’y a dans ce mystère ni calcul, ni intérêt, puisqu’il n’y a pas hypocrisie. »

Edgar songeait à cette grande entrevue avec une joie d’enfant, et se félicitait d’y être préparé d’avance, se rappelant sa dernière maladresse ; mais le destin lui réservait d’autres épreuves.