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Le Lyon de nos pères/02

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II

La place Bellecour et les Tilleuls. — La Maison Rouge et le Petit-Louvre. — Le Pont de bois de Bellecour. — La Cathédrale et le cloître de Saint-Jean. — Les vieilles rues autour du cloître. — Saint-Pierre-le-Vieux. — Le quartier Saint-George et la Commanderie. — La place de la Trinité. — Le Gourguillon et la chapelle de la Madeleine. — La Croix de Col et les Minimes. — L'église de Saint-Just. — Un cloître dont il ne reste pas une pierre. — Les remparts sur la colline. — Le prieuré de Saint-Irénée — La chapelle de Saint-Roch. — L'hôpital Saint-Laurent et la Quarantaine — La parte Saint-George et les chaînes d'Ainay.



la descente du pont du Rhône, les voyageurs font leur entrée dans la ville par la rue Bourgchanin (rue de la Barre), boueuse, étroite, bordée de constructions de triste apparence, avec des châssis garnis de papier aux fenêtres, comme ils en ont vu en Italie et en Savoie. Au lieu de suivre cette rue, qui tourne brusquement à droite (rue Bellecordière actuelle) pour aboutir au portail du Grand-Hôpital, ils marchent droit devant eux vers la place Bellecour et la cathédrale de Saint-Jean dont ils aperçoivent les tours au pied du coteau de Fourvière. Au milieu de constructions basses, voici un jardinet clos de haies, puis, à l'angle de la rue Bellecordière (rue de la République). Une maison avec jardin : voilà la place Le Viste, qui s'étend de l'autre côté de cette rue, avec les maisons Rousset, Chavassieu et du Mayne (jusqu'à l'entrée de la rue de l'Hôtel de Ville). Ici, avançant à l'alignement de la rue Bourgchanin, se trouvent les habitations des Sorles-Tardy, des Pignard, des Abraham Gillet, la belle maison Le Gros Serget avec sa tour quadrangulaire ornée de girouettes et percée de fenêtres géminées ; derrière ces habitations, au nord, sont de grands jardins plantés d’arbres. C’est ensuite, en poursuivant vers la Saône, le superbe hôtel du trésorier de Puget, situé à l’angle de la rue Confort (rue Saint-Dominique), sur laquelle s’ouvre une immense porte cochère richement décorée de frontons et de cartouches. À l’angle opposé de la même rue, l’hôtel de Pomey avec son petit dôme à quatre pans et, au nord, ses tourelles à poivrière. À la suite, ce ne sont plus que des murs et des jardins, jusqu’à la maison Saulnier, qui touche au Port-du-Roi, où, en 1574, Henri III traversa la Saône en bateau. Le magnifique hôtel Perrachon de Saint-Maurice (hôtel de l’Europe) n’existe pas encore ; Gérard Désargues ne le construira qu’un peu plus tard, en 1651.

Ce côté nord de la place est le seul qui soit à l’alignement. L’ancien marais du moyen âge, qui n’était, il y a peu de temps, que le « pré de Belle-Court », et où le gazon pousse encore, sur un sol inégal, comme en un champ de foire de village, forme un grand quadrilatère régulier. Du côté du Rhône (sur l’emplacement des maisons en façade et de la rue des Marronniers), ce sont de petits jardins clos de murs, dépendant des maisons qui bordent au midi la rue Bourgchanin et à l’est les courtines du fleuve ; un passage, percé entre deux propriétés (vers le milieu de la façade actuelle), communique au Rhône : c’est la rue des Basses-Brayes. D’autres jardins, avec des habitations derrière, occupent tout le reste de l’espace jusqu’aux bâtiments de la Charité. À partir du chevet de l’église, s’étendent, de l’est à l’ouest, trois rangs de beaux tilleuls, formant deux allées : l’une sert de promenade, l’autre est occupée par un grand jeu de mail ; un fossé, que l’on traverse sur de petits ponts, longe le jeu de mail du côté de la place. À travers les arbres, on aperçoit, en face de l’église de la Charité, la maison Lumagne (le futur hôtel Bellecour), et, derrière la voie publique qui limite la place au midi, les petits clochers des couvents des Bleues-Célestes et de Sainte-Marie de Bellecour (rue Sala). Au sud-ouest, la place est rétrécie par des constructions qui, avec leurs enclos et un commencement de rue tracé au-devant, s’avancent d’un côté presque jusqu’à la ligne de prolongement de la rue Confort (rue Saint-Dominique), et de l’autre jusqu’au tiers de l’espace compris entre le mail et la façade septentrionale de la place. Enfin, derrière ces maisons, s’élève l’hôtel du prévôt des marchands Alexandre Maserani ; connu sous le nom de Maison-Rouge, cet hôtel a, en effet, l’aspect des constructions à panneaux de briques, si usitées sous le règne de Louis XIII. C’est une des plus spacieuses et des plus belles habitations de la ville. L’entrée est au nord ; un portail monumental s’ouvre sur une grande cour garnie de parterres et fait face au principal corps de logis ; celui-ci est flanqué de deux tours carrées surmontées de toitures à quatre pans ; sur toute la largeur de l’édifice, règne une terrasse ornée d’une riche balustrades en pierre. Cette demeure princière, qui appartient à une famille de négociants, originaire des Grisons, enrichie par le commerce et parvenue aux honneurs consulaires, sera digne de recevoir le jeune Louis XIV, quand les combinaisons diplomatiques du cardinal Mazarin l’amèneront. à Lyon avec la reine mère et toute la cour, au mois de novembre 1658, sous prétexte de négocier un mariage avec une princesse de Savoie, mais, en réalité, pour déterminer la cour d’Espagne à faire la paix et à offrir au roi de France l’infante Marie-Thérèse.

Telle qu’elle est à cette époque, la place Bellecour fait déjà l’admiration des étrangers ; ils ne se lassent pas de contempler cette « grande plaine » couverte de gazon, « assez spacieuse pour y ranger plusieurs régiments », et « non moindre que le grand Champ-de-Mars célèbre à Rome ». Ce ne sont point des maisons vulgaires qui l’environnent : « ce sont des palais ». Et puis, à toute heure du jour, on voit passer là des cavaliers, des carrosses, les chaises, portées par deux laquais, des nobles dames allant faire leurs oraisons, de l'autre côté de la place, au monastère de Sainte-Marie où à celui de Sainte-Élisabeth (au sud des bâtiments de la Charité) ; des gentils­hommes, portant manteau de velours où de taffetas, bottes blanches garnies d’éperon, longue épée au côté, moustaches retroussées et barbe en pointe, qui s'avancent galamment en tendant le jarret, courbant l'échine et inclinant jusqu’à terre leur chapeau ombragé d’un panache ; plus loin, un bourgeois et sa femme, s’en allant à leur maison des champs, tous deux montés sur le même cheval revêtu d’une longue housse carrée de drap ; enfin dans la première allée de tilleuls, les joueurs de mail se livrant à leur exercice favori, au milieu des chocs de boules et des bruits de voix : et à ce tableau si varié, le coteau verdoyant de Fourvière fait un cadre ravissant. — Combien d’illustres personnages, combien d’obscures multitudes n’ont pas déjà foulé l’herbe de Bellecour ? Avant que le roi Henri IV y ait couru la bague et en ait fait une place d’armes, le baron des Adrets y avait installé son artillerie, lorsqu’il avait occupé la ville au nom des Protestants ; les lyonnais y ont célébré la victoire de Jarnac par des illuminations et des artifices où étaient simulés la prise et l'incendie d'un château fort symbolique ; depuis lors, ils y vont parfois écouter les boniments des saltimbanques, ou voir piquer des chevaux par des écuyers italiens. C'est là que, chaque année, se fait l’adieu du Carnaval. Dans les beaux jours, la place Bellecour fourmille de promeneurs ; le soir, quand il y a quelque fête, elle se remplit d’une foule joyeuse, qui vient jouer et danser. Depuis la noblesse jusqu’au menu peuple, la ville entière se rend « sous les Tillots ». On y donne des sérénades ; il s'y tient des concerts ; on y « voit mille beaux visages et mille personnes lestement vestues », — de ces « beaux animaux » auxquels M. d’Halincourt fait allusion dans une lettre au cardinal-archevêque de Richelieu ; — enfin, il s’y pratique « toutes sortes d’honnestes galanteries ». Trente ans après, Mme de Coulanges mandera à Mme de Sévigné : « Les violons sont tous les soirs en Bellecour », et ajoutera qu’elle espère aller au château de Grignan lui conter les plaisirs des Tillots. Le P. Menestrier décrira ainsi cette promenade :

Là des ormes et des tilleuls,
Couronnent deux longues allées,
Et font deux berceaux merveilleux
De leurs branches entremeslées,
Ces arbres, de nouveau d’un beau verd revestus,
Pour défier les vents dont ils sont combattus,
Portent leurs testes jusqu’aux Nues,
Et sur deux vastes promenoirs
Font deux voûtes suspendues,
Deux sombres pavillons de leurs ombrages noirs.

Dès le milieu du xviie siècle, c’est-à-dire avant les transformations qui en feront une des plus belles places du monde, Bellecour compte déjà, comme nous avons pu nous en rendre compte, quelques-uns des plus luxueux hôtels de la ville. À la fin de 1658, pendant que Louis XIV sera installé à la Maison-Rouge, le cardinal Mazarin logera « de l’autre côté de la place », dans l’habitation de M. Videau, conseiller et procureur du roi en la sénéchaussée et siège présidial de Lyon, et la Grande Mademoiselle « à un autre coin », chez Mlle Dugué ; elle nous apprend, dans ses Mémoires, qu’elle avait « la vue de la rivière et de la montagne qui est de l’autre côté » et qu’elle allait tous les jours entendre la messe à l’église des Célestins, qui était proche de son logis. Quant à Monsieur, frère du roi, il prendra gite chez un Génois nommé Gionio ou Jove, qui habitait, près du couvent de Sainte-Marie de Belle­cour, « dans la plus jolie maison que l’on puisse voir, un vrai bijou », et où « il y avait de si beaux meubles qu’on ne fit point tendre les siens » ; c’est dans cette demeure, « toute propre à faire des fêtes », qu’il donnera, le jour des Rois, un grand souper suivi d’un bal masqué et d’un ballet réglé par le fameux « baladin » Lulli en personne.

Durant les quarante-neuf jours que le jeune roi passera dans sa bonne ville de Lyon, Bellecour sera le centre de ses occupations et de ses plaisirs. « Le roi jouoit à la paume tous les jours (au jeu de paume de la Sphère, créé depuis dix ans, entre la rue Boissac et la future rue Bourbon), ou faisoit faire l’exercice aux mousquetaires ; alloit chez M. le Cardinal, et tout le reste du soir causoit avec mademoiselle de Mancini (la nièce de Mazarin, dont il était amoureux), avec qui il faisoit collation à l’ordinaire, et quand la reine donnoit le bonsoir pour se coucher, il les remenoit. Au commencement il suivoit leur carrosse, puis il servoit de cocher, et à la fin il se mettoit dans le carrosse et les soirs qu’il faisoit beau clair de lune, il faisoit quelques tours en Bellecourt ». Après la rupture définitive du projet de mariage avec la princesse Marguerite de Savoie, c’est encore à Bellecour que se produira un curieux incident rapporté par Mlle de Montpensier et qui trahit la blessure profonde causée par cet échec à la famille royale de Piémont. Sur le point de retourner au delà des monts, le frère de la princesse, « M. de Savoye, fit force passades dans la place de Bellecourt, sauta fort par-dessus de petites murailles qui sont au mail, et dit, en partant : « Adieu, France, pour jamais ; je te quitte sans regret. »

Nous retrouverons plus tard la place Bellecour transformée, lorsque, au commencement du xviiie siècle, les Lyonnais y auront élevé la statue équestre du grand roi et lui auront donné le nom de place Louis-le-Grand.

Poursuivant notre route en compagnie de nos voyageurs, nous rencontrons, à quelques pas, au nord-ouest de la Maison-Rouge, et prenant jour à la fois sur Bellecour et sur la Saône, un bel hôtel à terrasse, flanqué de deux pavillons et entouré d’un mur qui ne laisse qu’un étroit passage à l’issue de la place ; la façade principale regarde le Port-du-Roi. Il a été construit, en 1614, par Pierre de Chaponay-Feyzin, sur un emplacement successivement occupé par l’hôtel de la « Franchisserie », puis par le « château de Rontalon », et en dernier lieu par un beau jardin où l’archevêque, à qui il appartenait, et les nobles chanoines-comtes de Saint-Jean, qui en avaient avec lui la jouissance exclusive, venaient, pendant la belle saison, se reposer de leurs travaux. La nouvelle habitation porte le nom de Petit-Louvre, depuis un événement qui s’y est accompli et qui frappa vivement les esprits, ainsi qu’en témoignent les écrits du temps. Louis XIII était venu y prendre logis, le 7 août 1630, à son retour de la Savoie qu’il venait de soumettre à nouveau. Le 22 septembre, le roi tomba dangereusement malade ; le 30, on le tint pour mort. L’illustre évêque de Genève, François de Sales, mort huit années auparavant au couvent de la Visitation de Sainte-Marie de Bellecour, était, à cette époque, en grande vénération, et l’on citait des miracles dus à son intercession. La reine et la reine-mère, consternées de l’état désespéré du roi, envoyèrent quérir par les aumôniers de la cour le cœur de François de Sales, qui était conservé au monastère de Sainte-Marie. À peine, dit une relation contemporaine, le roi eut-il fait toucher cette relique « à cette partie de son corps où il sentoit les plus vives douleurs, qu’il s’écria de joye : Je suis guéry. Il soupa le soir même, et se trouva en estat de partir peu de jours après. » Convaincu qu’il devait son prompt rétablissement à l’intercession du saint — et toutes les relations s’accordent sur ce point que la guérison fut soudaine — Louis XIII fit présent aux religieuses de la Visitation d’un reliquaire d’or aux armes de France. C’est depuis ce séjour du roi que l’hôtel de Rontalon s’est appelé le Petit-Louvre ; il recevra plus tard le nom de Palais-Royal, qu’il gardera quand il deviendra, au commencement du xixe siècle, d’abord un hôtel de voyageurs, puis, exhaussé et défiguré, une simple maison de location.

Laissant à droite le Port-du-Roi et son bureau de douane, nous allons maintenant traverser le Pont-de-Bois de Bellecour. Il est formé par une porte dont la bâtisse est attenante au mur d’enceinte du Petit-Louvre ; un droit de passage est prélevé à entrée. C’est le premier pont permanent qui mette en communication le quartier de Bellecour et le cloitre de Saint-Jean : à l’occasion du Grand-Jubilé de 1546, qui attira une foule immense de fidèles, on avait établi sur des bateaux, derrière le chevet de la cathédrale, un pont de bois aboutissant aux degrés qui se trouvent devant l’église des Célestins ; c’était une sage mesure de précaution contre l’encombrement qui ne pouvait manquer de produire sur l’unique « Pont de Saône », entre Saint-Nizier et la place du Change, et aux abords du cloitre ; encore eût-on à déplorer la mort de plusieurs personnes, qui périrent étouffées. Un autre pont de bois fut construit au même endroit, en 1622, à l’occasion de l’entrée de Louis XIII. Mais ces travaux provisoires ne survécurent pas aux circonstances qui les avaient provoqués.
Des intérêts contraires, aussi bien que le manque de ressources, s’opposaient à ce qu’ils fussent maintenus ; la difficulté de la traversée de la Saône sur ce point était une garantie de plus pour l’autonomie du Chapitre. Ce n’est qu’en 1634 que Christophe Marie, entrepreneur général des ponts de France, a obtenu l’autorisation de construire à ses frais un pont de bois permanent, moyennant le droit d’y percevoir un péage et d’y établir les trente-deux boutiques qui s’y trouvent, seize d’un côte et seize de l’autre. Avec se poutres armées et ses fermes, que les ingénieurs du xixe siècle croiront avoir inventées, le pont de Christophe Marie est, pour l’époque, une œuvre aussi habile que hardie ; néanmoins, il résiste mal aux glaces et aux grosses eaux ; il exige de grands frais d’entretien. Il faudra le reconstruire en 1663. Le péage sera supprimé par le Consulat à l’occasion de la naissance du dauphin, premier enfant issu du mariage de Louis XIV avec l’infante d’Espagne ; quant aux petites boutiques, que l’on verra encore figurées sur des jetons du Consulat portant la date de 1672, elles seront remplacées, vers la fin du siècle, par un double rang de banquettes, où l’on ira se reposer, en respirant l’air frais de la rivière, et voir passer les bèches conduites par les batelières en robes blanches. Emporté par la terrible inondation du 25 février 1714, le pont de bois sera encore rétabli, pour être démoli en 1779 et faire place, après la Révolution, au pont de pierre de 1808, enfin à celui de 1864. Et, au cours de ces transformations successives, il s'appellera tour à tour pont de bois de la place Louis-le-Grand, pont de Bellecour, pont des Comtes, pont Saint-Jean, pont de l’Archevêché, pont Tilsitt : en moins de trois siècles, sept noms différents. — Avec sa double rangée de petites boutiques et ses deux croix de bois plantées côte à côte sur la balustrade d’amont, le pont de Christophe Marie présente un coup d’œil extrêmement pittoresque. Il va se perdre sous une voûte qui donne accès dans le cloître. Les comtes de Saint-Jean s’en sont réservé la garde sur leur rive ; le portier de l’Archevêché a l’ordre d’interdire le passage et de fermer la barrière, chaque soir, à neuf heures.


Devant nous, sur la droite, se dresse la Cathédrale, avec ses quatre tours carrées aux pures fenêtres ogivales, sa puissante nef, sa toiture aplatie dégageant les tours, ses arcs-boutants et ses transepts : elle domine, dans l’enceinte du cloitre, les clochers des autres églises, les minces tourelles, les hôtels des dignitaires du Chapitre, les petites maisons canoniales, tous ces édifices pressés sous la grande ombre de Saint-Jean et formant comme une petite cité dans la grande. Sur le bord même de la rivière, en aval et à l’entrée du pont, voici la maison d’Ars. En amont, et devant le palais de l’Archevêché, dont les bâtiments s’élèvent au midi de la basilique, un vieil édifice d’aspect rébarbatif a conservé toute la couleur féodale avec son énorme avant-corps en forme de hourd, posé en encorbellement sur des tours mi plongeant dans la Saône : ce sont les prisons. À la suite, et au chevet même de la Cathédrale, c’est le vieux port Saint-Jean, une toute petite place descendant en pente douce au bord de l’eau ; puis, baignant aussi dans la rivière, on aperçoit, en remontant vers l’extrémité septentrionale du cloitre, limitée par la rue Porte-Froc (aujourd’hui de la Bombarde), l’hôtel du grand-sacristain, l’hôtel de Savoie, près duquel se trouve la porte du même nom ; et derrière ces constructions de premier plan, apparaissent les chevets des églises parallèles de Saint-Étienne et de Sainte-Croix, curieusement accolées, côte à côte, au flanc droit de Saint-Jean. Tel est l’aspect extérieur du cloître, vu du Pont-de-Bois.

À la descente du pont, dont la culée a fait disparaître les maisons de la Trésorerie et de Labastie, nous nous trouvons dans une cour, où l’on voit, en face, l’auditoire de la justice générale du comté de Lyon, et la maison du bâtonnier ; à gauche, la tour carrée de l’Archidiaconé, et une des portes du cloitre, dite de Colonia, s’ouvrant, au midi, sur la rue Saint-Pierre-le Vieux ; à droite, entre le palais archiépiscopal, qui a, de ce côté, une entrée dans une tourelle d’escalier, et les prisons du bord de l’eau, un passage voûté, « les Voûtes de l’Archevêché », communique au port Saint-Jean, où s’amorce la rue des Estres, qui, ainsi que son nom l’indique, longe le chevet des trois églises, sur les terrains qui en dépendent. Devant nous, un portail, surmonté des armes de l’archevêque de Talaru et de celles du Chapitre, donne accès dans la cour de l’Archevêché ; depuis l’établissement du Pont-de-Bois, cette cour, qui autrefois appartenait par moitié à l’archevêque et au doyen, est devenue, en fait, une voie publique ; il y passe, à tout instant, des carrosses et des charrettes ; le Chapitre devra se résigner à « laisser comme en rue », de l’est à l’ouest, un espace convenable pour la circulation — la future rue de l’Archevêché, — tandis que l’on clora par un mur la partie de la cour comprise entre l’Archevêché et le « petit cloitre », situé au couchant.

Le palais archiépiscopal, reconstruit au xv siècle par le cardinal Charles de Bourbon et plusieurs fois agrandi et réparé, présente un aspect des plus irréguliers, avec ses différents corps de logis et sa tour carrée perdue au milieu des bâtiments. Sur la porte principale, sont gravées les armoiries du pape Urbain VIII, qui rappellent le séjour que fit dans ce palais, en 1625, le légat François Barberini, se rendant auprès du roi de France. Si nous franchissons le seuil de la grande salle, destinée aux réunions synodales, nous remarquons, à gauche de l’entrée, l’effigie de ce pontife ; il est représenté assis près d’une table, revêtu de ses habits pontificaux et la couronne royale sur la tête, tenant les clefs d’une main et, de l’autre, bénissant. En face est le portrait du roi Louis XIII, revêtu des ornements royaux et tenant, de la main droite, un glaive avec la couronne papale, de la gauche un sceptre auquel est suspendu un globe terrestre. Cette grande salle, récemment faite sous les ordres du cardinal-archevêque Alphonse-Louis du Plessis de Richelieu (salle actuelle des Pas-Perdus), donne accès aux appartements prenant leur jour soit sur le cloitre, soit sur la Saône, et dont quelques-uns sont décorés de tapisseries et de portraits.

Du côté méridional de la cour de l’Archevêché, se trouvent la maison de la porterie, résidence du diacre qui a la garde du cloitre sous la surveillance du chamarier ; puis, la joignant au couchant, la petite et très antique église paroissiale de Saint-Romain. Une inscription latine placée au-dessus de la porte, avec les demi-figures de saint Joachim et de sainte Anne, rappelle qu’elle fut fondée par un citoyen de Lyon, nommé Fredaldus, et sa femme, « afin qu’aidés par les prières de l’illustre martyr ils puissent jouir du séjour éternel ». Cette petite église a été reconstruite au xvie siècle par Claude de Laurencin, baron de Riverie, dont les armes sont à la voûte. On y remarque, sur le balustre du chœur, un beau crucifix en bois, de grandeur naturelle, et au pied, un ange à genoux tenant un chandelier ; sur l’autel principal, une Descente de Croix ; au petit autel, deux autres tableaux représentant, l’un la Vierge, saint Jean-Baptiste et saint Jean-l’Évangéliste, l’autre Notre-Dame-de-Pitié. Derrière l’église et adossé à la muraille d’enceinte, est situé l’hôtel de l’archidiacre, second dignitaire du Chapitre, qui a le titre de curé de Saint-Romain : c’est l’ancien palais de Colonia ou de Colognac, longtemps habité par Anne de France, femme de Pierre de Bourbon, sire de Beaujeu.

À la suite de l’Archidiaconé, vient le Doyenné ou hôtel du doyen, avec ses dépendances, maisons, écuries, jardins, occupant un vaste emplacement au sud-ouest, entre la rue Pisse-Truye, qui longe le cloitre au midi, et le retour à angle droit formé par la muraille jusqu’à l’extrémité sud de la rue d’Albon (plus tard, rue des Deux-Cousins, du nom d’une auberge). Au couchant, c’est l’hôtel d’Albon, joignant l’enceinte au long de la rue qui a pris son nom, puis l’hôtel de Chevrières (Petit-Séminaire actuel), bâti sur l’emplacement de la maison que le Chapitre avait attribuée jadis à un successeur de saint Anselme, archevêque de Cantorbéry, lequel, fuyant lui-même la persécution, avait déjà reçu une généreuse hospitalité dans le cloître de Lyon. En avant de l’hôtel de Chevrières, la maison située à l’angle méridional de la place est celle de la sacristie de Saint-Étienne.

À quelques pas de là, se dresse, au milieu de la place, le pilori, petite tour octogone avec une armature tournante dans laquelle les condamnés passent la tête, à travers un trou, exposant ainsi, par le mouvement giratoire de la roue, leur piteuse figure aux regards des passants ; à côté, le lavatoire, table de pierre sur laquelle on lave le corps des chanoines décédés ; puis, une fontaine, et deux tilleuls, soigneusement entourés de bordures de pierre qui les protègent contre les chocs des roues.

En face de la Cathédrale et après la maison de la Chantrerie contiguë à l’hôtel de Chevrières, se trouve « la Brèche », la fameuse brèche ouverte en 1562 par le canon du baron des Adrets, à l’endroit où était la petite porte du cloitre ; de chaque côté, la vieille muraille du xiie siècle — haute de trente pieds, épaisse de six — montre ses plaies béantes, qui ne se cicatriseront jamais. Cette brèche n’est, d’ailleurs, que le moindre des ravages exercés dans le cloitre par les calvinistes. Près de la moitié des maisons canoniales démolies, les autres dévastées et devenues inhabitables, les portes et les verrières brisées, les chapelles abattues, les statues détruites, neuf cloches emportées, le trésor mis au pillage : immense était le désastre. Il a fallu de longues années pour le réparer. De nouvelles constructions se sont élevées sur les ruines des maisons disparues. À présent, le cloître est comme rajeuni. Aussi bien, là comme ailleurs, on l’espace d’un siècle, les idées se sont modifiées ; l’antique enceinte perd peu à peu son ancien aspect de forteresse. Moins jaloux de leur autonomie, les chanoines travaillent eux-mêmes à la démanteler ; de toutes parts, ils percent la muraille pour y ouvrir des portes et des fenêtres ou y accrocher des balcons, et ils se sont si bien accoutumés à la brèche pratiquée par le baron des Adrets, qu’ils l’élargiront encore pour en faire une rue.

À la suite, et adossées à la rue Tramassac, viennent les maisons de Gaste et de Fougères, l’hôtel de la Précenterie ou habitation du grand chantre (no 7, place Saint-Jean) ; à l’angle nord-ouest du cloître, le bel hôtel de Talaru, et en redescendant le long de la muraille confinée au nord par la rue de la Bombarde, une autre maison d’Ars ; en avant, et en façade sur la place, la maison de Nagu et l’hôtel de la Prévôté de Fourvière (angle de la rue Saint-Jean).

La principale entrée du cloitre, la porte Froc ou porte Frau — Porta Fratrum, porte des Frères de Saint-Étienne, nom primitif des chanoines — s’ouvre de ce côté, sur la rue du même nom, qui fait suite jusqu’à la Saône à la rue de la Bombarde. C’est là que sont reçus les rois de France le jour de leur entrée solennelle dans leur bonne ville de Lyon. Un arc-de-triomphe est dressé devant la porte Froc : lorsque le souverain, à cheval, paraît au milieu de son éblouissant cortège, l’archevêque, en habits pontificaux, précédé de la croix et du massier portant la masse en argent doré, s’avance accompagné des dignitaires du Chapitre et de tout le clergé de la métropole ; les diacres présentent au roi un poêle de damas blanc orné de ses armoiries, et Sa Majesté, s’étant placée sous ce dais, est conduite processionnellement jusqu’au parvis de la Cathédrale ; là, en lui offrant l’eau bénite, on lui donne un surplis et une aumusse, qu’il tient sur son bras jusque devant l’autel, — car, en qualité de premier gentilhomme de France, il est le premier comte du Chapitre ; enfin, le roi s’étant agenouillé, le clergé chante le Te Deum.

À gauche de la porte Froc est la maison (37, rue Saint-Jean) du chamarier, dignitaire chargé de la garde et des clefs du cloître. Bâtie en 1516 par le doyen Antoine d’Estaing, qui a fait sculpter les armes de sa famille sur la façade et à la clef de voûte du premier étage, c’est une de nos plus charmantes constructions de la Renaissance. Rien de gracieux comme la façade, avec ses moulures à pénétration montant en pinacle au-dessus des fenêtres et les encadrant de grands cordons de pierre, sa petite porte surmontée d’un blason enguirlandé, son riche balcon de fer. Mais entrons dans cette vieille demeure : voici l’escalier, large et commode, à double main-courante au noyau et à la cage ; il est décoré avec un soin remarquable ; voyez ces tournants à moulures arrondies, et ces petites coquilles répétées à tous les angles. Un grand fuseau servant de contrefort à la cage se termine par un pinacle à efflorescence gothique. Sur la cour, ce sont encore de belles fenêtres moulurées, celle du premier étage surmontée d’une exquise petite niche. Enfin, voilà, à ciel ouvert, le fameux puits, merveilleusement ciselé, avec sa coupole ornée d’un lionceau : du moins une inspiration de son école. La cour est vaste ; elle n’est pas encore envahie, comme elle sera plus tard, par des constructions parasites ; l’air et la lumière y entrent à flots ; un orme y donne de l’ombre. On passe sa vie dans ces cours ; aussi le ciseau du sculpteur y a-t-il fouillé la pierre avec plus d’art et de délicatesse que sur la façade même. Et ce sont des heures très douces qui s’écoulent là, dans la méditation ou la prière, au milieu des lentes sonneries des trois églises. Lorsque, en juillet 1672, Mme de Sévigné, allant voir sa fille en Provence, viendra passer trois jours au logis du chamarier Charles de Chateauneuf de Rochebonne, beau-frère de M. de Grignan, peut-être, en entrant dans cette maison aux lignes harmonieuses et aux détails charmants, où l’accueillera le plus aimable et le plus spirituel des chanoine, songera-t-elle aux paisibles demeures connues d’elle qui avoisinent la cathédrale de Tours, et que Balzac nous décrira si bien.

Poursuivant notre visite autour du cloitre, nous arrivons à l’église paroissiale de Sainte-Croix, reconstruite en 1458 à la place de la vieille église bâtie, dit-on, au commencement du viie siècle par saint Arrige. Au flanc droit s’élève la tour carrée servant de clocher ; derrière, se trouve la maison de la petite Custoderie avec les écuries qui en dépendent. L’intérieur de l’église n’offre rien qui attire l’attention, si ce n’est, dans une chapelle à gauche du chœur, le tombeau d’un fils de François de Mandelot, gouverneur de Lyon sous Charles IX et Henri III. Sur tout un côté de la nef, on voit les armoiries des bourgeois de la paroisse qui en ont fait réparer les vitres brisées par une tempête. Plus tard, les voûtes seront peintes en grisaille par Buron ; au xviiie siècle, sur les dessins de Ferdinand Delamonce, le chœur s’enrichira de belles boiseries d’un remarquable morceau de sculpture, la Croix dans sa Gloire, de Marc Chabry fils ; six grands tableaux, dont l’un de Delamonce, l’Invention de la Sainte Croix, orneront les côtés de l’église ; enfin, dans le style pompeux du temps, Clément Jayet exécutera une chaire en forme de tribune, portée par des anges, et couronnée par une draperie surmontée de groupes d’anges élevant la croix en triomphe.

Si l’église de Sainte-Croix est de médiocre grandeur, toute petite est l’antique église de Saint-Étienne, contiguë à la première et elle-même accolée à celle de Saint-Jean. Fondée vers le ve siècle et rebâtie par saint Patient, chapelle des anciens rois burgondes, qui avaient leur palais dans le voisinage, cathédrale depuis le commencement du ixe siècle, au temps de l’archevêque Leidrat, jusqu’à ce que le siège métropolitain fût transféré à Saint-Jean, l’église de Saint-Étienne est la plus ancienne de la ville. Elle figure une croix grecque. Les archéologues prétendent distinguer encore dans sa distribution le lieu propre de chacune des quatre stations de la pénitence publique usitée dans les premiers siècles du Christianisme : d’abord le pronaos ou vestibule extérieur dans lequel, pendant un certain temps, les pénitents des fidèles qui passaient ; puis, en dedans de la porte, le lieu de la deuxième station, où ils assistaient aux instructions, sans participer aux mystères ; ensuite, la nef, où ils se tenaient jusqu’au jour où ils recevaient l’absolution de leurs fautes. Dans cette partie de l’église se trouvent les fonts, où, deux fois l’an, aux veilles de Pâques et de la Pentecôte, on administrait le baptême par immersion. Lorsque l’église de Saint-Jean, qui été d’abord le baptistère de Saint-Étienne, fut devenue cathédrale, celle de Saint-Étienne devint à son tour le baptistère de Saint-Jean. La dimension et la forme de ces fonts baptismaux révèlent une haute antiquité ; sur le chapiteau de marbre sculpté qui le termine, on remarque la figure d’un catéchumène plongé dans l’eau sainte et soutenu d’un côté par son parrain, de l’autre par sa marraine. Depuis le commencement du xviie siècle, on ne baptise plus ici que les juifs et les mahométans convertis ; les autres baptêmes ont lieu à Sainte—Croix, comme les autres fonctions curiales.

Enfin, après la nef, voilà le sanctuaire, qui a été refait dans le style gothique moderne ; il est fermé par la tribune du haut de laquelle le diacre lisait l’épître ou l’évangile, que l’évêque expliquait ensuite au peuple. Les restes d’un pavé en mosaïque et, dans la chapelle de la Croix, d’admirables vitraux du xve siècle, dus à l’archevêque Amédée de Talaru et représentant le martyre de saint Étienne, achèvent de donner un caractère profondément vénérable à cette vieille église, qui a gardé de son ancienne primauté certains privilèges : on n’y enterre jamais personne, et l’on n’y dit jamais de messes de morts.

Un couloir, où se trouve une chapelle, relie Saint-Étienne à Saint-Jean ; les trois églises communiquent ainsi de l’une à l’autre, du nord au midi. Cette curieuse particularité donna lieu, en 1625, à une plaisante aventure, le jour où le cardinal Barberini, légat du pape Urbain VIII, fit son entrée dans le cloître. Un très ancien usage donnait, au premier qui pouvait s’en emparer, la mule sur laquelle était monté l’ambassadeur du pape et le dais sous lequel il marchait. Apprenant que deux « parties » s’étaient formées pour avoir sa mule, le cardinal fit en sorte d’éviter l’assaut de la foule et le désordre ; à un signal que lui donna le marquis de Villeroy, il descendit devant la porte de Sainte-Croix, y pénétra subrepticement, puis il se fit conduire, en passant par Sainte Croix et Saint-Étienne, à la Cathédrale de Saint-Jean, d’où il put sans encombre se rendre à l’Archevêché. Toutefois, ni le dais ni la mule n’échappèrent aux convoitises de la foule : l’un « fut déchiré en pièces par ceux qui en purent avoir », l’autre « fut enlevée par ceux de la partie de Brocquin, qui se trouva la plus forte ».

Nous nous retrouvons maintenant au pied de la noble basilique, œuvre patiente et magnifique de quatre siècles et de dix générations. Au-dessous de ses quatre tours ajourées, qui dominent de cent pieds les petites maisons canoniales, c’est une forêt de légers pinacles abritant de belles statues de patriarches et de prophètes ; ce sont d’immenses baies, de grands fenestrages aux lignes ogivales d’une suprême élégance. Sur les contreforts, on distingue des figures d’anges, des silhouettes de bêtes apocalyptiques ; au pourtour de l’abside, s’accrochent des gargouilles en forme de monstres à la gueule menaçante.

La façade, cruellement mutilée par les hordes calvinistes, montre, au sommet du gâble et dans le tympan, les statues brisées du Père Éternel, de la Vierge et de l’Ange Gabriel, œuvres de Huguenin Navarre, sculpteur lyonnais du xve siècle ; les trente-deux niches des portails sont demeurées vides ; presque rien n’est intact de ces naïfs et charmants bas-reliefs, de ces cent quarante médaillons où la féconde imagination des tailleurs d’images s’est donné libre carrière à reproduire les histoires de saint Pierre et de saint Jean l’Évangéliste, les premiers événements du monde, les scènes du Vieil et du Nouveau Testament, et de terribles légendes comme celle de cet homme qui se vendit au diable par l’entremise d’un juif, ou l’histoire de ce diacre d’Adane à qui la Vierge fit restituer une cédule qui le livrait à Satan. Du moins, les voussures ont conservé leurs guirlandes de feuillage et les culs-de-lampe historiés leurs curieuses figures de saints personnages, d’anges jouant de divers instruments ; les niches ont toujours leurs gracieux pinacles aux délicates broderies ; au-dessus des arcatures aveugles servant de frise au premier étage, la belle galerie à balustrade ajourée, où l’on voit, penchés sur le vide, les animaux fantastiques des gargouilles, montre encore ses élégants clochetons ; enfin, la superbe rosace de vingt-cinq pieds de diamètre, tracée par le maître de l’œuvre Jacques de Beaujeu, s’épanouit dans toute sa splendeur, offrant à l’admiration des artistes un des plus rares morceaux d’architecture de la fin du xvie siècle.

Au-dessus du pilastre qui divise le portail central, on remarque une statue de saint Jean-Baptiste, en pierre d’albâtre, exécutée en l’an 1600 par Philippe Lalyame : statue et pilastre disparaîtront à leur tour, au siècle prochain, lorsqu’on s’avisera qu’ils gênent le passage des cortèges. Pénétrons maintenant dans l’église. Ce qui nous frappe tout d’abord, c’est le caractère éminemment religieux de cet immense vaisseau. Un mystérieux demi-jour emplit les trois nefs et les trois absides ; les piliers et leurs faisceaux de colonnettes s’élancent avec hardiesse, élevant vers les voûtes les regards et les pensées ; c’est une majestueuse simplicité de lignes, qui donne une puissante impression d’unité et de calme. Puis, l’attention se porte vers les grandes baies aux couleurs éclatantes, d’où tombent des rayons de lumière diaprée : ce sont les médaillons légendaires de l’abside, les merveilleuses verrières du xiiie siècle qui ferment les fenêtres hautes du chœur où sont figurés, avec un archaïsme tout oriental, des prophètes et des apôtres ; le vitrail de la chapelle de Saint-Pierre (actuellement de la Sainte-Vierge), un des plus beaux vestiges de l’art du xiie siècle ; les roses des transepts, cette belle rosace méridionale représentant Adam et Ève avec le serpent à tête de femme, la grande rosace de la façade, exécutée à la fin du xive siècle par Henri de Nivelle ; et encore, dans la chapelle Saint-Michel, un vitrail du milieu du xve siècle, de Laurent Girardin ; dans la chapelle des Bourbons, les Anges aux banderoles, en grisaille sur fond bleu, œuvre élégante de Pierre de Paix, maître verrier de la Cathédrale, de 1501 à 1502. Depuis des siècles, ces images aux couleurs harmonieuses ont gravé dans l’âme du peuple les histoires de l’Écriture Sainte et ses pieuses légendes ; c’est un livre toujours ouvert pour les pauvres gens, qui n’ont pas appris à lire ; avec les rayons de la foi, la radieuse lumière qui traverse ces admirables pages de verre apporte aux déshérités une parcelle d’art et de poésie.

Dans l’intérieur comme à l’extérieur de la Cathédrale, il a été commis d’irréparables ravages. Rien ne subsiste plus, dans le chœur, du tombeau monumental et de la statue agenouillée du cardinal de Saluces, œuvre superbe du Lyonnais Jacques Morel. Le magnifique jubé gothique, tout de marbre, de jaspe et de porphyre, sur lequel étaient sculptées les histoires du Vieil et du Nouveau Testament, fut également brisé, ses vestiges dispersés, et le grand Christ lamé d’argent, qui le surmontait, ignominieusement traîné par les rues. Le nouveau jubé qui clôt le chœur du côté de la grande nef, entre la sixième et la septième travée, est orné de colonnes corinthiennes surmontées d’un attique et enrichi de bas-reliefs ; il est fait de marbres blancs, noirs et rouges, et forme sept arcades, aux angles desquelles sont de gracieuses figures d’anges. Les deux arcades extrêmes encadrent des statues de saint Jean et de saint Étienne, placées dans des niches ; ces remarquables sculptures sont, comme la statue du grand portail, l’œuvre de Philippe Lalyame. Quatre arcades abritent de petits autels dédiés à la Trinité, au Saint-Esprit, à sainte Catherine et à saint Nicolas. Derrière cette façade est dressé sur une tribune un cinquième autel, où se dit chaque jour la messe de la Croix ; au-dessus, et à la place de l’ancien Christ d’argent, s’élève un beau Crucifix en bois, sculpté par un artiste de l’école de Michel-Ange.

L’escalier construit sous l’arcade centrale nous conduit dans le chœur ; c’est dans cette enceinte fermée aux regards de la foule que se trouvent les stalles des chanoines, adossées des deux côtés aux murs d’appui séparant le chœur des nefs latérales et aux parois intérieures du jubé. Devant nous, sur l’entablement du « râtelier » supporté par deux colonnes de cuivre hautes de six pieds, sont rangés sept flambeaux, rappelant les sept Églises de l’Apocalypse, et servant à éclairer le maître-autel. Celui-ci, très bas, orné d’un parement à sa face antérieure et n’ayant que deux chandeliers sur sa table nue, est placé au milieu du sanctuaire, qu’entoure une balustrade ; derrière, sont attachées les deux croix processionnelles, souvenir de la réunion de l’Église latine et de » grecque. Au maître-autel est adossé un autre autel plus petit, sous le nom de Saint-Spérat : c’est l’autel titulaire des perpétuels. Dans l’abside principale, construite en belles pierres de choin, en précieux marbres blancs, vestiges des monuments antiques, nous pouvons admirer à loisirs ces deux rangs de fenêtres ogivales séparées par une galerie, ces deux frises d’incrustation rouge dans le goût byzantin, ces pilastres, ces chapiteaux historiés, décorés de têtes d’animaux, où les grands artistes anonymes du xiie siècle ont créé des chefs-d’œuvre. Tout au fond, élevé sur quatre degrés et faisant corps avec l’abside, est la chaire pontificale, en marbre, très étroite et très simple, avec, des deux côtés, jusqu’au niveau de l’autel, une banquette de pierre, où prennent place les membres du clergé qui assistent l’archevêque aux offices solennels.

Le long des nefs latérales sont les chapelles fondées par des archevêques et des chanoines. À gauche, saint Pierre, saint Thomas, l’Annonciade et son beau retable, saint Michel, sainte Austregésille ; Notre-Dame et saint Jean-Baptiste, avec son tableau d’Horace Le Blanc, représentant la Vierge, saint Jean-Baptiste et un chanoine à genoux ; enfin, Notre-Dame et saint Antoine. À droite, Notre-Dame du Haut-Don, où est la tombe d’Ysabeau d’Harcourt ; la grande et la petite Madeleine ; saint Raphaël ; le Saint-Sépulcre, œuvre de Jacques de Beaujeu, où l’archevêque de Thurey avait son mausolée, et où l’on remarque une belle peinture sur bois de François Stella : le Christ au tombeau ; enfin, la chapelle du Saint-Sacrement ou des Bourbons, bâtie par le cardinal Charles de Bourbon et achevée par son frère le duc Pierre. C’est un des rares ouvrages de sculpture qui nous restent du xve siècle. Si l’on ne voit plus intact le beau mausolée en marbre blanc sur lequel le cardinal est représenté en relief, on retrouve sur une balustrade sa devise : un bras revêtu d’un fanon avec l’épée flamboyante, et, au-dessous, une frise de chardons détachée sur la muraille ; une autre balustrade contient le monogramme de Pierre de Bourbon, et un cerf ailé avec cette légende : n’espoir ne peur. Rien ne saurait surpasser la richesse de cette chapelle : ce ne sont que clochetons, culs-de-lampe, clefs pendantes, aux prestigieux enroulements de feuillages, aux chardons déchiquetés, aux fines dentelles de pierre, admirables morceaux d’un art fleuri à l’excès, qui approche de la décadence. Un tableau de cette chapelle, attribué à un élève de Jules Romain, représente Jésus-Christ à table avec les Apôtres.

Les étrangers remarquent encore, dans la Cathédrale, les statues de Louis XIII et de Marie de Médicis ; le tombeau de François de Mandelot, élevé en 1588 dans la chapelle de Saint-Pierre, par sa femme, Éléonore de Robertet, avec une inscription gravée en lettres de bronze et les armoiries de l’illustre gouverneur entourées des deux colliers des ordres du roi ; plus loin, des drapeaux suspendus aux voûtes, trophées conquis par Lesdiguières sur le duc de Savoie, offerts au roi et placés là par son ordre ; la fameuse horloge de Nicolas Lippius, que l’on rencontre dans le bras gauche de la croisée et dont les automates excitent la curiosité des visiteurs. — Partout, enfin, dans cette immense basilique, les pieds foulent des tombes de chanoines, que l’on voit étendus sur la pierre, en mitre, en chape, mains jointes et semblant encore prier.

Après tant de siècles, la Cathédrale de Saint-Jean demeure comme un magnifique et vivant poème inspiré par la plus haute pensée religieuse. Ses murs, ses voûtes, ses pilastres, ses verrières racontent la Création, l’Ancien et le Nouveau Testament, la Chute et la Rédemption, les grands faits du Christianisme, la vie de l’homme et le travail. Pourquoi chercher dans ces images un sens caché ? Les artistes qui les ont créées ne firent qu’exprimer avec une imagination enthousiaste leur foi ardente et simple ; c’est pourquoi leur œuvre conserve, dans son admirable unité, ce caractère de vie intense et d’impérissable jeunesse.

Aux fêtes solennelles, tandis que les cloches de Saint-Jean sonnent « avec grand art et harmonie, comme des instruments de musique », suivant la gracieuse comparaison d’un Italien du xvie siècle, le chœur se décore de tapisseries de haute lisse ; on tire du Trésor les précieux reliquaires et les riches ornements ; mille flambeaux s’allument aux girandoles du sanctuaire ; quelquefois, de grandes lanternes en papier, ornées de peintures, illuminent le jubé, le chœur et l’abside. Et ce sont des cérémonies magnifiques. L’archevêque, avec la mitre et la chape, célèbre la messe au milieu d’une légion d’officiers : porte-croix, porte-crosse, aumôniers revêtus de la chape, six prêtres assistants, sept diacres-chanoines, couverts de la mitre, sept sous-diacres, enfin sept clergeons parés d’une aube sur leur soutane rouge et remplissant l’office de porte-chandelier. Dans leurs stalles à dossier de marbre, les chanoines-comtes, le menton orné de la barbiche, portent le bonnet de fourrure couvrant le front, et la chape, ample manteau noir bordé de rouge par devant, — qu’ils remplacent, en été, par la froche ou surplis, l’aumusse d’hermine rayée et le capuchon d’hermine. « Messieurs les comtes de Saint-Jean de Lyon », comme on les appelle, sont au nombre de trente-deux ; neuf sont revêtus de dignités : ce sont, pour la plupart, ceux dont nous avons remarqué les hôtels dans notre visite autour du cloitre. Tous sont fils de grands seigneurs ; pour être admis à faire partie de ce corps illustre, il faut justifier de quatre quartiers de noblesse, tant du côté maternel que paternel. Ce Chapitre, « le plus beau qui soit en France », a donné à l’Église des papes, plusieurs cardinaux, et un nombre considérable d’archevêques et d’évêques : on l’a surnommé « la maison de pourpre ».

Autour des chanoines, se pressent encore une foule de perpétuels, de chapelains, de prêtres habitués ou prébendiers, enfin les clercs et les clergeons : au moins cent trente personnes, affectées au service des trois églises. Tout ce personnel loge dans les maisons et aux dépens des dignitaires et des chanoines, qui ont en outre à nourrir chaque jour des pauvres : les dignitaires, six, et les simples chanoines, trois.

Par un usage immémorial et particulier à l’Église de Lyon, l’office se chante tout entier de mémoire ; il n’y a pas de livre dans le chœur. Le plain-chant, simple et majestueux, y est seul usité ; la musique est absolument exclue. « C’est ceste Église qu’on dit la mieux servie de France, en laquelle on n’oyt aulcun chatouillement d’oreille, ni d’orgue ou de musique insolente, telle qu’on en oyt en plusieurs aultres églises ». Le faux-bourdon même n’est pas admis, et la métropole, qui répudie toutes les nouveautés ne permet pas aux collégiales de contrevenir à la règle qu’elle s’est prescrite à elle-même. Mais le plain-chant de l’Église de Lyon est « si grave et si beau, qu’il n’y a pas de musique qui en approche ». Ainsi, comme dans la splendeur et la gravité des cérémonies du culte, les anciennes traditions liturgiques se perpétuent dans le rythme lent de la psalmodie. Ce ne sera qu’au milieu du xviiie siècle que les chanoines verront s’introduire à Saint-Jean la musique en même temps que la nouvelle liturgie de l’archevêque Malvin de Montazet.

Desservies par le même Chapitre, les trois églises célèbrent leurs offices en même temps et au son des mêmes cloches. Tandis que la ville est encore endormie, à quatre heures et demie tous les jours, et plus tôt les jours de fête, le cloître s’éveille au milieu des sonneries ; de tous les points de l’enceinte, chanoines, perpétuels, habitué, clercs et clergeons se rendent à Saint-Jean, à Saint-Étienne, à Sainte-Croix, pour y chanter matines. Et, jusqu’au soir, avec une régularité monacale, les offices succèdent aux offices. Aux principales fêtes de l’année, on voit déboucher dans le cloître les processions de Saint-Just, Saint-Paul, Saint-Thomas de Fourvière, qui viennent se joindre au clergé de la Cathédrale ; à son tour, celui-ci se rend en procession aux collégiales et à d’autres églises, la veille et le jour de leur fête patronale. Puis, ce sont les processions des Rogations et de la Fête-Dieu qui défilent par les rues étroites, allant d’église en église ; c’est celle de Saint-Roch pour le vœu de la peste. La place Saint-Jean est le point de départ ou d’arrivée des cortèges, avec leurs bannières flottantes et leurs ornements étincelants au soleil. — Le lundi de Pâques, un spectacle plus saisissant encore est offert à la piété des fidèles : tout le clergé de Saint-Jean, Saint-Étienne et Sainte-Croix monte sur les tours et les galeries de la Cathédrale et entonne l’hymne d’allégresse O filii et filiæ ; du haut de sa terrasse, la collégiale de Fourvière répond en chantant la deuxième strophe, et les alléluias, mêlés aux sons des cloches, alternent jusqu’à la fin de l’hymne, du cloitre à la colline et de la colline au cloitre.

Mais c’est la Saint-Jean qui est la grande fête du cloitre. Dès la veille, il est envahi par l’affluence des pèlerins, des gens atteints du mal caduc, qui viennent gagner pardon et indulgences ou implorer leur guérison. Dans tous les coins de l’enceinte se dressent des feuillées, où les sergents du Chapitre ont le droit de débiter du vin ; merciers, tupiniers, chandeliers étalent leurs marchandises ; c’est une véritable foire. À la nuit close, un feu de joie est allumé, en présence des autorités, au milieu même de la place Saint-Jean, avant que celui de la ville ne soit allumé sur le pont de Pierre ; et, toute la nuit, la foule des pèlerins circule et se presse dans l’église et dans le cloitre, non parfois sans causer quelque désordre. Aux fêtes des grands jubilés, c’est un tel concours de fidèles accourus de plus de vingt lieues à la ronde, que les sergents du Chapitre ne suffisent plus à la tâche et que le Consulat est obligé de prendre les plus rigoureuses mesures de police pour assurer la sécurité du cloître et de la ville.

De combien d’événe­ments cette enceinte ne fut-elle pas le théâtre ! Toute l’histoire de Lyon, presque toute l’histoire de France, a passé là. Qui redira les jours de gloire, de joie ou de deuil, dont ces lieux ont gardé le souvenir : — la pompe magnifique déployée aux conciles œcuméniques de 1245 et de 1274, le premier, présidé par le pape Innocent IV ; les séjours de Grégoire X, de Clément V, qui célébra sa première messe à Saint-Jean ; le couronnement du cardinal d’Ossat, qui y ceignit la tiare sous le nom de Jean XXII ; — la consternation publique qui accompagna jusqu’à la Cathédrale, au retour de la huitième Croisade, la dépouille mortelle de Saint-Louis, décédé sous les murs de Tunis ; — les visites royales et les séjours à l’Archevêché, de Charles VI, accueilli à la porte du cloître par le cri de « Montjoie, Saint-Denis, vive le Roy ! », de Charles VIII au mois de novembre 1495, de Henri II et de Catherine de Médicis en 1548 ; — la cérémonie du serment prêté sur l’autel, en juin 1564, par le roi Charles IX, en présence des ambassadeurs de la reine d’Angleterre, pour la ratification du traité de Troyes ; — le mariage de Henri IV et de Marie de Médicis, célébré à Saint-Jean, le 17 décembre 1600, par le cardinal légat Aldobrandini, neveu du pape Clément VIII ; — les Te Deum d’actions de grâces chantés devant les rois de France au milieu de leur cour, tandis que le canon et les « boëtes » de la ville, par leur tintamarre, portent au loin le bruit des réjouissances publiques ; — les fêtes superbes, les repas somptueux offerts aux souverains dans le palais de l’Archevêché, devenu, pendant le temps de leur séjour, le « logis du Roy ». — C’est à l’Archevêché que Henri IV passa les premières nuits de ses noces ; Henri III y avait été splendidement festoyé, plusieurs jours durant, en 1582 et 1584. C’est dans la cour de ce même palais que, le 29 août 1572, furent exécutés les abominables massacres de Vêpres lyonnaises, où périrent trois cents protestants, et dont l’histoire fait peser l’opprobre sur la cour et une partie du Consulat.

La place Saint-Jean, pendant le carnaval de 1536, avait été le théâtre de joutes improvisées, avec tentes et au son des trompettes, par le dauphin François et le duc d’Orléans ; à peu de jours d’intervalle, on y traîna, sur une claie, le prétendu meurtrier du dauphin, l’infortuné Montecuculli, que l’on conduisait ainsi au supplice, pieds nus, en chemise, et tenant à la main une torche allumée.

Louis XIII a logé lui-même à l’Archevêché, le 3 septembre 1622, puis le 2 mai 1630, avec le cardinal de Richelieu, qui reçut alors la barrette. Et le vieux palais archiépiscopal abritera encore, dans la suite, quantité d’hôtes illustres ; parmi vingt autres, la reine Christine de Suède, le comte de Provence, Napoléon allant à Milan, avec l’impératrice Joséphine, se faire sacrer roi d’Italie, puis, au retour de l’ile d’Elbe, chassant devant lui le comte d’Artois ; plus tard encore, le duc et la duchesse d’Angoulême, le futur roi Louis-Philippe… C’est bien, en réalité, toute l’histoire de France, qui aura défilé, au cours des siècles, dans la petite cité ecclésiastique.

Enfin, comme si rien ne devait manquer à l’histoire si mouvementée de Saint-Jean, des comédiens italiens donnèrent des représentations à la Manécanterie, dans la salle des clergeons, en 1518, devant Catherine de
Médicis et Henri II, et en 1600, devant Henri IV et Marie de Médicis. On devine quelle perturbation événements si extraordinaires viennent jeter dans la vie si régulière du Chapitre. Pour échapper à la foule, le clergé se réfugie alors dans le « petit cloître », contigu au flanc méridional de Saint-Jean. C’est un vrai cloître monacal, celui-là, formant un quadrilatère, avec une galerie couverte et bordée d’arcades ogivales à jour, qui sert de promenoir, et, au-dessus, les logements des enfants de chœur et de leurs supérieurs. Du côté occidental, près de la porte par où l’on monte à la grande salle de la Manécanterie, se trouve la chapelle édifiée au commencement du siècle par Philibert Tixier, perpétuel, « à l’honneur de Dieu nostre sauveur et rédempteur, de Sainte-Anne et de la glorieuse Vierge » : c’est dans cette chapelle que sont inhumés les perpétuels habitués. Au milieu du préau, on voit un puits, comme il y en a dans un grand nombre de monastères : le dimanche, avant la grand’messe, et après l’aspersion des autels, du clergé et du peuple, le célébrant vient asperger ce puits, dit une oraison, monte au premier étage de la Manécanterie et entre au réfectoire des clergeons, où il bénit le pain et le vin déposés sur la table, puis va dans la cuisine bénir aussi le feu et la marmite. — Ce bâtiment de la Manécanterie, ou au moins la façade, qui est sans doute le mur extérieur de la galerie occidentale de l’ancien cloître du xie siècle, est un précieux monument de l’époque romane, à peu près contemporain de l’église d’Ainay ; avec sa charmante décoration architecturale, et ses incrustations et ses briques colorées, ses statues de haut-relief, la petite Manécanterie fait encore grande figure à côté de la puissante Cathédrale.

Au xviiie siècle, les deux ailes orientale et méridionale du petit cloître disparaîtront, ainsi que la chapelle de Saint-Anne, pour faire place à la pompeuse et massive construction de l’architecte Cyr Decrénice, destinée au logement du Chapitre, et dont la première pierre sera posée le 26 octobre 1768 ; par bonheur, la Révolution arrêtera l’exécution des derniers travaux et sauvera la vieille Manécanterie, qui, d’après les plans de Cyr Decrénice, était elle-même condamnée à la destruction.

Mais auparavant, le cloître de Saint-Jean subira bien d’autres transformations. Dans la seconde moitié du xviie siècle, les prisons du bord de l’eau seront démolies et transférées dans un bâtiment entourant la cour de l’église Saint-Romain ; sur l’emplacement des anciennes prisons, l’archevêque-gouverneur Camille de Neufville fera construire, pour y installer sa bibliothèque, une magnifique galerie qui s’étendra jusqu’au débouché du Pont-de-Bois ; élevée sur dix colonnes de pierre et assise sur des voûtes, cette galerie ménagera le passage à piétons et à voitures qui conduit au chevet de la Cathédrale et à la rue des Estres. Camille de Neufville confiera sa bibliothèque aux soins d’un frère du célèbre P. de la Chaise (confesseur de Louis XIV), remplissant auprès de lui la charge d’écuyer. Aux heures trop rares que l’archevêque-gouverneur viendra passer en son palais — car il habitera de préférence l’hôtel du Gouvernement et surtout son château de Neufville — il jouira, des fenêtres de cette galerie, du ravissant coup d’œil de la Saône, et du continuel mouvement des barques et des bateaux abordant aux petits ports ou partant avec leurs cargaisons pour des destinations lointaines. — (Ce bâtiment disparaîtra, ainsi que les fameuses voûtes, en 1791, quand on commencera les travaux, bientôt interrompus, du futur pont Tilsitt et que l’on créera la place Montazet, sur l’emplacement de laquelle s’ouvrira, en 1867, l’avenue de l’Archevêché.)

Le successeur de Camille de Neufville, l’archevêque Claude de Saint-George, fera bâtir, au nord de la galerie, une grande terrasse s’avançant sur la rivière et l’ornera d’un parterre avec un petit bosquet. De son côté, le cardinal de Tencin fera construire par Soufflot le grand salon de l’Archevêché et les deux portails à colonnes placés aux angles coupés de la cour. — En 1743, l’église Saint-Romain, déchue depuis plus d’un demi-siècle de son rang de paroisse et devenue simple chapelle, sera cédée à l’archevêque et démolie pour l’agrandissement des prisons. — Il ne restera plus trace des portes, autrefois si soigneusement fermées dès que sonnait la guette de Fourvière. — L’hôtel de Chevrières, devenu l’hôtel de la Poste, sera le point de départ et d’arrivée des courriers ; les échos du cloître retentiront du bruit des voitures et des chevaux, des claquements de fouet des postillons, jusqu’à ce que, en 1770, le bureau général des Postes soit transféré rue Saint-Dominique. — La plupart des maisons canoniales seront louées ou même vendues à des laïques. Rien ne distinguera plus la petite cité ecclésiastique des autres quartiers de la ville. Vienne la Révolution, elle n’aura qu’une page lugubre à ajouter à ses annales, lorsque la Cathédrale devra subir les profanations sacrilèges de la Fête de la Raison et les stupides ravages de la Terreur.


En sortant du cloitre par la Brèche, nous rencontrons un bon chanoine, en long manteau et petit collet, qui vient de visiter quelque gros bourgeois ou quelque abbé de l’un des couvents de la ville haute, et rentre tranquillement sur sa mule à son logis. Le cardinal-archevêque Alphonse de Richelieu, lui-même, « monte par la ville un mulet, comme un médecin ». Les rues sont, d’ailleurs, si malpropres, même en été, que les gens de qualité ne sortent guère qu’à cheval. « On nage dans les boues — écrit le cardinal — en ce temps même que le soleil nous brusle… L’odeur qui en sort est capable de faire naître et de nourrir la peste… » — Engageons-nous à notre tour dans le dédale des petites rues qui avoisinent le cloître. Nous voici dans la rue Tramassac, étroitement resserrée entre la colline et la muraille. Une partie de cette rue a porté autrefois le nom de rue de la Bombarde, qui appartient maintenant à celle qui longe l’enceinte au nord, depuis le bas du Chemin-Neuf jusqu’à la rue Porte-Froc ; il y existait, au commencement du xvie siècle, une école, dirigée par le Normand Guillaume Ramèze, laquelle dut disparaître peu de temps après la création du Collège de la Trinité. La rue Tramassac est bordée de plusieurs belles maisons, habitées par la grande bourgeoisie ; quelques-unes datent du xve et du xvie siècle ; d’autres, bâties au temps de Henri IV et de Louis XIII, sans revêtir la même élégance, ont encore grande allure, avec leurs lignes correctes et sobres, leurs frontons et leurs portes encadrées de gros bourrelets de pierre (no 12) ; et le contraste est curieux entre ces habitations luxueuses, dont les dernières sont encore blanches, et la sombre muraille du cloitre, d’aspect fruste et barbare, aux parois ventrues, inégales, dégradées par places. Ce contraste, nous le trouverons partout. À côté des rues marchandes aux boutiques engageantes et aux enseignes coloriées, à côté de beaux hôtels ou de riches monastères, nous rencontrerons d’affreuses ruelles, éternellement privées de soleil, des carrefours aux façades lépreuses, des maisons noires et sordides, suant l’humidité et la misère.

Presque à l’extrémité de la rue Tramassac, du côté du Chemin-Neuf, l’hôtel du Petit-Versailles (no 6), qui servira de casernement aux cavaliers de la Maréchaussée, nous montre, dans sa vaste cour, un bel escalier renaissance voûté à arc rampant, un spacieux bâtiment à double rang de colonnes, qui fut apparemment destiné à une chapelle et qui servira plus tard d’écurie, enfin des jardins élevés en terrasses. En face de la Brèche, cette maison à deux pavillons, bâtie en retrait, doit faire une charmante demeure, avec sa cour fermée par un portail de pierre, son escalier extérieur à double rampe et ses fenêtres à croisillons. Plus loin, nous voyons des impostes en ferronnerie, travail exquis de la Renaissance (no 18). La plupart des constructions adossées à la colline sont d’une remarquable architecture. Si la façade, parfois remaniée au goût du temps, qui répudie le gothique, ne les signale pas à l’attention des passants, l’ornementation intérieure des cours nous offre de quoi satisfaire amplement notre curiosité artistique. C’est ainsi que nous pouvons admirer, dans une maison voisine (n°|21), un splendide escalier, également de la Renaissance, décoré d’une rampe revêtue de marbre noir et de balustres quadrangulaires en pierre, qui donne une idée avantageuse de la solide opulence de notre haute bourgeoisie au commen­cement du xvie siècle (dessin ci-contre).

Quelques-unes de ces habitations communiquent, par des terrasses, à des corps de bâtiment élevés au flanc du coteau et par lesquels on atteint le Chemin-Neuf. Déjà du temps de Rabelais, il y avait, au pied de Fourvière, des maisons qui escaladaient si bien les pentes, qu’après s’être essoufflé à gravir d’interminables escaliers, on se retrouvait, au sommet, de plain-pied sur la voie publique. Cette singularité a fourni à l’auteur de Gargantua le sujet d’un plaisant épisode. — « Un jour, dit-il, le seigneur de Painensac visita son père en gros train et apparat, auquel jour l’estoient semblablement venus voir le duc de Francrepas, et le comte de Mouillevent. Par ma foi, le logis fut un peu estroict pour tant de gents, et singulièrement les estables : donc les maistre d’hostel et fourrier dudict seigneur de Painensac, pour savoir si ailleurs en la maison estoient estables vaques, s’adressarrent à Gargantua jeune garsonnet, lui demandants secrètement où estoient les estables des grands chevaulx, pensants que voluntiers les enfants decèlent tout. Lors il les mena par les grands degrés du chasteau, passant par la seconde salle en une grande galerie, par laquelle entrarent en une grosse tour, et eux montants par d’aultres degrés, dist le fourrier au maistre d’hostel : « Cet enfant nous abuse, car les estables ne sont jamais au hault de la maison. — C’est dist le maistre d’hostel, mal entendu à vous : car je sçai des lieux à Lyon… et ailleurs, où les estables sont au plus hault du logis : ainsi peult estre que derrière y ha issue au montoir (un chemin où l’on peut monter à cheval). »

C’est apparemment cette disposition d’un grand nombre de maisons adossées à la colline qui fera dire à ce hâbleur de Samuel Chappuzeau, que Lyon ne peut sans doute rivaliser avec Paris ou Londres, mais que, les bâtiments y étant presque tous de six étages, la ville correspond à « trois Constantinoples ou trois Caires l’un sur l’autre ».

Nous sommes arrivés au carrefour ou « treyve » du Gourguillon. C’est là que, dans le second quart du xve siècle, Nicolas Laurencin tenait l’hôtellerie des Trois-Fontaines, bien qu’il possédât déjà plusieurs maisons de ville et des propriétés rurales. À gauche, nous trouvons, une petite construction gothique et renaissance (25, rue Tramassac), qui est un intéressant modèle de l’habitation bourgeoise lyonnaise à la fin du xve siècle, avec ses arcs moulurés reposant sur des fûts de colonnes, ses voûtes à nervures, son élégant escalier à noyau supporté par de légères colonnettes et, à chaque étage, une galerie s’ouvrant sur la cour par une large baie. Au pied de la montée du Gourguillon (no 2), est une superbe maison de la période de transition du xve au xvie siècle, remarquable par la richesse et le travail des matériaux, comme par la largeur et la beauté des fenêtres à doubles meneaux et à couronnements refouillés, ornées de figures grotesques aux retombées des cordons ; rien n’a été négligé pour en faire une élégante et agréable demeure ; au deuxième étage, on voit une porte de chêne sculptée imitant ingénieusement le déroulement d’un parchemin. La maison voisine (no 4) n’est pas moins charmante avec son allée voûtée à nervures, sa galerie de même style au premier étage et la jolie niche Renaissance dont elle est ornée. — En face, la famille du Soleil fera construire, sous le règne de Louis XIV, la belle maison qui portera sur sa façade un soleil doré symbolique et où vivront, à la fin du xviiie siècle, les deux frères de Clugny, chanoines-comtes de Saint-Jean, dont l’un, à la suite de l’exécution prématurée des principaux émeutiers de 1786, tuera en duel le baron d’Izeron. Le chef de cette famille du Soleil fut ce capitaine des armes et forces de la Ville, que les Lyonnais virent figurer aux entrées solennelles de Louis XIII, marchant en tête du cortège, en justaucorps blanc galonné d’or, et monté sur un cheval blanc. Il habitait en location le vieil édifice à trois corps de logis, que nous voyons du côté oriental de l’étroit carrefour, et qui est encore occupé par ses enfants. Une Annonciation, du sculpteur Nicolas Bidau, en décorera un peu plus tard la niche d’angle.

C’est la célèbre maison des Bellièvre, qui a passé, au temps de Henri IV, dans les mains de Nicolas de Langes, et qui appartient maintenant aux Sève. Claude de Bellièvre, premier président du Parlement de Grenoble, s’y retira, après avoir volontairement renoncé à sa charge, sans se plaindre de l’injustice de ceux qui avaient un instant suspecté son intégrité, et s’y consacra aux études historiques, qui furent la passion de toute sa vie. Au milieu du xvie siècle, son logis fut un lieu de réunion où se rencontraient les hommes les plus distingués dans les sciences et les lettres. L’éminent magistrat avait rassemblé dans le jardin un grand nombre d’inscriptions, de bas-reliefs et de monuments antiques ; après lui, son beau-frère, le président Nicolas de Langes, augmenta encore sa précieuse collection, qui a fait appeler cet enclos le Jardin des Antiquités. C’est dans cette maison que naquirent Jean et Pomponne de Bellièvre, les fils de Claude, tous deux aussi distingués par le caractère que par l’intelligence ; le premier fut, après la mort de son père, président du Parlement de Grenoble, puis ambassadeur en Suisse ; Pomponne fut chancelier de France, et de sa lignée sont sortis deux archevêques de Lyon, un premier président et deux présidents au Parlement de Paris.

Aujourd’hui possédée par l’illustre famille de Sève, qui aura donné à la ville de Lyon plusieurs hauts magistrats et plusieurs prévôts des marchands, la maison Bellièvre sera transformée en monastère et occupée, en 1664, par un petit chapitre de chanoines réguliers de Saint-Augustin, de l’ordre de la Trinité, établi d’abord, en 1658, au milieu de la montée du Gourguillon. Ces religieux ont pour mission de recueillir des aumônes et de traiter avec les Barbares pour le rachat des chrétiens retenus en esclavage. Quand ils ont péniblement réuni une grosse somme d’argent, à quelques années d’intervalle, trois ou quatre d’entre eux font voile vers Tunis ou vers Alger, au risque d’être enlevés eux-mêmes par les pirates, et ramènent, au nombre de trois à cinq cents, les captifs qu’ils ont rachetés. Lorsque ces malheureux arrachés à la servitude, parmi lesquels il y aura souvent des Lyonnais, traverseront notre ville, venant de Marseille pour se rendre à Paris, ce sera, chaque fois, l’occasion de réjouissances publiques et d’une procession très singulière, qui excitera au plus haut point la curiosité de la foule. En tête du cortège, — formé soit à la Guillotière, devant le monastère de la Merci ou des Trinitaires du Tiers Ordre, soit à l’église de la Trinité, — marcheront, derrière la croix, et précédés des trompettes et des timbales de la ville à cheval, les captifs délivrés, deux à deux, chacun placé entre deux enfants costumés en anges, et tenu comme enchaîné par de longs rubans de soie. Le peuple accouru sur le passage de la procession contemplera avec saisissement ces hommes au visage bronzé et amaigri, privés d’une oreille ou d’une partie du nez, quelques-uns se traînant avec peine. Dans leurs rangs, flottera la bannière blanche aux armes de l’ordre de la Merci, croix rouge et bleue, avec la légende : Redemptionem misit Dominus papulo suo. Après chaque groupe de vingt-cinq captifs, viendront des jeunes gens et des jeunes filles, figurant toutes les cours qui coopèrent au rachat des esclaves, celles du roi de France, du roi de Naples, du Grand-Seigneur, etc., en de plumes, de perles et de diamants, et accompagnés d’enfants vêtus en pages. Ensuite, les chanoines de la Trinité, le clergé des paroisses, et les Pères Rédempteurs, portant des palmes, emblème de leur pacifique triomphe. Cette procession, annoncée par des décharges de boîtes, parcourra la ville au milieu des chants religieux, des fanfares et de la joie bruyante du peuple, et se rendra à la Cathédrale, où l’on chantera le Te Deum. À la fin du vxiiie siècle, il y aura, à deux jours consécutifs, deux processions différentes : la première, exclusivement religieuse, ira de la Guillotière à Saint-Jean ; la seconde, plus brillante et comprenant la figuration costumée des cours souveraines, partira de la petite église de la Trinité pour faire tout le tour de la ville. — Tels sont les souvenirs que laissera le monastère des Pères de la Rédemption. Dans l’église de ce modeste chapitre, une très grande vénération s’attachera à la chapelle de droite, où sera placé, dans une niche sous verre, un Christ aux longs cheveux tombant de chaque côté du corps, précieuse relique apportée d’Orient par un religieux trinitaire. — Tout cela disparaîtra pendant la Révolution, et sur une partie de l’emplacement du couvent de la Trinité, deux rues seront ouvertes : l’une, rue de Bellièvre, communiquant à la rue des Prêtres ; l’autre, rue des Antiques, à la Boucherie de Saint-George.

Au nord-est du même ilot, à l’angle de la rue Dorée et de la rue Pisse-Truye, qui longe l’enceinte méridionale du cloitre de Saint-Jean, on verra s’élever, en 1680, un établissement de « Sœurs Grises » où Filles de la Charité, fondé par Louise Perrachon, femme de Jacques Pichon, à l’instigation de saint Vincent de Paul, et qui existera encore au commencement du xxe siècle.

En suivant la rue Pisse-Truye, nous arrivons à la petite église de Saint-Pierre-le-Vieux, surmontée de sa vieille tour carrée. Une croix de pierre se dresse à l’entrée du cimetière ; celui-ci est entouré d’un mur et de diverses constructions basses ; un gros orme est planté au milieu. Contiguë à l’église, est la maison curiale avec sa porte gothique ; la galerie qui y touche renferme des caveaux ; il y a d’autres caveaux devant la porte de l’église et dans le cimetière ; c’est dans ce dernier que l’on enterre les enfants et les défunts auxquels nul privilège particulier n’attribue d’autre sépulture. Toute l’étendue de la petite église, comme nous allons le voir en foulant ses pierres tombales, est elle-même occupée par des caveaux appartenant à des familles, à des confréries, ou servant à l’inhumation du commun des fidèles. Ce nombre exceptionnel de sépultures vient de ce que l’église de Saint-Pierre-le-Vieux reçoit aussi les morts de sa voisine, l’église de Saint-Romain, où, d’après un ancien usage, on n’enterre jamais personne. — Ce petit cimetière est tout rongé par la rouille des siècles, avec des touffes d’herbe aux parois des murs. De cet asile des morts abrité là, en pleine ville, dans un coin de silence et d’ombre, se dégage une impression de paix et de recueillement pleine d’intime poésie.

Malgré les grandes baies ogivales du clocher, qui feraient dater du moyen âge la petite église de Saint-Pierre-le-Vieux, celle-ci remonte à une bien plus haute antiquité. Elle fut, dit-on, construite au ve siècle, comme celle de Saint-Romain, sous l’épiscopat de saint Patient : probablement détruite au viiie siècle par les Sarrasins, elle dut être rebâtie ou réparée, ainsi que la plupart de nos églises, par l’archevêque Leidrat ; depuis lors, elle a été plusieurs fois remaniée et agrandie. — Au-dessus du portail est un curieux bas-relief dans le style de ceux du xiie siècle : on y voit, à droite, un temple octogone à plein cintre et à dôme étagé ; à gauche, un personnage assis, la tête nimbée, ayant des clés dans ses mains ; devant lui, un autre personnage plus jeune agenouillé, la face découverte et la tête voilée en arrière. Une inscription latine, dont voici la traduction, explique le sujet de ce bas-relief : « Il était Pierre ; Pierre, donne-lui le royaume de Dieu. Ce monument est Saint Pierre, Guillaume, fils de Benoit, l’a fait. » — Entrons. Avec ses trois nefs, la petite église n’excède pas intérieurement, soixante-douze pieds de longueur sur trente-six de largeur. Elle est ornée de jolies colonnettes, qui datent apparemment du temps de Leidrat, et qui seront plus tard transportées dans la chapelle de Saint-Martin d’Ainay. La Confrérie de Saint-Roch et de Saint-Sébastien, instituée dans cette église, y a sa chapelle, où se trouve le tombeau des Laurencin ; on y voit un tableau peint par un Allemand, Joachim Lichtweld, représentant les deux saints avec Notre-Dame et décoré des armes des Laurencin. Sur l’autel privilégié, une peinture, Jésus au sépulcre. D’autres tableaux çà et là : le Christ mort et la Magdeleine, Jésus crucifié entre les deux larrons, saint Pierre pénitent et priant. Ces toiles ne sont point des chefs-d’œuvre ; mais l’intention pieuse des donateurs se rattache au souvenir de chers défunts. Ce sont encore deux tableaux en broderie, représentant le reniement ou le vœu de saint Pierre, donnés « pour un renage on veuvage » ; deux statues anciennes en bois doré, ornant les chapelles de Saint-Pierre et de Sainte-Anne ; un précieux reliquaire renfermant le corps de saint Zacharie revêtu de satin blanc brodé. — Mais ce que cette église a de vraiment remarquable, c’est qu’elle possède les tombeaux des plus illustres familles lyonnaises. Après celui des Laurencin, voilà celui des Clapisson. Les Bollioud ont le leur au milieu du chœur, qu’ils ont fait construire à leurs frais ; on lit sur une pierre : Tumulus familiæ Bollioud. À côté d’une chapelle dédiée à la Vierge, à sainte Catherine, sainte Barbe et saint Clair, s’en trouve une autre dédiée à saint Claude ; elle appartient aux Bellièvre, qui l’ont édifiée en 1583, et c’est là que repose Claude de Bellièvre, premier président au Parlement de Grenoble, décédé en 1557. Sur son tombeau, ses fils Jean et Pomponne ont fait graver une inscription latine, composée en vrai style lapidaire, où est consacré le souvenir de la réparation accordée à son honneur par l’arrêt du Parlement de Toulouse.

Près de ce tombeau, on lit l’épitaphe de Barthélemy Bellièvre, procureur général de l’archevêque, mort en 1483. — Quand, en 1792, la vieille église, presque quatorze fois centenaire, sera vendue comme bien national et transformée en habitations particulières, les caveaux de ces morts illustres seront violés et une partie des ossements transportés sur les voûtes, où on les retrouvera en 1866, date à laquelle ce qui subsistera de l’église et de ses dépendances sera démoli, ainsi que les alentours, pour faire place au nouveau quartier du Doyenné et de l’Archevêché. Les pierres tombales, dispersées comme le reste, subiront de singulières vicissitudes ; celle de Claude de Bellièvre sera retrouvée, en 1815 dans le mur d’une maison de la rue des Bouchers (rue Hippolyte-Flandrin), d’où on l’enlèvera pour la placer au musée épigraphique.

Sauf à l’occasion des grands enterrements et des fêtes de la Confrérie de Saint-Roch, on ne voit que très rarement, à Saint-Pierre-le-Vieux, des cérémonies solennelles. Une seule fois par an, au jour de la fête de saint Pierre aux Liens, le Chapitre de la Cathédrale, après avoir chanté les premières vêpres de la fête dans son église, vient les chanter de nouveau, solennellement, dans celle-ci ; c’est, d’ailleurs, un usage qui s’étend à plusieurs autres églises, et, à certains jours, le Chapitre se rend aussi à Saint-George, à Saint-Just, à Saint-Irinée.

Séparateur
De Saint-Pierre-le-Vieux, nous tournons au midi et nous nous engageons dans un enchevêtrement de ruelles tortueuses et sordides. Les Juifs y étaient cantonnés au xive siècle et en furent chassés en 1379. C’est un des coins les plus misérables de la ville, avec ses vieilles maisons noires, étroites et boiteuses, aux étages bas, aux ouvertures exiguës, aux portes bran lantesbranlantes, et, sur le sol dépourvu de pavé, un cloaque aux eaux verdâtres et nauséabondes, constamment entretenu par les gouttières de bois, qui, là comme
ailleurs, se déversent au milieu de la chaussée. La Boucherie ouverte, qui traverse ces ruelles du nord au midi, rend ce quartier plus repoussant encore et plus impraticable. Installée dans la rue de ce nom ou rue de Lort (plus tard rue de l’Ours), qui aboutit flanc nord de l'église Saint-George, elle y occupe, du côté occidental, toute la rangée des boutiques, obligatoirement louées à des bouchers. Là sont entassés les tueries et les étaux : il n’y a pas, comme dans les quartiers des Terreaux et du Grand-Hôpital, de construction spécialement affectée à cet usage. Sous de larges auvents fixés au-dessus des arcs de
boutique et formant une sorte de tunnel où ne pénètrent ni l’air ni la lumière, les bouchers, trop à l’étroit dans leurs sombres réduits, dépècent la viande en pleine rue ; c’est à travers un ruisseau de sang que l’on aborde ce lieu ignoble, où les ménagères sont forcées de venir s’approvisionner. Il est interdit aux bouchers d’exercer leur profession en dehors des emplacements désignés par le Consulat. Des raisons de salubrité aussi bien que de sécurité publique ont exigé que les tueries fussent réunies sur certains points de la ville, à proximité des portes ; mais ces boucheries, et particulièrement les boucheries ouvertes de Saint-George et de Saint-Paul, n’en sont pas moins des foyers de pestilence, et l’on s’explique aisément que les rues avoisinantes soient abandonnées à une population de pauvres artisans.

Mal délimitées, ces chétives artères ont souvent changé de nom, et les noms plusieurs fois changé de place. Ce furent la rue du Juis, de Luert, de Lort ou de l’Ort {de Horto, du Jardin), puis de l’Or ; la rue de Ferrechat ou Ferrachat, par allusion à quelque anecdote oubliée ; la rue du Viel-Renversé, nom sans doute emprunté à une enseigne ; enfin, grimpant au flanc du coteau et allant aboutir, en forme d’Y, au Gourguillon, la montée des Pies ou des Espies (des Epies) et la rue Breneuse, qui conservera au xviiie siècle, sous les appellations de rue Foireuse, rue de Bourdille, puis de Bourdy, son renom de voie infecte et mal famée.

Vers le milieu du xvie siècle, après la fermeture des étuves qui pullulaient dans tous les quartiers de la ville, la rue Ferrachat et ses entours, « lieu fort à l’escart et loing des bonnes rues et passaiges », devinrent le réceptacle de la populace la moins recommandable ; les habitants du quartier adressèrent au Consulat des plaintes
réitérées au sujet des « baptures, scandalles et tumultes » qui avaient pour théâtre les abords du cimetière de Saint-George, « jusques auprès et dedans ladicte esglise » ; on cite même la mésaventure d’un vieux prêtre, « lequel ayant sermonné des jeunes desbauchés qui jouoient dans le cimetière, fut assailli par eux à grands coups de pierre, pougnards ou dagues, tellement qu’ilz lui fendirent la joue jusques aux dents et le blessarent usque ad necem (à mort). » — Le voisinage des ports de la Saône, où débarquent à chaque instant les mariniers, contribuait peut-être à alimenter le désordre. Ceux-ci formaient des bandes et parcouraient les rues, précédés de tambourins et portant des chapeaux, des livrées et des enseignes de couleur blanche, verte et jaune, si bien que le Consulat craignit un instant « quelque mutination et surprinse ». Mais, depuis longtemps, ce vieux quartier a été purgé de ses principaux éléments de scandale. C’est dans la partie basse, vers la porte Saint-George, que les mariniers ont leurs cabarets et leurs auberges, et les échos de leurs chansons ne viennent que rarement arracher au sommeil les paisibles « inquilins » du bas du Gourguillon ou de Saint-Pierre-le-Vieux.

Dans la rue Saint-George, un peu moins étroite que les affreuses ruelles entrevues tout à heure, nous retrouvons, à la plupart des fenêtres, les fameux châssis recouverts de papier huilé, que l’on monte et descend au moyen d’une corde : particularité lyonnaise dont s’égayait fort Je bon roi Henri IV, qui, plaisamment, appelait Lyon « ma bonne ville de papier ». Si les fenêtres sont dépourvues de vitres, elles ont encore moins de volets ; cent ans plus tard, une maison munie de volets à toutes ses fenêtres sera encore assez peu commune pour que le propriétaire prenne soin de le mentionner dans le bail. — La rue Saint-George n’en offre pas moins, dans sa

longue suite de constructions étroites, un certain nombre de maisons d’une certaine élégance archi tecturalearchitecturale. Ici, c’est un bel édifice gothique du xvie siècle, orné d’un petit fronton Renaissance avec triglyphe à colonnettes cannelées, et de jolis arcs de boutiques en anse de panier avec les clefs en palme (n° 3) ; là, une charmante
maison du xve siècle, avec une fenêtre géminée, où se dessine une belle ogive gothique tréflée et un escalier à noyau (n° 7). Plus loin, nous remarquons un grand nombre de fenêtres à meneaux, des mascarons pleins de fantaisie. Voici la maison de la Corne-de-Cerf, où habitera au xviiie siècle l’ouvrier chapelier Sauvage qui sera exécuté à la suite des troubles de 1786 et au sujet duquel le chanoine de Clugny, son voisin, provoquera le baron d’Izeron. Cesont, enfin, à chaque pas, les enseignes de maisons sculptées au-dessus des portes, les enseignes de boutiques se balançant à leurs potences, les niches ornées de statuettes de saints, qui sollicitent l’attention des passants. — Comme toutes les rues du vieux Lyon, celle-ci va serpentant, entre deux bordures de « cadettes » inégales, et ses pittoresques sinuosités donnent à la perspective un charme de variété et d’imprévu. Sans souci de la régularité ni de l’alignement, les façades vont se chevauchant d’un bout à l’autre ; les plus modestes comme les plus élégantes acquièrent ainsi, dans l’harmonie des profils, une valeur indépendante de la
richesse des détails. La rue se déroule et change d’aspect à mesure que l’on avance ; c’est une succession de silhouettes qui s’impriment dans la mémoire ; on les revoit avec le plaisir que l'on éprouve à retrouver des objets familiers ; vous les aimez parce qu’elles arrivent presque à faire partie de vous-mêmes. C’est par toutes ces choses indéfinissables, mais senties de tous, que, malgré leurs verrues, les vieilles villes nous sont chères ; voilà ce que ne comprendront point les implacables constructeurs des cités uniformément rectilignes du xixe siècle.

Sur le bord de la Saône, un fouillis de petites masures étroitement pressées plongent leurs fondations dans la rivière et mirent dans l'eau verte leurs chancelantes galeries de bois, où sèchent des laques de couleur, leurs escaliers branlants et leurs portes basses s’ouvrant sur le courant ; aux fenêtres, on aperçoit çà et là un pot de fleur, et des têtes curieuses, penchées vers le spectacle prodigieusement animé que présente, à toutes les heures du jour, la grande route mouvante de la Saône : arrivée et départ des trains de bateaux, chargement des marchandises, mouvements rythmiques et appels retentissants des mariniers, courses vagabondes des bèches aux arceaux couverts de toile blanche, qui viennent aborder au petit port du Sablet, où les batelières font leurs caquets autour de la vieille croix de pierre, et où, chaque année, au Jeudi Gras, la jeunesse vient, au son des hautbois, danser des rondes. Et le long de la rive, c’est un encombrement de pilotis vermoulus, de plattes aux toits difformes, de barques amarrées au pied des maisons ; plus loin, se dessine la courbe gracieuse de la Saône vers la porte Saint-George et la Quarantaine. Le tableau est d’un pittoresque achevé.

Derrière cette rangée de maisons, la rue des Prestres s’allonge, parallèlement à la rivière, depuis le cloitre de Saint-Jean jusqu'au chevet de l'église Saint-George. Elle est depuis longtemps habitée par des prêtres habitués de la Cathédrale. Auparavant, cette rue portait le nom de « la Pierre-Percée » : c'est celui d’une maison située
du côté de la Saône et un peu au-dessus du port du Sablet ; on voit dans la cadette un trou creusé, suivant l'usage de la Justice, afin de dresser la potence destinée à l'exécution d'une condamnation pour un crime commis dans cette demeure. Intrigués par ce mystère, nous demandons quel avait été le propriétaire de la Pierre-Percée, et nous parvenons à savoir qu'à la fin du xve siècle, elle appartenait au fameux astrologue Simon de Pharès. Celui-ci, étant venu s'établir à Lyon, y fut poursuivi, en 1493, à raison de sa profession, par l'autorité ecclésiastique ; la condamnation à une amende et à la confiscation de ses livres fut prononcée contre lui par l'official et confirmée par le Parlement de Paris. Mais de puissantes influences firent assoupir l'affaire ; le roi Charles VIII, au retour de son expédition de Naples, vint rendre visite à Simon de Pharès et, durant plusieurs jours, suivit les leçons du célèbre astrologue. — La rue des Prestres est bordée de vieilles constructions du xve siècle, ventrues, plus larges à la base qu'au sommet, comme pour mieux résister aux inondations qui dévastent si souvent les parties basses de la ville. Nous remarquons, en passant, une hôtellerie à l'enseigne du Grand-Saint-Henry, et tout le long, les arceaux béants des boutiques, avec la pierre d'appui servant à étaler les marchandises (nos 19, 21 et 23). — Nous arrivons ainsi à la petite place Saint-Goorge. Là se tient un marché, qui est tout proche de la Boucherie : le vendredi et le samedi, les paysans apportent des hortolages, herbages et racines : le vendredi, on vend, en outre, du chanvre et des étoupes. Au midi de la place, s’ouvre le cimetière, qui enveloppe le flanc septentrional et la façade de l’église. Derrière l’abside est la maison curiale, avec son jardin en terrasse donnant sur la rivière. La petite porte de la Commanderie joint la face méridionale de l’église ; un peu plus loin, se trouve le grand portail, sur lequel se lit cette inscription en lettres gothiques, qui nous renseigne sur la fondation de l’édifice :

« C’est l’entrée be la maison M. Sainct Jehan—Baptiste et du bon chevalier Sainct George, laquelle maison a esté faite et accomplie par messire Humbert de Beauvoir chevalier de l’Ordre de M. Sainct Jehan—Baptiste de Jerusalem et Commandeur de céant faict le 1er jour d’octobre, l’an 1498 »

Ce portail donne accès à une grande cour, dont une partie est assise sur
des terrasses élevées contre le flanc abrupt de la colline ; c’est dans cette cour que l’on construira, au xviiie siècle, le bâtiment des archives générales du Grand-Prieuré. Une tour carrée défend l’entrée du château et le pont-levis jeté sur un fossé. Au milieu s’étend un jardin enfermé dans l’enceinte, en partie crénelée, laquelle est limitée de ce côté par la rue Saint-George, la ruelle Constantin ou du Mouton, descendant à la Saône, et la rivière. Une source d’eau vive alimente les bassins de la cour et du jardin. — La Commanderie est un vaste bâtiment à deux étages, surmonté d’une haute toiture percée de lucarnes à fronton triangulaire, et flanqué de deux grosses tours baignant dans la Saône. Avec ses cordons de pierre et ses larges fenêtres à croisillon, les toits aigus de ses tours, ses meurtrières, la porte basse et voûtée qui s’ouvre sur le courant, cet édifice, construit en vue de la défense et où rien n’est accordé à une ornementation superflue, présente, dans sa simplicité militaire, un certain caractère de grandeur. Il y avait eu primitivement, à cet endroit, une communauté de filles, sous le vocable de Sainte-Eulalie ; Leidrat, le grand restaurateur de nos monuments religieux, releva également celui-ci
de ses ruines. Les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, après avoir possédé l’ancienne maison des Templiers, sur la rive gauche de la Saône, vinrent s’établir à Saint-George au commencement du xive siècle ;en 1492, ils firent de grandes réparations à l’église et, comme nous l’apprend l’inscription que nous avons lue tout à l’heure sur le grand portail de la Commanderie, Humbert de Beauvoir fil ensuite bâtir, tout à côté, cette vaste habitation et ses dépendances ; les armes de ce commandeur y sont plusieurs fois répétées. Rien de luxueux dans l'intérieur de cette maison de chevaliers. Et cette simplicité un peu austère ne changera pas, même après que l’ancienne Commanderie, maintenant érigée en
bailliage, sera devenue, au milieu du xviiie siècle, le siège du Grand-Prieuré d’Auvergne, et que le vieux château de Saint-George sera le lieu de résidence du Grand-Prieur, d’un chevalier receveur de l’Ordre et de deux secrétaires de la recette générale, d’autres chevaliers pourvus de différents titres et fonctions, d’un chancelier, d’un archiviste, d’un prêtre conventuel, vicaire général de l’Ordre, et d’un prieur-curé, sans compter le personnel particulier du Grand-Prieur, composé de valet de chambre, laquais, cocher, jardinier, portier et filles de service. La grande salle d’honneur, c’est-à-dire la salle du Chapitre, éclairée par deux grandes fenêtres, aura pour tout ameublement une longue table en chêne couverte d’un vieux lapis de moquette verte et de vieilles chaises garnies de la même étoffe, avec, aux parois tendues de cuir doré, les portraits des Grands-Baillis de Lyon, revêtus de leurs cuirasses. Dans la salle à manger, on remarquera un grand portrait, à cadre doré, du Grand-Maitre Lascaris et, au-dessus de la porte d’entrée, un autre tableau à cadre très simple, représentant la galère capitane de Malte. Tout le reste du logis conservera sa sévérité monacale.

Les hôtes de cette demeure ont une vie à part ; ils ne se mêlent point aux événements de la grande ville et, si parfois certains conflits ne venaient à s’élever entre l’Ordre de Malte et le Consulat, l’existence de la Commanderie serait complètement étrangère à celle de la cité. On y voit, du moins, de temps en temps, d’intéressantes cérémonies. Chaque année, la veille de la fête de sainte Eulalie, qui se célèbre le 10 décembre, les chanoines de Saint-Jean viennent officier en grande pompe, Quand Saint-George sera devenu le chef-lieu de la langue d’Auvergne, chaque année aussi,

durant les trois premiers jours de juin, les chevaliers et commandeurs de l’ordre tiendront chapitre à la Commanderie ; le premier jour, avant l’ouverture des séances, le prieur-curé, accompagné de son clergé, ira les prendre dans la salle capitulaire pour les conduire à la messe solennelle du Saint-Esprit, et ce sera un fort beau spectacle que ce défilé de nobles chevaliers en grand costume, habit rouge galonné d’or, veste et culotte de drap gris-blanc, épée au côté, et croix de Malte suspendue au
côté gauche par un ruban noir. Puis, à la fin de chaque jour de chapitre, un grand diner réunira tour à tour à la Commanderie les principales autorités religieuses el civiles, invitées par séries, et que l’on verra descendre de voiture, en costume de gala, devant le grand portail. En 1387, le Chapitre recevra même à sa table, avec ses invités habituels, un souverain authentique, le roi de Suède, voyageant sous le nom de comte du Nord.

Par la terrasse, pleine de verdure, et le cimetière contigu, nous revenons devant la petite église, qui s’abrite à l’ombre de la Commanderie. La tour carrée du clocher, munie d’une horloge à deux cadrans et surmontée d’un toit aigu à quatre pans, s’élève sur la façade, du côté de la montagne. Au-dessus du portail est une rosace ornée de la croix de Malte ; deux autres portes donnent l’une sur le cimetière, l’autre sur la cour du Bailliage pour les gens de la Commanderie.

De l’ancienne construction de Leidrat, il ne reste que les murs latéraux avec leurs étroites fenêtres, quatre au midi, trois au nord, percées comme des meurtrières et vitrées à plomb. Huit colonnes, auxquelles sont adossés des autel, supportent les voûtes de la nef. Celle-ci est séparée du chœur par une grande barrière de fer, sur le couronnement de laquelle se dresse un beau Christ de grandeur naturelle. Contemporain de la chapelle des Bourbons, dont nous avons admiré à SaintJean la richesse inouïe, le chœur de l’église de Saint-George, entièrement reconstruit par les soins d'Humbert de Beauvoir, se fait remarquer par la hardiesse des profils de ses voûtes ogivales, ses nervures fortement accusées et ses clefs pendantes où l'élégance du dessin n'est point noyée sous un excès d'ornementation. Il est éclairé par trois fenêtres décorées de vitraux, Sur le maitre-autel, le retable, formé de deux colonnes torses habilement sculptées, renferme un grand tableau représentant la résurrection de Notre-Seigneur. De chaque côté du chœur sont des stalles pour le clergé de l'église, qui se compose, outre le prieur-curé, de quatre prêtres chapelains, dont l'un a le titre de doyen et un autre celui de syndic. A la tête des stalles de droite, le Grand-Bailli a sa place réservée ; mais souvent, sans sortir de chez lui, il assiste aux offices dans une tribune qui s'ouvre au-dessus du sanctuaire et qui est construite dans la tour septentrionale de la Commanderie.

Sous les dalles de la nef, règne un long caveau où les chevaliers ont leur sépulture. Plusieurs membres de nos grandes familles ont également ici leur tombeaux. Dans cette chapelle, au levant, reposent, sous ce tombeau tout brisé, Barnabé de Langres, écuyer, et sa femme, Élisabeth d’Amanzé, décédés à la fin du xvie siècle ; au même endroit, Nicolas Ier de Langes, mort en sa trente-septième et sa femme, Françoise de Bellièvre, au milieu du xvie, après un long veuvage noblement supporté. Là aussi sont venus se coucher l'un après autre, dans le sommeil de la mort, Louise Grolier et son mari, le célèbre président de Langes, mécène des gens de lettres de son temps. Les armes de ces illustres familles se voient sur leur tombeau ou au vitrail de leur chapelle. Enfin, plusieurs confréries ont ici des chapelles pour leurs assemblées. — Jusqu'à la Révolution, l’église de Saint-George restera dans la dépendance du grand Prieuré d'Auvergne et demeurera tout à la fois régulière et paroissiale. Mais, à cette époque, la Commanderie sera vendue comme bien national ; l'église sera pillée, puis convertie en fenil, enfin rendue au culte par le Concordat.

Nous sommes ici presque à l'extrémité de la ville. Un peu plus loin au midi, en suivant la rue Saint-George, de

plus en plus resserrée entre les maisons du côté de la montagne et celles du bord de la rivière, on voit se dresser l'énorme et massive porte fortifiée à laquelle vient se relier la muraille qui enveloppe la colline. Au-dessus, s'élève la croupe verdoyante du coteau, qui, au printemps, se couvre de fleurs. À l'endroit le plus escarpé, on aperçoit de nombreux débris d'ouvrages romains, que les « antiquaires » croient des restes de la voie Narbonnaise, l’un des quatre grands chemins d'Agrippa, dont le centre était à Lyon. Ces arceaux mêlés à la verdure, ces vignes el ces jardins en terrasses, d'où émergent, au sommet, l'abside et le clocher de Saint-Just, font un curieux contraste avec le sombre rempart qui monte presque à pie au-dessus de la porte Saint-George, — En bas, où étaient autrefois des tuileries et des ouvroirs de tupiniers, c’est le fouillis des maisons étagées au pied de la colline, quelques-unes jolies avec leurs façades neuves et leurs enseignes d’hôtellerie, en bois ou en tôle peinte, accrochées aux longues potences de fer. Çà et là, un arbre a poussé entre deux murs et tend ses branches vers le soleil ; en arrière et tout contre la montagne, des tourelles, des lanternons se hissent par-dessus les toits pour jouir aussi du
droit
coup-d’œil de la Saône, du spectacle des longues sisselandes, des lourdes savoyardos, des penelles, remorquées À grands cris rythmés que répètent les échos des rives.

Mais nous retrouverons plus tard la porte Saint-George et le faubourg de la Quarantaine ; pour éviter de revenir sur nos pas, gravissons d’abord le coteau et gagnons la ville haute, derrière la Commanderie, au couchant, se trouve l'ancienne maison de la Confrérie de Saint-George, d’où sort une fontaine (la fontaine des Trois Cornets, n°88, rue Saint-Georges) ; c’est à côté de cette maison que s’amorce la montée des Espies ; par elle ou par la rue Breneuse, nous aboutirons au Gourguillon. Plus raide encore et plus pittoresque est la montée des Espies, sorte

de couloir encaissé entre les hautes et solides murailles tapissées de lierre, qui soutiennent les terres des propriétés riveraines. De distance en distance, une porte percée dans ces sortes de remparts laisse entrevoir un escalier, une cour, un bout de jardin. Quelques-unes de ces constructions datent de plus d’un siècle ; elles ne dépassent pas le milieu de la montée. Plusieurs familles bourgeoises ont là leur
habitation. Il y a aussi, comme dans tout ce quartier, des ménages d’artisans vivant resserrés dans d’étroits logis ; au siècle dernier, messire Garbet possédait, rue Saint-George, une maison dont les Florentins occupaient les salles basses avec le jardin et où il n’y avait pas moins de cinquante-deux locataires. Cet état de choses a peu changé ; cependant on ne compte encore, à Saint-George, que fort peu d’ouvriers en soie ; sur toute la rive droite de la Saône, il n’y a guère plus d’une centaine de « maitres » : en 1660, le personnel complet de la manufacture lyonnaise ne dépassera pas encore deux mille quatre cent cinquante individus, y compris les compagnons, les apprentis et les fils de maitres. Mais, comme les métiers sont disséminés dans tous les quartiers et que, dans la plupart des rues, on entend retentir, fort avant dans la nuit, le bruit « de la grande et de la petite navette », les étrangers peuvent avoir, comme Chappuzeau, l'illusion que « les soyes occupent ici cent mille personnes ». Ce sera dans la seconde moitié du xviiie siècle, que les petites rues de Saint-George et du Gourguillon deviendront une des principales agglomérations d’ouvriers en soie, à telle enseigne qu’à la veille de la Révolution il n’y aura pas moins de quatre cent soixante-douze maitres, à Saint-George, seulement, et, autour de chaque maitre, le personnel d’un atelier : compagnons et apprentis, dévideuse et tireuse de corde. En outre, le voisinage de la Saône amènera des teinturiers, qui s’établiront au port du Sablet ou rue Ferrachat. Cet accroissement de la lationpopulation ouvrière nécessitera la transformation du quartier. Entassés avec leur maisonnée, dans ces logements exigus, obscurs, mal aérés et malsains, les
pauvres artisans verront le prix de leurs loyers s’élever rapidement ; il faudra construire de nouveaux étages aux maisons. Les ateliers grimperont au plus près possible du ciel et de la lumière ; ils rechercheront les logis donnant sur le coteau, à l’opposé des étroites et sombres ruelles ; peu à peu, ils graviront les pentes de la montée des Espies, où se bâtiront des maisons d’ouvriers, claires à tous les étages et qu’animera du bas au haut le battement des métiers. Ces maisons, commodes et saines, appartiendront pour la plupart à leurs habitants. Singulièrement économe et casanier, bornant son horizon aux lieux et aux gens témoins de sa vie laborieuse, le maitre ouvrier en soie n’a qu’une seule ambition : être propriétaire, fût-ce d’une moitié maison, fût-ce même d’un étage. Il se tient pour satisfait, s’il a réalisé ce rêve. Quand ses deux ou trois métiers sont en branle, que sa femme fait ronronner entre ses mains le rouet à canettes ou va et vient dans la salle entre le vieux lit à colonnes et la cheminée à crémaillère, le maitre qui n’a plus de loyer à payer jette un coup d’œil sur ses compagnons de travail qui sont comme de sa famille, sur les antiques objets qu’il a toujours vus aux mêmes places : le coffre à bahut, le pétrin et la table de noyer, son épée rouillée et « son hallebarde » accrochées au mur, en face de l’image de son saint patron placée dans un cadre, — et il se sent bien chez lui et ne souhaite plus rien. Nous atteignons ainsi le Gourguillon, ce grapillon pittoresque, qui nous est apparu tout à l'heure, du bas de la montée, vers les beaux hôtels d’Olivier Durand et d’Étienne Laurencin, entre ses deux rangées de vieux murs et de vieilles maisons, plantés en zigzags le long de la côte, où l'on voit, aux contours, pointer quelque antique tourelle. C’est une des plus anciennes voies de la ville, et c’est encore une des plus fréquentées. Il n’y en a pas de plus directe entre la porte de Saint-Just et le quartier Saint-Jean. C’est par la que descendent les voyageurs qui arrivent par la route d’Auvergne et les paysans du
Lyonnais qui viennent, avec leurs mulets chargés de paniers et de sacs, apporter leurs denrées au marché. Aussi les petites boutiques y sont-elles nombreuses ; les voilà telles quelles étaient au XVe et même au XIVe siècles : la porte à plein cintre et, à côté, la « fenêtre » également cintrée, sans moulures, avec la pierre d’appui servant à étaler les marchandises ; ou bien, la porte et la fenêtre enfermées sous un seul arc et séparées par des montants de pierre (n° 46 et 48).

Jusque vers la fin du XVIe siècle, le nom actuel de cette montée ne s’appliquait qu’à la partie basse : le carrefour ou treyve du Gourguillon et même la rue jusqu’à la Brèche de Saint-Jean. La montée tout entière s’appelait chemin de Bel-Regard ou Beauregard, nom qui est resté à la petite place située au milieu du Gourguillon. Cette raison topographique vient s’ajouter aux autres pour faire rejeter l’étymologie légendaire imaginée par quelque historien moderne. Mais, à défaut de merveilleux, cette ancienne voie rappelle une foule de vieux souvenirs.

Au-dessus de la rue Breneuse, se trouve une habitation qui fut, au XVIe siècle, la propriété du célèbre antiquaire Guillaume du Choul, bailli des montagnes du Dauphiné, auteur de plusieurs ouvrages estimés sur l’histoire et l’archéologie romaine ; comme Claude de Bellièvre, ce savant avait rassemblé dans sa maison une grande quantité d’objets antiques. Dans la partie haute du tènement enveloppé aujourd’hui par la rue des Espies, se trouvait jadis la recluserie de la Magdeleine, dont il est si souvent parlé dans l’histoire de Lyon : Sancta Maria Magdalena, reclusoria de colle, recluserie de la colline. Comme toutes les autres recluseries — il y en avait onze à Lyon, situées près des portes de la ville — ce petit établissement religieux se composait d’une maisonnette attenante à une chapelle, et accompagnée d’un jardin ou d’un champ de vigne, le tout hermétiquement clos de murs, et dont la porte, murée ou scellée, ne permettait de communiquer avec l’extérieur que par une étroite ouverture ménagée à hauteur d’appui pour faire passer au reclus la
nourriture journalière. IL parait qu’au moyen âge, vers 1362, les clergeons de Saint-Jean venaient chez le reclus prendre des leçons de grammaire. Pendant leurs luttes contre les chanoines, les Lyonnais à avaient construit un fort à côté de la recluserie de la Magdeleine ; on voyait, au commencement du XVIe siècle, les restes de ses anciennes murailles. A cette dernière époque, il y avait, entre les piliers de la chapelle, qui s’élève encore près de la montée du Gourguillon, une boutique de rôtisserie, appartenant aux chanoines de Saint-Ruf, possesseurs du prieuré de la Platière.

L’habitation de Guillaume du Choul devint, dans la seconde moitié du XVIe siècle, la propriété de Claude du Verdier, seigneur de Vauprivas, fils de érudit bibliographe ; elle passa ensuite dans la famille des Orlandini, dont l’un, Alexandre, prêta 450.000 livres à Henri IV.

En 1599, Balthazar de Villars et sa femme louèrent les bâtiments de la recluserie et achetèrent la maison voisine, à l’angle de la montée des Espies, pour en faire le couvent des Clarisses de Bourg, qui, fuyant cette ville désolée par la guerre, étaient venues se réfugier dans la rue Buisson ; comme la vieille chapelle était fort exiguë et le sol pentueux et incommode, ils firent construire, dans l’intention d’élever une église, la terrasse actuelle avec le grand mur de soutènement à arcades, que l'on aperçoit de la ville basse. Mais l’installation ne fut pas jugée suffisante et l’on acquit un terrain près d’Ainay, où l’on bâtit un monastère dont les Clarisses prirent possession le 7 septembre 1617. Aujourd’hui, l’antique chapelle de la Magdeleine ne s’ouvre plus qu’à certains jours où le prêtre prébendier, du clergé de Saint-Jean, y vient dire la messe, près du tombeau de l'archevêque Claude de Bellièvre, inhumé là en 1612. Bientôt, avec l'autorisation du Chapitre, Bezian Arnoy, docteur en Sorbonne, théologal de
Lyon, y enseignera, chaque mardi et vendredi à une heure, les lettres sacrées et la théologie scolastique. — C'est dans ce même endroit que va s'établir le monastère des religieuses du Verbe-Incarné, fondé à Roanne par Jeanne Chesard de Matel et fixé à Lyon depuis 1627 ; après la confirmation de leur établissement, en 1655, celles-ci ne seront encore qu'une dizaine, plus une sœur tourière. Mais elles prospéreront dans la suite ; au xviiie siècle, elles orneront le grand autel de leur église d’un beau retable fait sur les dessins de Jean Delamonce, avec deux bonnes figures du sculpteur lyonnais Claude Lamoureux, et, en 1756, elles y placeront une statue de la sainte Vierge, d’Antoine-Michel Perrache. Après la dispersion des religieuses, la partie haute du monastère sera occupée, sous le même nom, au xixe siècle, par l'institution Guillard, et la partie basse par la Compagnie des Notaires (12 mai 1853).

C'est presque en face de l'ancienne recluserie, près de la place de Beauregard, que, le 14 novembre 1305, le pape Clément V, venant de se faire couronner à la basilique de Saint-Just, redescendait en grande pompe vers le cloitre de Saint-Jean, ayant à sa droite le roi de France à cheval et, à ses côtés, le comte de Valois, frère du roi, et le duc de Bretagne tenant les rênes de sa mule, lorsqu'un pan de vieille muraille, surchargé de spectateurs, vint à s'écrouler, renversa le pape et sa monture tua le duc de Bretagne avec beaucoup de pauvres gens, el blessa grièvement le frère du roi. C'est encore au Gourguillon que deux disciples de saint Dominique, Arnaud de Toulouse et Roméo de Livia, étaient venus fonder, en 1218, le troisième couvent des Frères Prêcheurs, en France, et le premier à Lyon ; c’est là aussi que les Trinitaires s'établiront, en 1658, avant d'occuper, plus bas, l'ancienne maison Bellièvre. — A a fin du xve siècle, l'habile tailleur d'images Huguenin Navarre, qui fit les statues des gâble et du tympan de la Cathédrale, avait une maison dans la rue du Gourguillon. Sous le règne de François Ier, ce fut un sinistre personnage, l'exécuteur de la haute justice — tortor et executor altæ justiciæ Lugduni — autrement dit le bourreau Jean Jacquemo, qui vint habiter, à mi-côte de la « rue de Belregard », comme un paisible bourgeois, une maisonnette avec un jardinet. Au temps de la Ligue, noble Claude Guerrier et le florentin Nicolas Consilli possédaient chacun, au Gourguillon, une maison et un enclos. On voit combien de souvenirs de toutes sortes se rattachent à ce petit coin du vieux Lyon.

Continuant notre route, nous trouvons, au-dessus de la montée des Espies, une propriété dont la vigne, plantée sur les vestiges d’une villa romaine, recèle la belle mosaïque du Combat de l'Amour et du dieu Pan, que l'apothicaire Vital Cassaire y découvrira en 1670 (c'était la maison dite de Vendôme, où habita un prince de ce nom ; la mosaïque est actuellement au Musée, salle Chenavard).

Enfin, nous atteignons la place de la Croix-de-Colle, où viennent aboutir aussi le Chemin-Neuf, le chemin de Fourvière et la rue des Farges. Cette place forme deux terrasses triangulaires disposées en gradins, au-dessous desquelles la montée se prolonge sans interruption vers Saint-Just et dont les pointes se réunissent au carrefour de la croix. Il y eut là, depuis une haute antiquité, une croix abritée sous un orme. C'étaient l’orme et la croix de Colle, de la colline, de même que la chapelle de la Magdeleine était parfois appelée reclusoria de colle. D'après une tradition, dont l’origine est sans doute une fausse interprétation de ces deux mots latins, ce serait là que les compagnons de saint Irénée auraient été décapités sous l'empereur Sévère, et, en souvenir de cet événement, ce lieu aurait pris le nom de Cru Decollatorum. Rappelons, en passant, qu'au moyen âge les chanoines de Saint-Just, le jour de la fête de leur patron et à l'issue de la grand'messe, avaient coutume de servir des raisins, sous l'orme de Colle, au clergé de Saint-Jean qui s'était rendu en procession à l'office de la collégiale. Le vieil orme a été abattu au xve siècle. La s'est tenu, depuis 1490, le marché au bétail ; sur la demande des chanoines, que ce voisinage incommodait, il fut transporté en 1613 hors des murs, en face des ruines de l'ancienne église de Saint-Just ; les habitants l'ont fait rétablir intra muros ; il occupe, depuis 1618, le terre-plein soutenu par le mur du Chemin-Neuf, et il y restera encore plus de deux cents ans.

Au-dessus, s'élève le monastère des Pères Minimes, établis à Lyon en 1553 par le célèbre P. Simon Guichard, surnommé « le marteau des hérétiques ». La façade longe le chemin de Saint-Just à Fourvière et à Saint-Paul, et les dépendances occupent, à l'ouest et au nord, une grande étendue de terrain planté de vignes. Au midi, contiguës à la façade, se dressent la tour carrée du clocher, surmontée d’une pyramide, puis l’église. Celle-ci est à une soule nef, entourée de chapelles. Faute de ressources, il à fallu près d’un siècle pour la construire ; la pose solennelle de la première pierre fut faite le 25 mars 1555 : la consécration officielle n'aura lieu qu’en 1653. C'est un monument d'une architecture renaissance un peu avancée. Long d'environ trois cents pieds, éclairé par d'immenses baies, il déploie de larges voûtes aux nervures carrées, retombant sur des niches à dais taillés en coquille et coiffés d'armoiries sculptées ; les piliers minces sont adossés à un fût de colonnette engagée qui s'élance à une grande hauteur. Sous les pas, on foule de nombreuses pierres tombales ; au milieu du chœur, une dalle de marbre noir nous apprend qu'ici repose l'obéancier de Saint-Just, Maurice de Fenoyl, un des principaux bienfaiteurs du monastère. Le grand-autel est orné d’un très beau retable. Neuf chapelles latérales, remarquables par leur richesse, furent érigées par des confréries et par d’illustres familles lyonnaises qui y ont leur tombeau. Celle dédiée à la Vierge, que les fidèles viennent
invoquer en ce lieu sous le nom de Sainte-Marie-Majeure, a été édifiée par les Clapisson ; celle de Notre-Dame de Bon-Secours, par François Scarron ; les Chaponay ont élevé celle des Rois-Mages, où de beaux vitraux représentent l'Adoration de l’Enfant-Jésus dans l’étable de Bethléem. La chapelle de Saint-Antoine et de Sainte-Marguerite a été fondée par Pierre d’Auxerre, avocat du roi en la Sénéchaussée de Lyon et plus tard président du Parlement de Toulouse, après la perte de sa fille unique, enlevée à la fleur de l’âge. Aux Pianelli de la Valette appartiendra celle de Saint-François-de-Paule, instituteur de l’ordre des Minimes,
construite par la corporation des Espagnols résidant à Lyon : là sera enseveli Laurent Pianelli, prévôt des marchands et trésorier de France. Dans cette même chapelle dédiée à Saint-François-de-Paule sera inhumé, en 1684, un enfant, membre de sa famille, le jeune fils d’André d’Ormesson, maitre des requêtes, dont un aïeul a épousé une petite nièce du saint. On voit, au-dessus de l’autel, un excellent tableau représentant le saint patriarche de Paule, qui a été exécuté dans le couvent par le peintre Guillaume Perrier. Cet artiste, s’étant rendu coupable d’un meurtre, est venu se réfugier au couvent des Minimes, où, dans une retraite absolue, il s’adonne aux
travaux de son art ; il a décoré la sacristie d’admirables tableaux où est retracée l’histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament : sa Cène attire surtout l’attention des connaisseurs.

La chapelle placée sous le vocable du Saint-Esprit a été bâtie par l’avocat lyonnais Hugues Athiaud, qui, pendant les brigandages de la Ligue, parvint, au milieu de grands dangers, à s’échapper d’une tour où de soi-disant ligueurs l’avaient enfermé.

Plus loin, on nous montre la Chapelle des Parisiens ; elle a été élevée, comme son nom l’indique, par les Parisiens établis à Lyon, qui l’ont dédiée à saint Denis et à sainte Geneviève. Chaque dimanche et aux grandes fêtes, la corporation y fait célébrer des offices ; c’est dans le couvent qu’elle tient chaque année son assemblée générale, nomme son recteur et ses courriers. D’autres chapelles sont consacrées à diverses confréries, entre autres celle du Royaume de Notre-Dame d’Août, celle de la Pureté de la Vierge, celle de la Santé. — L’église et les chapelles sont décorées de fresques représentant le Christ en croix, la Vierge, saint Sébastien, saint Roch, saint François de Paule, saint Antoine : ce sont des œuvres de l’excellent peintre lyonnais François Stella.

La visite de l’église terminée, nous pénétrons dans le beau cloitre du couvent. À pas lents, s’y promènent des religieux en robe de hure noire ; quand ils interrompent leur pieuse lecture, leur regard se repose sur les parois des voûtes, où se déroulent, d’arcade en arcade, les principaux épisodes de la vie de saint François de Paule, peints par feu Horace Le Blanc, peintre ordinaire du Roi et de la Ville de Lyon. Ainsi est évoqué de toutes parts, dans ce monastère, le souvenir du glorieux fondateur de l’ordre des Minimes.

En dehors des murs qui forment la clôture du couvent, on voit, sur la hauteur, le bâtiment qui sert d’infirmerie aux religieux. Un vieil avocat lyonnais, Antoine-Michel Guerrier, fit construire à ses frais cette infirmerie, en s’y réservant une cellule ; c’est là qu’il a passé le reste de sa vie dans la retraite, comme membre du Tiers-Ordre. Les armoiries de ce bienfaiteur sont sculptées sous la grande fenêtre ogivale. Cette maison subsistera encore en partie à la fin du XIXe siècle. Quant au monastère, il sera vendu comme bien national en 1791, après la dispersion des religieux ; tandis que l’église servira de grange à foin, il sera transformé en caserne, puis démoli, et c’est sur ses ruines que s’élèvera plus tard l’Institution de Notre-Dame des Minimes.

Dans une vigne voisine des Minimes, les étrangers curieux de vestiges antiques visitent avec le plus vif intérêt les restes du Théâtre romain, dont on attribue la construction à l'empereur Claude. On voit encore les gradins appuyés au flanc de la colline et tout l’appareil de la scène, qui était disposé de telle sorte qu’à travers les portes des décorations les spectateurs pouvaient voir passer les flottilles sur la Saône. Au moyen âge, les cavités formées par ces ruines étaient désignées sous le nom de Grottes aux Sarrasins, ce qui a fait croire à certains archéologues que ce monument aurait été détruit par les Sarrasins ou Maures d’Espagne, qui ravagèrent Lyon au VIIIe siècle. Confondant le Théâtre avec l’Amphithéâtre, où se donnaient les jeux sanglants, d’autres érudits regarderont ces souterrains comme le lieu qui servit à renfermer les bêtes féroces auxquelles étaient livrés les chrétiens. Quantité de marbres précieux ont été trouvés autour du Théâtre, ainsi que des tessères d’ivoire numérotées et sculptées. Les matériaux, comme ceux de toutes nos ruines romaines, furent exploités, à toutes les époques, pour des constructions nouvelles ; les Pères Minimes en ont employé une grande partie à celle de leur couvent. — De la vigne où se trouvent ces ruines, on aperçoit les restes d’un mur antique d’une grande épaisseur, près duquel, suivant une tradition populaire, serait enfoui le fameux Veau d’or auquel l’empereur Auguste, pendant le séjour de près de trois années qu’il fit à Lyon, aurait rendu les honneurs divins. Cette croyance est si ancrée dans les esprits, que les particuliers qui vendirent cette vigne aux Minimes se réservèrent, dans l’acte de vente, la moitié du trésor que l’on y découvrirait. Mais, jusqu’à ce jour, hélas ! malgré de laborieuses recherches, on n’a point trouvé le Veau d’or. — Sur le chemin des Arcs (rue du Juge-de-Paix), qui conduit, à travers les vignes, de l’église de Fourvière aux murs d’enceinte de la ville, se dressent çà et la les piles, en briques rouges, de l’ancien aqueduc romain.

Non loin de la Croix-de-Colle, et vers l’entrée de la rue des Farges, est le deuxième monastère des Ursulines — les Ursulines de Saint-Just — fondé en 1633 et dédié à saint Louis. L’église s’étend, du nord-est au sud-ouest, le long de la voie publique ; le cloître, construit en pierres et en pisé, s'élève derrière, sur la terrasse qui domine la pente du coteau. Il abrite une quarantaine de religieuses. Dans leur vigne (jardin du Grand-Séminaire actuel), on nous montre un souterrain connu sous le nom de Grotte Berrelle ; c’est un des réservoirs bâtis par les Romains pour recueillir les eaux amenées par les aqueducs. Il est
composé de trois carrés en portiques ou galeries voutées, dont la longueur diminue par degré et qui communiquent les uns aux autres en tous sens (classé au nombre des monuments historiques, par une loi du 30 mars 1887). — C’est au bas de cet enclos que se trouvent les voûtes appelées « Arcs d’Ainay », que nous avons aperçues des bords de la Saône. À chaque pas surgissent ainsi des vestiges gallo-romains. Après le couvent des Ursulines, la rue des Farges continue à monter vers la porte de Saint-Just. Elle est bordée de maisons basses, bien éclairées et d’agréable aspect. À gauche, en voici une du VXe siècle, dans une situation charmante (n° 31 et 33) ; flanquée, au levant, d’une jolie tourelle en encorbellement, elle a des fenêtres à meneaux, d’autres, plus petites, percées sans symétrie, une porte cintrée à arc rampant et, à côté, un vieux puits dans une niche fruste : le tout forme un ensemble harmonieux. À droite, voilà toute une rangé de petites habitations aux toits inégaux (n° 12 à 22), d'un effet très
pittoresque. La dernière surtout est une fort jolie demeure du VXe siècle, avec ses larges fenêtres à croisillons, sa tourelle d’escalier à trois pans, et sa cour spacieuse accompagnée d’un jardin. Ce sont, à chaque pas, des hôtelleries et des auberges, pourvues de belles étableries. Depuis le haut du Gourguillon jusqu’à la porte de Saint-Just, on en compte une douzaine, où pendent pour enseigne, ici, l’Écu de France, la Tête Noire, Saint Sébastien, Nostre-Dame ; là, le Chapeau Rouge, la Croix Blanche, les Trois Rois, l’Éperon, le Péage, Saint Antoine, etc. Cette rue des Farges est déjà un coin de faubourg au grand air ; derrière les habitations, il n’y a plus que des vignes, soit au levant, sur la pente qui dévale vers Saint-George, soit au couchant, jusqu’aux remparts ; mais le voisinage d’une des principales portes de la ville, celui du marché aux bestiaux, le passage des cavaliers, des convois de mulets et des charrettes, les sonneries de l’église de Saint-Just et des couvents d’alentour, y mettent une animation qui ne cesse, à la fermeture des barrières, que pour recommencer dès la première heure du jour.

A notre gauche et en retrait de la voie publique, s’élève la nouvelle église que les chanoines barons de Saint-Just sont venus construire intra muros, dès l’année 1565, après que leur cloitre et leur église situés hors de l’enceinte fortifiée eurent été détruits de fond en comble par les soldats du baron des Adrets. Bien que les restes des saints évêques y soient demeurés enfouis, et

malgré ses glorieuses annales, les chanoines n’ont pas cru devoir relever les ruines de l’ancienne basilique : les remparts l’isolant de la ville et du territoire de leur paroisse, elle eût été exposée, en cas de guerre, à une nouvelle destruction. Une partie des matériaux de l’église des Macchabées ont été employés à la construction actuelle, consacrée en 1591 par l’archevêque Pierre d’Epinac ; c’est tout ce que cet édifice a de commun avec le superbe monument dont les vieillards se souviennent encore. Il n’est qu’à une seule nef, terminée carrément, et flanquée, à l’orient du chœur, de la tour du clocher ; il est éclairé par douze grandes fenêtres sur les côtés, deux sur la façade et deux dans le fond ; à l’intérieur, on remarque, parmi les dalles, des pierres tombales provenant de l’ancienne église et sur lesquelles des figures de chanoines mitrés sont gravées au trait. Mais déjà les barons de Saint-Just se plaignent de l’exiguïté de cette église, qui oblige les femmes à venir se placer jusqu’au pied de l’autel et même parmi les prêtres. Bientôt ils s’occuperont de l’agrandir. La première pierre du nouveau chœur sera posée en 1662 et le temple consacré une seconde fois, l’année suivante, par l’archevêque Camille de Neufville. Plus tard, un beau jubé à colonnes ioniques sera construit par Jean Delamonce ; pour les petits autels de ce jubé, Thomas Blanchet peindra le Martyre de saint Irénée et la Mort de saint Just parmi les solitaires de la


ent de l’ex :

Thébaïde. Les chanoines orneront le sanctuaire de bons tableaux du peintre Ruel, et du buste d’Innocent IV, en souvenir des bienfaits de ce pape. En 1700, Jean Delamonce donnera les dessins de la façade ; le portail sera décoré d’un cartouche aux armes du Chapitre, supportées par des licornes en marbre. L’église ne sera entièrement achevée qu’en 1747, à peu près telle qu’elle restera. (Les licornes, remarquable morceau de sculpture, seront enlevées en 1791 ; le jubé sera démoli sous la Restauration.)

Depuis la ruine de leur cloitre et la perte de leurs richesses, les chanoines de Saint-Just ont vu s’évanouir une partie de leur ancien prestige ; pendant la construction de leur nouvelle église et de leur nouveau cloître, ils ont eu de nombreux différends avec les entrepreneurs, avec les Pères Minimes ; ils ont adressé au Consulat, pour en obtenir des subsides, certaines requêtes dans lesquelles ils n’osent plus prendre le titre de barons. Néanmoins, le Chapitre de Saint-Just occupe toujours à Lyon une place considérable. Il se compose de vingt-cinq chanoines, y compris les quatre « dignités », c’est-à-dire l’obéancier, le sacristain, le maitre de chœur et le prévôt ; il y a, en outre, douze perpétuels, un curé et douze enfants de chœur. C’est le premier chapitre de Lyon après celui de Saint-Jean ; l’obéancier de Saint-Just est l’orateur du clergé de la ville ; à sa tête, il porte la parole aux entrées des rois, des princes et des cardinaux. Enfin, le Chapitre a toujours sa justice particulière, et les Minimes ont constamment sous les yeux son pilori, dressé en face de leur porte.

Au haut de la rue des Farges, s’élève la porte qui donna son nom à cette rue et que l’on appelle maintenant la porte de Saint-Just. C’est un énorme bâtiment carré couronné d’une toiture à quatre pentes, et percé sur chacune de ses faces, d’une rangée d’ouvertures où les gardes peuvent, en cas d’attaque, braquer sur les assaillants des coulevrines et des arquebuses. Au xvie siècle, cette porte était flanquée, à chaque angle, de tours où de tourelles percées d’archères. Nous retrouvons, barrant le passage, les uniformes rouge et bleu des Suisses, qui gardent toutes les entrées de la ville.

La vieille et haute muraille de la Retraite, dans laquelle s’ouvre la porte de Saint-Just et qui date du xvie siècle, au temps du roi Charles V, reste encore imposante malgré les dégradations qu’elle a subies, En dedans, et à la hauteur des créneaux qui lui servent d’abri, règne une

galerie découverte à laquelle on accède, dans le chemin de ronde, par des escaliers accolés aux parois intérieures de la muraille ; c’est sur cette galerie que se plaçaient les hommes d’armes pour défendre la ville assiégée. Les progrès de l’artillerie ont rendu ces ouvrages à peu près inutiles.

Cette enceinte continue, percée d’un nombre infini d’archères, est protégée, de distance en distance, par des tours, autrefois surmontées de hourds en pierre à mâchicoulis, et maintenant couronnées de hautes toitures ; dans les intervalles des tours, ce sont encore des demi-tours, des échiffes ou des échauguettes, suspendues en encorbellement au flanc extérieur des murailles. Enfin, l’enceinte de la Retraite est défendue, en avant, par un fossé large de neuf toises (dix-huit mètres) et par d’énormes terrassements.

Partant de la porte Saint-George, après laquelle s’élèvent une tour et une échiffe, la muraille monte, à travers les vignes, sur la pente abrupte, en décrivant un saillant au Puy d’Ainay ; là, il y’avait autrefois une tour, aujourd’hui remplacée par une échauguette, qui protège un ouvrage avancé ou « boulevart » en terre gazonnée, presque en ruine. De ce point, l’enceinte suit, en ligne brisée, la direction générale de l’est au nord-ouest et arrive à la tour Breton. Vient ensuite une longue brèche, qu’on a fermée par une palissade. Après la porte de Saint-Just, l’enceinte de la Retraite se prolonge vers l’extrémité du chemin des Arcs (à la jonction de la montée du Télégraphe et de la rue du Juge-de-Paix). Elle est, ici, moins bien protégée par les accidents de terrain : aussi les ingénieurs du moyen âge l’y ont-ils mieux défendue, au moyen d’une tour ronde, deux demi-tours rondes, et une troisième demi-tour, dite « de la Poterelle », où s’ouvre une poterne ; on ne compte pas moins de quarante-huit archères dans cette partie de l’enceinte, qui est, en outre, soutenue, entre sa première et sa troisième tour — la tour Peyrollier — par un grand boulevart en Lerre, maintenant à demi ruiné.

De la tour Peyrollier à la tour Béton, située sur le territoire de Loyasse, la muraille continue, à une petite distance du chemin du Val-de-Trion, avec, sur un court espace, dix-huit archères et deux échiffes percées elles-mêmes de quatorze meurtrières, puis deux demi-tours rondes entre lesquelles sont encore quatre échiffes. Un jeu de mail occupe, depuis la Poterelle, la partie correspondante du chemin de ronde. — Après la tour Béton, les murs de l’enceinte, jalonnés plus loin par les tours flanquantes Bonin, Sainte-Marguerite, Serpollet et Rippan, achèvent l’enveloppement du plateau de Fourvière jusqu’au château et à la porte de Pierre-Scize. En dehors de ces anciennes fortifications se trouvent, enfin, au saillant de Loyasse, la « citadelle » ou le rempart de la Pye, composé de boulevarts et de courtines en terre, et aboutissant à un demi-bastion placé au-dessus de Vaise, puis un rempart descendant au bastion et à la porte de Vaise. (Voir la note p.82). Tel est le système de défense de la rive droite de la Saône, ensemble formidable, qui s’étend sur une longueur

de sept cent soixante-quatre toises, mais qui m’est déjà plus en rapport avec l’état actuel de l’artillerie, et ne pourra servir, en 1793, dans la lutte de Lyon contre la Convention, qu’après avoir subi des réparations et des transformations considérables. Au delà de la porte de Saint-Just, nous nous trouvons sur une sorte d’esplanade coupée en terrasse du côté du Rhône. À notre gauche, nous embrassons la face extérieure des fortifications dévalant vers la porte Saint-George et il nous est facile de les reconstituer par l’imagination telles qu’elles devaient être, au moyen âge, dans les temps d’alertes, lorsque, par exemple, Lyon fut menacé par les Grandes Compagnies, qui entouraient la ville. Au long des créneaux, brillent les fers des pertuisanes, acier des « salades, voulges et gantolets » ; dans les
fossés, les bourgeois de la milice s’exercent au maniement des « bastons à feu » ; soldats « tirés des boutiques », ils ont échangé sans désavantage l’aune contre l’arquebuse et, sous les armes, ils ont l’allure vraiment martiale. Aux embrasures des tours, de longues coulevrines sont braquées sur la campagne : enfin, du haut de leurs bayettes, les guetteurs veillent jour et nuit sur les abords des remparts, prêts à donner l’alarme par un appel de la voix, un son de cloche ou de trompe, à l’approche de toute troupe armée ou de tout bruit insolite.

L’endroit même où nous sommes rappelle bien d’autres souvenirs. C'est à cette place que s’élevaient la magnifique église des Macchabées décrite par Sidoine Apollinaire, plus tard la belle basilique du moyen âge et le cloitre de Saint-Just, qui reçut tant de papes, de souverains et de personnages illustres, où se déroulèrent tant d’événements et tant de cortèges. De ce cloître célèbre dans le monde entier on cherche maintenant les derniers vestiges, et c’est à peine ai l’on en retrouve encore quelques pierres enfoncées dans les ronces ou recouvertes par le gazon.

Véritable citadelle, le cloitre de Saint-Just était entouré de remparts épais de quatre pieds et hauts de six toises (douze mètres), et muni de vingt-deux tours placées à quinze pas de distance l’une de l’autre. On y pénétrait par deux portails à fausses braies, fermant avec bonnes portes et chaînes de fer (voir p. 85). Cette enceinte contenait douze grandes maisons canoniales, avec cours et jardins, un immense réfectoire, des caves, des greniers, la salle d’étude des enfants de chœur, le logis du tire-corde, des prisons, des prétoires pour la justice des chanoines et la prévôté ; vingt-huit petites maisons avec cours intérieures, servant au logement des chanoines, perpétuels et chapelains ; enfin, dominant, au sud-est, les remparts et la pente abrupte du coteau, la superbe basilique, non moins célèbre par sa magnificence que par ses nombreuses reliques de saints évêques et de martyrs (voir le dessin, p. 85).

Le grand portail de cette église s’ouvrait au couchant ; il était décor de six colonnes et de quatre statues de marbre « à l’antique », datant du XIe siècle.
Deux grandes tours servant de clochers, et contenant huit cloches, flanquaient la façade et étaient reliées entre elles par une riche galerie voutée, ornée de colonnes. Cette partie de l’édifice, appartenant à l’architecture ogivale, avait été bâtie au milieu du XIIIe siècle, après les libéralités du pape Innocent IV, ainsi que cinq petits portails, et deux tours inachevées qui s’élevaient de chaque côté de l’abside. Le vaisseau de la basilique, large de huit toises, possédait trois nefs de vingt-trois toises de long. Rien ne surpassait la richesse de la décoration intérieure : le chœur renfermait quatre-vingt-dix stalles de chêne sculpté, dont les dossiers étaient ornés de bas-reliefs dorés représentant des scènes de l’Écriture sainte. Derrière le grand autel, se dressait, supportée par quatre piliers en marbre de dix pieds de haut, la châsse d’albâtre où reposait le corps de saint Just. Au pourtour de l’église régnaient vingt-quatre chapelles, quelques-unes enrichies de peintures, et la plupart avec des autels de marbre. Le reposoir du Saint-Sacrement, fermant « à gros treillis de fer », était tout décoré de personnages. Dans la crypte, il y avait aussi un autel de marbre, en forme de bachasse, « fait à personnages » et long de six pieds. — Le cimetière, où était une petite église dédiée à saint Nicolas, contenait de superbes tombeaux à piliers de marbre ; dans l’un d’eux avait été inhumé ce duc de Bretagne qui avait trouvé la mort au Gourguillon, sous l’écroulement d’une muraille.

De tous ces édifices, de toutes ces richesses, il ne reste plus rien. Les pans de murs laissés debout par les démolisseurs furent à leur tour rasés par les catholiques, dans la crainte qu’ils ne protégeassent une attaque des protestants du dehors. Tout a été détruit de fond en comble, et les chanoines de Saint-Just n’exagèrent point en rappelant, à propos de ces ravages, les vers de Virgile sur la ruine de Troie. Une croix a été érigée presque en face de la porte de Saint-Just et devant le lieu où s’élevait la basilique. À côté de cette croix, il y a une énorme pierre branlante, que le peuple a respectée, car il y attache une idée superstitieuse, et les bonnes femmes disent que le diable seul a pu l’apporter là. Nous sommes ici dans le bourg de Saint-Irénée, qui a été incorporé à la ville en 1585. Ce vaste plateau est lui-même entouré d’une vieille et forte muraille défendue par des tours, des échiffes et des fossés ; éventrée en maint endroit, envahie par des constructions privées, cette enceinte suit en zigzag, du côté du Rhône, les hauteurs de la colline jusqu’à la porte de Saint-Irénée, et vient, du côté du couchant, se souder à angle droit sur la muraille de la ville, vers la tour Peyrollier. Près de là, et à l’extrémité de la rue des Anges (rue de Trion actuelle), s’ouvre la porte de Trion, protégée par une tour. En dedans de cette porte et du côté occidental de la même rue se trouve un hôpital, comme on en éleva, pendant le moyen âge, à toutes les portes de la ville, et qui reçoit les voyageurs pauvres ; sa chapelle est dédiée à saint Michel.

Le bourg de Saint-Irénée se compose de propriétés encloses, avec jardins, verchères et vignes. Les rues sont bordées de simples maisons de village ; mais on y rencontre à chaque pas des vestiges romains enchâssés dans les constructions ; il y en a aux jambages des portes, à l’entrée des écuries où les courriers ou « chevaucheurs » logent leurs chevaux ; on en voit dans les murs de clôture, dans les tours d’enceinte, jusqu’aux abreuvoirs des animaux. C’est, de tous les quartiers de Lyon, le plus riche en monuments antiques. « Les pierres parlent — écrira Spon — dans tous les coins des rues, pour nous instruire de ce que cette ville était sous la domination romaine. »

En montant vers le prieuré de Saint-Irénée, nous apercevons une maison du XVe siècle, qui fut la demeure de l’un des premiers Bellièvre établis à Lyon (auberge du Bœuf Couronné) ; au fond de la cour et au-dessus de l’élégante porte gothique de la tour d’escalier, est gravé un écusson aux armes de eette famille.

Nous arrivons à l’église. On y accède par un perron assez élevé, soutenu par des pierres de monuments romains. Bâtie sur les tombeaux de saint Epipoy et de saint Alexandre, martyrisés sous l’empire de Marc-Aurèle, cette église fut aussi détruite par les protestants ; on en retrouve des débris dans le cimetière : voici une colonne de jaspe portant une inscription latine ; en voilà une autre, de grande dimension, couverte de caractères antiques : plus loin, c’est un cippe funéraire qui avait servi de support à un bénitier. Reconstruire en 1584 par le prieur Grollier et le Chapitre, la nouvelle église est beaucoup moins grande que l’ancienne. Le chœur a la forme d’une tour ronde. Autour de l’autel qui en occupe le fond, une inscription en vers latins rappelle le martyre de saint Irénée et de ses compagnons : « En entrant dans ces lieux sacrés, frappez votre poitrine, demandez pardon en gémissant, mêlez vos larmes à vos prières. Ici reposent les compagnons du pontife Irénée, que, par le martyre, cet illustre chef a conduits au ciel… » Un pavé en mosaïque, aujourd’hui presque entièrement usé, retraçait les diverses sciences enseignées dans les écoles épiscopales du moyen âge et représentait des professeurs, dans le costume du temps, debout sous les arcades d’un cloitre. Ce sanctuaire possède une partie du chef de saint Irénée, enchâssé dans un grand reliquaire, que l’on expose à la vénération des fidèles pendant le temps pascal et à la fête du saint.

Après l’église haute, on nous fait visiter la crypte ; nous y pénétrons par un escalier et un couloir où se
trouvent deux tombeaux contenant des reliques de saints. Rien d’impressionnant comme cette église souterraine, délabrée, humide, à peine éclairée par d’étroites ouvertures, et paraissant plus grande encore dans sa nudité. Trois vieux autels sans ornements ; sur le sol, des débris de mosaïque ; un puits fermé par un simple couvercle de bois, où ont été, dit-on, recueillis les ossements des compagnons de saint Irénée : c’est tout. Telle qu’elle est, cette vénérable crypte a résisté au poids des ruines de l’église supérieure, quoique les démolisseurs aient brisé ses piliers. — Avant sa dévastation, il y avait dans cette église une ancienne confrérie, dite des Dix-neuf mille Martyrs ; le cardinal-archevêque de Richelieu vient de la rétablir, à l’instigation du chamarier Guérin ; une chapelle lui sera plus tard consacrée.

En remontant sur la terrasse, nous nous arrêtons au chevet de l’église, à l’endroit où s’élevait jadis la chapelle de Saint-Antoine, brûlée par les calvinistes, et où, à la fin du siècle, on dressera un premier calvaire. De là, nous apercevons la plus grande partie de la ville, le confluent du Rhône et de la Saône, l’immense plaine du Dauphiné et, à l’horizon, suivant l’expression d’un voyageur, « les affreuzes montagnes couvertes de neige, qui la terminent à plus de seize grandes lieues de là ». En 1730, l’architecte Toussaint Loyer, appelé de Paris, réparera l’église, et Soufflot, à son retour d’Italie, construira le portail de la cour. Non loin de là, vers l’extrémité méridionale du bourg, se trouve un grand corps de bâtiment servant d’habitation aux chanoines de Saint-Irénée, qui seront remplacés, en 1702, par des chanoines réguliers de Sainte-Geneviève. La maison du Chapitre sera rebâtie, en 1749, par les libéralités du due d’Orléans, sur les dessins de Soufflot et sous la conduite de Loyer. Brûlé pendant le siège de 1793, réparé et agrandi en 1814, cet édifice deviendra, sous le nom de Saint-Michel, patron de l’ancien hôpital de Trion, une maison de refuge pour les orphelines et les filles abandonnées.

Le bourg se termine, de ce côté, à la porte de Saint-lrénée, flanquée d’une vieille tour quadrangulaire. Au delà, c’est, au midi, le chemin de Sainte-Foy ; au couchant, le chemin d’Auvergne. À ce dernier, viennent aboutir des restes considérables de l’aqueduc romain, qui découpe ses arcs superbes sur l’horizon des montagnes du Lyonnais.

Nous regagnons maintenant la ville basse par un chemin empierré et très raide (montée actuelle des Génovéfains), qui est tracé à travers les vignes. Laissant au nord la ligne des fortifications du bourg de Saint-lrénée, nous parvenons à un escalier qui épargne les lacets du chemin. Là se trouvent la fontaine de Choulan et le vieux château de ce nom, qui montre, au flanc du coteau, ses petites tourelles à toitures coniques. Après avoir descendu les cent quatorze marches de l’escalier et retrouvé le chemin, qui débouche en face du confluent, nous arrivons à l’hôpital Saint-Laurent, bâti à une petite distance au delà de la porte Saint-George, entre le chemin et la rivière.

Une tour carrée, collée d’un toit à lanternon, sert d’entrée à l’enceinte de l’hôpital ; nous en franchissons la porte voûtée, et nous nous trouvons dans une grande cour ; au milieu, s’élève la vieille chapelle de Saint-Laurent, près de laquelle sont venues peu à peu se grouper les constructions destinées à recevoir les malades atteints de la peste. Derrière le chœur de la chapelle et sur le bord même de la Saône, s'alignent les plus anciens bâtiments, de dimensions inégales, aménagés ou construits à neuf dès la fin du xve siècle, et agrandis à mesure que les progrès de la contagion nécessitèrent de plus vastes asiles. Puis, c’est la Maison de la Trinité, fondée pour ses propres membres par la puissante confrérie de ce nom, et réunie plus tard à l'hôpital Saint-Laurent. Enfin, au midi, et à la suite des constructions primitives, s'étend un édifice monumental à deux étages de galeries supportées par des piliers, et qu'un large escalier fait communiquer à la rivière : c’est l'hôpital de Saint-Thomas, élevé par les soins du richissime banquier florentin Thomas de Gadagne, sieur de Beauregard, à l'instigation du célèbre dominicain Sante Pagnini et sur les plans de l'architecte Salvator Salvatori. Ce dernier bâtiment est précédé d'un cimetière, contigu à la cour de l'hôpital Saint-Laurent et lui-même entouré de murs, au milieu duquel se dresse une grande croix.

C'est dans cette double enceinte que vinrent expirer, au milieu des plus tragiques angoisses, les malheureuses victimes des épidémies de 1564, 1577, 1582, et de celle, plus récente, de 1628 à 1629, qui fut aussi la plus terrible de toutes, puisqu'elle enleva près d'un quart de la population. Les Lyonnais ne peuvent passer près de là sans éprouver encore un sentiment d’effroi au souvenir des maux atroces qui, durant ces années maudites, s’accumulèrent sur ce point de la ville. Depuis le commencement du siècle, la peste avait cessé d'exercer ses ravages ; il semblait que Lyon fût enfin délivré du fléau ; les recteurs de l'Hôtel-Dieu avaient cru pouvoir louer l'hôpital Saint-Laurent à la ville,
qui y fit renfermer tous les pauvres mendiant par les rues. Quand la terrible épidémie de 1628 vint rendre cet asile à sa destination première. Les bâtiments ne purent bientôt plus suffire ; on y compta jusqu'à quatre mille, d'autres disent six mille malades, entassés pêle-mêle sur la paille ; il y en avait partout, dans les escaliers, les corridors, jusque dans les cours et les jardins. Quand vint l'hiver, des milliers de pestiférés ne savaient plus où s'abriter. Un grand nombre avaient appuyés leur huttes contre le mur d'une terrasse élevée au pied de la colline ; des pluies torrentielles minèrent les fondements de cette muraille, qui ensevelit sous ses ruines une foule de victimes. Et, dans le tumulte et l'infection de cet hospice jonché de morts et de mourants, c'étaient à tout instant de nouveaux convois de pestiférés, couverts d'exanthèmes livides, étouffés par des abcès à la gorge ou expirant dans un accès de délire. Ni les chars, ni les fossoyeurs ne suffisaient. Le bois pour construire les cabanes étant venu à manquer, quelques misérables, à ce qu'on rapporte, dressèrent des cadavres roidis par la mort en les liant entre eux, les couvrirent avec d’autres corps en forme de toit, et rendirent le dernier soupir sous ces hideux abris. — Cependant, les religieux, capucins et jésuites, les magistrats, « messieurs de la Santé » armés d'un bâton rouge, les médecins et les chirurgiens, des femmes courageuses, allaient de lit en lit, prodiguant des
soins et des consolations. Pour se préserver de la contagion, les personnes qui visitaient es pestiférés revêtaient un costume étrange composé dune longue robe de peau, d'un masque enveloppant complètement la tête, avec un large collet couvrant les épaules, des yeux de verre et un nez en forme de bec d'oiseau, dont la pointe était remplie de drogues aromatiques. Appelés à tout moment pour recueillir les dernières volontés des mourants, les notaires se faisaient conduire par bateau, avec les témoins, en regard d'une terrasse bordant la rive, où les pestiférés venaient dicter leur testament. On prêchait dans les cours ; on célébrait la messe à Saint-Laurent et dans le pré d'Ainay sur des autels élevés, d’où le prêtre pouvait être aperçu d'un grand nombre de malades couchés en plein air. Ces malheureux mettaient en Dieu leur suprême espérance.

La contagion ne dura pas moins de huit mois. Elle a reparu en 1631, 1638 et, tout récemment encore, en 1642. Après le vœu solennel des échevins — 12 mars 1649 — la peste cessant d'exercer ses ravages, une partie des bâtiments devenus inutiles sera vendue aux administrateurs

de l'hôtel-Dieu, tandis que le surplus, qui constitue essentiellement les hôpitaux Saint-Laurent et Saint-Thomas, servira d'asile à d'autres fléaux ou à d'autres misères. Sur la plate-forme naturelle qui domine l’hôpital Saint-Laurent, on aperçoit une chapelle entourée de jeunes tilleuls : elle est dédiée à « Monsieur saint Roch » ; c’est le saint que l’on a coutume d’invoquer pour la préservation ou la guérison
des maladies contagieuses. Élevée, en 1581, par le Consulat, à la suite d’un vœu du gouverneur François de Mandelot, cette chapelle fut solennellement inaugurée par une procession générale à laquelle tout le clergé, tous les ordres religieux, les corps constitués et presque tout le peuple assistèrent. On y accède par un rapide sentier qui se détache du chemin de Choulan, où il est fermé par une barrière de bois, el qui serpente, à travers vignes, entre deux haies vives. Lieu de pèlerinage très fréquenté, ce modeste sanctuaire, que l'on s’occupe d’embellir sur les dessins de Simon Maupin (voir la lettre ornée, p. 22), forme un carré oblong, terminé au levant par un chœur en pan coupé, avec un petit porche servant d’entrée au couchant. Quatre fenêtres cintrées éclairent les côtés de la nef ; celles du chœur sont ornées de trois vitraux, peints par Bertin Ramus, maitre peintre verrier lyonnais, et représentant : celui du milieu, un grand crucifix avec les images de Notre-Dame, de saint Jean et de Marie-Magdeleine ; les deux autres, les images de saint Roch et de saint Sébastien, avec les armoiries de l’archevêque Pierre d’Epinac, de François de Mandelot et de la ville. Cette chapelle est confiée à la garde des Pères Minimes, qui la desservent chaque dimanche. À la fête du saint, qui tombe le lendemain de l’Assomption, commence une octave solennelle ; on célèbre la grand’messe et les vêpres, puis, au coucher du soleil, la bénédiction du Saint-Sacrement est donnée à la foule agenouillée sur la terrasse. Le premier vendredi après Pâques, a lieu la procession du vœu public à la chapelle de Saint-Roch ; les Chapitres, les paroisses, les diverses confréries, le Consulat lui-même y assistent. Ces pieuses coutumes se perpétueront encore pendant cent cinquante ans ; la vénération des fidèles pour ce lieu de pèlerinage ne s’affaiblira pas, jusqu’à ce que la Révolution ferme la chapelle, qui ne sera complètement détruite qu’en 1807.

Au delà de l’hôpital Saint-Laurent, c’est la pleine campagne. Le long de la berge escarpés que vient battre le Rhône, court un étroit sentier montant et descendant, unique voie de halage pour les bateaux arrivant du Midi : c’est le chemin des Étroits. A l’entrée, se trouve la maison de la Fleur-de-Lys ou de la Quarantaine, où les voyageurs et les marchandises arrivant de lieux suspects sont assujettis à faire la quarantaine, avant d’être admis à pénétrer dans la ville. Plus loin, à mi-coteau, bâti sur de belles terrasses, le château des Tournelles montre à travers les arbres ses tourelles carrées, son grand toit à lucarne et œil-de-bœuf, couvert en tuiles vernies, ses fenêtres à croisillons et ses portes à fronton ornées de cartouches. Peu à peu, tout le coteau se couvrira de magnifiques habitations. Ce seront, au xviie siècle : le domaine de Bellevue, à l’échevin Jean Arthaud ; la Maison Grise, au sculpteur lyonnais Jean Thierry ; l’opulente demeure de Bellerive, qui appartiendra aux Messier, puis aux Périsse, construite sur trois rangs de terrasses soutenues par des arcades, au milieu de jardins plantés, dit-on, par Le Nôtre, et ornée de jets d’eau et de par terres. Au xviiie siècle, La Fleurie, avec ses grandes allées de charmille, bâtie sous Louis XV pour Mme Lobreau, directrice du théâtre de Lyon. Une société brillante fréquentera ces habitations de plaisance. D’épais ombrages couvriront toutes ces pentes aujourd’hui plantées de vignes, et c’est à leur abri que Jean-Jacques Rousseau, adolescent, pauvre et encore inconnu, passera une belle nuit d’été, « couché voluptueusement sur la tablette d’une espèce de niche ou d’arcade enfoncée dans un mur de terrasse ».

Sur le bord même du chemin, se créeront des auberges aux noms pittoresques : la Croix- Blanche, la Fontaine de Jouvence, l’auberge des Quatre-Nations, le logis et le moulin du Luxembourg ; c’est au-dessus de ce moulin que les Chevaliers de l’Arquebuse s’installeront, dans la première moitié du xviiie siècle, avant de faire construire un hôtel au faubourg de Vaise.

Mais il est temps de revenir à l’entrée de la ville, d’où une bèche nous conduira sur la rive opposée. La porte Saint-George, où vient aboutir la muraille d’enceinte, dresse maintenant devant nous sa construction massive couronnée de mâchicoulis. Du côté de la montagne, elle est précédée d une tour carrée et d’une échiffe. Une autre tour, baignée par la rivière, est reliée à la porte par un mur, jadis crénelé, qui empêche que, par les basses eaux, l'on ne s'introduise clandestinement dans la ville. Cette tour, dite la « tour des Chaines », est munie d'un treuil servant à manœuvrer la chaine qui barre le passage de la Saône à la « queue d'Ainay ». Une rangée de bateaux, attachés ensemble et placés transversalement, soutient cette chaine, longue de soixante-dix toises et pesant quatre-vingts quintaux. Aucun bateau ne peut entrer dans la ville ni en sortir, sans un billet d'entrée ou de sortie délivré par les échevins.

À peine sommes-nous descendus au bord de l'eau, que les batelières se disputent l'honneur de nous conduire. Coupant court à leurs querelles, nous sautons dans la première bèche que nous voyons amarrée, et bientôt, au clapotis de l'eau et au léger balancement de la barque, nous nous éloignons des tours de Saint-George, embrassant encore une fois du regard les fortifications qui escaladent la colline et les constructions pressées de l’ancienne ville. Déjà nous approchons de la pointe d’Ainay ; à chaque coup de rame, nous voyons grandir les murailles qui enveloppent la presqu'ile, dominées par le clocher de la vieille basilique et ceux des églises voisines. Nous abordons près de la porte d'Ainay.