Le Loup blanc/27

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Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 236-248).

XXVII

LA PREMIÈRE BÉCHAMELLE


Ce jour-là, Antinoüs Béchameil, marquis de Nointel, avait résolu de frapper un coup décisif sur le cœur de sa « belle inhumaine » ; c’était ainsi qu’il appelait mademoiselle de Vaunoy.

Il ne dormit guère que deux heures après son déjeuner, et gagna ensuite en toute hâte les cuisines du château de la Tremlays, où il demanda le chef à grands cris.

Il n’est personne qui ne désire se montrer avec tous ses avantages aux yeux de la dame de ses pensées. Béchameil que le hasard avait fait intendant royal de l’impôt, mais qui était né marmiton de génie, s’était mis en tête de subjuguer mademoiselle de Vaunoy définitivement et d’un seul coup, à l’aide d’un blanc-manger du plus parfait mérite ; blanc-manger exquis, original, nouveau, dont Alix goûterait la première, et qui garderait le nom de cette belle personne, en l’immortalisant dans les siècles futurs.

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.

Il ne faut pas croire que M.  le marquis de Nointel fût descendu aux cuisines de la Tremlays avec un projet vague et mal arrêté. Son blanc-manger était dans sa tête, complet et tout d’un bloc. Il n’y manquait ni un scrupule de muscade, ni une pointe de girofle, ni un atome de cannelle.

Aussi, disons-le tout de suite, le plat de l’intendant royal devait compter parmi les rares chefs-d’œuvre qui vivent à travers les âges. Ce devait être un blanc-manger illustre, un blanc-manger que les restaurateurs des cinq parties du monde inscriront avec fierté sur leurs cartes tant que l’homme, roi de la création, saura distinguer un suprême de turbot d’une omelette au lard !

Le cuisinier de la Tremlays mit à la disposition de son noble confrère ses épices et ses fourneaux. Béchameil se recueillit dix minutes ; puis, avec la précision nécessaire à toutes les grandes entreprises, il se mit résolûment à l’œuvre.

La vieille Goton Rehou, femme de charge du château, qui fumait sa pipe dans un coin de la cheminée, pendant que l’intendant royal opérait, répéta souvent depuis qu’elle n’avait, de sa vie, vu un mitron si ardent à la besogne.

L’intendant royal n’avait garde de faire attention à la vieille. Il avait retroussé les manches de son habit à la française, rentré la dentelle de son jabot et rejeté sa perruque en arrière. Son rouge visage atteignait les nuances les plus vives de la pourpre. Ses yeux étaient inspirés. Ses mains blanches et chargées de diamants agitaient la queue de la casserole avec une grâce indescriptible. Tout observateur impartial eût déclaré qu’il était là vraiment à sa place.

— Divine Alix ! murmurait-il plus tendrement à mesure que la fumée s’élevait, plus savoureuse ; vous qui possédez toutes perfections, vous devez être douée du plus délicat de tous les goûts. Si vous résistez à ce poison, je n’aurai plus… une idée de gingembre ne peut que faire du bien… je n’aurais plus qu’à mourir !

Béchameil mit une pincée de gingembre et ouvrit convulsivement ses narines pour saisir l’effet.

— Délicieux ! céleste ! dit-il ; Alix, vous ne refuserez plus la main capable de combiner ces saveurs, il faudrait être un sauvage pour résister à un pareil arôme.

— C’est vrai que ça sent bon ! grommela Goton dans un coin.

Béchameil mit son binocle à l’œil et regarda du côté de la cheminée d’un air modeste et satisfait.

— N’est-ce pas, excellente vieille ? s’écria-t-il, c’est un manger de déesse.

— Ça doit faire un fier ragoût, c’est la vérité, répondit Goton en rallumant sa pipe avec gravité, mais, sauf respect de vous, si j’étais homme et marquis, m’est avis que j’aimerais mieux manier une épée que la queue d’une casserole.

Béchameil laissa retomber son binocle et, se détournant de dame Goton avec mépris, il rendit son âme tout entière à la pensée de la belle Alix.

Celle-ci, par contre, ne songeait en aucune façon à lui ; elle était assise auprès de sa tante, mademoiselle Olive de Vaunoy, dans le petit salon de la Tremlays, et travaillait avec distraction à un ouvrage de broderie.

Mademoiselle Olive faisait de même ; mais cette recommandable personne avait eu soin de se placer entre trois glaces. De sorte que, de quelque côté qu’elle voulût bien tourner la tête, elle était sûre de se sourire à elle-même et d’apercevoir, dans toute son ambitieuse majesté, l’édifice imposant de sa coiffure.

Chaque fois qu’elle tirait son aiguille, elle jetait à l’un des trois miroirs une œillade pleine de bienveillance que le miroir lui rendait fort exactement.

Ce jeu innocent paraissait la satisfaire on ne peut davantage ; mais c’était un jeu muet, et la langue de mademoiselle Olive était pour le moins aussi exigeante que ses yeux.

À plusieurs reprises, elle avait essayé déjà d’entamer une conversation avec sa nièce sur ses sujets favoris, savoir : les défauts du prochain, le plus ou moins de mérite des chiffons récemment arrivés de Rennes, et surtout les romans de mademoiselle de Scudéry, qui étaient encore à la mode en Bretagne.

Alix avait répondu par des monosyllabes et à contre-propos. Non seulement elle ne donnait pas la réplique, mais elle n’écoutait pas, chose cruellement mortifiante en soi pour tout interlocuteur, mais qui devient accablante pour une demoiselle d’un certain âge, prise du besoin de causer.

— Mon Dieu, mon enfant, dit enfin la tante après avoir fait un effort pour garder le silence pendant la moitié d’une minute, ceci devient intolérable. Je vous conjure de me dire où vous avez l’esprit depuis une heure !

Alix releva lentement sur sa tante ses grands yeux fixes et distraits.

— Vous avez parfaitement raison, répondit-elle au hasard.

— Comment, raison ! s’écria mademoiselle Olive. Mais je n’ai rien dit !

Alix sembla se réveiller en sursaut et regarda sa tante d’un air étonné, puis elle se leva, la salua et sortit.

Elle traversa rapidement le corridor et gagna sa chambre où elle se mit à marcher à grands pas.

— Je veux le voir ! dit-elle après quelques minutes d’un silence agité. Il le faut.

Elle prit dans sa cassette une bourse de soie et agita vivement une petite sonnette d’argent posée à son chevet. Ce coup de sonnette était un appel à l’adresse de mademoiselle Renée, fille de chambre d’Alix.

Renée monta.

— Prévenez Lapierre, dit Alix, que je veux lui parler sur-le-champ.

L’instant après, Lapierre était introduit dans l’appartement de mademoiselle de Vaunoy, qui ne put, à sa vue, retenir un vif mouvement de répulsion.

Lapierre entra chapeau bas, mais gardant sur son visage l’expression d’insouciante effronterie qui lui était naturelle.

— Mademoiselle m’a fait appeler ? dit-il.

Alix s’assit et fit signe à Renée de s’éloigner. Pendant un instant elle garda le silence et tint les yeux baissés ; évidemment, elle hésitait à prendre la parole.

— Tenez-vous beaucoup à rester au service de M. de Vaunoy ? demanda-t-elle enfin avec une dureté calculée.

Un autre se fût peut-être étonné de cette question, mais Lapierre était à l’épreuve.

— Infiniment, mademoiselle, répondit-il.

— C’est fâcheux, reprit Alix qui surmontait son trouble et regagnait tout son sang-froid, j’ai résolu de vous éloigner.

— Et m’est-il permis de vous demander ?…

— Non.

Lapierre baissa la tête et sourit dans sa barbe. Alix aperçut ce mouvement, et une vive rougeur couvrit son beau front.

— Vous quitterez la Tremlays, poursuivit-elle en refoulant une exclamation de colère méprisante ; je le veux.

— Peste ! murmura Lapierre : voilà qui est parler.

— Vous quitterez la Tremlays à l’instant.

— Peste ! répéta Lapierre.

— Silence ! si vous vous retirez de bon gré, je paierai votre obéissance.

Alix fit sonner les pièces d’or que contenait la bourse en soie.

— Si vous résistez, poursuivit-elle, je vous ferai chasser par mon père.

— Ah ! fit tranquillement Lapierre.

— Voulez-vous cette bourse ?

— J’y perdrais, répondit Lapierre, j’aime mieux rester… à moins pourtant que mademoiselle ne daigne me dire, ajouta-t-il d’un ton d’ironie pendable, comment un pauvre diable comme moi a pu s’attirer la haine d’une fille de noble maison. Je suis très-curieux de savoir cela.

— La haine ! répéta Alix, qui se redressa.

Elle retint une parole de dédain écrasant et dit à voix basse :

— Lapierre, vous êtes un assassin.

— Ah ! fit encore celui-ci sans s’émouvoir le moins du monde.

— Je ne sais pas, poursuivit Alix, ce qu’il put jamais y avoir de commun entre un homme comme vous et le capitaine Didier…

— Nous y voilà ! interrompit Lapierre assez haut pour être entendu.

— Paix, vous dis-je, ou je vous ferai châtier comme vous le méritez ; j’ignore ce qui a pu vous porter à ce crime, mais c’est vous qui avez attendu nuitamment, l’année dernière, le capitaine Didier, dans les rues de Rennes.

— Vous vous trompez, mademoiselle.

Alix tira de son sein la médaille de cuivre que le lecteur connaît déjà.

— Le mensonge est inutile, continua-t-elle, c’est moi qui pansai votre blessure quand on vous ramena à l’hôtel, et je trouvai sur vous cette médaille que je savais appartenir au capitaine Didier. Vous la lui aviez volée croyant sans doute qu’elle était en or.

— Et vous, mademoiselle, repartit Lapierre en souriant, vous l’avez gardée précieusement depuis ce temps, quoiqu’elle ne soit que de cuivre.

— Niez-vous encore ! demanda Alix sans daigner répondre.

— À quoi bon ? demanda Lapierre.

— Alors vous ne vous refusez pas à quitter le château ?

— Si fait ! plus que jamais.

— Mais, s’écria mademoiselle de Vaunoy, malheureux, ne craignez-vous pas que je vous dénonce à mon père ?

Lapierre éclata de rire. Alix se leva indignée.

— C’en est trop, dit-elle ; dès que mon père sera de retour…

— Qui sait quand votre père reviendra, mademoiselle ? interrompit Lapierre qui la regarda en face.

— Que voulez-vous dire ? demanda vivement la jeune fille saisie d’un vague effroi.

Lapierre ouvrit la bouche pour parler, mais il se retint et rappela sur sa lèvre son sourire cynique.

— Nous sommes tous mortels, dit-il en s’inclinant, et chaque homme est exposé sept fois à périr dans un seul jour : voilà tout ce que je voulais vous dire, mademoiselle. Quant à votre menace, elle est faite, n’en parlons plus ; mais gardez, je vous conjure, celles que vous pourriez être tentée de m’adresser à l’avenir. Il est humiliant, pour une noble demoiselle, de menacer un valet.

— Mais, sur ma foi ! s’écria Alix que cette longue provocation jetait hors d’elle-même, je ne menace pas en vain. M. de Vaunoy saura tout !

— Changez le temps du verbe : j’ai étudié un peu ma grammaire : Au lieu du futur mettez le présent, et vous aurez dit la vérité, mademoiselle.

— Je ne vous comprends pas ! balbutia Alix qui devint pâle et chancela.

— Si fait, mademoiselle, vous me comprenez et parfaitement. Croyez-moi, ne me forcez point à mettre les points sur les i.

— Je veux que vous vous expliquiez, au contraire, dit Alix avec effort.

— À votre volonté. Le bon sens exquis dont vous êtes douée vous avait fait deviner tout d’abord que rien de commun ne pouvait exister entre un honnête garçon tel que moi et un enfant sans père comme le capitaine Didier. Je n’ai point de haine, en effet. Mais le sort a été injuste à mon égard : je ne suis qu’un valet ; la haine d’autrui peut devenir ma haine : et, pour gagner mes gages, je puis avoir à tirer l’épée comme si je haïssais réellement…

— Tu mens, misérable ! interrompit la jeune fille exaspérée, car elle comprenait.

— Vous savez bien que non. J’ai tué parce qu’on m’a dit : Tue.

— Oses-tu bien accuser mon père !

— Moi ! Je ne pense pas avoir prononcé le nom respectable de M. Hervé de Vaunoy. Mais, à bon entendeur, salut.

— Tu mens ! tu mens ! répéta Alix dont la tête se perdait.

— Mettons que je mente, mademoiselle, pour peu que cela puisse vous être agréable. Mais, que je mente ou non, si, comme je le crois, vous portez quelque intérêt au capitaine Didier, ne perdez pas votre temps à menacer un homme qui ne saurait vous craindre. Cet homme, d’ailleurs, n’est que l’instrument. Montez plus haut : arrêtez le bras ou fléchissez le cœur.

Il ajouta plus bas :

— Et quand votre père reviendra, s’il vous est donné de revoir votre père, agissez sans perdre une minute, c’est un bon conseil que je vous donne.

À ces mots Lapierre salua profondément et prit congé avec toute l’apparence du calme le plus parfait.

Alix ne saisit point ses dernières paroles ; mais elle en avait assez entendu. Dès que le valet fut parti, elle s’affaissa sur son siège et mit sa tête entre ses mains. Un monde de pensées navrantes fit irruption dans son cerveau.

— Mon père ! mon père ! murmurait-elle au travers de ses sanglots ; je ne veux pas le croire. Ce misérable ment !

Mais elle avait beau faire, une irrésistible conviction s’imposait à son esprit : c’était son père qui avait ordonné l’assassinat de Didier.

Pourquoi ?

Elle se leva chancelante, et agita sa sonnette. Elle voulait joindre Didier, lui conseiller de fuir… Hélas, que lui dire sans accuser son père ?

Lorsque Renée se rendit à l’appel de la sonnette, elle trouva sa jeune maîtresse inanimée sur le plancher. Alix avait succombé à son émotion. Quand elle recouvrit ses sens, une fièvre violente s’empara d’elle.

L’heure du dîner vint cependant, et M. de Béchameil, quittant la cuisine, fit son entrée dans la salle à manger suivi du plat incomparable qu’il venait d’inventer.

Le digne financier avait un air à la fois modeste et conscient de sa valeur. Il semblait savourer par avance les unanimes éloges qui allaient accueillir ce chef-d’œuvre de l’art culinaire, rendu plus précieux par la noble main qui l’avait préparé ; il méditait déjà une courte allocution en forme de madrigal, à l’aide de laquelle il comptait offrir à mademoiselle de Vaunoy l’honneur d’attacher son nom au blanc-manger nouveau-né.

Certes, ce n’était point là une mince aubaine pour la belle Alix. Il y allait de l’immortalité, car le plat n’était rien moins qu’une béchamelle de turbot (les cuisiniers ont faussé l’orthographe de ce nom illustre), c’était, en un mot, la première de toutes les béchamelles.

Hélas ! le destin est aveugle, tous les bons poètes l’ont dit, et les projets des hommes sont étrangement caducs ! La primeur de ce précieux aliment devait tomber en partage aux palais mal appris de deux ignobles valets !

En entrant dans le salon, Béchameil orna sa lèvre de son plus avenant sourire. Ce fut en pure perte : il n’y avait point de convives.

Hervé de Vaunoy n’avait pas reparu. Alix était en proie à d’atroces souffrances ; mademoiselle Olive veillait auprès de son lit de douleur. Didier était on ne savait où.

Ce que voyant, Béchameil, ordinairement si paisible, entra dans un dépit furieux. Désolé de n’avoir personne pour apprécier les mérites de son blanc-manger il demanda son carrosse, et partit au galop pour sa villa de la Cour-Rose.

Le blanc-manger resta sur la table, chef-d’œuvre abandonné.

Quelques minutes après, Alain le majordome et Lapierre entrèrent par hasard dans le salon.

— Il ne reviendra pas, dit Lapierre.

— Tu es un oiseau de mauvaise augure, répondit le vieil Alain : il reviendra.

Les deux valets avisèrent le blanc-manger. Ils s’attablèrent sans cérémonie. Nous devons croire que la béchamelle se trouva être de leur goût, car, au bout d’un demi-quart d’heure, il n’en restait plus trace.

— Il ne reviendra pas ! répéta Lapierre en se renversant sur son siège comme un homme qui a bien dîné.

— Il reviendra ! répéta de son côté maître Alain, qui introduisit dans sa bouche le goulot de sa bouteille carrée ; en veux-tu ?

— Volontiers. S’il ne revient pas, nous pourrons bien n’y rien perdre. Ce petit soldat de Didier a le cœur généreux et la main toujours ouverte. Il achètera notre marchandise un bon prix.

— Et s’il nous fait pendre ?

— Allons donc !…

On frappa trois rudes coups à la porte extérieure. Les deux valets sautèrent sur leurs sièges.

— C’est Vaunoy ! dit le vieux majordome.

— Ou Didier ! répartit Lapierre… Une idée ! Si c’est Didier, veux-tu que nous parlions ? Vaunoy est avare. Nous pourrissons à son service.

Alain hésita et but. Quand il eut bu, il n’hésita plus.

— Tope, s’écria-t-il gaillardement ; si c’est Didier, nous parlerons. Vaunoy, s’il revient ensuite, reviendra trop tard. Mais si c’est Vaunoy ?

— Alors, il deviendra pour moi incontestable que Satan le protège, et ma foi, que Dieu ait l’âme du capitaine !

— Amen, répondit maître Alain.

On entendit des pas dans l’antichambre.

Les deux valets se levèrent et clouèrent leurs regards à la porte.

— Quelque chose me dit que c’est le capitaine, murmura Lapierre.

— Moi, je parierais que c’est le Vaunoy, riposta le majordome.

— Eh bien ! parions !

— Parions !

— Un écu pour le capitaine !

— Un écu pour Vaunoy !