Le Loup blanc/14

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Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 109-117).

XIV

OÙ LE LOUP BLANC MONTRE LE BOUT DE SON MUSEAU


Pendant cela, Jude Leker essayait de trouver son chemin dans le taillis. Il eut d’abord grand’peine à s’orienter, car nul sentier ne traversait l’épaisseur du fourré ; mais au bout d’une centaine de pas, il vit avec surprise qu’une multitude de petites routes se croisaient en tous sens et semblaient néanmoins converger vers un centre commun.

Il suivit un de ces sentiers, et arriva bientôt au bord de ce sauvage ravin que nous connaissons déjà sous le nom de la Fosse-aux-Loups.

À part ces routes qui n’existaient point autrefois et qui annonçaient très-positivement le voisinage d’un lieu de réunion où de nombreux habitués se rendaient de différents côtés, rien n’était changé dans le sombre aspect du paysage. Le même silence régnait autour de la même solitude.

Jude descendit les bords du ravin en se retenant aux branches et atteignit le fond où s’élevait le chêne creux. La physionomie du bon écuyer était triste et grave. Il songeait sans doute que la dernière fois qu’il avait visité ce lieu, c’était en compagnie de son maître défunt.

Il songeait aussi que le creux du chêne pouvait avoir été dépositaire infidèle. Or la fortune de Treml avait été mise tout entière entre ces noueuses racines qui déchiraient le sol.

Avant de pénétrer dans l’intérieur de l’arbre, Jude examina les alentours avec soin ; il fouilla du regard chaque buisson, chaque touffe de bruyère, et dut se convaincre qu’il était bien seul.

Cet examen lui fit découvrir, derrière l’une des tours en ruine, un petit monceau de décombres, à la place où s’élevait jadis la cabane de Mathieu Blanc.

— C’étaient de bons serviteurs de Treml, murmura-t-il en se découvrant, que Dieu ait leur âme !

Dans l’intérieur de l’arbre, il trouva quelques débris de cercles, et presque tous les ustensiles de Jean Blanc, mais rouillés et dans un état qui ne permettait point de croire qu’on s’en fût servi depuis peu.

Jude prit une pioche et se mit aussitôt en besogne.

Pendant qu’il travaillait, un imperceptible mouvement se fit dans les buissons et deux têtes d’hommes, masqués à l’aide d’un carré de peau de loup, se montrèrent.

Une troisième tête, masquée de blanc, sortit au même instant d’une haute touffe d’ajoncs qui touchait presque le chêne où travaillait Jude.

Les trois hommes, porteurs de ce déguisement étrange, échangèrent rapidement un signe d’intelligence.

Le signe du masque blanc fut un ordre, sans doute, car les deux autres rentrèrent immédiatement dans leurs cachettes.

Le masque blanc se coucha sans bruit à plat ventre et se mit à ramper vers l’arbre. Il franchit lentement la distance qui l’en séparait, puis il se dressa de manière à fourrer sa tête dans l’une des ouvertures que le temps avait pratiquées au tronc creux du vieux chêne.

Son masque le gênait pour voir ; il l’arracha et découvrit un visage tout noirci de charbon et de fumée : le visage de Pelo Rouan, le charbonnier.

Jude travaillait toujours et ne se doutait point qu’un regard curieux suivait chacun de ses mouvements.

Au bout de quelques minutes, la pioche rebondit sur un corps dur et sonore. Jude se hâta de déblayer le trou et retira bientôt le coffret de fer que Nicolas Treml avait enfoui autrefois en cet endroit. Après l’avoir examiné un instant avec inquiétude pour voir s’il n’avait point été visité en son absence, Jude sortit une clef de la poche de son pourpoint.

À ce moment, Pelo Rouan se mit à ramper et rentra sans bruit dans sa cachette.

Ce fut pour lui un coup de fortune, car Jude, sur le point d’ouvrir le coffret, se ravisa et fit le tour du chêne, jetant à la ronde son regard inquiet. Il ne vit personne, regagna le creux de l’arbre et fit jouer la serrure du coffret de fer.

Tout y était, intact comme au jour du dépôt : or et parchemin. Le bon Jude ne put retenir une exclamation de joie, en songeant que, avec cela, Georges Treml, fût-il réduit à mendier son pain, n’aurait qu’un mot à dire pour recouvrer son héritage intact.

Mais une expression de tristesse remplaça bientôt son joyeux sourire : où était Georges Treml !

Le capitaine Didier, son nouveau maître, avait reçu l’hospitalité au château, et il ne savait même pas qu’il existât une créature humaine du nom de Georges Treml.

Donc, non-seulement Georges n’était plus là, mais on ne parlait même plus de lui.

Jude aurait voulu déjà être au château pour s’informer du sort de l’enfant. Il plaça le coffret dans le trou, qu’il combla de nouveau en ayant soin d’effacer de son mieux les traces de la fouille, puis il gravit la rampe du ravin.

Pelo Rouan le suivit de l’œil pendant qu’il s’éloignait.

— C’est bien Jude ! murmura-t-il, Jude l’écuyer du vieux Nicolas Treml ! il n’emporte pas le coffret ; je verrai cette nuit ce qu’il peut contenir. En attendant, il ne faut point que nos gens soupçonnent ce mystère, car ils pourraient revenir avant moi.

Jude avait disparu. Les deux hommes à masques fauves quittèrent le fourré et s’élancèrent vers le chêne. Ils remuèrent les outils, visitèrent chaque repli de l’écorce et ne trouvèrent rien.

Ces deux hommes étaient des Loups.

Ils s’approchèrent de la touffe d’ajoncs.

— Maître, dirent-ils en soulevant leurs bonnets ? qu’avez-vous vu !

Pelo Rouan haussa les épaules.

— C’est grand dommage que vous n’habitiez point la bonne ville de Vitré, dit-il. Vous êtes curieux comme des vieilles femmes, et vous feriez d’excellents bourgeois. J’ai vu un rustre déterrer deux douzaines d’écus de six livres qu’il avait enfouies en ce lieu.

Les deux Loups se regardèrent.

— Cela fait plus de deux cents piécettes de douze sous à la fleur de lis, grommela l’un d’eux, et il y en a peut-être d’autres.

— Cherchez, dit Pelo Rouan avec une indifférence affectée. Moi, je vais veiller à votre place.

Les deux Loups hésitèrent un instant, mais ce ne fut pas long. Ils touchèrent de nouveau leurs bonnets et regagnèrent leurs postes.

Pelo Rouan remit son masque en peau de mouton.

— C’est bien, dit-il ; mais souvenez-vous de ceci : quand je suis là, mes yeux veillent avec les vôtres, je puis pardonner un instant de négligence. Quand je m’éloigne, la négligence devient trahison, et vous savez comment je punis les traîtres. On a vu des soldats de la maréchaussée dans la forêt, et peut-être en ce moment même des yeux ennemis interrogent les profondeurs de ce ravin. La moindre imprudence peut livrer le secret de notre retraite. Prenez garde !

Le charbonnier prononça ces mots d’une voix brève et impérieuse. Les deux Loups répondirent humblement :

— Maître, nous veillerons.

Pelo Rouan ôta les pistolets qui pendaient à sa ceinture et les cacha sous ses vêtements.

— Je vais au château, continua-t-il, afin d’apprendre ce que nous devons craindre des gens du roi. Je reviendrai cette nuit.

À ces mots, il gravit la montée d’un pas rapide et disparut derrière les arbres de la forêt.

— Le Loup Blanc et le diable, murmura l’une des sentinelles, il n’y a qu’eux deux pour courir ainsi. Guyot ?

— Francin ?

— J’aurais pourtant voulu voir là-bas dans le creux du chêne.

— Moi aussi, mais… Si on fouillait, il verrait. Je m’entends.

— La terre est pourtant fraîchement remuée…

— Il verrait, je te dis ! Et nous savons ses ordres.

— C’est la vérité ? Quand il a parlé, ça suffit.

En conséquence de quoi, les deux Loups se résignèrent à faire bonne garde.

Jude Leker, lui, reprenait le chemin qui devait le conduire vers son capitaine. Il traversa le taillis d’un pas plus leste et le cœur plus content que la première fois. Une de ses inquiétudes était au moins calmée et il avait désormais en main de quoi racheter les riches domaines de la maison de Treml.

Quand il arriva au lieu où il avait laissé Didier, celui-ci était seul.

— Tu n’as pas perdu de temps, mon garçon, dit-il gaiement. Je ne t’attendais pas si vite.

Jude prit cela pour un reproche adressé à sa lenteur et se confondit en excuses.

— Allons ! s’écria le capitaine qui sauta en selle sans toucher l’étrier, j’aurai dormi, sans doute, et fait un beau rêve, car je veux mourir si j’étais pressé de te voir arriver. À propos, et le trésor de Treml ?

— Dieu l’a tenu en sa garde, répondit Jude.

— Tant mieux ! Au château, maintenant, à moins qu’il ne te reste quelque mystérieuse expédition à accomplir.

Il est rare qu’un Breton de la vieille roche sympathise complètement avec cette gaieté insouciante et communicative qui est le fond du caractère français. Cette recrudescence soudaine de bonne humeur mit l’honnête Jude à la gêne, d’autant plus qu’il était occupé lui-même de pensées graves.

Il suivit quelque temps en silence le jeune capitaine qui fredonnait et semblait vouloir passer en revue tous les ponts-neufs anciens et nouveaux chantés au théâtre de la foire.

Enfin Jude poussa son cheval et prit la parole.

— Monsieur, dit-il, mon devoir est lourd et mon esprit borné. Je compte sur l’aide que vous m’avez promise.

— Et tu as raison, mon garçon ; tout ce que je pourrai faire, je le ferai. Voyons, explique-moi un peu ce que tu attends de moi.

— D’abord, répondit Jude, bien que vingt ans se soient écoulés depuis que j’ai mis le pied pour la dernière fois au château de la Tremlays, il pourrait s’y trouver quelqu’un pour me reconnaître, et j’ai intérêt à me cacher. Je voudrais donc n’y point entrer avant la nuit venue.

— Soit, le temps est beau ; nous attendrons dans la forêt. Mais l’expédient me semble médiocrement ingénieux, par la raison qu’il y a résines et lampes au château de M.  de Vaunoy.

— C’est vrai, murmura dolemment le pauvre Jude ; je n’avais point songé à cela.

Le capitaine reprit en souriant :

— Il y a un moyen d’arranger les choses, mon garçon. Nous arriverons enveloppés dans nos manteaux de voyage, et je trouverai bien quelque prétexte pour te protéger contre les regards indiscrets. Après ?

— Après ? répéta Jude fort embarrassé ; après, je tâcherai de savoir… de manière ou d’autre… ce qu’est devenu le petit monsieur.

— C’est cela, nous tâcherons.

La nuit vint : nos deux voyageurs furent introduits au château, comme nous l’avons vu, et Simonnet, le maître du pressoir, se chargea de les annoncer aux maîtres.

M.  Hervé de Vaunoy et sa fille Alix étaient au salon, en compagnie de Mlle  Olive de Vaunoy, sœur cadette d’Hervé, et de M.  de Béchameil, marquis de Nointel, intendant royal de l’impôt.

Le capitaine était attendu depuis quelques jours déjà, bien qu’on ignorât le nom du nouveau titulaire. Dès que maître Simonnet eut prononcé le mot capitaine, tous ces personnages se levèrent et dardèrent leurs regards vers la porte avec une curiosité plus ou moins prononcée.

Le capitaine entra, suivi de Jude qui se tint aux environs du seuil, le nez dans le manteau. Didier s’avança le feutre sous le bras, la mine haute, et se portant comme il convenait à un homme rompu aux belles façons de la cour.

Son aspect parut étonner grandement tout le monde, ce qu’il dut déchiffrer en caractères lisibles, quoique différents, sur les quatre physionomies présentes.

Mlle  Olive pinça ses lèvres en jouant vigoureusement de l’éventail.

Alix pâlit et s’appuya au bras de son fauteuil.

M.  de Vaunoy laissa percer un tic nerveux sous son patelin sourire.

Enfin, M.  de Béchameil, marquis de Nointel, exécuta la plus piteuse grimace qui se puisse voir sur visage de financier désagréablement surpris.