Le Mécanisme de la Vie moderne/17
Nourris et logés par la nature, les animaux, les plantes, sont aussi par elle confortablement vêtus, équipés de couvertures suffisantes : plumes ou laine, écorces ou coquilles, elle leur a tout donné. Seul, sous le ciel, l’homme est nu ; il ne trouve en venant au monde ni le vivre, ni le gîte, ni le couvert. Il a dû emprunter à de plus favorisés que lui, pour se cacher sous leurs dépouilles, le poil et le cuir, la soie et le coton.
A-t-il eu tort ? Peut-être se serait-il, à la longue, accoutumé à sa nudité ? Des peuplades sauvages, sous une latitude à peu près semblable à la nôtre, ne paraissaient point trop souffrir de l’absence des maisons de confection, lorsque nous sommes venus leur faire honte de cette indécence. Nous-mêmes gardons toujours, exposées aux intempéries, les plus délicates parties de notre corps : la bouche, les yeux, le nez et les oreilles. Il n’y a pas de longs siècles qu’un paysan, travaillant en chemise au cœur de l’hiver, répondait à un bourgeois qui lui demandait comment il pouvait supporter cette misère : « Vous, monsieur, vous avec, bien la figure découverte ! Et moi, je suis tout figure ! » Les gens du peuple en Orient ont, à cause de l’usage du turban, la tête très sensible au froid ; mais non les pieds, par suite de leur ignorance des chaussures.
M’est avis pourtant que la créature civilisée agit sagement, — toute convenance à part, — en s’appliquant cette enveloppe artificielle, étui flexible et mouvant, qui pour socle a des bottines et pour couvercle un chapeau. L’esthétique générale y gagne beaucoup : les tares, les déformations, les laideurs se dissimulent ou s’atténuent ainsi ; or, la race humaine ne contient peut-être pas un sujet tout à fait réussi contre mille plus ou moins manques.
L’habillement introduit donc parmi nous un peu de beauté, de charme et, à tout le moins, de mystère. Mystère non point insondable, à dire vrai, ce qui est un grand mérite. Pour des êtres placés, comme nous sommes, entre ce qu’ils connaissent trop et ce qu’ils ne peuvent du tout connaître, c’est donner de l’intérêt à la vie que de savoir créer des mystères pour les débrouiller, des boîtes à surprises pour le plaisir de les ouvrir, des joujoux compliqués pour en pénétrer les ressorts. Cacher ce qui se devine, imaginer ce qui se cache, apercevoir enfin ce qu’on imagine, sont de si sages raffinemens de la sensualité visuelle qu’on n’inaugure jamais une statue sur nos places publiques sans la vêtir au préalable de quelque lustrine, dont l’enlèvement fait tout le piquant de la cérémonie ; tellement le voile toujours justifie son existence par l’attrait que chacun éprouve à le soulever.
S’il est vrai que l’oiseau bleu ne soit bleu que de loin, qu’il perde sa couleur lorsqu’on l’approche, et que ceux qui parviennent à le saisir ne tiennent le plus souvent qu’un vulgaire pierrot, le « voile, » c’est-à-dire l’habillement, n’eût-il pour lui que d’entretenir dans les rapports des deux sexes, chez la femme, cette grâce exquise : la pudeur, chez l’homme, ce don inestimable : l’illusion, qu’il mériterait pour cela seul toute notre reconnaissance. Mais il y possède d’autres titres : il représente un « besoin, » comme le manger, le boire ou le dormir ; moins général, si l’on veut, et quelquefois même factice, mais non pas moins impérieux.
Il fait partie de cette diversion ou « divertissement » qui, suivant le mot de Pascal, nous occupe et nous empêche de songer à notre malheureuse destinée. On frémit en supposant l’homme sur le globe sans faim, ni soif, ni sommeil, sans soucis d’honneurs ou de volupté, en un mot sans aucun besoin à satisfaire, sans aucun désir à réaliser, sans aucune chimère à poursuivre, n’ayant plus ainsi d’autre distraction que de se creuser la tête en regardant ses jours s’enfuir et la mort s’approcher. Il ne l’attendrait pas ; l’ennui le chasserait prématurément de ce monde, tandis que l’appétit de ses multiples besoins l’y retient et l’amuse.
Or, rien n’amuse plus la moitié féminine de notre espèce que le soin de sa parure ; elle y consacre, dans les classes où elle a du loisir et quelque argent, une notable portion de son temps et de ses ressources. Même elle excède parfois celles-ci : de combien de ménages le bonheur n’a-t-il pas sombré dans des flots de dentelles ? Mais ces tentations de la vertu par la toilette sont de toutes les époques. Ce qui caractérise, au contraire, le costume contemporain, à commencer par le « chapitre des chapeaux, » c’est la quantité de menues satisfactions qui se trouvent mises, par l’ingéniosité moderne, à portée de la masse la moins fortunée.
Les 9 000 moteurs à vapeur, d’une puissance totale de 254 000 chevaux, employés par les manufactures françaises de vêtemens et de tissus, bien qu’ils représentent, en force, plus du cinquième de toute notre machinerie industrielle, — chemins de fer non compris, — ne peuvent donner aucune idée de la transformation accomplie dans ce domaine par les innombrables mécaniques qui, multipliant la force par l’adresse, nous ont dotés d’un chiffre inouï de « bras » artificiels : aiguilles, ciseaux ou navettes, esclaves dociles, muets et sobres, progéniture immense d’un peuple que l’on accuse de ne plus engendrer assez d’enfans.
Le même habillement, que les Français de 1900 paient annuellement deux milliards, coûterait sans doute le triple avec les procédés usités il y un siècle ; et, comme la nation serait incapable de se livrer à une dépense aussi forte, chacun devrait se contenter de trois fois moins de vêtemens, de linge ou de chaussures qu’il n’en consomme aujourd’hui. Du moins parmi les classes populaires et dans la petite bourgeoisie, dont le luxe relatif date d’hier ; car, pour les riches, l’élégance n’a pas sensiblement augmenté. En fait de costume masculin, elle a même diminué ; l’uniformité démocratique de la mise a déchargé les seigneurs du XIXe siècle d’une somptuosité jadis obligatoire. Tout ce qu’un « pluri-millionnaire » d’à présent peut mettre de plus cossu sur sa tête consiste en un chapeau de soie de 25 francs. Au moyen âge, un « chapeau de bièvre, » brodé d’or ou de satin, valait une centaine de francs de notre monnaie, et ce n’était pas le plus coûteux de son espèce : un couvre-chef garni de perles montait, sous Philippe le Bel, à plus de 400 francs de nos jours.
Plus tard, quand le chapeau de castor se vendait 80 francs, comme sous Louis XIII, ou même 40 francs, ainsi qu’à la fin de la monarchie, et que les chapeaux communs, en vigogne, allaient de 20 à 30 francs, le peuple portait des bonnets de coton ou de laine, unis ou bigarrés, plats ou pointus, mais toujours de petit prix : 1 fr. 60 à 3 francs. Le chapeau faisait partie de certaines livrées ; pour les laquais ou les valets de ville, les bourreaux ou les croque-morts, ils valaient de 10 à 25 francs suivant le galon dont ils étaient ornés. Le chapeau commença à se répandre lorsque l’industrie, pour quelques francs, put en établir de durables : les « bonnetiers, » l’un des six anciens corps d’état de Paris, — dont le nom allait devenir un contresens, puisqu’ils se mirent à vendre des bas, — durent se consacrer aux extrémités inférieures de la généralité des citoyens, dont la tête leur échappait. Mais le chapeau était, en 1793, encore assez aristocratique, puisque le bonnet jacobin put être présenté au prolétaire comme le symbole de l’égalité.
Dans la toilette féminine, le bonnet s’est montré plus opiniâtre, mais il est manifestement vaincu. « Jeter son bonnet pardessus les moulins, » ou « avoir la tête près du bonnet, » sont des métaphores archaïques que nos petits-neveux ne comprendront plus sans commentaires. Bonnets enrubannés des douairières, que prenaient les dames décidément mûres, le jour où elles arboraient la vieillesse, le renoncement aux prétentions et aux conquêtes ; bonnets tuyautés des ouvrières et des servantes, emblème si palpable de vertu, que la bonne « portant chapeau » n’avait guère chance de se placer dans les ménages bourgeois, qui flairaient sourcilleusement chez elle l’inconduite ; tous ces bonnets ont disparu des villes, et la fille des champs délaisse à son tour sa fanchon d’indienne ou son hennin féodal pour le chapeau à fleurs de trois francs cinquante.
Ce n’est pas que nos contemporaines se soient résignées au niveau économique sous lequel se complaît le sexe fort ; celles qui se piquent de « braverie, » comme disaient nos grand’mères, se dérobent tant qu’elles peuvent à l’uniforme de ce siècle désempanaché et, faute de se tirer du commun par la forme de leurs chapeaux, elles s’en distinguent au moins par le prix de leur modiste. Mais elles n’arrivent pas à payer beaucoup plus de 150 francs les capotes signées des meilleurs noms, tandis qu’en 1340, un chapeau de velours fin était vendu 230 francs, et qu’une grande dame d’alors déboursait 2 000 francs de notre monnaie pour un chaperon brodé d’oiseaux et d’armoiries. La femme du menu peuple, à moins de se contenter d’un réseau de lin de 60 centimes, payait en ce temps-là son chapeau de paille 2 fr. 40 et son bonnet de toile environ 4 francs.
« Feutre » et « paille » servent encore, dans l’industrie, à désigner les diverses familles de couvre-chefs ; mais les matières premières dont ils se composent, sans parler de leur mise en œuvre, ont singulièrement varié : beaucoup de chapeaux de feutre sont en laine, beaucoup de chapeaux de paille sont en bois.
A mesure que le castor, trop rudement pourchassé dans les Montagnes-Rocheuses, devenait rare et enchérissait sur les marchés d’Europe, on le mélangea à d’autres poils moins précieux, — d’où le demi-castor ; — puis on se contenta de le poser « en dorure, » sur les anciens feutres à haute forme d’un gris rosâtre, à raison de 30 grammes par chapeau. Depuis que le poil de castor vaut 180 francs le kilo, son usage est presque nul. Le rat musqué aux reflets d’argent, importé de Buenos-Ayres, et le rat gondin, sorte de loutre terrestre, que les Etats-Unis vendent 45 francs la livre, sont trop coûteux aussi pour être pratiquement utilisés.
L’Allemagne nous envoie, avec ses propres lièvres, ceux d’Autriche, des Balkans et d’Asie, qu’elle centralise dans ses foires. L’Angleterre expédie les « garennes » d’Ecosse et d’Australie ; mais c’est surtout avec la dépouille de nos lapins nationaux que les manufactures françaises confectionnent le « melon » pour les chapeliers et la « cloche » pour les modistes. Sur 80 millions de peaux de lapin ou de lièvre, annuellement rasées dans notre pays, 70 millions environ viennent des simples clapiers indigènes. Le lièvre a la spécialité de fournir les sortes à longs poils ; le garenne est recommandé pour les qualités mates ; mais, suivant la préparation et le foulage qu’il leur fait subir, le fabricant obtient avec les humbles lapins de chou, tantôt le feutre « poncé » ou « taupe, » imitation de velours, tantôt le « posé » ou le « flamand » qui joue la loutre.
Pour qui s’intéresse au détail et au-dessous des choses, je dirai que notre chapeau rond ordinaire absorbe à peu près 100 grammes de poil, dont le prix est d’environ 1 fr. 60. Il représente ainsi la tonture de deux lapins domestiques ; il en faut quatre lorsqu’on emploie le garenne, parce que l’animal, à l’étal sauvage, a le poil moitié moins abondant.
Des humbles mains du « chineur, » qui s’approvisionne chez les ménagères, les gargotiers, ou simplement dans les boîtes d’ordures, les peaux de lapin arrivent, par l’intermédiaire de marchands petits et gros, à l’usine du préparateur. Elles y subissent l’opération préliminaire de l’ « éjarrage, » en passant sous une lame de couteau qui les purge de toute la bourre folle ou duvet ; on les « secrète, » pour favoriser le feutrage, en les plongeant dans une eau additionnée de mercure et d’acide nitrique ; enfin, on les rase. Ce travail, naguère fait à la main, puis au moyen de la roue, qu’un homme actionnait en marchant comme l’écureuil dans sa cage, est maintenant exécuté par une machine d’invention américaine. — La plupart des mécanismes dont se sert la chapellerie actuelle ont été imaginés aux États-Unis.
Les tondeuses font 3 000 tours à la minute ; chacune, desservie par un ouvrier, découpe par jour 1 100 peaux, dont le cuir déchiqueté, comme une poignée de crin ou de ficelle, tombe à terre, tandis que le poil apparaît proprement rangé sur un plateau. Le premier se transformera en colle de peau ; le second, vendu par bottes d’à peu près 40 toisons, est destiné à couvrir nos têtes. A l’Exposition universelle de 1867, le public s’arrêtait émerveillé devant un appareil, où des lapins, introduits vivans d’un côté, ressortaient de l’autre à l’état de chapeau. On abusait un peu de la crédulité des visiteurs. Le chapeau, ainsi obtenu, ne provenait pas du lapin qui semblait destiné à le fournir, mais d’un de ses frères, c’est-à-dire de poil préparé et mis en place à l’avance pour une manifestation ostensible. La métamorphose complète aurait exigé beaucoup trop de temps, par les soins préalables qu’elle comporte.
Tout le poil recueilli sur le corps d’une même bête n’a pas, au reste, la même valeur : avant d’être livré au commerce, il est soumis à un triage délicat. La pelure du lièvre, par exemple, est de trois nuances distinctes : d’un jaune gris à la pointe, noire au milieu et blanche contre la chair ; celle-ci, dite « émouchée, » se paie le double de la précédente. Dans la peau de lapin, le dos fournit une marchandise appréciée cinq fois plus cher que le ventre ; pour le castor, c’était exactement le contraire.
Convertir en un tissu compact et solide ces poils, qu’aucun lien n’unit plus entre eux, bien que, serrés côte à côte, ils offrent encore l’apparence d’une brosse très douce, est ce qu’on nomme le « feutrage. » On commence par les secouer, les « souffler » en termes techniques, pour les épurer entièrement. Puis vient l’ « arçonnage : » l’ouvrier promenait, sur les brins alors brouillés et agglomérés en légers flocons, une corde à violon dont la vibration les crêpait, les fouettait comme une crème, les étalait enfin en nappe régulière. Le duvet commence déjà à s’entrelacer et à prendre corps. Le « bastissage » lui donne une forme conique, celle d’une cloche ou d’un filtre à liqueur de grande dimension. Le « marchage » et le « couchage » complètent la besogne, en pliant, serrant et aplatissant ces cornets, en réglant leurs dimensions sur celles d’un patron de papier.
Après un « mouillage » indispensable pour lui donner de la consistance, l’étoffe est portée à la « foule. » Plongés en de vastes baquets de fonte, dont l’eau, maintenue à la température invariable de 100 degrés, contient une dose légère d’acide sulfurique, les prestigieux bonnets pointus de tout à l’heure, faits, semblait-il, pour des pierrots géans, s’étriquent et se rétrécissent à vue d’œil, pendant qu’ils sont brassés, tordus, roulés et tripotés en tous sens. Ils se réduisent enfin au quart de leur développement primitif ; tandis que leur substance gagne en épaisseur et en force ce qu’elle perd en étendue. Au sortir de ce bain, où souvent elle reçoit par la teinture sa couleur définitive, la « cloche » est amenée au point où les fabricans de « formes » féminines en prennent livraison.
Le rôle du manufacturier est achevé, celui de l’artiste commence. En effet, s’il subsiste encore, dans les faubourgs, quelques ateliers presque familiaux, rappelant, par leurs procédés manuels, l’ancienne organisation du métier, le temps où chaque ouvrier confectionnait lui-même ses chapeaux du commencement à la fin, — il n’en produisait en moyenne que deux par jour, — l’ensemble de la main-d’œuvre est devenu presque partout purement mécanique. Depuis la « souffleuse » et la « bastisseuse à injecteur, » jusqu’à la « fouleuse » à marteaux ou à rouleaux, la transmutation du poil en feutre se fait automatiquement, y compris le « dressage » des chapeaux d’hommes sur des modèles de bois, qu’épouse la « cloche » humide encore au sortir de la « foule ; » tout, jusqu’à l’ « apprêt » où passent les coiffes masculines que l’on veut rigides et jusqu’au ponçage à la pierre et au papier d’émeri. Cette extension du machinisme a réduit peu à peu le prix de façon du chapeau au huitième de ce qu’il coûtait naguère. Il est descendu de 4 francs à 1 fr. 50 et enfin à 0 fr. 60.
Ceci ne suffirait pas à expliquer comment le chapeau mou ordinaire arrive à pouvoir se vendre un franc seulement au commerce d’exportation, si l’on ne savait qu’une invention moderne a remplacé le « feutre, » — c’est-à-dire le poil de lapin, — par la toison des agneaux, ou même par les déchets du peignage des laines. Ces derniers, bien qu’ils nous viennent de loin, — la France ne produit pas de laine assez fine pour cet emploi et tire ses approvisionnemens d’Australie, du Cap ou de la République Argentine, — ne reviennent pas, tout préparés, à plus de 2 fr. 50 le kilo. Il en faut 100 à 130 grammes pour faire un chapeau, dont la matière première ne représente guère, par conséquent, plus de 0 fr. 30.
C’est, jusqu’ici, le dernier mot du bon marché, et le vendeur de ces chapeaux de laine à un franc, — les chapeaux de feutre les plus communs ne vont pas au-dessous de 2 fr. 65, — ne parvient à en retirer un bénéfice que par l’énormité de sa production. Nous avons, en France, des usines qui livrent quotidiennement 1 000 chapeaux ; il en existe une à Bruxelles qui fabrique 2 000 chapeaux, et la plus importante du globe, à Buenos-Ayres, atteint 5 000 par jour.
Dans ces vastes établissemens, la laine n’est pas seulement « ouverte, » cardée, bâtie en cône comme le feutre et dressée ; le cambrage, le tournurage des bords, l’appropriage au fer qui donne le brillant final, tout cela se fait à la vapeur, au moyen d’appareils perfectionnés sans cesse par les industriels des deux hémisphères, sous le coup de fouet d’une concurrence acharnée. Tel est l’article de grosse consommation, variant à peine, un peu plus haut, un peu plus bas, un peu plus plat, un peu plus rond, mais uniforme chaque année, et tiré à des centaines de millions d’exemplaires pour les têtes quelconques de la plèbe masculine.
Pour les femmes, au contraire, le prix du feutre n’a guère d’importance ; brute, la plus chère des « cloches » ne dépasse pas 4 francs, tandis qu’elle vaudra 150 francs peut-être au sortir de chez la modiste en renom. Une différence analogue existe, entre les deux sexes, pour ces coiffures d’été que l’on continue à qualifier « chapeaux de paille, » bien que la tige des diverses céréales n’y ait le plus souvent aucune part. Ici, pourtant, la matière même peut atteindre, par le travail dont elle est l’objet, un chiffre très élevé. Telle est, en ce genre, la classique « paille d’Italie. » La plus fine provient des « pointes » du seigle, récolté avant sa maturité, dans quelques districts de Toscane. Les « pointes, » en langage de métier, ce sont les sommités de chaque tube, une longueur d’environ 25 centimètres auprès de l’épi. Le reste porte le nom de « pédale, » s : emploie fendu, est moins ferme, et a moins de valeur.
Avec ces « pointes » de Florence, les paysannes du cru confectionnent les capelines ou « cornets » d’Italie, sortes de sacs pointus, si souples et si moelleux au toucher qu’on dirait une étoffe. Les plus beaux peuvent valoir jusqu’à 200 et 300 francs : chaque tresse est faite de 13 bouts de paille et le cornet se compose de 220 rangées de tresses « remmaillées » ensemble. La paille devant rester humide, pour ne point casser, l’ouvrage s’exécute dans des caves ; aussi demande-t-il de longs mois, parce qu’une ouvrière, sous peine de perdre ses yeux, ne peut s’y adonner plus de quatre heures par jour. De pareils chefs-d’œuvre ont du reste été très rares de tout temps, et Paris tout entier n’en possède pas plus de quelques douzaines.
Mais l’Italie du Nord et la Suisse nous fournissent, à des conditions assez modestes, des tresses issues de la « pédale » du froment. Achetées par les négocians parisiens, elles sont envoyées dans l’Est et le Midi de la France, où nos villageoises trouvent leur gagne-pain de l’hiver à les coudre et à les façonner en chapeaux. Quant aux pailles d’origine française, elles sont trop grossières pour cet usage : l’Isère et le Tarn-et-Garonne cultivent exceptionnellement quelques graminées destinées aux sortes les plus communes ; tandis qu’il nous vient de la tresse estimée d’Allemagne ou d’Angleterre. Est-ce prédisposition de certains sols ? Seule, par exemple, la province de Liège est capable de fournir la « corde, » ou paille à picot, supérieure par l’éclat à celle même de Florence. Tout un coin de Belgique vit de cette industrie ; l’enfant y commence à tresser dès le jeune âge, plus tard, il apprend à coudre et, ouvrier adulte, vient tous les ans, en décembre, à Paris, repasser et « bloquer » des chapeaux sur les moules jusqu’en juin, où il retourne travailler à la terre dans son pays. La lutte est ouverte, d’ailleurs, pour cette marchandise comme pour toutes autres, entre les produits du monde entier : ainsi les « paillassons » anglais, un moment en faveur, ont été « tués » par les tresses de Chine et du Japon ; ainsi encore la paille, dans son ensemble, a peine à se défendre contre les copeaux de bois, les feuillages, les fibres d’arbustes ou de légumes, dont l’ingéniosité contemporaine tire sans cesse de nouveaux élémens de chapeaux. Vers 1840, naissait, à Strasbourg et dans la Lorraine allemande, le chapeau de latania ou palmier, « yarey, » dont la matière première venait de Cuba. Plus tard apparut le « panama, » originaire de la république de l’Equateur, où il était fabriqué avec la feuille du bombo-naxa.
Léger, d’un porter agréable et d’une apparence bien plus belle qu’aucun de ses similaires de l’époque, la vogue lui fut aussitôt acquise. Ce premier contact de la bourgeoisie française avec le nom de l’isthme qui devait plus tard lui coûter si cher fut d’ailleurs de peu de durée.
- Chacun a son panama,
- Moi, j’ai beaucoup d’peine à m’a-
- coutumer au panama,
chantait un personnage comique dans un vaudeville de 1852. Le panama a reparu, comme chapeau, et a joué son rôle dans des scènes politiques toutes récentes et moins gaies. Mais ce n’était plus le vrai panama : le couvre-chef « nationaliste » qui lui empruntait ce nom provenait en général du bois de nos peupliers indigènes. De même les fibres découpées des saules que l’on cultive à Carpi, près de Modène, portent, on ne sait pourquoi, le nom de « paille de riz. »
La moitié des « chapeaux de paille » d’aujourd’hui sont des chapeaux de bois ou de sparte : le jonc commun de la Chine a fourni ces rustiques « yokos, » qui rentraient plutôt dans l’article vannerie. Mais leur aspect de paniers fut justement ce qui séduisit les femmes, jusqu’au moment où, les magasins de nouveautés en ayant inondé la place, lorsqu’on les vit affichés à 0 fr. 25, ils devinrent universellement odieux. Le chapeau dit « rotin, » originaire de Java, où d’ailleurs il se fabrique avec l’épiderme du bambou, eut, peu après, le même sort : depuis longtemps connu, son prix élevé l’empêchait de se répandre ; les marchands étant parvenus à l’offrir à meilleur marché, il fit fureur ; mais, sitôt que chacun s’aperçut qu’il cessait d’être rare, il tomba dans le dernier mépris.
Heureux l’inventeur d’une nouvelle tresse, s’il réussit à tenir secrète, pendant quelques années, la nature du végétal qu’il a su lancer ! Le premier qui, vers 1890, reconnut dans un melon de la Réunion, appelé « chouchou, » que les naturels du pays excellent à décortiquer, la propriété de fournir des fibres souples, lustrées et légères, baptisa ce produit du nom de « yeddo, » pour dérouter les investigations de ses confrères, et, grâce au monopole dont il jouissait, vendit 125 francs le kilo les découpures de ce légume, qui vaut maintenant 20 francs, depuis que la source en est connue. Il en fut de même du « yowa, » que l’on fit passer pour venir des Indes, mais qui s’exportait réellement d’Haïti.
L’inédit de la matière ou la bizarrerie du dessin, — tel celui des coiffes de paille qui copiaient exactement des sièges de chaises, — ne constituent pas seuls le luxe de cette industrie ; il se fait, en Argovie, des broderies de paille, imitant la dentelle, ouvrages riches et chers ; en Bohême, on mélange à la paille des lames de soie naturelle ou artificielle, du bois, du crin de cheval. Les modèles de gaufrages, godrons, reliefs et passementeries de paille, remplissent des albums entiers chez les négocians de gros. Chez la modiste, les nattes, déjà teintes en diverses nuances ou enduites de produits chimiques, sont mariées à des gazes multicolores et traitées de cent façons.
La « forme » est le domaine d’un intermédiaire spécial : le fabricant de carcasses, chez qui les feutres entrent en « cloches, » les pailles en tresses ou en cornets et la sparterie en pièces, pour s’y modeler au goût du jour, et en ressortir sous des apparences qui rappellent vaguement, tantôt le bourrelet d’un bébé ou le sombrero d’un planteur, tantôt les antiques aumusses des chanoines ou les « bourguignotes » ogivales, empruntées aux gens de guerre du XVe siècle. Les feutres sont d’abord « apprêtés, » c’est-à-dire trempés dans la Comme adragante, ou dans celle des cerisiers de la Forêt-Noire, qui les pénètre et leur donne du corps. Séchés à l’étuve, puis rafraîchis et assouplis par un passage à la vapeur, ils sont enfin appliqués, — dressés, — sur des moules de bois, dont ils prennent le galbe et la structure. Un travail à la brosse, à l’éponge, et au fer chaud, leur communique le brillant définitif.
Les types trop contournés ou renversés pour se laisser « bloquer » d’une seule pièce sont façonnés en deux morceaux, fond et bords, que l’on assemble ensuite par la couture. Les simples coiffes de tulle, avant d’être corsetées de laiton, subissent une préparation analogue sur des gabarits de cuivre brûlans. Quant à la sparterie, employée à faire les « passes, » partie comprise entre la calotte et les rebords, c’est un léger tissu de bois, longtemps importé de Russie et d’Autriche, fabriqué à Paris maintenant, à qui l’amidon confère une rigidité variable, depuis le « demi-ferme » jusqu’au « souple-souple. »
Les menues fournitures sont ici de peu de valeur : une carcasse de tulle de coton coûte 0 fr. 50 et se confectionne en vingt minutes ; mais les moules coûtent 20 francs en bois et (ni francs en cuivre. C’est la grosse dépense des industriels de cette catégorie ; c’est aussi la raison d’être de leur bénéfice et le secret de leur succès. L’une des maisons notables de la capitale, qui livre aux modistes 50 000 chapeaux par an, établit chaque année environ 600 formes différentes en bois, dont la plupart ne servent à tirer qu’un très petit nombre d’exemplaires. Quelques-unes seulement réussissent, et doivent compenser tous les débours. Dans la ferveur de la nouveauté, durant les premières semaines qui suivent leur apparition, celles-là se vendent jusqu’à 25 francs, six fois le prix de la matière.
C’est un métier que l’invention renouvelle sans cesse, où les idées se happent, comme on disait jadis, « entre bond et volée. » Le hasard y joue son rôle : l’un des plus achalandés aujourd’hui dans cette branche de négoce me contait que son père, apprenti chapelier en 1848, désireux d’offrir à une grisette qui accueillait ses hommages un de ces petits cadeaux qui entretiennent l’affection, s’avisa, faute d’argent disponible, de lui fabriquer une capeline, en collant sur du carton la peluche de soie dépiautée d’un vieux chapeau d’homme. Le résultat fut jugé admirable ; le jeune ouvrier recommença et perfectionna son type, pouvant à peine suffire aux commandes. De là, l’idée lui vint de faire d’autres chapeaux en étoffes de fantaisie : il créa des ateliers, étendit sa clientèle, et mourut à la tête d’un des premiers comptoirs de la place.
Les femmes ont, depuis trois ou quatre cents ans, surmonté leur chef de tant d’appendices qu’elles ont nommés « chapeaux, » ou qui ont passé pour tels, qu’il semble difficile de découvrir, sur ce terrain, du neuf qui ne soit pas un peu vieux. Aussi est-ce du passé que la plupart des inventeurs actuels tirent leurs inspirations : une maison connue possède une collection de livres et de gravures de modes, du XVIe siècle jusqu’à nos jours, supérieure, dit-on, au point de vue de la variété, à celle même de la Bibliothèque nationale. Elle figurera à l’Exposition prochaine, et les amateurs l’estiment à un prix énorme. Il y a de tout dans cette galerie, qui commence par le minois folâtre d’une reine de la main gauche, en 1470, et se termine par la silhouette pensive d’un « trottin » de 1900.
Que d’imagination, juste ciel ! et combien les hommes ont de génie, pour avoir su accommoder tour à tour, au visage féminin, des encadremens si variés et si contraires. De ces coiffures sphériques, carrées ou pointues, tantôt élancées et sveltes, tantôt aplaties et écrasées, les unes ressemblent à des cornettes de religieuses ou à des tricornes de mousquetaires, les autres à des mitres d’évêques ou à des bousingots de marins. Il en est qui copient le turban des bédouins ou le « corno » des doges de Venise ; il en est qui rappellent le bandeau des reines ou la casquette d’automobile, flanquée depuis peu des ailes de Mercure. Des « tromblons » à panaches ont été délaissés pour des « calèches » à bavolets, et parfois les têtes sont passées brusquement, d’un attirail formidable qui les enclavait jusqu’au cou, à des toques qui couronnaient à peine le sommet du crâne.
On ne sait ce qu’il faut admirer davantage, de la plasticité des faces humaines qui, si bizarrement enchâssées et encadrées, continuent de plaire, ou de l’incohérence des goûts qui attachent successivement les agrémens et la bienséance à des choses tout opposées. Car les parures mises aujourd’hui au rang des choses passées et qui ne sont plus ont, chacune en sa nouveauté, embelli celles qui les portèrent.
Au fait, n’est-ce pas naïveté de s’étonner des révolutions de la mode dans le costume, lorsque la mode change sans cesse, au long des siècles, dans le parler et dans le style, dans le gouvernement et dans la cuisine, dans les parfums et dans les dévotions, dans l’ameublement et dans les idées, dans les divertissemens et dans les études, dans les relations des sexes et dans les rapports de famille, dans les arts et dans la façon de vivre, dans la morale même et par exemple dans ce qu’on appelle « l’honneur, » enfin dans tout ce qui nous intéresse, dans tout ou presque tout ce que nous disons, pensons, aimons, louons ou méprisons ?
La mode ayant donc beaucoup changé dans les chapeaux, c’est, semble-t-il, une tentative très supérieure aux forces d’un simple fabricant que celle de découvrir un « mouvement de bords, » un « chiffonné d’étoffe, » une « pose de plumes ou de fleurs, » une courbure enfin, un pli ou une disposition quelconque, que nul avant lui n’ait imaginé. Il en rêve pourtant et va par la ville, l’œil ouvert, là où le monde se réunit. Il hante les musées, interroge les provinces et l’étranger, recherche les accoutremens populaires et cueille ses modèles « à la pipée. » Les théâtres lui sont aussi de grand secours ; les actrices qu’il coiffe lancent ses créations : un chapeau porté par l’héroïne d’une pièce à succès donnera le style à toute une saison.
La grande modiste, qui achète feutres ou pailles ainsi façonnés, les modifie encore. Souvent elle en ordonne d’avance le dessin à sa guise, ou l’exécute elle-même en collaboration avec ses « premières. » On tient conseil on septembre ; chacune arrive dans le bureau de la patronne avec son sac, plein de projets en papier ou en mousseline ; chacune s’efforce de sculpter ses idées en tulle ou en sparterie. Le résultat obtenu est successivement essayé sur vingt-cinq têtes de la maison, pour en mieux apprécier la perspective dans tous les sens et en corriger les défauts. L’ouvrière qui veut arriver se laboure la cervelle sans relâche ; son imagination, pour être fertile, doit demeurer perpétuellement en éveil. Celle dont ses compagnes disent plaisamment « qu’elle n’attrapera pas de méningite » n’a aucune chance de parvenir. Or « la mode » réserve à ses élues des situations très lucratives.
Je ne parle pas des privilégiées qui fondent et dirigent les maisons célèbres, dont le nom fait autorité dans les boudoirs comme celui des classiques dans les écoles. Celles-là sont « nées dans une peau de bonheur, » suivant l’expression de la légende Scandinave pour les enfans à qui tout doit réussir dans la vie : Ode, Alexandrine ou Hofèle sous l’Empire ; aujourd’hui remplacées par d’autres noms. Leurs signatures, au fond des chapeaux, suffisent à en doubler la valeur ; elles atteignent ou dépassent le million comme chiffre d’affaires et réalisent une moyenne de 400 000 francs de profit net. Ces gains, distribués à des actionnaires, lorsque la raison sociale ne représente plus qu’une société de commerce quelconque, sont, chez une des grandes « faiseuses » du jour, exactement partagés entre la maîtresse et ses ouvrières. Cette moitié des bénéfices y est répartie entre 70 personnes à peu près, dont quelques-unes ont touché de ce chef, l’an dernier, jusqu’à 16 000 et 20 000 francs de gratification.
La patronne à qui ce procédé généreux mérite une mention spéciale était la quatrième enfant d’un homme de lettres marié à une fille noble et pauvre ; il laissa les siens, en mourant, dans un état voisin de la misère. Placée, à 18 ans, comme sous-maîtresse dans un pensionnat de Fontainebleau où elle s’ennuyait ferme et ne touchait nul appointement, elle revint à Paris, en quête d’un emploi meilleur, et reçut l’hospitalité d’une amie qui logeait dans le haut de Montmartre, au troisième étage.
La « dame du dessous, » qui faisait des chapeaux, la fit entrer, après lui avoir vaguement enseigné son étal, dans une maison d’exportation où elle était surtout employée aux réassortimens et aux courses, avec la nourriture pour tout salaire. Admise ensuite, comme garnisseuse à 100 francs par mois, chez une véritable modiste, son goût personnel commençait à se développer, lorsque, après son mariage, elle résolut de travailler chez elle à façon : on la payait 3 francs par chapeau et elle en confectionnait six par jour. Cependant, sur le conseil d’un marchand de soieries et d’un fabricant de tresses de paille qui lui offraient du crédit, elle osa s’établir à son compte : petite boutique au fond de la cour, rue de Richelieu, au loyer annuel de 700 francs, où, faute de bonne, la nouvelle « marchande de modes » frottait elle-même son parquet, et repassait ses rideaux. La clientèle « bourgeoise » était lente à venir ; souvent il fallait vendre, le cœur serré, ces modèles inédits, troussés si gentiment et sur qui l’on fondait tant d’espérances, à des confrères de province auxquels, seuls, en reviendrait l’honneur.
Peu à peu le nom se répétait pourtant. — « Connaissez-vous, ma chère, cette petite X… ? » — De l’une à l’autre l’adresse se colportait ; chaque jour amenait de nouveaux visages. Entre temps, la modiste avait monté ses prix et s’installait dans un local plus vaste. Elle y fut vite débordée et déménagea encore. La renommée était venue, éclatante, irrésistible, se propageant, comme le feu dans la paille, dans les mémoires passionnément badaudes des mondaines qui sacrent la réputation. Les étapes successives parcourues, dans son ascension vers le succès, par la personne philanthrope dont je viens de conter l’histoire, résument la diversité de besogne et de situation des modistes d’aujourd’hui.
Autour des longues tables de l’atelier, où les grands manchons verts concentrent la lumière des lampes électriques, sont assises coude à coude, ici les « petites mains » à 50 francs par mois et les premières apprêteuses, là les garnisseuses ordinaires et les « créatrices » du rang supérieur à 500 francs de gages mensuels. Sous les doigts de celles-ci, les informes choses de tulle ou de carton, qui ressemblaient tout à l’heure à des sacs d’étoffe ou à des moules de pâtisserie, à des tambours de basque ou à des boîtes à bonbons ayant reçu des coups de poing, prennent doucement, tout doucement, l’aspect de chapeau.
Tandis que de leurs mains sortent des objets gracieux, ces jeunes et fraîches créatures travaillent en riant, et leur gai babil forme une musique agréable. Elles paraissent s’amuser de leur ouvrage ; elles l’aiment en tout cas et sont fières quand elles voient « leurs » chapeaux passer, dans la rue, sur des fronts qui en sont dignes. Quant aux demoiselles des salons de vente, leur principal mérite est d’essayer les modèles en les faisant valoir sur des forêts de cheveux ; car un chapeau sur le champignon « n’existe pas, » il ne commence « d’être » que sur une tête.
Il faut fixer le choix des clientes, tandis qu’affairées, elles vont d’un coin à l’autre, parmi ces longues tiges de bois où se balancent les coiffures fleuries, — parterre à la française planté de rosiers greffés, — et tandis qu’anxieuses, elles restent devant la glace, les traits crispés par le doute, se souriant à elles-mêmes avec angoisse parce qu’elles ne sont pas tout à fait sûres d’être, avec ces oiseaux, ou ces fleurs, ou ces rubans, aussi jolies qu’elles peuvent être jolies. Les maîtresses vendeuses apprécient d’un coup d’œil l’esthétique de chaque physionomie : elles savent, par des cadres harmonieux, raccourcir les longs nez et rabattre les nez retroussés. On ne les écoute pas toujours : l’étrangère, entichée d’un « Montespan » volcanique qui ne lui va nullement, prétend, malgré tout, qu’il lui aille ; la bourgeoise placide qui demande « le chapeau de Mademoiselle X…, » flambante divette du boulevard, serait furieuse qu’on lui déconseillât trop d’en faire emplette, comme ne convenant pas à son genre de beauté.
Il est dans la « Mode » beaucoup de déclassées qui, réduites au travail manuel, ont choisi cette profession pour son côté artistique. Le goût y est la qualité nécessaire ; ce qui donne au personnel un caractère plus relevé, plus délicat, que celui de la couture. Cela le rend aussi plus coquet ; la modiste s’attife avec un rien : d’un journal plié en deux elle se faisait une « tournure. » En un quart d’heure, tout un atelier d’ouvrières se transforma, un soir, par manière de jeu, en un salon de femmes décolletées. L’air familial d’une calme atmosphère, les visages sûrs du lendemain, que l’on rencontre en certaines maisons, et qui contrastent si fort avec les descriptions pessimistes de sociologues éminens, ne sont cependant pas, — il faut le dire, — le partage de toute la corporation. Il y a toujours des quartiers réservés à certaines branches de commerce : une centaine de boutiques formaient, dans le Palais-Royal de la Restauration, les galeries de bois appelées « le camp des Tartares, » très improprement, puisqu’il ne s’y trouvait guère que des modistes. Aujourd’hui, la rue de la Paix, où stationnent, le long de chaque trottoir, trois coupés de front entre 4 et 6 heures de l’après-midi, possède trente-sept modistes sur un parcours de 270 mètres.
C’est la mode du monde, du moins celle du « beau monde » de tous pays. Là sont les garnisseuses que l’on s’arrache à prix d’or, les « grandes premières » rétribuées même pendant leurs vacances. Ailleurs la situation change : une « bonne main, » qui peut gagner jusqu’à 150 francs par semaine pendant la saison, se fait 40 francs avec peine durant le chômage ; en descendant un à un les échelons du métier, on arrive aux apprêteuses à 2 fr. 50 par jour. D’ailleurs, dans le commerce d’exportation, dans la fabrication de gros, qui fournit la grande masse des coiffures féminines, la division du travail cesse ; chaque ouvrière établit seule son chapeau pour une somme qui varie de 3 francs jusqu’à 0 fr. 40. C’est là le dernier mot du bon marché : il s’applique au chapeau de deuil, en crêpe anglais, à 25 francs la douzaine. Une femme arrive à en faire quinze par jour ; ils se composent d’une carcasse de 0 fr. 25 et d’un mètre d’étoffe à 0 fr. 85.
Un peu au-dessus, figure le chapeau de 2 fr. 75, — prix de vente, — qui ne revient pas à plus de 1 fr. 90. Car le marchand doit gagner, brut, 30 pour 100, sur lesquels il prélève ses frais généraux. La façon est à peu près la même que pour le précédent et les fournitures comportent deux mètres et demi de ruban à 0 fr. 20 le mètre, et un piquet de fleurs à 0 fr. 25. Puis on arrive au chapeau demi-bourgeois, que des industries spécialisées offrent à prix fixe ou qui sont marqués « à l’œil, » à des taux variables, suivant leur aspect plus ou moins flatteur, par les magasins de nouveautés. Pour ces derniers, au reste, la lutte est difficile ; ils ont beau « sacrifier » les articles chers, leurs rayons, sous ce rapport, demeurent ternes et les bonnes faiseuses croient déchoir en entrant à leur service.
Avec le prix augmentent et la façon et les fournitures : celles-ci reviennent plus cher qu’on ne se le figure. Il semble qu’il entre si peu de marchandise dans un chapeau ! Les grandes maisons ont une ou plusieurs employées exclusivement préposées à la manutention et au contrôle des matières mises en œuvre par l’atelier : elles établissent, sur une fiche séparée, le détail de chaque coiffure, en inscrivant, au-dessous du chiffre invariable de 10 francs pour la façon, la valeur d’achat des étoiles, fleurs et plumes, des colifichets multiples, des riens délicieux qui en font l’ornement. En haut de ces feuilles, constituant l’état civil de l’objet, sont ménagés des blancs, où l’on porte le nom de la garnisseuse, de la vendeuse, et enfin de la personne qui l’achète. Au bas, figure le total des débours,… que l’on double pour déterminer le prix de vente. Le bénéfice est donc de 60 francs sur un chapeau de 120 francs. Est-ce trop payer l’inspiration, et le génie se peut-il marchander ? Le fait est qu’il se marchande souvent et que souvent il se livre gratis. Une cliente gentille, mais peu aisée, demande-t-elle un rabais ? La maison, sur sa belle mine, n’hésite pas à le consentir ; il y a beaucoup de sentiment dans la mode, et la réclame y est toujours utile. C’est ainsi que les actrices paient un prix de faveur ou que l’on propose même à quelques-unes de leur fournir pour rien leurs chapeaux « de ville, » à la condition de leur faire aussi les chapeaux de théâtre, qui constituent la meilleure des publicités.
Parmi les élégantes enragées, parmi les demi-mondaines richement pourvues, qui commandent chaque année pour 5 000 et 6 000 francs, — un procès récent, plaidé devant le tribunal de la Seine, mit aux prises avec sa modiste, pour un solde de facture assez bénin, une dame qui avait en cinq ans, depuis 1894, fait emplette de 74 000 francs de chapeaux, — il se trouve d’assez nombreuses défaillances à passer aux profits et pertes… ou à peu près. On conte aussi, à ce propos, qu’une autre maison, désespérant d’obtenir, de l’épouse d’un législateur, paiement d’une note d’une dizaine de mille francs, fit opposition sur l’indemnité parlementaire du mari, non moins dénué de ressources que sa femme, et finit par obtenir un jugement qui lui allouait, jusqu’à règlement définitif, la somme de 50 francs par mois.
Les accidens de ce genre sont moins fréquens dans le commerce de gros ; mais il y faut compter avec les voyages et les avaries qui fanent les chapeaux : les modistes de province, pour ne se point charger de marchandises, demandent à Paris, de droite et de gauche, de nombreux « choix à condition, » au moment des fêtes, quittes à renvoyer plus tard ce qu’elles n’ont pas écoulé.
L’agrément le plus coûteux que comportent les chapeaux de nos contemporaines, ce sont les oiseaux. Le « paradis » blanc et noir vaut 60 francs ; les « couroucous » de l’Inde, les « multi-fils » ou les « gorges d’acier » se paient 130 à 150 francs, et il en faut trois pour garnir une toque ordinaire. On les imite fort, il est vrai, et les copies ne diffèrent pas trop du modèle : le faubourg Saint-Denis fabrique à merveille de petits volatiles jadis importés du Japon, et les « aigrettes, » à 20 francs la pièce, lorsqu’elles proviennent réellement des oiseaux de ce nom, sont le plus souvent remplacées par d’estimables contrefaçons à 0 fr. 50.
Depuis un tiers de siècle, cette industrie a subi une transformation complète : non seulement elle travaille les sortes les plus communes, tirées de nos basses-cours, de façon à simuler les plumes exotiques de n’importe quelle contrée ; non seulement elle perpétue, par d’habiles postiches, des familles ornithologiques fort en vogue bien qu’à peu près disparues, comme celle de l’ « argus ; » mais elle arrive, par des mélanges compliqués, par des assemblages, découpures et recollages, à créer des types que la nature ne connaît pas, des plumages factices et imaginaires.
La recherche des idées, consistant à utiliser, combiner et déguiser de mille façons les manteaux de la gent ailée est chez nous si active ; Paris est si bien, pour les idées, le premier marché du monde, comme Londres est le premier pour les matières premières, que les plumes d’autruche, dont le commerce à l’état brut est centralisé en Angleterre, passent et repassent le détroit pour se faire teindre, friser et préparer en France en vue de la vente.
Si les ailes d’alouette ou de pie, gouachées à la main afin de singer celles des papillons, si la plume des dindes ou des canards, convenablement travestie, orne aujourd’hui les chapeaux les plus soignés ; si l’on y voit figurer la dépouille du gibier le plus vulgaire, faisan ou perdrix, des oiseaux de mer ou d’eau douce les plus répandus, tels que goélands ou martins-pêcheurs, les espèces exotiques jouent néanmoins un rôle beaucoup plus grand que jadis. La liste est innombrable de celles qui sont importées chaque saison ; leur énumération ressemblerait à un catalogue d’histoire naturelle. Du condor au bengali, du colibri d’Amérique au lophophore d’Indoustan, il est mis couramment en œuvre aujourd’hui mille plumages rares ou inconnus de nos pères, comme ceux de ces oiseaux aux couleurs étincelantes qui peuplent les forêts du continent africain.
Tout ce contingent, étranger ou indigène, n’est cependant, en terme de plumassier, que de la « fantaisie. » C’est ainsi que l’on dénomme tout article autre que la plume d’autruche ; et en effet celle-ci représente, à elle seule, un trafic plus important que toutes les autres ensemble. Venu d’Orient au moyen âge, ce luxe n’avait fait que croître jusqu’à la Révolution ; les panaches qui, durant la guerre de Cent ans, illustraient le heaume des chevaliers et le chanfrein ciselé de leurs chevaux étaient passés, au temps de Marie-Antoinette, dans les cheveux des femmes de qualité.
Les plumes dont on faisait usage en Europe, au XVIe siècle, provenaient presque toutes des États barbaresques ; l’autruche était alors commune dans le nord de l’Afrique et du Sahara. Les indigènes de l’intérieur la chassaient avec acharnement et vendaient sa dépouille, par l’intermédiaire des caravanes, aux navires provençaux ou génois qui touchaient sur le littoral. Au siècle suivant, comme la consommation augmentait, les habitans d’autres pays, où l’autruche vivait en troupes nombreuses, entreprirent ce commerce de plus en plus lucratif. On vit entrer dans la circulation les plumes d’ « Égypte, » qui venaient du haut Nil et de Nubie ; celles du « Yémen », exportées de la péninsule Arabique ; celles de « Syrie, » originaires de la Mésopotamie et du plateau de l’Iran. Enfin, dans les dernières années du XVIIIe siècle, apparurent les « plumes du Cap » et celles du Sénégal, qu’on se procurait principalement aux environs du cap Bojador.
Chacune de ces variétés avait ses caractères propres ; les animaux qui les fournissaient appartenaient à des familles différentes. Les plumes de Syrie passaient pour les plus belles : très longues, fines, soyeuses, d’une parfaite élégance de forme. Celles d’Egypte et de Barbarie, remarquables par leur souplesse et l’éclat de leurs couleurs, tenaient le second rang. Beaucoup moins prisées étaient les plumes du Cap, au duvet grêle et maigre ; quant à celles du Yémen, courtes, peu fournies, mal construites, on les considérait comme de mince valeur.
On n’estimait guère alors que les plumes blanches et noires ; les blanches surtout, qui se trouvent seulement sur l’oiseau mâle, dont elles ornent les ailes et la queue. Fort rares par conséquent, celles-là se vendaient extrêmement cher. Les plumes grises, au contraire, qui garnissent les autres parties du corps chez le mâle et le corps entier de la femelle, étaient si peu appréciées que souvent les chasseurs ne se donnaient pas la peine de les recueillir. Des foires d’Alep, des comptoirs du Caire, de Tunis ou de Tanger, ces marchandises étaient dirigées sur Vienne et Livourne. Plus tard, un troisième marché s’établit à Londres pour la plume du Cap. Bien que la France ne reçût directement que les envois insignifians du Sénégal, c’était pourtant chez elle, en dernière analyse, que venaient se déverser tous les autres arrivages, parce que ses ouvriers savaient, seuls, manipuler la plume brute.
Brute ou travaillée, les négocians européens avaient commencé, vers 1830, à ne plus pouvoir l’acquérir avec la même facilité qu’autrefois. Elle se raréfiait d’année en année : les belles plumes valaient une cinquantaine de francs, on en offrait dans les corbeilles de mariage. Le renchérissement fut tel que ces produits semblaient destinés à ne trouver bientôt plus que peu d’acheteurs. Les chasses, depuis trois ou quatre siècles, avaient détruit tant d’animaux que l’autruche, redescendue d’abord du nord de l’Afrique au Soudan, émigrée ensuite au sud, y était très difficile à capturer, dans les immenses plaines de la région du Cap. En Arabie et dans l’Iran, les mêmes causes avaient produit les mêmes effets. Malgré la prodigieuse fécondité de l’animal, on pouvait craindre qu’il ne devînt un jour introuvable.
Nul n’ignorait que les anciens étaient parvenus à domestiquer l’autruche ; que, de nos jours, les tribus de Nubie et surtout les Boers du Transvaal et d’Orange, au lieu de tuer les animaux qu’ils avaient forcés, les gardaient captifs dans de vastes enclos, pour les plumer à intervalles périodiques. Mais l’élevage et la production méthodique de cet oiseau était regardée comme une chimère. La Société française d’Acclimatation mit la question au concours de 1856, et le prix fondé par elle fut remporté, après diverses expériences, en 1862, par M. Hardy, directeur de la pépinière du gouvernement général de l’Algérie, qui avait obtenu de plusieurs couvées un nombre respectable de petits autruchons, les avait élevés et fait reproduire à leur tour.
Stimulés par l’heureuse issue de cette tentative, les colons anglais et hollandais organisèrent de grands parcs à autruches. On ne comptait dans l’Afrique du Sud que 80 de ces animaux à l’état domestique, lorsqu’ils commencèrent leurs opérations en 1865. Dix ans plus tard, le nombre avait passé à 22 000 et atteignait 50 000 en 1880, d’après un recensement officiel. L’exportation des plumes suivait un développement parallèle : de 1 500 kilos au début, elle s’éleva progressivement à 30 000, 60 000 et 90 000 kilos, représentant une valeur de 23 millions de francs et devenant, après les diamans et la laine, le principal trafic de la colonie.
Grâce à des appareils perfectionnés d’incubation, la réussite des couvées est toujours assurée ; à trois ans, l’autruche est parvenue à l’âge adulte, et sa période de productivité dure une quinzaine d’années. L’entretien annuel coûte environ 90 francs par tête, et la tonte, représentée par 1kg, 500 de plumes, rapporte au minimum 250 francs et a parfois dépassé 1 000 francs ; l’élevage est donc très rémunérateur.
La plume ne s’arrache pas ; elle se coupe, à une petite distance de la peau, tous les huit mois au Cap et tous les dix mois en Algérie, où cette industrie est aussi en voie de développement. Le tuyau, resté sur l’animal, se flétrit alors et tombe au bout de quelques semaines, tandis que pointe une plume nouvelle.
Les prôneurs systématiques du « bon vieux temps, » — il s’en trouve parmi les plumassiers comme ailleurs, — prétendent que le duvet des autruches en liberté était, comme tout ce qui pousse à l’état sauvage, plus fort que celui des oiseaux privés de maintenant ; que l’animal parqué se tourmente, se gratte, et qu’un coup de bec sur une plume lui fait perdre toute sa qualité. Les partisans du progrès remontrent, au contraire, que les autruches du Cap, par une nourriture appropriée et des soins intelligens, donnent de très belles plumes tandis qu’elles n’en fournissaient autrefois que de médiocres. Un détail tendrait à prouver que les types actuels ont dégénéré : on ne connaissait naguère que les plumes « simples, » c’est-à-dire sans doublure ; tandis qu’elles sont très rares aujourd’hui, et ce qui semble « une plume » n’est autre chose que la juxtaposition de deux ou trois cousues ensemble.
Les contempteurs du passé objecteront sans doute qu’en perfectionnant la nature, par ce groupement subtil, ils utilisent des « couteaux, » — c’est le nom des spécimens communs, — dont, isolément, on ne pourrait rien faire. La plume brillante, veloutée, unissant la fermeté des duvets à la souplesse de la côte, bien « coiffée » aussi, c’est-à-dire ayant de l’arrondi dans sa forme, n’est pas facile à rencontrer. Le touriste paie avec joie et rapporte précieusement dans ses bagages, de Matarieh, près du Caire, d’Algérie ou du Cap, des plumes de 10 sous qui lui ont été vendues 10 francs. Mais les professionnels savent combien peu les 250 plumes, dont se compose ordinairement le kilo, peuvent fournir d’échantillons irréprochables.
Entre le moment où elles quittent les ailes de l’oiseau et celui où elles arrivent aux ateliers de la modiste, la plume de « fantaisie » et la plume d’autruche passent par une série de préparations : savonnées mécaniquement dans des tonneaux d’eau chaude, séchées à la vapeur, elles sont ensuite battues à la machine, après avoir été recouvertes d’une poudre d’amidon impalpable qui favorise leur épanouissement. D’autres procédés permettent de modifier presque à volonté la coloration primitive des plumes et de réunir même sur une seule des colorations différentes.
Parmi ces inventions récentes, l’une des plus notables consiste dans le blanchiment de la dépouille, grise ou noire, de l’autruche. La chimie n’obtint un résultat parfait qu’avec de longs tâtonnemens : elle se servit d’abord, pour dégrader les teintes sombres, du bichromate de potasse décomposé par l’acide sulfurique, qui donnait un ton plombé, un blanc impur ; plus tard, elle usa d’hydrocarbures et, spécialement, d’essence de térébenthine. Elle eut enfin recours à l’eau oxygénée, qui transforme aujourd’hui en plumes d’une blancheur éclatante, prêtes à être livrées telles ou nuancées en clair, toutes celles dont on ne pouvait jadis tirer parti qu’en les trempant dans des bains de couleur foncée.
La mise en œuvre des plumes apprêtées, travail presque exclusivement féminin, comporterait, comme tout ce qui touche à la toilette, une morte-saison écrasante, si les ouvrières n’exerçaient pour la plupart les deux métiers de plumassière et de fleuriste, dont les chômages se produisent périodiquement à des époques différentes.
La fleur artificielle ressemble fort peu au produit rudimentaire qu’elle était encore il n’y a pas beaucoup d’années : papier ou percale également grossiers, qui ne rappelaient en rien la finesse et l’aspect des végétaux ; tiges en fer ou en laiton ayant une rigidité de choses mortes ; coloris et formes sans exactitude, évoquant à peine le souvenir des modèles imités ; tels étaient les spécimens barbares dont se contentaient nos grand’mères, depuis le temps lointain où la mode féodale avait disparu, qui consistait à porter, chaque printemps, des fleurs naturelles sur la tête, des « chapeaux de roses » ou des « chapeaux de violettes de mars. »
A l’ancienne tige métallique a été substituée la tige flexible en caoutchouc, sur laquelle tremble la fleur factice, souple comme la véritable et prête comme elle à s’envoler ; pour les calices, des tissus nouveaux simulent, à s’y méprendre, ceux des plantes elles-mêmes ; le papyrus ou « moelle d’arabia » procure la sensation, grasse et froide au toucher, de la chair vivante des corolles. Des apprêts spéciaux figurent les pistils et les étamines, et reproduisent ces petits organes avec toute la délicatesse de la réalité. Aux couleurs criardes et brutales a succédé la gamme des nuances infinies de l’aniline ; aux types de convention, des copies scrupuleusement étudiées sur la nature. Eclat changeant, délicieuse coquetterie, exhalaison fraîche des corps de fleurs, onctueux et délicats, créés pour augmenter la séduction des corps de femmes, l’industrie est parvenue à faire boire à nos yeux l’illusion de tout cela. Et pour des familles horticoles miraculeusement différentes, fleurs communes ou « distinguées, » fleurs apprivoisées ou sauvages, depuis les souveraines familières de nos festins et de nos fêtes, roses ou camélias, lilas ou jacinthes, jusqu’aux bizarres et énervantes orchidées, filles des pays brûlans et malsains.
Pour la fabrication des feuillages, on a imaginé des étoffes dont le grain change suivant qu’elles représentent telle ou telle variété botanique. Les presses qui servent à découper les feuilles, et les moules d’acier gravés en creux, au moyen desquels on leur imprime les ondulations nécessaires, ont subi une transformation profonde. A Paris, la gravure de ces moules produit des chefs-d’œuvre artistiques. On ne savait jadis faire les fruits qu’en cire ou en verre ; leur apparence était lourde, disgracieuse. Grâce à l’emploi de préparations chimiques, on obtient maintenant des fruits « mous, » si parfaits que les dames peuvent, suivant les caprices de la mode, porter des cerises, des marrons, des légumes, où non seulement la vue, mais le toucher se trompent.
Que de substances, en apparence hétéroclites, entrent dans la confection de ces fantômes de fleurs et de fruits : taffetas ou peluche, florence ou gaze, nansouck ou jaconas, satin de coton, meilleur que celui de soie pure, mousseline et surtout batiste, matière première des belles qualités, baleines et gutta-percha, baudruche, colle de poisson, dextrine, verroteries travaillées à Venise, poudres « étincelle » ou diamantée, de paillon, de bronze ou de brocart, importées d’Allemagne, papier « serpente » fourni par l’Angleterre ! Le tout mis en œuvre par de nouveaux outillages, qui ont simplifié la production et abaissé le coût des fleurs ordinaires. De sorte que la consommation, activée par la baisse des prix, a doublé dans les trente dernières années.
A Paris, — c’est à Paris surtout qu’elle se pratique, — la fabrication est morcelée entre des maisons distinctes, qui, chacune ont spécialisé quelque détail et s’attachent à le porter au plus haut point possible de perfection. Des quatre débouchés du fleuriste : toilette féminine, églises, cimetières et plantes d’appartement, chacun est exploité par des catégories d’artisans qui excellent dans une branche et n’en sortent pas. Une dizaine au moins se partagent la toilette : les uns ne font que la fleur d’oranger pour mariées ; d’autres se confinent dans les bruyères et fougères ; de chez ceux-là viennent les fleurs communes, de chez ceux-ci les fruits, etc. Encore chaque atelier s’adonne-t-il à une flore particulière : tel ne traitera que la rose ; tel autre que la pâquerette ; tel autre que les boutons.
Le rosiériste même ne fabrique pas ses pétales, mais les achète souvent tout teints et préparés ; il établit deux ou trois types chaque année et reçoit de l’étranger des commandes de mille douzaines à la fois. L’exportation s’élève aux deux tiers de la production totale. L’ouvrière, toujours appliquée à la même besogne, acquiert une habileté de main, une virtuosité prodigieuse. Chaque mois, il surgit à Paris un produit, une méthode, une amélioration nouvelle, et il se trouve qu’au bout de l’année toutes ces petites innovations réunies ont fait faire à cette industrie beaucoup de progrès. Dans de vastes établissemens, l’attention se disperserait forcément sur une foule d’objets ; des difficultés matérielles s’opposeraient à ce qu’on introduisît dans la main-d’œuvre les mille changemens imperceptibles qu’on y apporte au jour le jour. Ce perpétuel renouvellement est impraticable, par exemple, dans les usines florifères d’Allemagne.
Le soin qu’exige la fleur de tout premier ordre est d’ailleurs incroyable : les nervures s’y tracent à la main, avec un fer ou une plume d’oie qui donne le ton plus clair ou plus foncé. S’agit-il de copier une grappe de lilas naturel composée d’environ 200 pétales, on en prendra, pour faire la grappe artificielle, 400, que l’on collera deux par deux l’un sur l’autre ; de sorte que, dans la fleur apocryphe, comme dans le lilas authentique, chaque pétale a sa face et son revers différens, qui ne risquent pas de s’imprégner des nuances l’un de l’autre à la teinture.
La coloration à l’alcool, transparente, fragile, de ces produits de grand luxe, exige des précautions minutieuses ; entre Paris et Londres, des liserons ou « belles de jour » passèrent du bleu au vert, par suite d’un emballage défectueux. Des roses du plus beau rouge deviennent blanches en quelques heures, dans un local fraîchement peint, par la seule évaporation de la térébenthine. Même l’ouvrière affligée d’une mauvaise haleine, ou qui mangerait habituellement de l’ail, aurait une influence néfaste sur la tonalité des parures ou des guirlandes qu’elle doit manipuler. De ces fleurs aristocratiques, à l’enfantement desquelles préside une telle sollicitude, au peuple des humbles fleurs qu’engendre un machinisme économique, il y a tout l’écart de la rose des riches à la rose des pauvres, de la rose de 10 francs à la rose de 0 fr. 25.
Mais ce sont toujours des roses, et ces simulacres de fleurs, qui vont et viennent au long des rues, suffisent à égayer le regard. On n’en peut dire autant des chapeaux du sexe mâle qui, par leur imitation des noirs conduits de fumée en tôle, ont mérité du vulgaire le nom de « tuyaux de poêle. » C’est, à coup sûr, l’une des inventions les moins heureuses au point de vue esthétique, et il est à prévoir que les siècles futurs ne nous loueront point en cela.
Qu’une section géométrique de cylindre, circonscrite à sa base, à angle droit, par un rebord de médiocre dimension, ait été imaginée par l’élite des peuples civilisés comme la plus congruente chose à porter sur la tête ; qu’elle soit le signe indélébile de la dignité bourgeoise et de la bonne tenue, dans les deux villes les plus avancées de l’Occident : Paris et Londres ; qu’en ces deux villes, et en toutes les autres, les personnes mêmes qui ne font pas un constant usage de ce couvre-chef, ne manquent jamais de l’arborer lors des cérémonies importantes de leur vie, et qu’une pareille coutume ait pu se maintenir depuis cent ans, voilà qui doit à jamais nous empêcher de sourire des modes les plus burlesques du passé.
Le chapeau de peluche de soie, d’origine italienne, apparut vers 1820, monté sur carton. L’Angleterre le perfectionna ; mais ce fut la France qui eut la gloire d’inventer, en 1854, la carcasse, — la « galette, » en langue technique, — de toile, apprêtée à la Comme laque, que nous possédons aujourd’hui. Fière de ses succès et consciente de sa valeur, la corporation chapelière déploya des prétentions grandissantes, qui aboutirent à une grève mémorable, vers la fin du second Empire. Vainqueur, le syndicat ouvrier imposa aux patrons battus des lois, sous lesquelles il les tient encore, lois calquées sur celles de l’ancien régime, étrange résurrection du passé : nul maître n’a le droit de former plus d’un apprenti tous les trois ans et ne peut lui faire enseigner son métier que par un homme travaillant aux pièces et payé par l’apprenti. Seulement les salariés, par leur triomphe, ruinèrent alors leur industrie au profit de l’étranger.
Il se manifeste d’ailleurs à l’égard du chapeau de soie certains symptômes de désaffection. Sa consommation est positivement en décroissance. Quatre fabriques de peluche suffisent depuis quelques années à alimenter l’univers. Serions-nous, hommes d’un siècle nouveau, à la veille de changer de coiffure ?
Le lapin, dont le poil, après avoir remplacé celui du castor, est à son tour, comme je l’ai dit au commencement de cet article, concurrencé dans les chapeaux communs par les laines du Nouveau Monde, a trouvé récemment un domaine où il règne sans conteste : celui des fourrures artificielles.
Sous les noms fantaisistes et euphoniques de « loutre belge » ou de « castor d’Australie, » de « chinchilla de Mongolie » et de « vison du Bosphore, » huit millions de lapins français donnent chaque année aux petites bourses la jouissance enviée de se couvrir du pelage des bêtes exotiques. Ces imitations représentent à peu près les quatre cinquièmes des fourrures que nous voyons passer sur les épaules de nos concitoyens et vont en outre, dans le nord de l’Europe, réchauffer les habitans des contrées qui nous fournissent, en échange, les peaux authentiques de leur pays. L’exportation des lapins ainsi transformés atteint en effet une valeur annuelle de plusieurs millions de francs. Les chats, que les gargotiers ont servis en gibelottes à leur clientèle, et dont la dépouille se vend pour quelques sous, sont employés aussi au nombre d’environ 80 000, et aussi les renards, les putois et les sconses ou « puans, » dont la peau s’achète 4 ou 5 francs. Mais ce ne sont que d’insignifians appoints auprès des soixante avatars différens que subissent avec succès les toisons moelleuses de nos lapins domestiques.
L’hiver est la morte-saison de cette industrie, centralisée dans des usines où la préparation des peaux s’exécute au moyen de vingt-cinq types de machines successives. Cela tient à ce que le poil d’été, au moment où l’animal fait sa mue, ne vaut rien. Le bon lapin doit être tué en janvier, février ou mars, et la marchandise est mise en œuvre durant la belle saison. À l’arrivée, après l’arrachage du gros poil ou « jar, » les peaux passent à l’atelier des « chiqueteuses, » qui coupent têtes, pattes et queues. Les têtes sont vendues 15 francs les 100 kilos aux fabricans de colle ; les pattes, les déchets et balayures, qui renferment 12 pour 100 d’azote, sont expédiés dans le Midi, où ils servent d’engrais pour la vigne. L’épiderme intérieur est ensuite coupé au couteau chez les mâles et, chez les femelles, arraché à la main.
Un tiers des peaux, plus ou moins détériorées, doivent être l’objet d’un raccommodage préalable ; on leur remet des morceaux, cousus à la mécanique ; une bonne ouvrière en rapièce ainsi près de 500 par jour. Puis viennent une série d’apprêts compliqués : le foulage, à l’huile de colza, qui assouplit le cuir comme un gant ; le « parage » qui le blanchit ; le « battage » qui décolle le poil ; le peignage ; le dégraissage, dans une mixture de plâtre et de sciure d’acajou, achetée aux fabricant de meubles et recherchée pour son grain sec, qui absorbe les corps gras.
Tous ces procédés sont dans le domaine public ; ceux de teinture, au contraire, constituent, pour chaque maison, un secret particulier. Le pelletier doit, en teignant le poil avec des mordans, ménager le cuir, qui ne supporterait pas une trop haute chaleur. Aussi ne dépasse-t-on guère 30 degrés dans ce travail de « lustrage. » Il y a vingt ans, les teintes claires étaient seules réussies ; par suite des progrès réalisés, l’ « imitation loutre, » naguère inconnue ou médiocre, est devenue le triomphe du métier. On y réserve le pur des du lapin, plus fin que les côtés ; l’extrémité du poil est coupée, « arasée, » puis, colorée à la brosse. Pour faire le chinchilla, où les pointes seules doivent être teintes, on colore à la plume, et, pour simuler certains pointillés naturels, on sème à l’aiguille des poils de blaireau parmi ceux du lapin. Cet ensemble d’opérations, qui reviennent en moyenne à 0 fr. 80, pour des peaux vendues, suivant leur qualité, de 12 à 30 francs la douzaine, se termine par le « détirage, » dont le but est de restituer au cuir ses longueur et largeur premières.
Le plus beau collet de « loutre, » à la confection duquel participent une vingtaine de peaux de lapin, doublées de bougran et de ouate, est offert au public pour 100 francs ; en vraie loutre de Behring, il coûterait 600 francs, et, en loutre du Kamtchatka, 7 000 à 8 000 francs. Celle-ci provient d’animaux capturés dans les mers de Chine et du Japon, dont le poil serré, pressé, plus fin que la soie, a 4 centimètres de hauteur ; tandis que celui des loutres de Behring ou d’Alaska est, au maximum, de 15 millimètres. A l’état brut, la peau des premières se vend jusqu’à 1 200 francs ! Celle des secondes ne passe pas 130 francs. Leur taille, il est vrai, est beaucoup moindre, — 1m, 20 de longueur au lieu de 2 mètres. — Quant à la loutre française de rivière, ayant 0m, 80 de long, elle ne vaut pas plus de 12 à 15 francs.
Les fourreurs actuels utilisent le pelage d’une faune extrêmement variée ; elle comprend 600 espèces, depuis la vulgaire peau de brebis, qui garnit la pelisse du paysan, jusqu’aux zibelines valant leur poids d’or. Au moyen âge, les classes aisées portaient, beaucoup plus qu’aujourd’hui, des vêtemens chauds ; parce qu’à l’intérieur même des maisons, elles souffraient du froid. On ne connaissait cependant que la sauvagine autochtone ; sous les noms de « gris » et de « menu vair, » ce qui doublait les cotardies et les houppelandes du XIVe siècle était simplement le dos des écureuils de France ou d’Allemagne, toujours de petite valeur. La seule peau chère était l’hermine, que les marchands de Constantinople tiraient des montagnes d’Arménie et de Crimée.
Le trafic des fourrures, à partir du XVIe siècle, accompagna la conquête et la civilisation des terres nouvelles. Maintenant, les deux régions qui fournissent presque toute la pelleterie employée dans le monde entier sont le nord de l’Amérique et la Russie, surtout la Russie d’Asie.
Pour l’Amérique, le commerce est en partie aux mains de la Compagnie anglaise de la baie d’Hudson, fondée il y a plus de deux cents ans. Attachés à son service, un nombre considérable de trappeurs indiens partent, comme dans les romans de Fenimore Cooper, au début de l’hiver, sur des traîneaux, pourvus de munitions et de vivres que leur fournit la Compagnie ; ils passent plusieurs mois à chasser dans les forêts et les déserts neigeux. La plupart des animaux qu’ils recherchent fuient en effet le voisinage de l’homme et se retirent dans les régions inhabitées. De nombreux particuliers du Canada et de la partie nord des États-Unis entreprennent aussi des chasses, concurremment avec la Compagnie, à leurs risques et périls. Les frais de ces expéditions sont très élevés, et, malgré l’énorme récolte de chaque année, les bénéfices ne sont relativement pas considérables.
Toutes ces peaux sont envoyées à Londres, centre de la vente. en gros, où les fourreurs de l’univers viennent s’approvisionner, dans les enchères publiques qui ont lieu tous les trois mois. La Compagnie de la baie d’Hudson expédie en moyenne plus de 600 000 peaux, valant près de 10 millions de francs, dont les castors et les martres du Canada, à 35 et 40 francs l’une, forment le meilleur lot. Les chasseurs indépendans atteignent un chiffre d’exportation de 15 millions. Presque seuls, ils fournissent le skung (800 000 peaux) et la marmotte.
De la loutre, il fut beaucoup parlé, voici quelques années, lors de l’arbitrage sur les pêcheries de Behring. Pour empêcher la destruction complète des phoques à fourrures dans la région, le gouvernement de Washington dut limiter la chasse annuellement permise à la compagnie privilégiée. Une compagnie russe continua de récolter, sur les îles de Cuivre, environ 50 000 peaux par an. Mais la mesure restrictive prise par les États-Unis détermina une hausse importante du prix de la loutre de première qualité. La consommation resta la même : à peu près 200 000 peaux ; et le déficit de l’Alaska fut comblé par une production plus abondante de toisons inférieures venant des îles Lobos, des caps Horn et de Bonne-Espérance.
L’Australie et l’Amérique du Sud produisent aussi quelques fourrures : le chinchilla notamment, petit écureuil, qui vient de Bolivie et de la Plata. Quant à la Russie, ses grands marchés sont Irbit, au-delà de l’Oural, où l’on arrive après un voyage de huit jours en traîneau, et Nijni-Novgorod, où la foire a lieu au mois d’août. Ses principaux articles sont la zibeline, dont certains types se vendent jusqu’à 1000 francs ; le renard, qui atteint parfois 1 500 francs, lorsque son poil est complètement noir sans aucune trace d’argent ; enfin et surtout l’astrakan, dont le chiffre annuel est de 15 millions de francs pour 1 million de peaux. Détail curieux, presque tous les troupeaux d’astrakan appartiennent à l’émir de Bokhara.
Lorsque ces marchandises arrivent à Paris, les chasseurs se sont contentés de les faire sécher ; elles doivent subir une préparation assez longue. Le fabricant qui les a achetées les confie aux apprêteurs pour les rendre souples et brillantes, souvent pour les teindre. C’est le cas de la loutre, qui, à l’état naturel, est jaune. Et non seulement la loutre, telle qu’on la porte, est teinte ; mais ce n’est que le duvet de l’animal, d’où il a fallu arracher les longs poils gris, durs et piquans, qui le recouvraient. Cette préparation, autrefois l’apanage de l’Angleterre, se fait maintenant en France avec succès. La peau, dûment conditionnée, revient chez le pelletier, où elle passe encore par les mains des assortisseurs, coupeurs et cloueurs, qui la fixent sur des formes en bois, enfin des ouvrières chargées de la couture.
Du prix qu’atteignent alors, chez les fournisseurs à la mode, sous l’aspect de blouses ou d’étoles, de « nuiteuses, » de douillettes ou de polonaises, ces dépouilles des solitudes glacées, on peut inférer que la peau des bêtes sauvages, cette couverture économique des hommes primitifs, est devenue peut-être le vêtement le plus onéreux pour les peuples civilisés.
Vte G. D’AVENEL.
- ↑ Voyez la Revue du 15 août 1899.