Le Luth abandonné (La Psyché)

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La PsychéVolumes 1 à 6 (p. 717-721).


Le Luth abandonné


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Enfant mélodieux de la belle Italie,
Que fais-tu dans ces bois ?
Ne te souvient-il plus de la douce magie
De tes sons d’autrefois ?

Qu’as-tu fait des accords dont tu charmais naguère
Les pâtres de l’Arno,
Ou que tu mariais à la danse légère
Des vierges du Lido ?

Réveille-toi, beau luth ! entends du pin sauvage
Frissonner les rameaux,
Et l’écureuil folâtre agiter le feuillage
De ces jeunes ormeaux.

 

Entends l’insecte ailé frémir dans la verdure,
Et le ramier gémir,
Et, toutes de concert, les voix de la nature
Se confondre et s’unir.

Seul, tu restes sans voix ; et le vent qui s’exhale
De la cime des ifs,
À peine de ton sein tire par intervalle
Quelques sons fugitifs.

Le lierre chaque jour t’enlace de verdure,
Et ses nœuds étouffans
Par degrés chaque jour éteignent le murmure
De tes derniers accens.

Ah ! si la main de l’art, si les doigts d’une femme
Ranimaient tes concerts,
Avant que pour jamais les restes de ton âme
S’envolent dans les airs ;

  

On entendrait encore une douce harmonie
S’échapper de ton sein,
Et l’oiseau de ces bois, contre ta mélodie,
Ne lutterait qu’en vain.

Mais tu meurs solitaire, et tes sons dans l’espace
Bientôt seront perdus :
Au toucher caressant de la brise qui passe
Tu ne répondras plus !…

Pauvre luth ! comme toi, du fond de ma retraite
J’implore chaque jour
Une main qui réveille en mon âme muette
La corde de l’amour.

Oh ! comme au seul toucher de cette main chérie
Tous mes sens frémiraient !
Quels sublimes accords, quels fleuves d’harmonie
De mon cœur jailliraient !

 

Il est, il est en moi des pensers que j’ignore,
Et qui, jusqu’à ce jour,
Endormis et cachés, n’attendent pour éclore
Qu’un souffle de l’Amour.

Mais, pareils à l’enfant que le trépas réclame
Encore en son berceau,
Dans leur germe étouffés, ils meurent… et mon âme
Est son propre tombeau.

Hélas ! dans la tristesse et la monotonie
J’unis les jours aux jours ;
Et les jours, et les mois, et les ans, et la vie,
S’écoulent pour toujours.

Au bout de l’horizon je porte en vain la vue,
Je pousse en vain le temps ;
Nul signe à l’horizon n’annonce la venue
De celle que j’attends !

 

Être selon mon cœur, hâte-toi, l’heure presse ;
Viens, si tu dois venir.
Hâte-toi ; chaque jour enlève à ma jeunesse
Ce qu’elle a d’avenir.

Si tu tardes encore, ma dernière espérance
Aura fui sans retour ;
J’aurai vu dans mon cœur se briser en silence
La corde de l’Amour.

Alors, alors en vain tu tâcheras encore
D’en tirer un soupir ;
Il ne répondra pas, et celui qui t’implore
N’aura plus qu’à mourir !…

Jean Polonius.