Le Mécanisme de la Vie moderne/12

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Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 793-824).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

XII[1]
LA MAISON PARISIENNE

II. — L’INTÉRIEUR


I

Les villes hier étaient en bois, elles sont en pierre aujourd’hui, demain peut-être elles seront en fer. Le fer chemine invisible et gagne du terrain. Il s’est glissé en solives dans les planchers, s’est noyé en chaînes au sein des murailles, s’est dressé en cloisons du haut en bas des courettes de service. Habillées de stuc multicolore, des colonnettes de fonte portent le péristyle; recouvertes de marbre blanc, des plaques de tôle constituent l’os- sature et les marches de l’escalier ; dissimulées sous la peinture, de fines lames d’acier forment les persiennes; enfin les principales pièces de bois sont corsetées d’« équerres », de « plate-bandes » ou d’« étriers » de fer.

Modeste par nécessité, le squelette métallique se cache; il lui faut une peau attrayante, son aspect décharné attristerait le regard. Des architectes hardis, de ceux qu’à l’École on nomme des « rageurs », se flattent de le substituer entièrement à la pierre en adoptant le « ciment armé », c’est-à-dire des poutres de fer empâtées de béton, liées entre elles et dont la résistance serait calculée en vue des charges qui leur incomberaient.

Ces constructions, moulurées et ornées comme les immeubles actuels, ne seraient pas seulement plus économiques: elles offriraient aussi, au dire de leurs partisans, l’avantage de posséder à l’intérieur une température presque uniforme, malgré les variations atmosphériques. Les murailles de maçonnerie pleine seraient remplacées par deux minces enveloppes en briques ou en ciment, distantes l’une de l’autre de 15 centimètres et communiquant avec les caves, dont la chaleur moyenne, hiver comme été, se maintient aux environs de 13 degrés centigrades. Ce matelas d’air en vase clos, par qui les habitans seraient capitonnés, les réchaufferait dans la saison froide, les rafraîchirait dans la saison chaude, et amortirait pour eux les bruits du dehors. La maison ne respirerait plus par les fenêtres, mais par les murs.

En attendant la réalisation de ces projets, que je me borne à exposer sans garantir leur efficacité pratique, le fer joue son principal rôle dans les planchers. Tout le monde connaît ces barres, dites assez improprement à T, puisque leur profil est celui d’un I majuscule, qui ont remplacé à Paris les solives de bois employées encore à la campagne. Elles arrivent au chantier toutes prêtes et de tailles diverses; la force de leur « âme », que la longueur diminue, que la hauteur entre les « ailes » augmente, est prévue de façon à porter, dans les magasins du rez-de-chaussée, 600 à 700 kilos par mètre superficiel et 4 à 500 kilos dans les étages supérieurs, suivant que les pièces serviront de chambres ou de salons. L’acier, préféré au fer depuis qu’il coûte le même prix, permet de réduire la dimension des barres : elles ont en acier, avec 16 centimètres de haut, la même énergie qu’avec 18 centimètres, en fer. Cette différence si légère, répétée à chaque étage, économise environ 14 centimètres de maçonnerie au propriétaire, une marche de moins à monter pour le locataire du cinquième.

De longues « chaînes » — bandes transversales — enserrent les solives de place en place, les encastrent et les empêchent de déverser à droite ou à gauche; un chaînage plus épais, nerf de fer qui relie et bride tout l’édifice, se loge à chaque plancher dans une entaille, au milieu du mur. Il se termine aux extrémités par deux « ancres », profondément enfoncées dans la pierre, que le maçon à cet effet perfore avec le bat-beurre, un ciseau à froid dont le mouvement est pareil à celui des barattes du type primitif. Les intervalles d’une solive à l’autre sont ensuite garnis — « hourdés » — soit en plâtras, débris et déchets de toute sorte, soit en panneaux de terre cuite ou en briques légères, appelées « langues de chat », lorsqu’on désire des plafonds luxueux.

La charpente des combles, au sixième étage, se fait jusqu’à présent en) bois, par un motif surprenant au premier abord… de crainte d’incendie. « À l’Opéra, m’a dit M. Charles Garnier, partout où il existe un danger de feu, j’ai exclusivement employé le bois dans les séparations ou la toiture. » Les confrères du célèbre architecte agissent de même pour les habitations privées. C’est que le fer, s’il ne brûle pas comme le bois, se dilate, se tirebouchonne, entraine les murs dans sa chute et cause la destruction totale de l’édifice. Tant que l’on ne possédera pas un système commode et peu dispendieux de revêtement du métal par la terre cuite ou le ciment, le brisi de chêne et le terrasson de sapin demeureront en faveur.

Le siècle où nous vivons, à qui des fées bienfaisantes ont à profusion donné tant de choses, a perdu un bien que ses aînés avaient en partage : le temps. À voir comme les anciens faisaient largesse du temps, il semblait qu’ils eussent devant eux l’éternité. Nos contemporains attachent aux années un tout autre prix ; ils s’en montrent avares ; on dirait que les heures subitement sont devenues moins longues ou la fin du monde plus prochaine, tellement les générations paraissent pressées. Aussi le Temps, que l’allégorie traditionnelle représentait inexorable, sous la figure d’un bon vieillard porteur d’une faux et d’un sablier, a-t-il subi de nos jours des assauts très rudes. Il a dû faire beaucoup de concessions. Sur cent terrains divers notre activité l’a vaincu, s’est passée de lui ou l’a réduit à un rôle secondaire. Mais, s’il n’est plus aussi « grand maître » qu’autrefois, il règne encore en quelques domaines et les bois sont soumis à son joug. Il n’est jusqu’ici d’autre procédé, pour obtenir de gros arbres, que de les laisser vivre vieux, ni d’autre moyen de les avoir en grand nombre que d’entretenir de vastes forêts. Or les forêts diminuent partout où les hommes s’accroissent et la plupart sont aménagées en taillis. Par suite les poutres respectables que l’on prodiguait aux bâtimens antiques, couronnés de « poinçons » hautains, de « fermes » copieuses et enchevêtrées, sont désormais rares et coûteuses. Lorsque Catherine de Médicis se faisait octroyer en 1571, par le roi son fils, dix hectares de futaie à La Neuville-en-Hez, dans le Beauvoisis, pour achever la charpente des Tuileries, c’était un cadeau sans importance; ce serait une somme aujourd’hui. Comme on n’avait nul souci de les économiser, les arbres offraient une résistance extrême, parce que chacun d’eux travaillait avec tout son « cœur », ce cœur dur et sec que se font les végétaux ligneux au milieu des intempéries et des tempêtes. Chaque morceau, épais ou grêle, « arbalétrier » ou « lien », était un tronc entier, plus ou moins fort; mais on ne refendait pas les brins dans le sens de la longueur, pour en composer plusieurs pièces de charpente. On eût craint et, avec raison, que ces pièces ne se déformassent, tiraillées par le tissu différent de leurs deux parois : l’une voisine du centre et très compacte, l’autre contiguë à l’ « aubier », aux nouvelles couches spongieuses et lâches.

Deux autres raisons ont fait prévaloir le type actuel des combles ; deux raisons qui dominent toute l’architecture urbaine : le manque de place et l’obligation de subordonner le beau à l’utile. Une noble et altière toiture satisfait l’œil de l’artiste ; elle n’offre au propriétaire, dans son sommet aigu, la matière d’aucun bail avantageux. Nul bourgeois, en cette ère d’égalité, ne consentirait à louer les mansardes que les jeunes gentilshommes occupaient jadis dans l’hôtel de leurs pères, et que les gens de qualité ambitionnaient dans les palais de nos rois. On pousse donc les murs jusqu’au maximum autorisé par les règlemens de police : 15, 18 ou 20 mètres, suivant qu’ils bordent des rues ou des boulevards de huit, de dix ou de vingt mètres de largeur. L’administration intervient encore pour limiter la hauteur des toits ; elle fixe leur profil et leur point culminant. L’architecte profite des quelques mètres ainsi concédés : il y trouve les élémens d’un sixième étage, légèrement incliné en arrière, le brisi, construit en chevrons, écaillé d’ardoises à l’extérieur, plâtré à l’intérieur d’un enduit de trois centimètres sur une clôture de planches. Et comme le niveau légal est près d’être atteint, qu’on n’a plus le droit de monter, le tout est recouvert d’une calotte, le terrasson, que l’emploi du zinc permet de faire presque plate et de poser en un clin d’œil. Il suffit d’une journée à des couvreurs habiles, pour tailler, clouer, souder leurs feuilles sur les voliges, revêtir leurs tasseaux et garnir ainsi un bâtiment assez vaste.

L’ensemble, tronqué de forme et de couleur heurtée, est d’une laideur considérable, mais invisible ; de la rue on ne l’aperçoit pas. Pour s’en rendre compte il faut choisir quelque lieu élevé de la ville d’où l’on contemple les flots ondulés de cet océan de toits, gaufrés de tuiles brunes sur les vieilles maisons, tatoués, sur les nouvelles, d’ardoises grises et de zinc blanc.

Paris en effet a changé de coiffure. Question d’argent : la tuile de petit modèle, qui coûte aujourd’hui 64 francs le millier, valait à peu près le même prix au moyen âge et se vendait, en monnaie actuelle, une cinquantaine de francs au XVIIIe siècle ; mais le zinc était inconnu à nos pères et l’ardoise, cotée maintenant 55 francs le mille, se payait 100 francs sous Louis XV. Au château de Conflans, bâti en 1320, la couverture d’ardoise revint à 15 francs le mètre carré; aussi l’ardoise était-elle, avec le plomb et la pierre plate, réservée aux palais, aux riches demeures. Du temps où l’appellation de rue Pavée désignait suffisamment une voie publique, on voyait sur la place de Grève — au XIVe siècle — un logis connu sous le nom distinctif de « maison aux ardoises ». L’almanach royal de 1714 fixe le mètre carré de cette toiture au double du prix de la tuile, tandis que la « série » actuelle des entrepreneurs les porte l’un et l’autre au même chiffre de 4 à 5 francs.

Le faîtage à peine se termine que déjà les « maçons » beurrent de plâtre les murs, les plafonds et les murettes, poursuivis par les menuisiers qui ajustent leurs croisées et découpent leurs chambranles. Les multiples travaux dont le plâtre, ce cache-misère, est le facteur essentiel, sont l’objet de mentions détaillées dans les comptes, passablement touffus, du bâtiment; la colonne spéciale, dite des « légers », où ils figurent, est le chef-d’œuvre des « métreurs », à qui les architectes reprochent de l’avoir inventée tout exprès pour favoriser l’enflement des mémoires. Comme la chaux et l’ardoise, le plâtre est l’un des matériaux qui ont le plus diminué de prix depuis les siècles passés. Il vaut 21 francs le mètre cube ; il valait 45 francs sous Jean le Bon, 80 francs sous Henri IV, 60 francs sous Louis XVI. Il était, il est encore en province bien plus coûteux que dans la capitale ; on l’y ménage fort. En quelques pays étrangers, son emploi est inconnu ; à Londres par exemple, on lui substitue un mélange de chaux, de terre et autres ingrédiens, qui font les plafonds aussi blancs et aussi lisses que les nôtres, sans exiger un plus grand effort de la part de l’ouvrier.

A Paris, le bon marché de cette matière permet de s’en servir, à l’état brut, sans y regarder et sans trop se préoccuper, pour le dégrossissement préliminaire, des impuretés qu’elle peut contenir. Cette insouciance donna lieu un jour à une assez curieuse mésaventure : un charretier à moitié ivre, tout en vidant les sacs dont il était porteur, versa en même temps parmi les tas de plâtre le contenu de la « musette » d’avoine destinée à ses chevaux. Les maçons, n’attachant aucune importance à ces céréales mélangées au plâtre, le gâchèrent et retendirent comme d’habitude; puis ils recouvrirent cette première épaisseur, suivant l’usage, d’un enduit « au sas », c’est-à-dire passé sur une fine toile métallique ou à travers un tamis de soie. L’entrepreneur, après être venu inspecter le travail achevé, commanda d’ouvrir les fenêtres, de fermer les portes et de laisser sécher durant trois semaines. Lorsqu’il revint, la chaleur du plâtre avait fait germer les graines ; l’avoine sollicitée par cet excellent engrais poussait avec vigueur, le plafond n’était plus qu’un champ de verdure.

Montmartre fournissait autrefois un plâtre brillant et feuilleté, dit « miroir d’âne » ; c’est maintenant d’Argenteuil que vient la plupart de celui qui entre dans nos constructions. Sa cuisson se faisait naguère au bois, en superposant des lits alternés de gypse et de brindilles de fagots, et en calfeutrant le tout sous une voûte pareillement formée de sulfate de chaux. Il était expédié, dès sa sortie du four, aux chantiers où les garçons le remaniaient à la pelle et écrasaient les gros morceaux — la « mouchette » — avec une lourde batte ; ce qui les obligeait à avaler de la poussière à pleins poumons. « Battre comme plâtre » est désormais une comparaison dénuée de vérité ; la « batte » n’existe plus davantage ; seul Arlequin, sur la scène, s’en sert. Le plâtre, cuit au pétrole et au charbon de terre, est écrasé à la machine et arrive de la carrière criblé « au panier », prêt à s’étaler sous la truelle, à obéir aux minutieux petits outils, règles, ciseaux et gouges, dont chaque maçon préposé aux moulures possède sa boîte toute pleine.

Les appareils mécaniques auraient, paraît-il, l’inconvénient de broyer indistinctement les morceaux de gypse, bien ou mal cuits ; tandis que ces derniers, ne pouvant être pulvérisés précédemment par la main de l’homme, étaient rejetés. Or il ne suffit pas que cette poudre blanche soit délayée avec plus ou moins de liquide, — en termes de métier plus ou moins « serré », — après avoir jeté quelque temps son feu au plein air pour « prendre du gâchoir ». Elle doit être cuite par le fabricant juste à point : si la limite n’est pas atteinte, le plâtre joue à l’humidité et tombe ; si elle est dépassée d’autres ennuis sont à craindre. Le plafond d’une cuisine venait d’être refait à neuf dans l’hôtel d’un financier de marque. Au bout de vingt-quatre heures les casseroles, dont une batterie éclatante la veille illustrait les murs, étaient uniformément devenues noires ; tous les objets en cuivre noircissaient, y compris la monnaie que le cuisinier avait en poche; le tripoli demeurait impuissant. On eut la clef du mystère en s’apercevant de la mauvaise odeur exhalée par le plâtre, qui, par suite d’un excès de cuisson, avait formé au contact de l’eau de l’acide sulfhydrique.


II

Parvenue à cette période de sa construction, la maison semble bien loin encore d’être habitable ; plus des trois quarts de la dépense sont cependant effectués. Le terrassement a représenté 2 pour 100 du devis; la maçonnerie 40 pour 100, la charpente en fer et en bois 18 pour 100, la couverture 5 pour 100, la menuiserie 13 pour 100, y compris la pose des parquets, bien que ceux-ci constituent maintenant une spécialité presque isolée. La menuiserie est du reste une des branches du bâtiment qui se sont le plus modifiées depuis trente ans.

Le travail, pour la plus grande part, s’y exécute mécaniquement. De riches seigneurs, au XVIIe siècle, commandaient à Paris les boiseries de leurs châteaux, quand ils les voulaient soignées; c’est au contraire de province que nous viennent à présent les panneaux et les moulures qui formeront les portes et simuleront les lambris. Les vitres des fenêtres arrivent aussi taillées d’avance. Faute de bois sec ayant au moins trois ans de coupe, que l’on ne trouverait plus, les portes de communication se composent de traverses et de montans en chêne encadrant des planches de grisard, sorte de peuplier non sujet à se fendre ni à coffiner — à se courber en travers du fil — et qui peut s’employer au bout de neuf mois d’abatage. La dessiccation peut, dit-on, s’opérer en quelques jours, moyennant une dépense minime, dans des étuves de fumage chauffées à la sciure de bois : sous l’influence d’une température continue de 50 à 60 degrés centigrades, l’eau se dégage en buée légère des souches empilées avec art, se condense au plafond de ciment et s’écoule à l’extérieur dans des conduits préparés à cet effet. Des pièces de 12 centimètres d’équarrissage sortent de l’étuve, au bout d’une semaine, aussi sèches que si elles vous avaient été léguées par votre grand-père.

Le parquet et même le plancher de bois étaient, voici un siècle, réservés au petit nombre des appartemens; la plupart des logis parisiens étaient carrelés. Aujourd’hui les frises de chêne « à point de Hongrie », placées dans un sens vertical aux fenêtres pour que la perspective en soit meilleure, sont uniformément adoptées. Les morceaux sont seulement plus étroits et plus courts, et par là leur jeu est plus agréable à l’œil, lorsque les parquets sont plus chers. Dans les immeubles modestes le sol des pièces secondaires est « à l’anglaise », en planchettes horizontales, plus confortables au pied que le carrelage ancien, et, dans les hôtels élégans, l’usage des tapis a fait abandonner les marqueteries de plusieurs essences forestières à grands dessins; de sorte qu’à cet égard les classes sociales se sont rapprochées. Il n’est pas certain du reste que le bois conserve la faveur des générations futures ; le caoutchouc mériterait, dit-on, de lui être préféré et fournirait un parquet silencieux, sans joints ni poussières, lorsque l’exploitation des richesses incalculables que l’Afrique possède en ce genre aura démocratisé son emploi.

Le caractère du luxe nouveau, en fait d’habitation comme en mille autres choses, c’est d’être banal. Ne nous en plaignons pas trop, s’il vous plaît : il n’y avait de banal autrefois que la misère. Ne tombons pas dans cette contradiction, puérile et fréquente néanmoins, qui consiste à souhaiter le développement de l’industrie tout en déplorant les résultats de l’industrialisme.

L’Art, ce divin inspiré, est un aristocrate égoïste ; la poursuite du beau suffit à le charmer ; il n’est presque pas de la terre et s’en fait gloire. La Science est plus humaine, plus éprise d’utilité matérielle. Filles de l’art et de la science, certaines industries empruntent au premier ses idées et ses modèles, à la seconde ses découvertes et ses lois. Avec le tout elles fabriquent du bien-être pour la masse. Chaque fois qu’elles étendent leur domaine, la vie d’un grand nombre d’individus s’accroît d’une satisfaction nouvelle ; elles dorent la médiocrité et font pénétrer, jusque chez les petits, le pâle et illusoire, mais doux reflet de l’opulence. Ces vulgarisations sont l’œuvre de notre siècle ; elles lui feront grand honneur. Ni en tableaux, ni en statues, ni en palais ou en églises, nous n’avons surpassé nos devanciers. Aussi bien que nous ils ont su fouiller le bois, sculpter la pierre, ciseler le bronze. Mais ces ouvrages sortis de leurs mains, dont les amateurs à présent se disputent les vestiges à prix d’or, — une serrure du XVe siècle à trois compartimens, composition symbolique en style ogival représentant la Résurrection, le paradis et l’enfer, a été payée 20 000 francs à la vente Spitzer ; une clef, un bijou de clef du XVIe siècle, ornée, au-dessus du canon, de monstres ailés et de cornes d’abondance et portant, à l’anneau, deux chevaux marins, fut adjugée à 9 200 francs lors de la même vente, — ces ouvrages étaient les délices d’une élite;. la majorité des citoyens n’y avaient aucune part. Le manant se contentait de serrures en bois.

Les procédés mécaniques, introduits dans la décoration intérieure du logis, ont offert à l’universalité des bourses quelque apparence de richesse à défaut de la réalité : pour la serrurerie, le moule et l’estampage à la place du pouce et du burin ; pour les cheminées, les marbres sciés à la « toupie » en Belgique, au lieu du sérancolin des Pyrénées, du « grand antique » ou de la « brèche » de Corse, travaillés à la gouge; pour les tentures, le papier peint, au lieu des fresques et des tapisseries.

Peut-on attribuer à ce débordement du fac-similé l’absence d’originalité que l’on remarque dans cette branche de l’art, où le magasin de la mémoire est plus fourni que celui de l’invention? Il semblerait au contraire que cette reproduction, multipliée à l’infini, de tous les types connus, aurait dû exciter plus qu’en aucun temps le désir naturel à l’élite de sortir du pair, en provoquant la création de pièces dont les exemplaires demeureraient rares, sinon uniques.

Bien des motifs concourent à cette atonie : et d’abord pour imaginer du nouveau, pour le chercher avec passion, il faut avoir la conviction solide de pouvoir faire mieux que ses prédécesseurs ; il faut donc les mépriser un peu. La Renaissance eut la haine du gothique et le XVIIe siècle avait le dédain de la Renaissance —nul ne trouvait singulier que Gaston d’Orléans voulût démolir ce merveilleux château de Blois; — tandis que nous, nous embrassons tous les styles d’un égal amour. Nos contemporains qui, dans le domaine scientifique, regardent l’avenir dont ils attendent tout, ont, dans le domaine artistique, les yeux obstinément fixés sur le passé qu’ils ne se lassent pas d’interroger. Cet éclectisme ne va pas sans quelque stérilité. Nous nous répétons; nous sommes comme ces vieillards qui abreuvent cent fois leurs auditeurs des mêmes histoires, parce qu’ils ont souvenance de ces histoires et n’ont pas souvenance qu’ils les rabâchent.

Puis la conséquence du système parisien des maisons de rapport est que peu de gens bâtissent pour eux-mêmes; les capitalistes s’accommodent au goût présumé des locataires et ne cherchent pas à leur imposer le leur. Enfin, les propriétaires qui hasardent, en un hôtel privé, des ornementations inédites, sont mal récompensés de leurs efforts ; les innovations manquent de goût. Sans doute d’autres carrières, plus fructueuses et réputées plus nobles, ont fait déserter aux praticiens de génie l’étude des bois, des bronzes, des fers ou des marbres appropriés au bâtiment, comme d’ailleurs l’étude du meuble, où tant de maîtres jadis excellèrent, qui se seraient morfondus peut-être toute leur vie sous le péristyle des temples du grand art, sans y pénétrer jamais.

Ces détails de la construction varient, suivant le taux des loyers, dans une mesure plus forte que le gros œuvre. Il est bâti des maisons depuis près de 1 400 francs le mètre superficiel jusqu’à 700 francs, et la charpente ou la maçonnerie des premières ne vaut pas le double de celle des secondes. Certains chapitres, comme le pavage et les égouts, sont même sensiblement égaux. Mais, dans les constructions luxueuses, la miroiterie et la dorure coûtent le triple, la marbrerie le quintuple, la décoration le décuple de ce qu’elles représentent dans les immeubles ordinaires. Ici ces trois chapitres ensemble ne dépassent pas 4 pour 100 du devis, là-bas ils atteignent 10 pour 100. Certaines marques jouissent pour la quincaillerie — paumelles, crémones, verrous et boutons de porte — d’une réputation consacrée par la série de prix des architectes. Les cheminées de marbre, qui dans les salons d’ordre moyen n’excèdent pas 400 francs, descendent à 50 francs dans les logis de classe populaire, et s’élèvent à 3 000 francs pour les copies du dernier siècle, exécutées en griotte ronceuse, en fleur de pêcher ou en onyx.

La perfection des panneaux de moulures et de « pâtisserie » est telle que les lambris de bois ont désormais disparu des appartemens les plus fastueux. Les usines, munies d’un outillage spécial, de fers auxquels on ne saurait imputer d’autre défaut qu’une régularité trop mathématique, offrent aux entrepreneurs une profusion de perles, de baguettes, d’entrelacs, « rais de cœur » ou « tors de laurier ». Le tout est ajusté directement au mur, ou « embrevé » sur de légers montans de sapin, pour simuler des compartimens que la peinture aura charge de nuancer.

Les motifs saillans, les médaillons, les oves, les caissons s’il en existe, les angles de corniches et les dessus de porte sont en carton pâte ou en « staff » — mélange de plâtre, d’huile et de filasse — sortis des ateliers d’ornemanistes dont le stock s’alimente et s’enrichit, à grands frais, par des moulages empruntés aux monumens de toutes les époques. Ces sculptures factices, livrées encore humides et soutenues par une armature de métal que l’ouvrier fait disparaître au cours de la pose, durcissent en quelques semaines au point de devenir aussi résistantes que du bois.


III

Elles en ont la solidité, non l’aspect: c’est au peintre qu’incombe le soin de fondre sous son pinceau cet ensemble hétéroclite, de marier les surfaces de plâtre avec les saillies de bois et les attributs de carton. Il commence par recouvrir le tout d’une première couche d’huile dite d’« impression », puis d’un enduit au mastic de céruse qui sera, une fois sec, poncé et « égrené », avant de recevoir deux ou trois couches définitives. Le travail d’imitation de l’acajou ou du palissandre comporte des « polis » analogues à ceux des caisses de voiture ; le prix monte alors assez haut pour que l’on trouve avantage à remplacer la peinture par un placage, ou mieux un feuilletage, de ces bois eux-mêmes, réduits à l’épaisseur invraisemblable du papier à lettres. Minutieuse dans les pièces de réception, la préparation des murs ne consiste dans les corridors et les cuisines qu’en un « ratissage », léger passage à la céruse, suivi de l’application des couleurs qui bientôt sans doute ne se fera plus à la main.

Le pinceau traditionnel, à qui déjà sont substitués des procédés ultra-rapides, pour les balcons de fer, pour les persiennes que l’on immerge tout entières à plusieurs reprises dans des bains de peinture, serait à la veille d’être concurrencé par le travail à la trompette''. La machine ainsi nommée, qui barbouille en une minute deux à trois mètres de surface, se compose d’une pompe rotative aspirant le liquide tout préparé et le projetant en pluie fine. Un compresseur d’air multiplie la vitesse et la force de l’aspersion, faite par un orifice de 9 millimètres de diamètre offrant quelque ressemblance avec la trompette classique. C’est ridée du vaporisateur de parfums transportée dans l’industrie.

Et tandis que le pinceau à air menace les outils existans, les vieilles brosses qui ne serviraient plus qu’aux retouches du détail, l’huile de lin et la térébenthine, principales substances de la peinture actuelle, sont déjà délaissées en maintes circonstances pour les vernis à base de goudron, plus économiques d’un quart, inaltérables à l’humidité, supportant des lessivages indéfinis, mérite rare qui leur a valu l’accueil empressé des établissemens publics.

Outre cet émaillage commun, inventé d’hier comme tous les dérivés de la houille et destiné surtout aux pièces de service des habitations, il vient d’en être découvert, ou mieux retrouvé un autre, renouvelé des Grecs : l’ « émaillage athénien », sur qui le soleil et la pluie n’auraient aucune prise, et qui conviendrait parla même aux parties extérieures des édifices. Ce procédé, dit « à l’encaustique », était depuis longtemps oublié et le mot, dénaturé par l’usage, n’éveille plus d’autre idée que celle à un mélange de cire et d’essence, servant à faire reluire les parquets. C’est dans son sens étymologique de « peinture à l’aide de la chaleur » que les anciens entendaient ce nom. La cire fondue, additionnée de résine et incorporée toute chaude à la couleur, donnait aux portraits, aux décorations murales que l’on exécutait ainsi une longévité inouïe.

La femme objet d’un caprice passager est traitée par Plutarque de « peinture à l’eau », en opposition avec celle pour qui l’on éprouve un amour indestructible, qu’il qualifie par un délicat hommage de « peinture à l’encaustique ». Cette dernière, appliquée sur des portiques à Athènes, subsista neuf siècles en plein air. Zeuxis et Apelles peignaient à l’encaustique ; avant eux les Égyptiens, les Romains ensuite, connurent cette méthode dont Pline nous a entretenu et qui fut en honneur dans les catacombes de Syracuse. Tombée plus tard en désuétude, malgré des efforts tentés à diverses reprises pour en restituer la recette, elle a reparu au jour l’an dernier dans un congrès d’architectes réunis à l’Ecole des Beaux-Arts. Si les vertus solides de cette peinture au feu bravent, ainsi qu’on l’affirme, la rigueur de nos climats, les façades pourront se couvrir d’ornemens polychromes, voire de scènes historiques ou de paysages, au gré des propriétaires parisiens qu’attristerait la pierre en sa majesté nue. A l’intérieur du logis, du logis modeste surtout, dont les enduits blafards étaient laissés à l’état de nature, une note de vie et de gaieté est donnée par le papier peint. Avant son apposition l’appartement ne semble pas achevé, tellement ce luxe élémentaire en fait à nos yeux aujourd’hui partie intégrante. Il fut inconnu pourtant, jusqu’à une date très récente, de la majorité des citoyens. Les tapisseries de papier, qui sortaient de chez les imagiers et les « dominotiers » du XVIIe siècle, n’étaient que pour orner le dessus des cheminées ou les endroits les plus apparens des boutiques. L’impression « à la planche » se développa sous Louis XV; un fabricant d’Orléans faisait en 1787 un chiffre de 400 000 francs d’affaires — en monnaie actuelle; — Paris comptait à la même époque plusieurs maisons importantes ; ce fut dans la manufacture royale de papiers peints et veloutés, dirigée par Réveillon, qu’eurent lieu les premières scènes de la Révolution.

Il n’y a pas soixante ans qu’apparurent la machine à bras, puis le papier sans fin, si utile au travail exécuté sur cet appareil : jusqu’alors, pour obtenir un rouleau de 8 mètres de long, il fallait coller 24 feuilles de papier bout à bout. Enfin, vers le milieu du second empire, l’impression à la vapeur est appliquée aux qualités ordinaires, dont le prix décroît d’année en année et atteint un bon marché tel qu’elles ont maintenant pénétré dans les plus humbles mansardes. Il se fait des papiers peints à 30 francs le rouleau, il s’en fait à 15 centimes; soit pour le mètre carré de tenture — les rouleaux ayant 8 mètres de long sur 50 centimètres de large — un chiffre variant de 4 centimes à 7 fr. 50.

Ces derniers n’ont du papier que le nom ; encore entre-t-il dans leur préparation bien d’autres matières que le chiffon ou le bois chimique : les simili-cuirs proviennent des déchets de filets et de cordages ; les veloutés passent sous des tambours qui les saupoudrent de tontisse de laine — produit de la tonte des draps — par un mécanisme dont le bruit intermittent imite à s’y méprendre le bruit de coups de pistolet répétés ; les fonds de soie à reflets d’argent et d’or, imités à leurs débuts au moyen de couleurs à base de baryte, sont maintenant le résultat d’une poussière de bronze teint ou mieux de mica, qui n’est pas susceptible d’oxydation.

Pour l’aspect et le relief, ces papiers, passés au cylindre ou estompés au balancier, reproduisent avec ingéniosité les cuirs patines de Cordoue ou des Flandres, le» faïences persanes ou mauresques, les velours gaufrés d’Utrecht et de Gênes dans les différens plans donnés par le tissage. Ils singent non seulement les tons, mais le grain et le point des tapisseries anciennes, les effets de milleraie, de pointillé, des mousselines, des broderies, des tissus de toute sorte et de tout pays. Par des perfectionnemens incessans les copies tendent à se rendre moins indignes de leurs modèles, à égaler leur durée : c’est ainsi qu’au lieu de repousser de dessous en dessus les papiers cuirs, certaines maisons ont imaginé un système contraire, pour empêcher les saillies de s’effacer avec le temps. Elles incrustent les vides dans le papier, elles y enfoncent le moule dont l’empreinte bossuée s’incarne à l’endroit, tandis que l’envers reste lisse.

Tout en étendant ses prises sur un public plus vaste, cette industrie a su régler ses ambitions dans le choix des dessins et suivre les progrès d’un goût plus affiné. Qui pourrait regretter les papiers de tenture d’il y a un demi-siècle, tantôt fades jusqu’à l’insipidité, tantôt prétentieux jusqu’au ridicule ? Les sujets bizarres, au milieu desquels ont vécu plusieurs générations, les forêts du Mexique ou les vues du Paradis terrestre, seraient désormais d’un placement difficile, aussi bien que les héros d’Homère et de Virgile ou les personnages si sympathiques de Bernardin de Saint-Pierre. Plutôt que de supporter les regards émus que des centaines de Pauls et de Virginies, étages le long de ses murs, blottis sous la toilette ou juchés sur l’armoire à glace, feraient peser sur lui de tous les coins de sa chambre, le Parisien de 1897 se résoudrait à déménager.

Les fabricans qui ne se laissent pas prendre à la glu du lieu commun ont obvié à la multiplication irritante du même motif, en juxtaposant quatre ou cinq lés différens, dont l’assemblage permet des combinaisons plus étendues et rompt tout au moins la monotonie antérieure. Tous les rouleaux d’un prix supérieur à 2 fr. 50 sont imprimés à la main ; rétablissement du matériel nécessaire à la confection d’un seul papier revient à 1 500 ou 1 800 francs, non compris l’achat du dessin, commandé parfois à des artistes en vogue. Ce dessin est décomposé sur une série de planches, dont chacune reproduit tous les fragmens d’une même couleur, tantôt gravés en creux, tantôt ressortant en relief par l’évidement du bois sur le reste de la surface, ou par le rapport de « cernés » en cuivre, analogues à ceux qui sont usités pour les émaux cloisonnés. Autant le papier contient de tons divers, autant d’ouvriers se le passeront successivement les uns aux autres, l’imprégnant à tour de rôle de la pâte colorante qui, pour conserver sa fraîcheur, baigne, étalée sur un drap à côté d’eux, dans un baquet d’eau! Les couleurs sont préparées à la colle — la tenture de papier est une gouache grossière — et comme elles ont pour base l’aniline, dont la souple nature se prête complaisamment aux nuances passées, aux demi-teintes, seules recherchées par nos contemporains, le commerçant qui voulait bien me promener dans ses ateliers me confiait, en jetant un œil attristé sur ses produits les plus gracieux, que leur durée serait courte. Il regrettait la palette de ses devanciers, franche et crue, mais inaltérable. Le lecteur se souvient peut-être que nous avons recueilli les mêmes doléances chez les teinturiers en soieries[2]; inutile de s’attarder à y répondre une seconde fois.

Ce n’est pas au reste du côté de la fabrication de luxe que, malgré des efforts dignes d’intérêt, cette industrie gagne du terrain. Les gens aisés préfèrent les tentures en étoffes, depuis qu’elles rivalisent par le prix avec leurs imitations artistiques en papier, tandis que les logis populaires consomment surtout des rouleaux à 50 centimes. À ce taux, l’impression mécanique permet de tapisser la chambrette de « Jenny l’ouvrière » d’une pseudo-cretonne, d’un cachemire supposé ou d’un semblant de tissu algérien, avec infiniment d’or et un puissant coloris. De ces types au joyeux clinquant, deux maisons, qui font à elles seules 7 millions d’affaires — la moitié du chiffre de la fabrication française tout entière, — nous en offrent une belle venue. Elles livrent 15 000 rouleaux de cette sorte, contre 300 faits à la main. Aussi, de quinze ou vingt qu’ils étaient précédemment, les fabricans à la planche sont réduits au nombre de trois.

La valeur esthétique des marchandises a peut-être un peu baissé; les couleurs, imprimées toutes simultanément par la machine à vapeur, n’ont plus la même netteté de contour ni l’uniformité dans l’ « aplat ». Elles forment quelques bavures et empiètent parfois sur leurs voisines, mais le bon marché est la condition première de leur existence. En dix ans, l’effectif du personnel employé dans ces usines a diminué de moitié, pendant que la production augmentait d’un tiers. Notre exportation a souffert pourtant depuis la suppression des traités de commerce; nos anciens cliens de l’Amérique du Sud sont approvisionnés par l’Angleterre ou les États-Unis. Ces derniers fabriquent annuellement 150 millions de rouleaux, quatre fois plus que la France. Anglais et Américains collent, il est vrai, du papier peint sur les plafonds, et, sur les murs, jusqu’à la plinthe, tout contre le parquet, tandis que les architectes français ne le font pas descendre plus bas que la cimaise. De là, dans notre pays, une surface moitié moindre à couvrir.

Sur les marchés du monde apparaît un concurrent nouveau : le Japon. Les premiers papiers-cuirs importés par les sujets du mikado en Europe étaient si distinctement japonais, qu’il ne se trouvait pas de pièces où l’on pût les assortir aux objets environnans; leur rôle était donc très limité. Ce caractère a depuis quelques années, sous l’influence de l’Occident, subi des modifications très grandes; un choix de modèles européens a été imposé aux usines de l’empire du Soleil Levant, dont les motifs sont devenus applicables à tous les genres de décoration. Des losanges sans patrie et des quadrillés dénués d’ambition ont remplacé les dessins fantaisistes d’autrefois, brins d’herbe étudiés, chrysanthèmes ou lotus, poissons nageant dans les eaux cristallines où les arbres et les montagnes se reflétaient sens dessus dessous.

Cette révolution si rapide ne laisse pas d’inquiéter là-bas les partisans de l’art national. Il s’est formé une société, dite de « Vieux Japonais », en vue de lutter pour sa conservation. Qui eût pu croire, il y a trente ans, que cet Orient immobile en viendrait sitôt à soigner comme des reliques ses mœurs et son génie, menacés d’être relégués dans les vitrines.


IV

Un autre ornement qui, dans la maison moderne, a passé de la catégorie fastueuse en celle des objets de première nécessité, ce sont les glaces. En remontant un peu le cours des âges on y pourrait aussi ranger les vitres des fenêtres. Une métairie possédant des croisées de verre est citée avec honneur il y a deux cents ans; c’est la seule en son genre dans tout le canton. Au XVe siècle il n’est que l’église ou le château à posséder des vitraux blancs ou colorés; la différence entre ces deux sortes n’était pas énorme, le travail du peintre n’avait pas grande valeur. Ce qui coûtait cher c’était la matière elle-même; on en prenait tant de soin que l’intendant d’un grand seigneur, en 1567, allait jusqu’à recommander d’enlever les carreaux durant l’absence de son maître, comme il eût fait mettre des housses aux fauteuils.

Il existe aujourd’hui des verres de trois épaisseurs: doubles, demi-doubles et simples ; et chaque espèce forme quatre qualités, graduées d’après leur blancheur et leur beauté. Le verre simple de quatrième choix se paie 3 francs le mètre superficiel, le verre double de premier choix est coté 8 francs ; ce sont les deux extrêmes. Suivant le loyer futur des appartemens et, dans chaque appartement, selon les pièces, les différens types sont employés. Le verre double de deuxième choix par exemple, usité dans les salons élégans de la capitale, revient à 7 francs le mètre, tandis qu’il coûtait 20 francs sous Louis XV, 25 fr. sous François Ier, 35 fr. sous Charles VII et 45 fr. sous Philippe le Bel, en tenant compte de la puissance d’achat des métaux précieux à ces diverses dates. Un vitrail peint ne se vendait pas beaucoup plus du double d’un vitrail blanc; c’est pourquoi, lorsqu’on faisait la dépense d’une verrière, on hésitait peu à la décorer. Et avec d’autant plus de raison qu’autrefois le verre blanc était assez laid, de nuance verdâtre presque toujours.

Le verre est obtenu depuis peu d’années par la fusion de substances très diverses, dans des fours immenses, dits « à bassin », qui contiennent jusqu’à 400 tonnes de mélange vitrifiable. Ces fours, chauffés au gaz, produisent 80 000 kilos par vingt-quatre heures d’une composition que d’autres appareils étendent en feuilles en lui donnant son aspect définitif. L’élément principal du verre est, jusqu’à concurrence des trois cinquièmes, le sable — 64 pour 100 — uni à 12 pour 100 de chaux et à 24 pour 100 de carbonate de soude; tandis que le cristal provient de l’alliance d’une moindre partie de sable (50 pour 100), avec la potasse et l’oxyde de plomb (minium) qui entre pour un tiers dans le dosage. La plupart des verres oscillent pratiquement entre ces deux formules absolues ; la démarcation traditionnelle entre le verre et le cristal tend à s’effacer, comme entre le fer et l’acier[3].

Ce qui subsiste, c’est la lutte des verriers contre la coloration naturelle de l’un et de l’autre, ayant pour cause la présence d’un gramme environ d’oxyde de fer par kilogramme de pâte fondue. Faute de pouvoir artificiellement purifier les calcaires qu’ils emploient et en expulser ce fer importun, les fabricans ont essayé de neutraliser son action en introduisant dans les fours d’autres métaux, tels que le manganèse ou le nickel. Ces alliages ont eu raison de la couleur verte, mais en communiquant au cristal, lorsqu’il se trouvait exposé depuis quelque temps aux rayons du soleil, des teintes violettes ou jaunâtres. Le défaut de ces reflets était plus sensible dans les glaces que dans les vitres; le miroir ne doit à tous que la vérité sans flatterie, mais il excède ses droits lorsqu’il donne à chacun de nous, de notre propre personne, une idée plus désolante que nature. Or, s’il est dur de rencontrer une glace infidèle, qui vous peigne à vous-même sous les traits d’un noyé récemment mis à sec, voir son image réfléchie avec une tonalité mauve ou beurre frais ne serait guère moins pénible. Une proportion homéopathique de cobalt — 20 centigrammes par 100 kilos — combat maintenant avec succès la nuance glauque du verre. Le bleu de cet oxyde joue ici le même rôle que l’indigo ou l’outremer des blanchisseurs pour azurer le linge.

La fabrication des glaces dans le monde atteint le chiffre de trois millions et demi de mètres carrés par an. L’Angleterre en produit un million, la France, la Belgique et les Etats-Unis de 600 à 700 000 mètres chacune, l’Allemagne 400 000. Il s’en fait tant que l’on redoute une surproduction, et les usines, malgré le bas prix auquel cette marchandise est descendue, sont en quête de débouchés. Il est loin, le temps où princesses et grandes dames se contentaient de miroirs, somptueusement encadrés à la vérité, mais si exigus qu’un bourgeois n’oserait plus en mettre de pareils dans la chambre de sa cuisinière.

Avant que la manufacture royale, fondée sur le secret dérobé aux Vénitiens, n’ait quelque peu vulgarisé sous Colbert l’usage des cristaux étamés au mercure, la fille des champs se mirait dans l’eau des fontaines ; la classe moyenne dans des plaques d’acier, de bronze argenté et surtout d’étain. Le miroir de glace, par ses dimensions modestes, était même chez les riches un objet mobilier, bien plus qu’un accessoire obligé de l’immeuble. Au début de la régence d’Anne d’Autriche, on vendait 600 francs de notre monnaie les glaces de 66 centimètres de haut. Celle qu’un jeune magistrat avait, cinquante ans plus tard, dans son salon de la rue Royale, ne lui coûtait pas plus de 400 francs, bien qu’elle mesurât 85 centimètres carrés. Mais dans l’intervalle Saint-Gobain, le doyen glorieux de cette branche industrielle dont il est demeuré le prince, avait commencé à travailler et par lui le petit miroir était mis désormais à la portée du grand public.

Toutefois si les prix payés pour la fameuse galerie de Versailles (1684) et pour les châteaux royaux en général étaient extrêmement bas — une dizaine de francs actuels — lorsqu’il s’agissait de morceaux n’excédant pas 17 centimètres, ils s’élevaient avec une prodigieuse rapidité aussitôt que les proportions augmentaient, si bien qu’une glace de 1m,25 revenait à quatorze cents francs, tandis que sa pareille, aujourd’hui tout ordinaire, vaudrait seulement 49 francs en premier choix. L’extrême cherté des types supérieurs à une taille qui nous semble infime obligeait nos pères à combiner des trumeaux de plusieurs glaces juxtaposées, et leur faisait une loi de ce morcellement des fenêtres et des portes en petits carreaux, qu’une mode nouvelle se plaît à imiter, uniquement parce que les vitrages d’une seule pièce, ce luxe auquel un souverain jadis n’eût pu prétendre, sont devenus une banalité. Depuis vingt ans, en effet, les nouveaux appareils de dégrossissage et de polissage, les procédés mécaniques, par qui des masses de 400 et 500 kilogrammes reçoivent la « planimétrie » et la transparence, ont réduit de plus d’un tiers le temps nécessaire à la fabrication des glaces.

Entre l’enveloppe extérieure de maçonnerie et sa doublure intérieure de plâtre, de peinture et de bois, entre cuir et chair pourrait-on dire, s’il s’agissait d’une personne vivante et non d’une chose inerte, se logent les nouveaux et multiples organes qui procurent à l’habitation la chaleur et la lumière, la force et la propreté. L’ensemble des fils, des tubes ou des canaux, de métal et de grandeur variés, qui apportent ces biens précieux de façon diverse et de loin souvent, forme au-dessous et comme à travers l’immeuble que l’on voit, une maison invisible, mystérieuse et pourtant animée.

Le souffle ardent du calorifère monte du fond des caves et se répand par vingt bouches dans l’atmosphère; le courant électrique, emprunté aux câbles du secteur, palpite sous la gutta-percha, le long de ses conduits de cuivre, pour ensoleiller les lampes ou soulever les ascenseurs ; il côtoie d’autres fils qui font tressaillir des sonneries ou transportent des conversations ; le gaz glisse sans bruit dans ses branchemens de plomb jusqu’à ce qu’il sorte, avec un sifflement léger, du fourneau de la cuisine ou des becs de l’escalier. Semblable en quelque manière au corps de l’homme, dans lequel une double canalisation reçoit et distribue les alimens utiles, puis recueille et évacue le déchet, la maison a son système compliqué de tuyaux, se croisant en tous sens, qui amènent d’abord aux offices, salles de bain et water-closets, l’eau des nombreuses rivières dont Paris a fait ses affluens, pour les boire ou pour s’y laver; qui emportent ensuite et expulsent les matières usées ou malpropres.

J’ai essayé de résumer, dans une étude antérieure, les progrès récens de l’éclairage[4] ; le chauffage et les applications de l’électricité méritent un examen particulier que je tenterai plus tard. Le domaine de cette dernière s’accroît chaque jour : aux ascenseurs primitifs installés dans la capitale, actionnés par des machines à contrepoids, ont été substitués, à la suite d’accidens douloureux et retentissans, d’autres modèles mis en mouvement, comme le plateau d’une presse hydraulique, par l’eau introduite dans une sorte de puits très étroit où plonge une tige métallique. Ce piston, chassé de son étui par la brusque invasion du liquide, s’élève et soutient dans sa course aérienne la cabine qui repose sur lui.

L’établissement de cet appareil est fort coûteux, puisqu’il exige une excavation égale en profondeur à la hauteur du cinquième étage ; mais, comme il présente les meilleures garanties de sécurité, il aurait subsisté sans changement si le conseil municipal n’avait porté, de 32 à 60 centimes, le mètre cube d’eau employé à cet usage. La pression de cette eau, livrée dans nos maisons par la compagnie fermière, étant assez basse — le mètre cube équivaut à une force de 30 à 40 000 kilos seulement — la quantité nécessaire au fonctionnement des ascenseurs est considérable, ainsi que la dépense qui incombe de ce chef aux propriétaires. Tel immeuble de ma connaissance, possédant deux locataires à chaque étage desservis par un ascenseur, donne lieu à une consommation d’eau de 3600 francs par an. Le coût moyen d’une ascension étant de 0 fr. 20 — 333 litres — s’il en est fait trois par appartement et par jour, chiffre qui n’a rien d’excessif, puisque la cabine sert aux visiteurs étrangers non moins qu’aux habitans, la part annuelle de l’ascenseur ressort à 2 200 francs, soit près du double du liquide utilisé pour les autres besoins.

Le désir de s’affranchir d’une aussi lourde redevance fait peu à peu succéder aux mécanismes actuels des ascenseurs qui économisent les quatre cinquièmes de la dépense. Ils sont mus par l’électricité, soit directement, à l’aide d’un treuil, soit au moyen de la pression artificielle communiquée à un petit volume d’eau, toujours le même, qui sort de sa boîte et y rentre après chaque voyage.

L’énergie électrique, que l’on asservit déjà à tant de besognes, se rencontre jusqu’en ces retraits intimes qu’une visite consciencieuse du logis ne nous permet pas de laisser à l’écart. Un novateur persuadé que, si l’apparat n’est point de mise en ce « privé », comme on l’appelait naguère, la recherche du confort y est louable, a imaginé de chauffer électriquement le siège mobile en bois, qui s’abat sur la cuvette des appareils du dernier type. La communication s’établit par le seul fait que l’intéressé s’assoit, elle cesse quand il se lève, après lai avoir évité l’impression désagréable d’un contact réfrigérant.

Au reste nous n’en sommes pas encore, sur le chapitre des water-closets, aux prétentions d’un sybaritisme exagéré, puisque des discussions passionnées continuent au sujet de la question fondamentale de l’hygiène. Partout où les hommes vivent réunis en grand nombre il se développe parmi eux des causes d’insalubrité. Leurs demeures rapprochées empêchent la circulation de l’air et la disparition des miasmes ; leurs rebuts quotidiens souillent la terre et les eaux du voisinage ; leurs dépouilles mortelles accumulées dans des espaces resserrés, deviennent un danger pour les vivans. Pour balayer en peu de temps les immondices provenant de la vie domestique, débris jonchant le sol et déjections animales, il faut une profusion d’eau; il faut aussi se défaire de ces flots de liquide chargés de malpropretés.

L’ancien Paris échappait à cette double préoccupation; il ne canalisait ni eau pure ni eau sale. Le bourgeois avait un puits dans sa cour, le peuple allait au carrefour le plus proche remplir ses seaux dans des puits à margelle historiée, à ferrure dorée parfois, dotés du maximum d’élégance qu’il soit donné à un puits d’atteindre, mais rares, et devant lesquels on devait attendre son tour. Quant à la vidange, elle s’effectuait partout de la façon la plus simple, suivant les coutumes locales : tantôt permis à chacun « de vider les vases de nuit par la fenêtre, mais seulement après dix heures du soir » ; tantôt aucune limite d’heure ne paraît imposée pour cette opération; on est seulement tenu, avant d’y procéder, de faire entendre cet avertissement préalable : « gare l’eau », formule encore usitée au XVIIIe siècle en Bourgogne. « Aix, conte un voyageur sous Louis XIII, a seulement ce défaut-ci, que, l’usage des fosses n’y étant point reçu, il faut aller faire ses affaires sur les toits des maisons ; ce qui empeste fort les logis et même toute la ville, principalement lorsqu’il pleut, l’eau entraînant toute cette ordure. De sorte qu’il fait fort mauvais cheminer en ces temps-là; aussi dit-on qu’à Aix il pleut m... comme à Marseille et à Arles. »

Dans la capitale on ne montait pas sur les toits, mais nous savons que jusqu’à la Révolution le public usait, pour toutes ses nécessités, de l’allée d’accès des maisons à portes bâtardes. « Cette coutume, remarque Mercier sous le Directoire, est fort sale, fort embarrassante pour les femmes. » Ce « tout à l’égout » rudimentaire disparut à Paris lorsque la municipalité, qui, de vieille date, priait les habitans de « faire leurs aisances de nature » ailleurs que sur les voies publiques, et recommandait aux propriétaires « d’avoir des privés et chambres aisées en leur maison, afin que, à défaut de ce, les rues ne fussent empuanties », fut parvenue à rendre les fosses obligatoires[5].

Chacun les établit à sa guise le plus sommairement du monde et, jusqu’au premier Empire, ce furent de simples trous creusés dans le sol, laissant par conséquent les matières fécales en décomposition s’infiltrer à même les terres environnantes et contaminer l’eau des puits contigus, avec laquelle les boulangers pétrissaient leur pâte. Elle communiquait, paraît-il, au pain urbain une saveur si particulière, que les personnes riches faisaient venir le leur de la campagne, de Gonesse ou de Corbeil. Un décret impérial de 1809 réglementa le mode de construction des fosses; il prescrivit l’étanchéité des maçonneries ; seulement il est plus facile de changer la carte de l’Europe que de redresser un errement vicieux. L’ordonnance de 1853 dut renouveler la défense formelle d’employer à cette fin les puisards, égouts, aqueducs ou carrières abandonnées ; elle indiqua les matériaux et la nature du mortier dont chacun fut obligé de se servir; la dimension de ces caveaux en hauteur et en largeur.

Dimensions fort restreintes, quoique les récipiens missent au moins un an à se remplir. Mais les cabinets dits « à l’anglaise » n’existaient pas, et l’eau, que les fils de l’Auvergne montaient péniblement le matin sur leur épaule, à raison de 10 centimes « la voie » — soit au prix de 5 francs le mètre cube — était trop précieuse pour qu’un ménage raisonnable consentît à la prodiguer. La pénurie d’eau ne paraît pas au reste avoir été ressentie par les générations précédentes. Depuis la chute des civilisations grecque et romaine, où les bains tenaient la place importante que l’on sait, même depuis le moyen âge où les étuves publiques étaient nombreuses, la propreté corporelle avait été en diminuant Il semble qu’on se lavait plus sous Philippe-Auguste que sous Louis XIV.

Versailles, dans toute sa splendeur, lorsqu’il possédait exactement 274 chaises percées en plein service, n’eut jamais qu’une salle de bain honoraire, située à l’angle de la façade sur le parc, du côté de la chapelle. Une vasque gigantesque, en marbre du Languedoc, y avait été placée ; personne jamais n’eut l’idée de s’y plonger et Mme de Montespan, ayant fait judicieusement observer au grand roi que ce meuble n’avait aucune raison d’être, s’en fit gratifier pour servir de bassin, dans sa propriété de l’ « Ermitage », au milieu d’une pelouse, où elle est encore. Les établissemens des « baigneurs » de cette époque avaient, à Paris, un rôle beaucoup moins innocent que leur enseigne ne le ferait supposer : on y trouvait, sur les bords de la rivière, des distractions de divers genre et le sobriquet pittoresque d’« huissiers de la Samaritaine » désignait cette catégorie d’individus que nos tribunaux appellent prosaïquement des souteneurs.

Une gazette humoristique d’il y a deux cent cinquante ans se divertissait de l’entreprise, amusante à ses yeux par excès d’invraisemblance, d’un [[soi-disant ingénieur qui avait installé un moulin à vent au haut d’une maison, en l’île Notre-Dame, pour fournir aux bourgeois un muid d’eau (268 litres) par jour. » Sa machine finie, il n’ose, dit le nouvelliste, la faire tourner, parce qu’elle ébranle tout l’immeuble «et l’on doit recourir comme auparavant à la porteuse d’eau. » Le rêve de cet inventeur est aujourd’hui une réalité; mais la quantité de liquide qui envahit et escalade nos constructions modernes, où elle jaillit par mille orifices, ne suffit pas encore.

Ce n’est pas assez que les cabinets, nommés « inodores » lorsqu’ils ne l’étaient pas, le soient en effet devenus. L’accoutumance qui opère des miracles, avait d’ailleurs oblitéré les nerfs olfactifs de nos grands-parens : le mot connu de Mme de Staël sur le ruisseau de la rue du Bac, n’est rien auprès de celui d’une vieille dame qui, visitant sous la Restauration un château imprégné de parfums fâcheux, déjà rares à cette date, mais très communs durant sa jeunesse dans les meilleures maisons, se prit à dire: « Voilà une odeur qui me rappelle un bien beau temps et de bien doux souvenirs! » Depuis l’apparition des water-closets la tendance est de substituer au système de conservation des vidanges dans les fosses leur expulsion quotidienne par le moyen du « tout à l’égout ». L’envoi direct à l’égout avait été rendu obligatoire, par un arrêté de 1894, pour les maisons tant nouvelles qu’anciennes.

Les propriétaires de celles-ci ont réclamé contre la mesure, qui leur imposait des travaux coûteux et difficilement exécutables : le nouveau procédé comporte non seulement la communication de l’immeuble avec l’égout par une pente d’au moins 3 centimètres par mètre et l’installation d’appareils avec siphon, réservoir et chaîne de tirage ; pour que la chasse d’eau opère un lavage efficace il faut que le tuyau de chute, depuis le sous-sol jusqu’à la « pipe » conique qui le relie à la cuvette, n’ait pas plus de 13 centimètres et demi de diamètre — limite fixée par le service d’assainissement — au lieu de 19 et 22 centimètres qu’avaient jusqu’ici les colonnes descendantes. Le Conseil d’Etat ayant donné gain de cause au syndicat des propriétaires, dans l’instance engagée contre la ville, sa décision fut suivie d’un nouvel acte administratif qui a suscité un nouveau litige, pendant à cette heure.

Nous ne saurions aller ici au fond de la querelle entre partisans et adversaires du régime en vigueur, sans accorder à son objet plus de place qu’il n’en occupe à juste titre dans la maison; d’autant que les discours et les brochures pour et contre ne se comptent pas. C’est toute une bibliothèque. Il semble incontestable que l’enlèvement journalier des déchets de l’alimentation humaine serait à souhaiter, au point de vue hygiénique; les capitales où il est pratiqué ont vu la fièvre typhoïde diminuer dans des proportions sensibles. Mais il faudrait d’abord avoir plus d’eau que nous n’en possédons ; l’administration le sait si bien qu’elle ferme les yeux sur la contenance réelle des réservoirs de chasse, dans les constructions neuves, inférieure de plus d’un tiers aux prescriptions officielles. Il conviendrait ensuite que tous les égouts fussent amenés à l’étanchéité parfaite — ce qui présentement n’est pas — avant d’y promener un surcroît de produits infects. Il est nécessaire enfin de compléter l’acquisition, dans la banlieue, de champs d’épandage suffisans — il faut 20 000 hectares et l’on ne dispose encore que de 1 600 — pour y filtrer la masse énorme de liquide vomi par les égouts.

Ce n’est pas chose moins épineuse de renvoyer l’eau fétide et polluée que de faire venir l’eau claire. Il semble monstrueux, en attendant de savoir où la purifier, de la laisser couler à la Seine, dont le lit serait par elle bien plus empoisonné que précédemment. A Paris 8 000 maisons, sur 80 000, appliquent leu tout à l’égout ». Cependant, il existe encore 61 000 fosses fixes, 15 500 tonneaux mobiles— pour matières liquides et solides, — et 32 000 « tinettes » du système diviseur, à fond muni d’une cloison perforée. Lorsque la vidange d’une fosse est décidée, le service spécial de la préfecture délègue un des 38 surveillans exclusivement chargés d’accompagner les équipes de travailleurs nocturnes, d’assister à l’opération et de rédiger un rapport sur L’État des enduits de ciment qui ont souvent besoin d’être réparés. Besogne dangereuse pour les maçons, qui risquent d’être asphyxiés par des émanations mortelles. Aussi se relayent-ils tous les quarts d’heure et celui qui descend se passe un cordage sous les bras, afin d’être remonté au premier cri. Le contenu des fosses, transvasé tout autrement que jadis, dans des tonneaux où est fait le vide pneumatique, est porté 185, rue d’Allemagne, à la Villette.

Là, dans le fond d’une impasse, apparaît une oasis de verdure qui charme les regards : à gauche une large pièce d’eau, à droite un jardin à la française, dessiné par Le Nôtre, où les allées géométriques de marronniers séculaires alternent avec des parterres de bégonias d’espèces nouvelles, de roses aux coloris savamment éduqués. Plus loin, une vaste bâtisse, élevée d’un rez-de-chaussée, dont les arcades sévères font penser à la ruine restaurée d’un temple païen, au tombeau de quelque grand homme. Il n’est pourtant nul symbole sous ces voûtes, nulles idées si ce n’est celles qu’une pente naturelle aurait attirées dans le « lieu secret », car nous sommes au dépotoir.

Le monument à arcades c’est l’abri de trois immenses citernes souterraines, éclairées à la lumière électrique, où chaque nuit sont déversés 1 000 à 1 500 mètres cubes de « restes » immondes, le tiers environ des vidanges parisiennes. Ces matières sont immédiatement refoulées, par une force de 35 chevaux, dans des tuyaux en fonte de 30 centimètres. Elles effectuent ainsi un parcours de 10 kilomètres jusqu’à la voirie de Bondy. Des ouvriers spéciaux, débardeurs et ringueurs, activent par une agitation méthodique l’œuvre de la machine, et ne paraissent pas trop souffrir de leur séjour dans ces cloaques, où ils chantent. En approchant des trémies on entend leurs voix claires monter du fond des souterrains. Il est vrai qu’un ventilateur puissant fonctionne sans arrêt et que des cuves de sulfate de fer sont à la portée des ringueurs, qui répandent en abondance ce désinfectant tout alentour. Des boissons chaudes, aromatisées avec du rhum, leur sont distribuées de temps à autre et, dans un poste de repos, des douches d’eau tiède les attendent.


V

Quoiqu’il nous semble indispensable d’assigner aux diverses pièces du logis une destination fixe, de les diviser en salons, chambres à coucher, salle à manger et antichambre, cette répartition est assez récente. Quant aux corridors, permettant d’accéder directement à chacun des compartimens d’une même demeure, sans être obligé de les traverser tous, ils étaient inconnus jusqu’au XVIIe siècle, même dans les palais royaux; témoin Fontainebleau, Saint-Germain ou le Louvre, plus mal distribués sous ce rapport qu’un appartement actuel de 1 500 francs. A plus forte raison les constructions princières de la capitale du moyen âge, les hôtels d’Orléans, au faubourg Saint-Victor, de Nesle, des Ursins, d’Artois ou de Bourgogne, véritables forteresses avec trois étages de caves et des murs de six pieds d’épaisseur.

Quant à la plèbe des bicoques minables, de une à trois fenêtres, leurs pièces ne se commandaient pas, puisqu’elles n’en avaient que deux, l’une sur la rue, l’autre sur la cour. On entrait au rez-de-chaussée dans la salle ou la boutique par un passage obscur, dont l’extrémité aboutissait à la cuisine et à l’escalier; sur le palier du premier étage débouchaient la chambre et le cabinet. Durant cinq siècles, cette disposition persista invariable. Chez les riches les pièces étaient plus amples, elles étaient mieux décorées, mais elles n’étaient guère plus nombreuses : une salle d’un côté, une chambre de l’autre, un escalier au milieu, c’est là tout ce qu’on savait faire sous Henri IV. « Plusieurs cependant, remarquait un contemporain, commencent, sans être de grande qualité, à mettre une chambre et une antichambre devant leur chambre. » Mme de Rambouillet, pour ménager une suite de locaux en enfilade, renvoya l’escalier à un bout du bâtiment; elle voulut des fenêtres et des portes larges, hautes et placées vis-à-vis les unes des autres, ce dont personne jusque-là ne s’était avisé. L’admiration, dans le Paris mondain, fut générale; chacun voulut imiter la marquise, et la reine Marie envoya chez elle l’architecte du Luxembourg s’inspirer de ses idées.

On apprit alors à utiliser dans des entresols ou, comme on disait, des entre-ciels et entre-salles, une portion de la hauteur inutile hors des salons principaux. Mais le mot salon ne s’appliquait pas, comme aujourd’hui, à la pièce de réception, d’« assemblée ». Il signifiait la réunion même des visiteurs, qui se tenait n’importe où, suivant l’heure, plus particulièrement dans la chambre; non seulement chez les femmes dont les alcôves sont à la mode, mais chez les personnages de la première distinction, et en leur absence. Le parlement en corps attend dans la chambre du roi, à la ruelle de son lit, le moment d’être introduit auprès de Sa Majesté. Cette « chambre à coucher » n’avait pas elle-même une affectation stable. On tendait et l’on détendait un lit et une tapisserie, dans les hôtels comme dans les châteaux, en raison des convenances du moment; vestige des temps antérieurs où les meubles voyageaient avec leur propriétaire. Et c’est parce que Louis XIII, surpris à Paris par un gros orage, en allant de Versailles à Saint-Maur, n’avait pas de chambre tendue au Louvre, qu’il alla coucher en 1637 chez la Reine. La France doit à ce cas fortuit la naissance de Louis XIV.

L’antichambre n’était pas l’emplacement banal et sacrifié que l’on traversait il y vingt ans sans s’y arrêter. Elle représentait ce que nous nommerions un salon d’attente, où l’on s’asseyait pour causer; « faire antichambre » n’avait nullement le sens blessant qui s’attache maintenant à ce terme. Ce que nous nommons salle à manger n’existait pas ; aucune pièce n’était affectée exclusivement aux repas. Pour un petit nombre de convives l’on apportait toute servie, dans la chambre, la table qui, pour les dîners de vingt ou trente « serviettes », se dressait pompeusement dans la salle.

Des améliorations progressives, apportées au siècle dernier à la distribution intérieure, seules les constructions aristocratiques profitaient. Les architectes se trouvaient à leur aise, dans les vastes surfaces qu’un riche consacrait à sa demeure. Ils y taillaient des cours d’honneur et de service, et n’éprouvaient nulle gêne à rejeter dans ces dernières tout ce qui pouvait occasionner des bruits ou déplaire aux yeux, écuries, buanderies ou offices. A côté des galeries de parade ils ménageaient des pièces « de commodité », boudoirs ou cabinets de livres ; mais ils restaient paralysés lorsqu’il s’agissait d’édifier une simple maison de louage.

M. Lesoufaché a été le premier, vers la fin du règne de Louis-Philippe, à combiner des plans capables de donner, dans un espace restreint, satisfaction au désir de bien-être ressenti par la classe moyenne. Il sut grouper symétriquement les salons, la salle à manger, les chambres, les isoler par des dégagemens, et les rattacher aux pièces de service par l’antichambre, occupant le point central de cet ensemble. Les architectes, lancés dès lors dans cette voie de l’agencement intérieur, ont, depuis trente ans, réalisé des prodiges pour faire tenir de grands appartemens dans de petits terrains, pour les éclairer beaucoup avec peu de jour. Les rues d’autrefois étaient trop resserrées pour donner aux riverains une lumière convenable. Qui voulait de la clarté devait se la fournir à ses frais, aussi bien sur le devant que sur le derrière de son logis. C’est pourquoi l’on construisait « entre cour et jardin ». Aujourd’hui l’on bâtit entre rue et cour; les façades jouissent de la clarté publique, dont la ville moderne régale ses habitans; la clarté privée que les propriétaires vendent à leurs locataires, à l’intérieur de l’immeuble, laisse souvent à désirer parce qu’on a exagérément réduit la superficie des cours.

Le calcul était défectueux. M. Stanislas Ferrand, le très compétent directeur du journal le Bâtiment, a démontré par des exemples topiques qu’un appartement bien éclairé se loue plus cher qu’un appartement un peu obscur, lors même que le premier est sensiblement plus petit que le second. C’est ce qui fait le succès des bandes de terre « en placard », le long des rues, sur une profondeur insignifiante; elles se prêtent à l’édification de « maisons-armoires » d’une admirable facilité de location.

Le service de la voirie, sans l’autorisation duquel aucun immeuble ne peut s’élever à Paris, exige, au nom de l’hygiène, une proportion de cours plus grande par rapport au sol bâti, que celle dont on se contentait il y a vingt-cinq ans. Il n’est plus permis de réserver moins de 40 mètres carrés à la cour d’une maison de 20 mètres de hauteur, ni moins de 9 mètres carrés à ces puits d’air sur lesquels donnent parfois les cuisines. La coutume est devenue d’ailleurs plus libérale que la loi : au lieu de consacrer seulement à la cour 15 à 20 pour 100 du terrain, ce qui ne permettait pas au jour de pénétrer plus avant que 2 ou 3 mètres dans le logis, les entrepreneurs s’accordent à conserver libre le tiers environ de la place totale dont ils disposent, et les propriétaires, de cette apparente largesse, tirent profit. Le souci de répandre plus abondamment la lumière a fait, depuis une dizaine d’années, prévaloir une distribution nouvelle : l’antichambre se prolonge en forme de galerie, vis-à-vis des pièces de réception et se termine en couloir entre les chambres; une véranda ou bow-window est appliquée sur la salle à manger, dont elle égaie le fond par un embryon de jardin d’hiver.

Ces cages saillantes sont moins une conquête des architectes sur l’administration municipale, ainsi que les premiers s’efforcent de le faire entendre, qu’un empiétement des particuliers sur la voie publique. Le terrain, par eux gagné en l’air, n’enlève rien, il est vrai, à la largeur de la rue; il ne fait pas obstacle au libre passage des piétons, comme les étalages des marchands et les tables des limonadiers qui, par leur accroissement graduel, dépossèdent le Parisien d’une surface chèrement achetée depuis un demi-siècle. Devant les innombrables magasins, cafés ou bazars, qui ont obtenu l’autorisation d’établir des marquises vitrées au droit de leur devanture, à l’effet de mettre à couvert leurs marchandises exposées au dehors, leurs cliens ou leurs consommateurs, le passant infortuné doit, pour continuer sa marche, descendre modestement dans le ruisseau ou traverser la chaussée. N’est-ce pas proprement revenir aux temps où l’on tolérait le commerce sous les auvens? Et n’est-il pas contradictoire de dépenser des centaines de millions en travaux d’édilité et, après avoir élargi les trottoirs, de les abandonner aux riverains à titre de complément de boutique, moyennant une infime redevance de 1 300 000 francs par an, chiffre de la perception réalisée de ce chef?

Une commission s’occupe en ce moment d’étendre, en matière de saillies, les licences des architectes. Quelques-uns d’entre eux protestent contre les règlemens actuels ; ils déclarent que si les maisons manquent d’imprévu, sont ennuyeuses à voir, moulées et pétrifiées dans la routine, la faute en est à l’alignement imposé, à la nécessité de contenir, sous peine d’amende, dans des limites étroites, les débordemens de leurs balcons, de leurs appuis, de leurs corniches, de leurs bandeaux. Ils ajoutent que, s’ils avaient les coudées plus franches, ils ne manqueraient pas d’exécuter les projets dont ils ont la tête pleine et de mettre fin à cette monstrueuse uniformité qui les afflige.

À ces plaintes les partisans du statu quo répondent que l’alignement n’a rien d’obligatoire, que rien n’empêche un propriétaire de mouvementer sa façade, d’en pétrir le relief à sa guise et d’en faire sortir tous les encorbellemens, loges, bretèches ou culs-de-lampe qu’il lui plaît..., à la condition de bâtir en retrait. Il ne manque pas à Paris de constructions d’un caractère très individuel, original, voire baroque. Il y en a de fastueuses, il y en a de frivoles où l’ornementation est à outrance; on en voit de tous styles, de tout pays et en toutes les natures de matériaux. Hôtels renaissance, tourelles gothiques, châteaux Louis XIII, villas italiennes, pignons hollandais, maisons anglaises, façades byzantines, quelle est la figure d’habitation, la carcasse de logis, qui n’ait tenté les imaginations de cette cité cosmopolite et dont on ne rencontre, de-ci de-là, quelques spécimens dans les quartiers Monceau ou des Champs-Elysées? Il n’est pas jusqu’à la pagode chinoise qu’un négociant hardi n’ait copiée, comme un gîte idéal, pour y héberger sa vieillesse.

Les résultats, diversement heureux, de ces initiatives n’ont modifié en rien le type convenu de « l’immeuble de rapport » ; le relâchement des ordonnances de voirie n’y changera pas davantage. Ces immeubles sont des placemens et non des monumens; les propriétaires continueront, pour tirer de leur terrain sans en perdre un pouce tout le parti qu’il comporte, à se ranger exactement en bordure du trottoir, alignés comme des soldats au commandement de : Fixe ! — ce à quoi ils ne sont nullement tenus. — Ils persisteront à accumuler les étages aussi haut qu’il leur sera possible. S’ils renoncent, comme on vient de le dire, à rogner par trop sur la cour, c’est qu’ils ont remarqué que le revenu en souffrait ; et c’est aussi parce qu’ils ont reconnu que les appartemens se loueraient mieux, si les salles à manger étaient plus vastes, qu’ils ont adopté les vérandas avec enthousiasme. Il n’y a eu chez eux aucune préoccupation artistique, et personne ne saurait le leur reprocher.

Ils étaient tellement hideux au dehors, ces longs bocaux de verre et de fonte que l’on s’est résolu à permettre leur construction en maçonnerie. Par là ils sont moins voyans, mais aussi difformes et plus lourds, ils empâtent tout l’édifice. Ce qui faisait en ce genre le charme des ouvrages fantaisistes du moyen âge, que ces massives excroissances ne rappellent en rien bien qu’elles prétendent s’en inspirer, c’était leur grâce légère. Les verrues, les poussées de la pierre délicatement travaillée, ne se plaquaient pas de la base au faîte des hôtels anciens, avec la raideur et la régularité de nos ajoutis actuels. Il faut que ceux-ci fassent la joie de tous les locataires sans exception, depuis l’entresol jusqu’au cinquième, et le confort démocratique de notre régime cellulaire ne permet pas qu’ils se dérobent à cette mission par des saillies capricieuses, agréables uniquement aux yeux de l’archéologue qui donne son avis et non son argent.

Pour l’immeuble citadin le dedans règle le dehors; l’architecture est esclave de la location. Or la location, qui exige beaucoup d’étages, les veut presque égaux — ceux qui auraient. une excessive hauteur de plafond ne rapporteraient pas plus cher ; ceux qui seraient trop bas, et peu logeables, ne rapporteraient rien du tout ; — il lui faut énormément de fenêtres, parce qu’elle a beaucoup de petites pièces à éclairer. Peu lui chaut de violer les rapports esthétiques du plein et du vide.

Ces entraves qui arrêtent l’artiste, il les surmonterait ou en serait libéré que, pour la maison de rue, la beauté ne serait pas atteinte encore. C’est la perspective surtout dont elle manque, la place où l’on ne bâtit pas, qui, pour le spéculateur, semble perdue parce que les moellons la respectent et qui cependant fait partie intégrante de l’édifice, puisqu’il en tire sa dignité, sa gloire. Que seraient les Invalides sans l’Esplanade? Et quelle impression pourrait produire une merveille architecturale, si on l’enfermait en portefeuille, comme ce ministère de l’agriculture languissant replié dans la rue de Varenne, où nul ne le verra jamais?

Il était, voici un quart de siècle, rue Saint-Dominique, un hôtel médiocrement bâti, mais d’un effet superbe quand, le seuil franchi, apparaissait une cour immense reposant avec noblesse dans l’encadrement de trois corps de logis assez bas. Le percement du boulevard Saint-Germain emporta une partie de la cour et coupa les extrémités des ailes. Le possesseur, pour rattraper du logement, employa quelque peu de l’indemnité d’expropriation à exhausser d’un étage son immeuble; il l’élargit en même temps et le dota des corridors qui lui manquaient. Le travail une fois achevé — en matériaux excellens et avec goût — la demeure seigneuriale s’était transformée en une bâtisse quelconque, engoncée, vulgaire; simplement parce qu’elle avait grandi tandis que la cour s’étriquait. Presque tous les hôtels parisiens, magnifiquement édifiés depuis vingt-cinq ans, sont dans ce cas. Rien n’a été omis pour les embellir, rien... sinon le vide étendu, que l’importance de leur taille commandait aux alentours. Faute d’un emplacement convenable ils semblent ridicules, pompeux gauchement, dignes des quolibets railleurs que le public décerne à quelques-uns, par un sentiment inconscient mais juste de ce défaut de mesure.

Défaut irrémédiable pour les simples particuliers. L’Etat, la ville, peuvent, avec des budgets sans limites, déblayer les abords des monumens historiques pêle-mêlés dans Paris avec des bâtisses grossières qui en dérobaient l’aspect. Notre-Dame, la Tour Saint-Jacques ou le vieux Louvre se livrent ainsi à notre admiration plus librement que jadis, parures conservées d’un autre âge semblables à des curiosités apportées de loin. Les grands jardins au contraire, les belles surfaces nues appartenant aux simples citoyens, se rétrécissent et disparaissent parce qu’il est peu de gens assez riches pour les garder improductifs dans leur patrimoine. Les arbres banaux se sont multipliés dans les avenues et les pelouses banales dans les squares; tandis qu’il faut ici une jolie fortune pour posséder un arbre à soi tout seul. Le temps qui, dans cette capitale, mère d’empires expirés, a changé lentement la structure des choses, enlèvera aux générations nouvelles le regret et la notion même des biens de cette sorte, comme il a fait oublier les prairies de la rue Bonaparte ou les vignes de la place de l’Opéra.


Vte G. d’AVENEL.

  1. Voyez, dans de la Revue du 15 mars, la Maison parisienne, I, — l’Extérieur.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1896, Le Mécanisme de la Vie Moderne. — X. — La Soie.
  3. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1895, l’Industrie du fer; l’Acier.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 juin 1896, l’Éclairage.
  5. Voyez notre histoire de Richelieu et la Monarchie absolue, t. IV, p. 316.