Le Mécanisme de la Vie moderne/21

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LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE[1]

LE THEATRE


MACHINERIE, DECORS ET COSTUMES

Faisons-nous aujourd’hui de meilleures pièces que nos pères ? Je ne sais ; il semble que notre fécondité n’est pas en décroissance, puisque les auteurs français ont donné l’an dernier quelques centaines d’ouvrages inédits, en un ou plusieurs actes, représentés à Paris, en province ou à l’étranger. En tous cas, le public s’est multiplié. La comparaison du nombre des théâtres parisiens avec ce qu’il était naguère ne suffirait pas à nous l’apprendre ; parce qu’on appelait volontiers théâtre, il y a cent ans, des établissemens qui rentreraient dans la catégorie actuelle des « cafés-concerts, » tels que le Boudoir des Muses, au Marais, le Vauxhall d’été, près la porte du Temple, ou la Salle des Troubadours.

C’est ainsi que l’on arrivait à compter 62 « théâtres » dans la capitale de 1791, qui ne contenait pas le quart de la population présente. Napoléon supprima d’un trait de plume, en 1807, la plupart de ces présomptueuses baraques et n’admit à vivre que huit scènes importantes, dont quatre subventionnées. Ouverts de, nouveau sous la Restauration, plusieurs sombrèrent encore : les « Associés, » le Lazari, les « Jeunes Élèves, » rue Dauphine, et les « Jeunes Artistes, » faubourg Saint-Martin. Paris possède aujourd’hui, depuis l’Opéra jusqu’au Grand-Guignol, vingt théâtres adonnés, qui à faire rire, qui à faire pleurer, qui à réjouir les yeux, qui à charmer les oreilles, à remuer des idées ou des jambes, audacieuses s’il se peut.

Ajoutez-y huit théâtres des faubourgs, sans spécialité, trois cirques, une dizaine de music-halls et autres exhibitions-promenades, plus cinquante-six cafés à musique, boites à chanson, et ‘ cabarets » méritoires, où se vendent 1 fr. 50 des consommations qui valent 15 centimes, jointes à des couplets qui, pour la plupart, ne valent rien. On dit que la vogue de ces bouges séducteurs, dont la promiscuité délectable entasse, autour de soucoupes en pyramides, des mondains et des souteneurs, porte préjudice aux théâtres. On disait la même chose, sous le second Empire, des Alcazars où florissaient les émules de Thérésa ; et « la plupart des femmes courent avec fureur aux spectacles de la foire, écrivait Le Sage au XVIIIe siècle ; je suis ravi de les voir dans le goût de leurs cochers et laquais. » Mais les grandes dames et leurs courtisans, — « boscars », dit l’argot du jour, — qui se plaisent au parfum de la vieille pipe, des haleines fermentées et de la bière aigrie, imbibée dans le sol, ne forment jamais qu’un petit groupe.

La preuve, c’est que, depuis cinquante ans, les recettes des spectacles parisiens ont quintuplé, tandis que le prix des places ne s’est élevé en moyenne que d’un tiers. De 5 millions de francs en 1848, il est passé à 10 millions en 1854, à 15 millions en 1869, à 20 millions en 1879. Il est présentement d’environ 25 millions. Dans cet intervalle, certains genres ont été délaissés pour d’autres : le mimo-drame militaire remplacé par la féerie, le vaudeville à couplets par l’opérette, l’opéra-comique par le drame lyrique ; comme avaient été abandonnés précédemment d’anciens moules vieillis : la comédie-ballet ou la tragédie aux trois unités.

Partout a progressé l’appareil théâtral, l’ensemble des moyens propres à traduire la pensée de l’auteur, à transformer un manuscrit ou une partition en une action capable d’illusionner le spectateur. Celui-ci éprouve-t-il une jouissance plus vive ? C’est peu probable. En art, on ne s’aperçoit d’un vide que lorsqu’il est rempli et d’un défaut que lorsqu’il est corrigé.

On construisait autrefois les salles en forme d’U ouvert, auquel fut substituée la courbe ovoïde ou en fer à cheval, avec rétrécissement sur l’avant-scène. L’architecte Louis remplaça le premier, à Bordeaux (1753), l’ellipse profonde de l’Italie par le cercle diminué d’un segment ; mais les places de côté étaient légèrement plus enfoncées que dans le modèle de la Scala et la saillie des balcons en corbeille produisait des résonances. Gabriel, à Versailles, Soufflot, à Lyon, préoccupés de l’acoustique, ouvrirent la scène sur une section trop petite qui rendait les loges de côté détestables pour la vue. De nouveaux types furent essayés au théâtre Montansier, place Louvois, et au Théâtre-Français (1787). Sans parler de diverses autres dispositions, et de quelques fantaisies comme l’imitation, au nouvel Hofburgtheater de Vienne, de l’amphithéâtre antique, il fut adopté, dans toutes les salles bâties depuis 1860, un tracé presque uniforme, avantageux pour l’œil et pour l’audition : un demi-cercle au fond, raccordé avec le cadre du rideau par deux courbes concaves.

Cette soudure de l’assistance aux acteurs est si ardue, elle doit satisfaire à tant d’exigences contradictoires ! A l’Opéra, par la présence d’un rang de loges sur le théâtre, la salle entre dans la scène et la scène dans la salle. Lorsqu’il s’avance au premier plan, le chanteur cesse d’être dans son décor ; qu’importe alors que la décoration soit saisissante de vérité, puisque l’acteur en sort ? A Bayreuth, avec des décors misérables, l’effet est meilleur, parce qu’il n’y a pas de proscenium.

Les exigences de l’industrie privée ont souvent obligé les architectes à utiliser des terrains presque impossibles, irréguliers et d’accès bizarre sur la voie publique,. aboutissant à répartir fort inégalement la foule dans des couloirs étroits. Ces salles de spéculation, édifiées en vue de faire beaucoup de recettes avec peu de dépenses et d’introduire le plus grand nombre possible de spectateurs dans le plus petit espace, négligeaient également l’esthétique et le confort. L’intervention du budget municipal fit faire des progrès à la construction des théâtres de second ordre ; la crainte des incendies améliora quelque peu les dégagemens.

Le feu a, depuis cent quarante ans, dévoré une douzaine de salles parisiennes : celles de l’Opéra au Palais-Royal (1763), puis à la place Louvois (1781) ; celles de Feydeau en l’an IV et de l’Odéon en 1797. En 1826, fut brûlé le Cirque-Olympique ; en 1827, l’Ambigu, où l’on venait de répéter pour juger l’effet d’un feu d’artifice ; en 1835, la Gaîté, fondée par le fameux Nicolet sous le nom de « théâtre des Grands Danseurs du Roi ; » en 1836, le Vaudeville, place de la Bourse ; en 1873, l’Opéra de la rue Lepelletier ; enfin l’Opéra-Comique en 1887, et l’an dernier, le Théâtre-Français.

Pareils sinistres, dont les autres nations n’ont pas été exemptes, — témoin celui du Ring-théâtre, à Vienne, où périrent 380 personnes, — pourraient-ils être évités ? L’évacuation normale ne durant jamais plus de cinq minutes, les spectateurs auraient toujours le temps d’échapper, si la panique ne clouait les uns à leur place, tandis que les autres, se ruant affolés sur les issues et s’y écrasant avec rage, ne les obstruaient par leur effort même. Quant à éteindre l’incendie, il n’y faut pas songer : pompiers en vigie dans les coulisses, tuyaux de secours, réservoirs dans les cintres, cela n’a jamais sauvé aucun théâtre ; une fois le feu pris dans ces matières combustibles, tout est perdu. L’électricité supprime certains dangers, — fuites de gaz amoncelé dans les combles, inflammation d’une « bande d’air » par la herse qui l’avoisine ; — mais elle en crée d’autres : les courts-circuits, impossibles à éviter.

La surveillance est seule capable de prévenir les désastres ; y a-t-il un bout de toile qui brûle, le machiniste aussitôt l’éteint, car le pompier ne sait jamais où est la bouche d’eau. Les administrations théâtrales se plaignent toutes de la façon dont le corps des pompiers est organisé, mais les pouvoirs publics n’en ont cure. Le pompier de Paris est un soldat accomplissant ses trois années de présence sous les drapeaux ; c’est un brave qui risquera sa vie avec héroïsme, ce n’est pas un professionnel dressé à sa fonction. Lorsqu’il commence à savoir son métier, il est libéré du service. Moment impatiemment attendu : en me promenant dans les dessous d’une de nos scènes principales, je m’étonne de trouver en ces lieux déserts, habités seulement par des peintures, une pancarte ainsi conçue : « Il est défendu d’écrire sur les décors. » — A qui donc peut s’adresser la défense ? demandai-je. — Aux pompiers, me fut-il répondu ; et, me retournant, en effet, je vois que ces jeunes militaires ont, de-ci de-là, émaillé les murs de réflexions en creux ou en bosse. Je note l’inscription suivante : « Encore 318 jours demain matin et puis la fuite ; soirée du 6 octobre 1900 ; classe 1897, »

Isolé, inactif, en tête à tête avec son éponge, avec défense de s’asseoir et de fumer, le malheureux s’occupe comme il peut. Au temps où le service de nuit, — la « permanence, » — existait, les pompiers de l’Odéon charmaient leurs loisirs en se postant sur les toits en terrasse, d’où ils plongeaient, par les fenêtres éclairées, un œil sympathique dans les chambres avoisinantes. Licences assez vénielles sans doute ; mais, à chaque théâtre, les pompiers changent chaque soir ; ce ne sont jamais les mêmes que l’on envoie. Par suite, nul n’est familier avec les locaux où il se trouve ; il s’égare parfois dans le dédale des escaliers.

Une commission spéciale passe en revue des dispositions nouvelles contre l’incendie, s’en déclare enchantée et, son inspection finie, demande au pompier qu’elle rencontre par où l’on peut sortir : « Ma foi, je n’en sais rien, » répond imperturbablement celui-ci. Dans les autres capitales, l’officier de pompiers est un ingénieur, et ses hommes sont des praticiens rompus à leur besogne, comme nos gardes républicains, habiles à contenir les foules sans les faire crier. A Paris, bien qu’il ait été souvent question de former un corps de pompiers de carrière, soldé par les compagnies d’assurances, nul édile ne s’en est encore avisé. Les théâtres entretiennent seulement des veilleurs civils, dont le rôle commence à minuit et dure jusqu’au lever du rideau, le lendemain soir.

Depuis l’époque lointaine où il lui suffisait des simples tréteaux de bateleurs, le matériel du spectacle est allé se compliquant d’âge en âge jusqu’aux somptueux édifices contemporains : l’Opéra de Francfort a coûté 12 millions de francs, celui de Vienne 18 millions, celui de Paris 36 millions. De cette cage en maçonnerie que représente la « scène, » du haut en bas de laquelle se meut un peuple, une seule tranche est visible de la salle : le terrain où évoluent les acteurs, semblable à un damier mobile, dont chaque case porte un numéro et un nom. A gauche du spectateur est le « jardin, » à sa droite la « cour ; » termes qui remplacèrent, au moment de la Révolution, ceux de « côté du roi » et de « côté de la reine ; » les deux loges souveraines étant, aux Tuileries, l’une du côté du jardin, l’autre du côté de la cour du Carrousel.

Le devant de la scène, c’est la « face, » le fond s’appelle le « lointain, » et la partie intermédiaire le « trumeau. » D’un extrême à l’autre le sol se divise en un certain nombre de « plans ; » une dizaine à l’Opéra, donnant une longueur de 28 mètres sur une largeur de 32. Cette superficie énorme de 900 mètres est plus vaste qu’aucune autre au monde ; mais le public lieu aperçoit que la moitié. Il n’embrasse que la portion de la scène encadrée par le rideau, c’est-à-dire 16 mètres de large ; tout au plus son regard plonge-t-il obliquement jusqu’à la « butée, » où le dessous du parquet cesse d’être machiné. Ce qu’il ne voit pas ce sont d’abord, le long des deux murs latéraux, les magasins — les « tas » — où les châssis de décors sont en réserve, puis un espace libre pour la circulation : les coulisses.

Regardez à terre : de distance en distance, le plancher est gercé de longues fentes — les « costières. » — Ces interstices, bouchés par les « trapillons )> dans tout le milieu du théâtre, demeurent ici ouverts pour les manœuvres. Ils sont séparés les uns des autres par les « rues ; » lesquelles sont des successions de « trappes » carrées, posées bout à bout, de manière à s’enlever par morceaux, une à une, ou à glisser ensemble dans les « tiroirs, » à droite et à gauche, lorsqu’une « rue » s’ouvre dans toute sa longueur.

Cette disposition est uniforme sur toutes les scènes. Indispensable aux féeries, aux « pièces à tiroirs » suivant le terme en usage, elle se simplifie beaucoup dans les spectacles de genre, où le décor ne joue qu’un rôle secondaire. Cependant l’exiguïté des coulisses est toujours une grande gêne. Au nouvel Opéra-Comique, que l’on s’est préoccupé de doter surtout d’escaliers, de corridors et de foyers de belle taille, il est resté si peu de place pour la scène que c’est un véritable tour de force d’y faire mouvoir les figurans. On en est réduit, dans Mireille, à faire passer la procession par le cabinet du directeur.

Non seulement il ne s’y peut exécuter aucuns changemens à vue, puisque les décors sont logés dans une espèce d’armoire, dont l’accès ressembla à celui d’une tirelire, mais cette resserre même est si étroite que les châssis de quatre ou cinq actes suffisent à l’emplir et que, pour donner deux représentations le même jour, il faut chaque fois faire venir à 6 heures le matériel de la soirée, dans des chariots qui emportent celui de la matinée au boulevard Berthier. C’est aux fortifications, à l’extrémité de Clichy, qu’est maintenant situé le magasin de décors commun aux théâtres subventionnés. L’État a récemment vendu les locaux affectés à cet usage qu’il possédait place Louvois et rue Richer. Ce dernier bâtiment avait aussi abrité naguère le bagage des fêtes nationales, estrades, tribunes, échafaudages et statues allégoriques. Le citoyen Lachabeaussière, « ordonnateur en chef des cérémonies » sous la Convention, y avait fait construire une remise monumentale pour conserver le char de l’Etre suprême.


II

Quatre sortes d’objets composent ce qu’on appelle un « décor : » les « châssis, » qui viennent de la droite ou de la gauche, plantés « de front » ou de biais, suivant qu’ils sont ou non parallèles au manteau d’Arlequin ; les « rideaux, » « plafonds » ou « frises, » qui descendent des cintres ; les « fermes » qui montent des dessous et les « praticables, » ponts, escaliers, balcons, maisons entières, toute une architecture de charpentes, que l’on apporte du fond de la scène et dont les morceaux, parfois au nombre de 300 ou 400, doivent s’adapter en quelques minutes, assez solidement pour que des centaines de personnes les parcourent ou s’y établissent sans danger. Cette menuiserie est tantôt peinte, tantôt masquée par des feuilles de décors peu élevées : les « terrains. »

Pour que la pose de ce vaste jeu de patience s’effectue avec rapidité, les fragmens de bois ou de toile portent tous l’indication précise de l’endroit où ils doivent se caser : « Roméo, lV-3 V 4 R-cour, » signifie que tel lambris occupera, depuis le devant du plan numéro 3 jusqu’au derrière du plan numéro 4, côté de la cour, dans le 4e acte de Roméo et Juliette. Tout objet est marqué de façon aussi précise, depuis les détails d’ornementation, posés à la main, jusqu’aux « fermes » immenses qui sortent mécaniquement du sous-sol.

Ces « dessous » ont au moins trois étages ; l’Opéra en a cinq. Pour les creuser, il a fallu canaliser la rivière de la Grange-Batelière et bâtir en partie sur pilotis. Cette nappe d’eau, profonde de 3 mètres en hiver, coule en contre-bas du cinquième dessous, lui-même inférieur de deux étages à la chaussée du boulevard Haussmann. De cette cave au niveau de la scène il y a 15 mètres, et 35 mètres de la scène au « gril, » grenier à clairevoie sous les combles ; soit 50 mètres de hauteur totale.

A chacune des rainures ou « costières, » qui coupent le sol des coulisses, correspond, dans le premier dessous, un bâti en fer appelé « chariot, » mobile sur rails et porteur de solides étuis. En ces gaines le machiniste plante des poteaux de sapin carrés, de 3 à 10 mètres de hauteur, traversés par des échelons de fer. Il grimpe à ces « mâts » et y fixe les châssis de décor, qu’il pousse ensuite plus ou moins avant sur le théâtre, selon que le tableau doit être resserré ou élargi. Il a soin, pour que les châssis roulent aisément, de les attacher — « guinder » en langage technique — en laissant un centimètre de jeu entre eux et le plancher. Le mouvement des chariots, que les hommes de la scène manœuvrent sans les voir, rend le séjour du premier dessous assez périlleux pendant les entr’actes. Les mâts qui tombent lourdement dans leurs fourreaux, les brusques allées et venues des appareils, risqueraient de casser bras ou jambe à l’imprudent aventuré sans guide au milieu de ces ferrures agitées.

Aux étages inférieurs, méthodiquement rangées à leur « plan, » reposent les « fermes. » Toiles rigides, tendues sur de forts cadres de bois puisqu’elles doivent se soutenir seules, elles montent au moyen de contrepoids dont quelques-uns, comme celui qui sert à la nuit de Valpurgis dans Faust, ont jusqu’à 3 000 kilos. Lorsqu’on veut « appuyer » une ferme — « appuyer, » en style de théâtre, veut dire élever et « charger » signifie baisser ; le commandement de « chargez l’avant-scène » se traduit, en langue vulgaire, par « baissez le rideau » — lorsqu’on veut donc faire monter une ferme, on a soin de la ficeler à des montans de bois — les « âmes, » — eux-mêmes encastrés dans une armature de fer qui guide ce décor jusqu’au trapillon, où le plancher se crevasse tout exprès pour lui livrer passage.

Quatre ou cinq « fils » enlèvent la ferme ainsi « équipée. » Ce sont généralement de gros cordages que les « fils, » mais ce mot — est-ce un vestige ultime des marionnettes d’antan ? — demeure obligatoire dans les théâtres, sous peine d’une amende de quelques francs, infligée par les machinistes à l’ignorant qui prononcerait le fatal vocable de corde ou tout autre également proscrit. Respectons cette tradition, vieille de plusieurs siècles. Les cinq fils vont se réunir en un seul câble, qui s’embobine sur un gros rouleau de bois — le < tambour, » — tandis qu’un autre fil se dévide en sens inverse, entraîné par le contrepoids qui descend.

Les contrepoids sont logés dans des « cheminées, » ou cages de bois, qui s’alignent contre les murs de la face au lointain. Comme ces moteurs, auxiliaires indispensables de la machinerie, doivent être péniblement remontés à bras au moyen d’un treuil, on économise leur usage dans quelques théâtres, en remplaçant parfois les pains de fonte par des hommes qui s’accrochent au fil et se laissent glisser dans la cheminée.

La manœuvre des cintres est la même que celle des dessous, à cette différence près que, les rideaux descendant seuls, les contrepoids servent à remonter le décor qui doit disparaître, au lieu de faire sortir de terre celui qu’on veut offrir au public. De plus les toiles qui viennent des dessus sont flottantes, légères par conséquent et de petite dimension. Ce sont pour la plupart des « ciels, » des « bandes d’air, » des retombées de voûte, des petits « pantalons, » derrière lesquels se prépare un changement, ou le feuillage d’arbres séculaires qui retrouvent leurs troncs profilés sur les châssis de la scène. A l’exception de quelques fonds de tableau, qui mesurent à l’Opéra près de 600 mètres carrés et se replient dans leur milieu, tous les rideaux s’élèvent et descendent debout dans leur entier développement. Une perche flexible les soutient, suspendue par 10 ou 12 fils qui vont se joindre au « gril. » Ce faîte solitaire du théâtre, avec l’emmêlement de cordes qui traversent son plancher en treillage, s’entre-croisent, s’attirent et se tordent dans l’obscurité autour d’énormes pelotons de bois, semble le métier féerique d’une fileuse géante,

A chacun des six étages qui séparent le gril du « premier service, » on retrouve en descendant d’autres tambours et d’autres bis, mais ici règnent la vie et la lumière. Ce corridor du cintre, situé à 11 mètres au-dessus de la scène, est relié du jardin à la cour par le « pont du lointain. » C’est de là que sont mis en mouvement les fils isolés ou en faisceaux — « commandes » ou « poignées » — dont les bouts attendent « en retraite, » c’est-à-dire amarrés à des chevilles de bois, le moment de jouer leur rôle. Les machinistes aussi sont au repos, ou absorbés] par une partie de cartes, tandis que les notes de passion ou les roulades aiguës des chanteuses montent en spirales vers les frises, et qu’on aperçoit, par l’entre-bâillement des châssis, le corps de ballet folâtrant et pirouettant sur les planches.

Le rideau tombe ; tout le monde aussitôt est sur pied ; c’est un tohu-bohu général. Les temples sont mis en pièces, des chaumières leur succèdent ; les palais s’écartèlent, remplacés par des torrens impétueux ; les frontons s’envolent, chassés par de gros nuages noirs. Et, pendant que les garçons d’accessoire ramassent dans des corbeilles les coupes éparses de l’orgie, les hommes de la « cour » entassent des rochers escarpés, et ceux du « jardin » assujettissent une forêt vierge. Sur tout cela le flamboiement de la rampe opérera son miracle d’optique pour la salle ; ici, c’est l’envers des choses, sombre et souvent malpropre, comme l’entrée des artistes derrière le théâtre, opposée à la façade illuminée.

Car les coulisses ne sont nulle part l’idéal de délices et de perdition qu’on se figure en des arrondissemens éloignés. Elles ressemblent plutôt à un navire en branle-bas de combat. Les brigadiers-machinistes ont chacun leur poste à la face ou au trumeau, dans les dessous ou les cintres, et leurs « plans » immuables à desservir. Pour maintenir le bon ordre parmi cette foule grouillante, certains directeurs n’estiment pas inutile d’avoir en permanence quelques gardiens de la paix sur la scène. Dans les changemens à vue, où il faut un synchronisme parfait entre la parole de l’acteur et l’œuvre du machiniste, ceux-ci arrivent, après quelques représentations d’une pièce, à connaître les airs et les répliques qui leur servent de points de repère. Néanmoins, quelques minutes avant que la manœuvre ne s’effectue, les chefs crient dans un porte-voix : « Attention ! » et s’assurent que les « gareurs » du cintre ont préparé le chemin aux rideaux, afin qu’ils glissent sans oscillation et ne s’enchevêtrent point les uns dans les autres.

Un coup de sonnette, de timbre ou de tam-tam ordonne le mouvement d’ensemble, auquel collaborent parfois plus de cent hommes. Il est des féeries où les cuivres de l’orchestre, le son de cloches battant à toute volée et les cris de la figuration produisent un tel tapage qu’aucun signal connu ne pourrait se faire entendre. Il faut tirer deux coups de pistolet à la cour et au jardin pour avertir le personnel des dessous. Quelques changemens ont lieu en pleine lumière, d’autres se font « au noir, » lorsqu’il est nécessaire d’apporter ou d’enlever quelques meubles sur la scène. Le public, aveuglé par une demi-douzaine de lueurs rouges à la rampe, ne voit rien.

Le nombre des machinistes varie fort, non seulement suivant les théâtres, mais selon la nature de la besogne. Le Châtelet, où les spectacles se développent en vingt tableaux, occupe le soir 80 hommes ; il n’y en a que 12 d’employés durant le jour. L’Opéra, où les changemens et les trucs sont plus rares, a besoin dans la soirée de 100 à 130 machinistes, sur lesquels 75 forment la brigade appointée à la journée. C’est qu’au Châtelet, si la machinerie est dure pendant la représentation et ne laisse guère de répit, la pièce, une fois montée, reste la même pendant plusieurs mois, et l’on reprend les fils, le lendemain, à la place où on les a laissés la veille. A l’Opéra, il faut chaque fois démonter et préparer les morceaux d’un nouvel ouvrage, et, comme la scène n’en loge qu’un petit nombre, on doit constamment évacuer et aller chercher aux fortifications des convois de décors.


III

Parmi les machinistes professionnels, dont le salaire minimum à l’Opéra est de 5 fr. 75, un tiers environ sont des ouvriers de métier : la brigade comprend 20 menuisiers, plus des serruriers, tapissiers et mécaniciens. Ils préparent la besogne au peintre-décorateur. Celui-ci est mis au courant par le directeur de tous les détails nécessaires à la confection du tableau : pays, époque, saison de l’année, heure du jour où se passe la scène ; après avoir combiné avec le régisseur, le maître de ballet, les acteurs, la place des fenêtres et des portes, il découpe et peint à l’aquarelle la maquette du futur décor, dressée à l’échelle de trois centimètres pour mètre.

Jadis l’action se transportait, sans changement, dans les lieux les plus divers : les personnages se bornaient à passer d’un point à un autre. Le théâtre, à l’hôtel de Bourgogne, représentait, « à gauche, un vaisseau d’où une femme doit se jeter à la mer ; plus loin, l’entrée d’un palais ; au fond, une belle salle garnie d’un trône ; à droite, une chambre avec un lit... » Sur une scène de sept mètres de large, ayant à peu près même hauteur, il fallait, pour Clitophon, réaliser le programme suivant : « Au milieu, un temple fort superbe enrichi de termes et colonnes ; à droite, une tour ronde, laquelle soit fort grande pour voir trois prisonniers, et à côté un beau jardin spacieux, orné de fleurs et de palissades ; à gauche, une montagne élancée, avec un tombeau, un autel bocager, un rocher sur lequel on puisse monter, et auprès une mer, un vaisseau et un antre, » etc. Les décors se présentaient invariablement de front et les monumens ou les arbres, ne dépassant jamais la hauteur des châssis, étaient d’une petitesse invraisemblable. Servandoni imagina, sous Louis XV, de peindre des soubassemens et des colonnades sur les décors inférieurs, et de continuer sur les frises et les rideaux la suite de son architecture, qu’achevait l’imagination du spectateur.

Aujourd’hui, toutes les « plantations » sont obliques, c’est-à-dire que le « point de vue » choisi n’est jamais au milieu du théâtre, mais sensiblement adroite ou à gauche. Toute la composition est harmonisée avec ce point de vue unique, jusqu’au rideau de fond. Comme l’horizon est toujours placé très peu au-dessus du plancher de la scène, la perspective est parfaite pour les spectateurs du rez-de-chaussée ou du premier étage ; à la deuxième galerie, elle est déjà très défectueuse ; aux étages supérieurs, elle n’existe plus.

Le décorateur doit tenir compte, dans sa maquette, des emplacemens propres à placer les herses et portans de lumière ; sinon, son décor, quelque beau qu’il fût, pourrait être « inéclairable. » Un plan imprimé lui indique le rayon visuel du spectateur placé au premier rang de l’orchestre, par des lignes partant de ce point, pour aboutir aux divers plans du cintre. Il sait ainsi à quelle hauteur doivent descendre ses « plafonds. » Il étudie également son décor pour éviter les « découvertes, » — la vue des murs latéraux et des corridors, — aux dernières loges de côté. Il s’efforce en général de faire paraître la scène plus profonde qu’elle n’est réellement, parce qu’au théâtre, l’action se développe en largeur et que, souvent, l’espace manque dans les derniers plans, où d’autres décors doivent rester en place. On ne peut cependant user qu’avec réserve des moyens que donne la perspective, pour augmenter la profondeur apparente ; car, lorsqu’un acteur s’éloigne, sa taille, qui ne diminue pas, se trouverait en désaccord choquant avec la grandeur des objets représentés. Aussi la partie inférieure des décors, dont peuvent approcher les personnages, doit-elle être figurée dans ses dimensions réelles ; les « fuyans » ne commencent qu’à l’endroit où la toile est inaccessible.

Il faut à l’artiste décorateur l’expérience de l’optique particulière du théâtre, pour savoir de quelles licences, de quelles entorses aux règles géométriques il convient d’user, à quels expédiens il sera sage de, recourir : par exemple, si une façade continue était représentée sur différens châssis, ses parties ne paraîtraient concordantes qu’aux spectateurs voisins du « point de vue. » Pour éviter ce grave inconvénient, on interrompt, à chaque châssis, toutes les droites fuyantes par un objet saillant tel qu’un pilastre.

Ces châssis sont confectionnés par les soins du chef machiniste, préoccupé surtout de silhouetter leur carcasse pour les rendre maniables, solides et légers. Il fait tendre, — « maroufler, » dit-on — une forte toile écrue sur cette boisure et l’envoie au peintre, ainsi que les rideaux cousus et les filets sur lesquels s’appliqueront les feuillages ajourés. Jusqu’en 1825, les rideaux, ébauchés à terre, étaient terminés debout dans la position qu’ils occupent sur la scène. De hautes et longues murailles étaient nécessaires pour les appuyer, ainsi qu’un système compliqué de ponts et d’échafaudages, permettant au peintre de se porter sur tous les points.

Beaucoup plus rapide est le travail à plat, qui depuis longtemps a prévalu. Aussitôt sèche la couche d’apprêt, au blanc de Meudon, donnée par les garçons d’atelier, le « traceur, » chaussé de savates légères, armé d’un porte-fusain long comme une canne et d’une règle de deux mètres, emmanchée dans une tige à hauteur d’appui, reporte sur la toile, par la méthode mathématique du carré, les mesures, saillies et profils de la maquette. Chacun ici a sa spécialité : les uns sont « perspecteurs » ou dessinateurs, les autres coloristes. Quatre ateliers principaux fabriquent aujourd’hui presque tous les décors, tant pour Paris que pour la province, dont les directeurs se contentent de types généraux, — paysages et places publiques, tableaux pittoresques et riches salons, — fonds de répertoire invariable, où les mélodrames pauvres logent en garni. Sur les scènes parisiennes, d’ailleurs, toutes les pièces ne sont pas mises dans leurs meubles ; le même décor est repeint et ravaudé plusieurs fois ; sur bien des vieux châssis, il a été barbouillé tour à tour de la nuit et du soleil. Les outils sont en proportion des surfaces à couvrir : pour donner les « tons, » les premiers effets d’ensemble, ce sont des baquets que l’on vide. Quand le détail s’accuse, les pinceaux sont des « balais, » — brosses à minces hampes permettant de travailler debout ; — la palette est une rangée de vases en poterie commune, que remplissent des liquides de toutes nuances. Ces couleurs sont un mélange de terre, de celle et d’eau. Pour les parties les plus sujettes à la fatigue, la celle pure est délayée à chaud ; point d’essence ni de vernis. La peinture à l’huile n’est, pour ainsi dire, jamais employée. Outre qu’elle serait plus chère et que son poids alourdirait le décor, elle offrirait par places des reflets lustrés, désagréables à l’œil. Avec elle aussi, il serait impossible de travailler en marchant sur les décors.

Cette obligation d’être en mouvement sans cesse, pour imbiber à nouveau son balai, rend le métier assez pénible. Les peintres en renom occupent une quarantaine de praticiens, dont les salaires varient, suivant leur capacité, de 1 à 3 francs l’heure ; les décors sont payés par les théâtres, depuis 4 francs le mètre carré pour les vues de campagne, « avec ou sans habitation, » jusqu’à 8 et 12 francs pour les marines, les palais ou les « architectures fantastiques. » Aux aides de divers grades il suffit d’une habileté de main professionnelle. Ils devaient tenir compte autrefois de la lumière jaune du gaz, qui modifiait les couleurs ; maintenant, l’électricité les altère à peine. Il suffit de donner les tons, à l’état frais, plus foncés qu’ils ne devront être devant le public, parce que la peinture à la celle s’éclaircit en séchant.

Quant au maître-décorateur, c’est de nos jours un véritable artiste, épris de ses œuvres et ne reculant devant aucun effort pour leur communiquer plus de vie. Nous sommes loin maintenant des maquettes dessinées de chic, aux ombres parfois fausses et choquantes. M. Jambon se transporte en Hollande, pour y copier les moulins de Dordrecht, et c’est sur le lac des Quatre-Gantons qu’il va dessiner les rideaux de Guillaume Tell ; comme, pour prendre ses croquis du panorama transsibérien, il fait le voyage de Pékin par terre.

Autour de lui, empilées dans des casiers, sont d’innombrables études d’après nature des sujets les plus divers : montagnes et monumens, couchers de soleil et quartiers de viande crue. Pour composer des scènes historiques ou mythologiques, c’est aux fresques et aux miniatures de tous pays que le peintre va demander son inspiration : à l’Opéra-Comique, dans Orphée, le séjour des ombres heureuses, chef-d’œuvre de grâce et de goût inspiré par M. Carré, était emprunté au Bois sacré de Puvis de Chavannes et au Printemps de Botticelli.


IV

Le décor actuel n’arrive pas seulement au maximum de ce qu’il est possible d’obtenir avec du bois, de la toile,... et beaucoup de talent ; il donne à certaines imitations un cachet de vérité que les objets réels eux-mêmes, avec l’optique du théâtre, ne posséderaient pas. Pour les effets aquatiques, par exemple, les gazes lamées, striées de rubans d’étain, rendent mieux l’aspect de la cascade ou du torrent que l’eau naturelle, qui laisse passer les rayons lumineux et ne s’éclaire pas. Aussi l’a-t-on partout abandonnée.

C’est ici le domaine des « trucs » autant que celui de l’art. Nous sommes devenus sur ce chapitre plus raffinés que nos ancêtres : au début du règne de Louis XIV, on jouait à Rouen une tragédie intitulée la Mort d’Abel. Un des acteurs faisait le personnage du « sang d’Abel ; » enfermé dans un sac de satin rouge, il était roulé de derrière le théâtre et criait : « Vengeance, vengeance ! » Ce procédé ingénieux nous paraîtrait trop simple. Les féeries nous ont blasés sur les efforts d’imagination déployés en ce siècle, pour renouveler périodiquement l’intérêt des aventures du roi Croquignolet XXXVIII, par une succession de tableaux magiques, fantasmagoriques et panachés de trucs inédits. Ces trouvailles sont la raison d’être d’un genre à qui nous devons les Pilules du Diable, le Pied de Mouton ou la Biche au Bois.

Fidèle à de saines traditions, le Petit Chaperon Rouge nous montrait tout récemment la « maison de ma Mère-Grand, » montée sur galets excentriques, s’avançant du fond de la scène vers le trou du souffleur : à mesure qu’elle approchait, elle s’exhaussait et s’élargissait de plus en plus. A l’acte précédent un groupe de voyageurs semblaient parcourir des sites infiniment variés, en allant de droite à gauche du théâtre ; cependant, leur marche ne les menait à rien, placés comme ils étaient sur une bande de planches roulant en sens inverse ; tandis qu’un rideau de fond, qui paraissait immobile, déroulait à côté d’eux un panorama de 250 mètres de long.

Dans une pièce à spectacle, on compte souvent jusqu’à deux cents trucs, grands ou petits, tassés dans les dessous, où leur multiplicité rend le travail difficile. Les acteurs jouent-ils une scène d’ivresse et finissent-ils par déclarer qu’ « ils y voient double, » à ce mot, le brigadier-machiniste, l’oreille au guet, donne aux six hommes qui l’entourent le commandement de : « Allez partout ! » Chacun d’eux tire ou lâche les fils qu’il tient en main, et aussitôt surgissent du sol, à côté des tables, chaises et autres meubles garnissant la scène, d’autres objets exactement semblables, — leurs doubles, — lesquels, un moment après, s’en retournent par le même chemin.

Les trappes, par où s’effectuent les apparitions et les engloutissemens, servent aussi aux prestigieux changemens de costume : cette vieille en haillons, courbée en deux, n’est autre, vous le devinez, que la ravissante fée des eaux. Son vêtement n’est formé que de deux pièces, l’une devant, l’autre derrière, du haut en bas desquelles passent des cordelettes, pourvues d’un anneau à leur extrémité inférieure. Au moment où doit s’opérer sa transformation, l’actrice se place au point de repère, marqué à la craie, et détache prestement la rosette qui retient les fils autour de son cou. Une trappe discrète s’entr’ouvre, la main d’un machiniste saisit les anneaux, et toute la défroque, entraînée par eux, est escamotée en une seconde. D’autres trappes, dites « à tampon, » usitées dans les pantomimes, lancent à deux mètres en l’air des clowns, qui retombent sur leurs pieds après quelques cabrioles. D’autres encore, composées de volets en lames d’acier flexible, permettent de s’engouffrer brusquement dans le sol ou de s’enfoncer dans un mur qui ne présente aucune fissure apparente.

Si les démons et les mauvais génies sortent des dessous et y rentrent, c’est du cintre que doivent descendre les sylphes, les anges et autres individualités affectives ; c’est là aussi qu’elles remontent après avoir rempli leur mission. Les ascensions de cette sorte étaient fréquentes dès le milieu du siècle dernier et les procédés ont peu varié : au corsage matelassé, garni de courroies et de boucles, que portent les figurantes chargées de l’emploi, sont accrochés un et souvent deux fils d’acier, — pour le cas où l’un des deux se romprait, — et, si l’on souhaite qu’elles disparaissent par un vol oblique, un petit chariot, glissant sur des rails aériens, — le « brigandin, » — imprime une marche horizontale au fil qui les enlève verticalement.

Deux rails analogues, posés sur des plans inclinés comme ceux des montagnes russes, donnent licence aux Valkyries de chevaucher sans péril à traders les nuages. Celles qui chevauchent ne sont pas celles qui chantent ; celles-là sortent simplement de la coulisse. Elles n’auraient jamais le temps de dévaler de l’Empyrée à l’avant-scène pour prendre part au chœur des messagères d’Odin. Les vierges cuirassées, qui fendent les airs, sont des demoiselles du corps de ballet ; cette promenade leur vaut un cachet spécial. Elles sont quatorze qui grimpent, par une échelle de neuf mètres, au haut de ce praticable compliqué que les machinistes passent une demi-journée à établir. Leurs montures, fort nobles bêtes du côté de la salle, sont creuses du côté opposé, comme tous les chevaux de théâtre, destinés à être vus de profil. Ce sont des cartonnages en demi-bosse, n’ayant qu’une moitié de tête et de corps.

Les décors aussi sont parfois truqués, comme des boîtes à double fond, pour produire des effets que les changemens à vue, si rapides fussent-ils, ne sauraient rendre : l’incendie qui pénètre en un clin d’œil dans la salle du festin, au cinquième acte du Prophète, consiste en cadres de toile peinte, subitement rabattus sur les châssis, que le feu semble ainsi lécher de toutes parts. Pour figurer la transparence des eaux immobiles, on se sert de glaces posées à terre et légèrement inclinées. Des vitres, éclairées en dessous par des lampes, constituent un lac que la bonne fée pourra passer à pied sec. Le tissu argenté, que l’on agite mollement au bord d’une toile glauque, représente l’écume des vagues mourant sur le rivage.

L’Océan en courroux se laisse moins bien copier. On faisait naguère circuler, sous une étoffe couleur de mer, une vingtaine de gamins armés de baleines qu’ils agitaient de leur mieux. Ces acteurs, à dix sous par tête, remplissaient leur rôle avec nonchalance et donnaient lieu à d’intempestives accalmies ; en ce cas, le légendaire Harel, directeur de la Porte-Saint-Martin, accourait et, de deux ou de trois coups de pied adroitement distribués, ranimait la « fureur des flots. » Les ondes marines en calicot sont mues aujourd’hui par des boisures sinueuses qui se soulèvent et s’abaissent parallèlement. C’est plus sûr, mais plus monotone, et la tempête manque un peu d’imprévu.

Pour la contrefaçon des bruits multiples de la nature, l’imagination des régisseurs, sans cesse en éveil, invente chaque année du nouveau. Les plaques de tôle secouées et les grosses caisses de deux mètres de long, frappées de baguettes, singent le tonnerre plutôt mal que bien ; mais la sirène, sorte de pompe où l’air est refoulé avec violence, rappelle assez exactement les sifflemens du vent. Une roue, à palettes de bois, rencontre en tournant des lames de fer et donne de loin le son d’une brisure, celui des arbres qui cassent et se rompent avec fracas. En frottant vigoureusement avec un gros clou une plaque de métal dentelé, on croit entendre verrouiller la porte du cachot où languit un malheureux prisonnier.

Le crépitement de la pluie battante est simulé par un long tuyau de bois, doublé de zinc, à l’intérieur duquel se superposent, de place en place, des grillages en fer à larges mailles. Un amas de cailloux et de haricots secs gît au fond de ce tube ; lorsqu’on le retourne comme un sablier sur ses bases, cette mitraille se précipite et, frappant le métal à coups répétés, rappelle le grésillement de l’eau à terre. Au nombre des moyens artificiels, par lesquels se crée l’illusion, est l’idée récente de brûler de l’encens dans un coin de la salle, au moment où sont agités en scène les encensoirs d’une cérémonie pieuse. Le public, dont l’odorat est flatté par le parfum religieux, en même temps que ses yeux voient le geste, s’unit plus intimement à la représentation.

D’où viennent les trucs et quels en sont les auteurs ? Nullement des savans, souvent de simples machinistes. Certaines trouvailles procèdent du hasard, et la plupart de celles qui font le plus d’effet sont d’une naïveté enfantine. C’est d’ailleurs sur les théâtres de Polichinelles, me disait M. Gailhard, que sont appliquées d’abord nombre des inventions les plus ingénieuses. Le directeur de l’Opéra a lui-même transporté, dans le ballet de la Tempête d’Ambroise Thomas, un orage dont il avait appris le mécanisme à Naples sur un minuscule spectacle de foire : le bateau, au lieu d’aller classiquement de droite à gauche, tournait au milieu des vagues et se dirigeait vers le trou du souffleur. Les flots, si aisément fendus, consistaient en baleines revêtues de toile verte, qui s’ouvraient devant l’esquif, le frôlaient à son passage et se refermaient derrière lui. Puis la mer et le bateau s’approchaient ensemble de l’avant-scène ; la toile verte étant simplement tirée par dessous, comme le tapis d’une table, et disparaissant dans une rainure au premier plan.

Dans la Valkyrie, on voulait dégager sans bruit une grande masse de vapeur ; les chaudières la chassaient avec une espèce d’éternuement fort peu mythologique. M. Gailhard se souvint que sa grand’mère, lorsqu’elle faisait cuire du bœuf en daube, recouvrait la casserole d’un feutre percé de trous, pour éviter que le couvercle de terre, soulevé par l’eau bouillante, ne dansât et ne se brisât en tombant. Il usa d’un feutre analogue pour que la fumée sortît avec mystère, violente et silencieuse, des flancs de l’Olympe scandinave. Dans Othello, il fallait que la flamme du phare, représenté par un pot à feu, vacillât sous l’effort du vent ; or, elle brûlait tranquille et très droite, et la bourrasque, qui faisait tout trembler autour d’elle, la laissait parfaitement calme. On essaya d’envoyer de l’air sur la scène : les chanteurs se plaignirent qu’on les enrhumait. Alors la direction imagina de placer, à côté du « phare, » une sorte de boîte à sardines percée de trous, communiquant par un tube avec un soufflet qui faisait brusquement coucher la flamme.

Dépendant parfois du machiniste et parfois de l’ « ustensilier, » sont les mille objets qui doivent meubler la scène : le Char d’Aïda ou les stalles des Maîtres-Chanteurs, le brûle-parfums de Salammbô et les deux pommes de Guillaume Tell ; la première, qui repose sur la tête de l’enfant au moment où le père bande son arc ; la seconde, transpercée d’une flèche, qui lui est substituée aussitôt après. L’ « ustensilier, » c’est le préposé aux « accessoires, » le conservateur de ce bric-à-brac où s’entassent pêle-mêle des articles si hétéroclites, qu’il n’est pas de magasin au monde qui les réunit jamais : épées se cassant par le milieu, roues dentelées avec manche pour imiter le bruit d’une voiture, squelette et main de justice, serpent mécanique, cercueil et boulets de canon fusionnent, dans les théâtres de mélodrame, avec des croix de divers ordres, des pendules, des pistolets, des encriers, des médaillons et autres réalités bourgeoises.

Puis, un matériel de fiction : des faux billets de banque, des papillons en toile tremblotant sur un fil de fer, et un cœur humain, factice, dans son bocal. Rangerons-nous dans la catégorie des accessoires les animaux vivans que réquisitionne toute féerie : ce veau tenu en laisse ou ce cochon de lait que l’on pince pour le faire crier ; ou encore le chien dressé, par quinze jours d’étude, au rôle délicat de mordre les culottes d’un personnage comique sans lui faire de mal ?

Les cartonnages sont une partie importante de ce département. Deux maisons parisiennes ont le monopole des imitations artistiques de tous les âges : instrumens de musique de la Grèce, vaisselles de la Rome antique, armes des temps féodaux : — tous les théâtres n’ont pas, comme l’Opéra, un musée d’armures véritables. — De chez elles viennent les reproductions fantaisistes d’animaux et les créations de monstres chimériques moulés en plâtre, sur lequel sont façonnées et coloriées les empreintes.

La livrée de ces charançons, rayés d’or et de vert, de ces coccinelles, de ces libellules aux ailes tendues sur des montures en laiton, coûte fort cher et se détériore facilement. Quoiqu’on les enlève au personnel des deux sexes dès sa sortie de scène, les avaries sont fréquentes. — « Aujourd’hui encore, rapporte dolemment l’ustensilier, outré de l’incurie des figurans, on a dû réparer six têtes et vingt-sept cuirasses de hannetons. » Les femmes en pâte, à demi vêtues, qui garnissent les arrière-plans d’apothéose sont, grâce à une composition nouvelle, d’un saisissant réalisme ; même prévenu et à quelques mètres de distance seulement, on les jurerait en chair et en os.

Dans le théâtre moderne, épris de couleur locale, les accessoires, représentés il y a deux siècles par une lettre et un fauteuil, ont pris un intérêt grandissant ; consoles, tables et sièges sont, pour de simples vaudevilles, commandés à des tapissiers d’art. Les comestibles viennent du marché voisin ; les babas en tôle et les pâtés de carton, pleins de biscuits que les acteurs dévoraient avec un entrain médiocre, ne sont plus de mise. Cependant, les détails du repas, dans les pièces où l’on dîne, n’atteignent pas tous le même degré de fini, parce qu’ils ne sont pas destinés à faire également illusion. Il s’observe une proportion constante entre le soin que l’on prend de chaque partie du service, et son rapport avec le texte et les jeux de scène. Au premier acte de l’Ami Fritz, le dialogue exige que, d’une soupière nature, s’échappe une fumée authentique ; mais les autres plats, que ne souligne plus l’action théâtrale, peuvent être artificiels. L’observation du temps exact n’est jamais nécessaire ; le public en perd la notion, dès que son esprit se détourne vers un autre objet.


V

Aussi n’est-il pas trop choqué de voir la nuit et le jour se succéder, sur la scène, avec plus de rapidité que dans la vie, lorsque les situations le commandent. Car, si l’on donne à l’électricien un délai suffisant, il est à même aujourd’hui, grâce aux appareils en usage, de faire lever ou coucher le soleil sur son horizon de toile peinte, avec une gradation aussi douce que celle de l’astre dans le ciel.

Les théâtres, jusqu’à la Régence du Duc d’Orléans, s’éclairèrent avec des chandelles ou lampions posés le long de la rampe. « Des lampions » il ne reste d’autre souvenir que le rythme monotone sur lequel les spectateurs impatientés frappent le sol pour requérir l’allumage, c’est-à-dire le commencement de la représentation. Le financier Law, à ses frais, substitua la bougie de cire aux chandelles de suif à l’Opéra, et, seule de toutes ses entreprises, celle-là lui survécut. Soixante ans plus tard, sous Louis XVI, ce fut aux Français que le quinquet d’Argant fit son apparition première ; les journaux louèrent sans réserve le nouveau système et déclarèrent unanimement qu’on avait atteint la perfection[2].

Lorsque l’éclairage au gaz eut échoué à Paris, en 1820, Louis XVIII, qui l’avait apprécié en Angleterre, envoya M. de La Ferté, l’intendant des Menus, étudier son fonctionnement dans les théâtres de Londres. La Ferté fit, à son retour, installer à l’Opéra le gaz que, pour la première fois, les Parisiens admirèrent dans Aladin ou la Lampe merveilleuse : « A la lueur rouge et funeste pour la vue que produisaient les quinquets, dit le rapport enthousiaste de l’organisateur, succède une lumière douce semblable aux plus pures clartés du jour. » Et il disait vrai... relativement. Nous avons éprouvé la même sensation, relative aussi au coloris antérieur, lorsqu’il y a quinze ans, l’électricité remplaça le gaz. La qualité de l’éclairage n’était pas modifiée seule, mais aussi son intensité. Avec les 65 000 francs que l’huile, avant 1820, coûtait à l’Opéra, on avait une clarté trois fois moindre que celle que procura le gaz pour 90 000 francs par an. Aujourd’hui, quoique l’électricité soit beaucoup moins chère que le gaz de la Restauration, les frais de lumière de l’Opéra montent à 192 000 francs. Mais ils correspondent à une puissance qui eût fait rêver nos pères : 160 000 bougies, distribuées en des appareils de modèles variés. Les autres théâtres ont suivi une marche identique : à l’Opéra-Comique, ce chapitre s’élève à 108 000 francs, à 105 000 francs aux Français, et à peu près autant au Châtelet, pour un service de 3 000 lampes.

De ces lampes, une partie illuminent les escaliers, les foyers, la salle ; le lustre de l’Opéra équivaut à 8 000 bougies, et les girandoles du grand foyer à 9 600. C’est une question controversée de savoir s’il convient, aussitôt que le rideau se lève, de plonger le public dans l’obscurité. Les partisans de cet usage, adopté en Allemagne et en Autriche, estiment qu’ainsi l’attention se concentre plus aisément sur la scène, et il en résulte d’ailleurs une économie notable que le directeur du théâtre impérial de Vienne chiffre à 50 000 francs par an.

Les adversaires de cette innovation, qui fait ressembler le théâtre à une lanterne magique, prétendent que les spectateurs s’ennuient quand ils ne participent pas eux-mêmes à la lumière ; qu’ils ne sont portés ni à pleurer ni à rire ; le fluide, qui fait l’applaudissement et le succès, ne se communiquant pas de l’un à l’autre. Wagner, l’un des instigateurs de cette méthode, désirait que l’on n’applaudît pas avant la fin des actes ; et l’on remarque en effet, sur nos propres scènes, que les duos et les ensembles qui se chantent dans la nuit sont beaucoup moins applaudis que les autres. Puis, et cette considération technique a son importance, lorsque l’action elle-même se passe dans les ténèbres, — ténèbres de théâtre, forcément mitigées et conventionnelles, — les personnages, s’ils ne sont pas un peu éclairés par la salle, doivent l’être par la rampe et projettent sur les décors des ombres gigantesques.

Enfin l’on peut se demander si l’illusion, contrairement à ce que l’on suppose, n’est pas plus grande pour le public lorsqu’il voit le jour se lever ou décroître autour de lui, dans la salle en même temps que sur la scène ; s’il ne prend pas davantage sa part du drame qui se déroule devant lui, quand il baigne dans une clarté toute égale à celle des acteurs qu’il écoute, passant avec eux par des alternatives d’ombre et de lumière.

Pour se plier aux variations fréquentes d’éclairage qu’exige une représentation, les anciens becs de gaz étaient tous reliés à un appareil central, auquel la multiplicité de ses tuyaux avait fait donner le nom de « jeu d’orgues. » Le lampiste ouvrait ou fermait de son mieux les robinets, pour modérer, supprimer ou activer la flamme sur les divers points où il était nécessaire ; mais, quelle que fût sa dextérité, il ne procédait jamais assez vite, ni surtout assez lentement pour que l’œil ne fût pas surpris de ces brusques changemens d’intensité ou de couleur. Les nouveaux (c jeux d’orgues » électriques, inaugurés en 1898 à l’Opéra-Comique et au Châtelet, perfectionnés l’année suivante à l’Académie nationale de musique, ont transformé cette partie de l’art théâtral. Le service de l’éclairage comprend à l’Opéra une cinquantaine de personnes, dont les unes surveillent les dynamos, qu’actionne dans les sous-sols la force expédiée de Saint-Denis, tandis que d’autres s’occupent de la scène ou sont chargés des projections du cintre.

Dix-huit hommes, sitôt la fin de l’acte, se précipitent sur leurs « portans « respectifs, les décrochent des châssis et vont les garer à la face ou au lointain ; d’où ils les rapporteront, sitôt la besogne des machinistes terminée, pour les fixer à de nouveaux décors. Ces portans, au nombre de 60, sont branchés sur des fils qui aboutissent, ainsi que le lustre et la rampe d’avant-scène, les 27 herses qui éclairent les plafonds et les « traînées » qui se dissimulent à terre, — 4 000 lampes en tout ou 64 000 bougies, — à un local contigu au trou du souffleur.

Là se trouvent, devant trois tableaux, blanc,, rouge et bleu, dont chacun commande isolément sa couleur dans tous les appareils ; trois électriciens attentifs au programme qu’ils doivent remplir. Nous sommes au tableau du jardin de Marguerite, dans Faust, et son ordonnance lumineuse, dépliée sur un pupitre, est ainsi détaillée : « Au lever du rideau, rampe blanche un tiers feu ; lustre à 100 volts ; herses n° 1, 2 et 3 plein feu bleu, les autres en demi-section ; portans : le deux tiers feu, le 1 demi-feu, le 2 bas-feu coupé, le 3 demi-feu blanc. 1re réplique : à l’entrée de Marguerite, monter la rampe de 20 volts ; 2e réplique : au mot « Rien, » dit par Méphistophélès, projection rouge sur lui, nuit à la rampe ; 3e réplique : au forte de l’orchestre, jour à la rampe d’un seul coup ; 4e réplique : au mot « Si le ciel avec un sourire, » commencer la nuit généralement et très lentement pour arriver au bas-feu sur le mot « Voici la nuit ; » 5e réplique : lorsque le clair de l’une apparaît, par la projection des cintres, mettre la rampe en bleu. »

Tel est le type d’un acte moyennement chargé d’ « effets ; » il en est de beaucoup plus compliqués. Leur réglage préliminaire, et le simple éclairage normal d’une pièce nouvelle, exigent de longues heures d’études : dans la salle illuminée et vide, face à la scène où le décor fraîchement peint est planté, s’assoient aux fauteuils d’orchestre le directeur, l’auteur, le peintre-décorateur, le chef électricien, le chef machiniste, le régisseur général. Chacun émet son avis : « Il faudrait donner plus d’épaisseur à ces galeries. Éclairez donc les portans jardin au bleu. (Le résultat étant mauvais, on les essaye au rouge.) Il y a trop de feu sur la ville en haut, baissez la herse du 4. Ce tamaris est raté, il faut le changer. Faites monter quelques machinistes sur ce praticable. Vous savez qu’il y aura une projection sur la maison ; — je voudrais le mur plus monumental ; — vous devez décolorer la mer pour le déclin du jour (ce que l’on réalise en mettant d’abord le rouge, puis en baissant le blanc, auquel succède le bleu qui donne l’obscurité diaphane). Vous avez vingt minutes pour exécuter cet effet ; prenez-en le « repère. » On se rafraîchit les yeux en faisant baisser le rideau, pour le relever ensuite et avoir l’impression plus nette du tableau. — « C’est bien joli, » dit le directeur enchanté. Des après-midi entières se passent en tâtonnemens, en essais multiples, pour mettre d’accord tous ces feux qui doivent se fondre en un harmonieux ensemble.

Les appareils ordinaires, qui garnissent nos habitations, s’allument ou s’éteignent en tournant un bouton qui établit ou coupe le courant électrique. Leur lumière est invariable. Au théâtre, pour graduer l’intensité des lampes Edison, obtenir un état intermédiaire entre le plein éclat et le noir opaque, et passer, si l’on veut, de l’un à l’autre par l’atténuation insensible du rayonnement au crépuscule, on se sert du « rhéostat. » Chacun sait que l’électricité perd de son pouvoir lumineux à mesure que s’allonge le chemin qu’elle doit parcourir ; et nul n’ignore que les fils, transmetteurs du courant, opposent à son passage plus ou moins de résistance suivant leur métal et leur grosseur.

Les rhéostats, — il en est de plusieurs systèmes, — ont pour but d’organiser ces résistances, de fatiguer méthodiquement le courant, eu le promenant sur des fils de maillechort qui se replient en d’interminables zigzags, — « spires » en termes techniques, — jusqu’à ce qu’il arrive au point d’anémie, — 55 volts, — où il est incapable de faire briller les lampes. Le maillechort, alliage de zinc, de cuivre, de fer et d’étain, a été choisi pour son défaut, devenu ici un mérite, d’être fort mauvais conducteur de l’électricité.

Grâce au jeu d’orgues et à son rhéostat, chaque herse, chaque portant, aussi bien que le lustre ou la rampe, peut ainsi recevoir le courant fort ou faible, suivant qu’il est recueilli frais ou exténué à tel ou tel zigzag de son voyage ; et, lorsque le soleil se lève sur le théâtre, c’est que des. boutons, glissant dans leur rainure, envoient peu à peu. à toutes les lampes un courant de plus en plus vigoureux. Comme ces rainures ont 100 divisions, correspondant chacune à l’intensité d’un demi-volt, elles permettent de jouer de la lumière comme on joue du son, avec les touches d’un piano, ou comme on jouerait de la chaleur, si l’on pouvait modifier la température d’une salle en élevant de 1 à 100 les degrés d’un thermomètre.

Pour éclairer suffisamment une grande scène, il faut l’éclairer trop : à l’Opéra, 18 projecteurs sont placés sur les ponts, à droite et à gauche. Leur lumière est parfois seule possible, lorsque le décor n’emploie aucun châssis où se puissent accrocher des portans, comme dans le champ de blé de Messidor. Jusqu’ici, leur puissance variait de 300 à 1 600 bougies ; des réflecteurs d’un système nouveau, juchés aux cinquièmes loges du milieu, ont inauguré, dans Astarté, la projection de face. Avec ces appareils, créés par le colonel Mangin pour la télégraphie optique et expérimentés des côtes de France à celles d’Espagne, il est possible de faire des signaux à 300 kilomètres de distance, en se servant d’un écran de nuages. La courbe de leur miroir a été calculée de façon à recueillir tous les rayons émis et à les concentrer en un foyer. Le prix élevé de ces instrumens, — 3 000 francs, — qu’explique le travail difficile d’un verre qui doit résister à la chaleur, est compensé par l’augmentation du rendement lumineux. Les deux projecteurs nouveaux équivalent ensemble à 7 500 bougies ; des plaques de gélatine colorée tempèrent leur éclat, qui serait presque pénible au naturel.

L’éclairage de front diminue l’ombre des acteurs et surtout la renvoie derrière eux. Avec les lampes à arc des coulisses, leur silhouette s’étale et s’accuse si durement sur le plancher, que souvent, lorsqu’un personnage reçoit d’un côté une projection blanche, il faut, par une projection bleue de l’autre côté, corriger son ombre pour rétablir le sentiment du plein air. Ces combinaisons de couleur servent souvent aux effets scéniques : le spectre d’Hector, dans la Prise de Troie, parle-t-il à Enée endormi, son visage, sans que l’on puisse dire comment, apparaît irradié et pourtant livide. Sur lui est dardé un rayon vert dont nul ne peut voir la fusée, parce que l’on a soin de faire brûler un feu rouge à côté d’Enée et de projeter du rouge au milieu de la scène. Or, suivant les lois de l’optique, la vue du rouge soustrait au public celle du vert.

C’est la lumière électrique qui, rampant en « traînées » derrière les échancrures de calicot d’un rideau de fond, nous donne l’aspect d’une mer phosphorescente et des luisantes caresses de la lune sur les flots ; c’est elle à qui nous devons l’étoile scintillante dans un ciel serein ; elle encore qui, d’un papier de soie chiffonné dans un coffret de cristal, crée la tunique sanglante de Nessus ; ou qui, dans Guillaume Tell, faisant passer devant la lentille de ses projecteurs des rubans d’étoffe transparente, barbouillée et jaspée comme la couverture d’un livre de classe, dessine, sur un tulle immobile au fond du théâtre, ces gros nuages noirs dont la course lugubre semble hâtée par le vent.

Auxiliaire de l’électricien, mais cependant à la tête d’un service nettement séparé, le chef artificier imite avec des pétards les fusillades dans la coulisse, préside à la charge des armes à feu, munies de bourres en poil de vache qui s’éparpille sans danger d’incendie, et tire, s’il le faut, des coups de canon. La fumée d’apothéose, faite avec du sucre de lait, est de son ressort, ainsi que les vapeurs d’eau. Des générateurs sont allumés à six heures du soir, pour être en pleine pression au moment où les bouffées, s’échappant par de nombreux conduits, devront jouer leur rôle dans un embrasement imaginaire.

Le magnésium zèbre l’horizon d’éclairs peu éloignés de la réalité ; les feux de Bengale, que l’on fabrique maintenant sans fumée ni odeur, prêtent aux recoins obscurs leurs lueurs nuancées, et le lycopode sert à lancer dans l’espace des tourbillons de flammes jaunes, inoffensives bien qu’effrayantes d’aspect, parce qu’elles ne produisent pas d’étincelles et s’éteignent instantanément. Le lycopode est la matière fécondante d’une sorte de mousse compacte, qui croît dans les bruyères et les bois. On le récolte en Suisse, en Allemagne et en Russie, et son mode d’emploi est des plus simples : autour de la lampe à alcool est une vulgaire passoire, remplie de cette poussière de pistil, que l’on souffle par-dessous au moyen d’une longue pipe. Soulevée par l’air, elle s’enflamme aussitôt au contact de la mèche allumée, jaillit en météore, et s’éclipse.

Quels que soient, disent les hommes de théâtre, les progrès réalisés jusqu’ici dans l’éclairage, il en resterait un capital à accomplir : ce serait d’imiter la nature, de supprimer tous ces appareils qui répandent et seringuent leurs feux comme ils peuvent, sur les acteurs, de biais ou par en bas, et de leur substituer un plafond lumineux, si haut placé que le public ne le pût voir. Quant aux « intérieurs, » ils seraient éclairés par les fenêtres, toujours comme dans la nature. Pour que rien ne fit obstacle à ce jour venant d’en haut, il faudrait vider les cintres de toute la machinerie, de tous les décors, que l’on emménagerait dans les dessous. Ils monteraient par des ascenseurs, et, pour désencombrer la scène des « praticables » à tréteaux, figurant les terrains accidentés, on n’aurait qu’à installer sous chaque « plan » trois ou quatre presses hydrauliques. Elles inclineraient ou élèveraient, suivant les besoins, chaque morceau du parquet, au gré d’un machiniste unique qui ferait mouvoir le tout d’un poste central, comme l’aiguilleur des chemins de fer.

Sans prétendre d’ailleurs qu’une besogne aussi changeante et obligée de se plier à autant de fantaisies que celle du théâtre puisse être jamais assimilée à des industries mécaniques, il est clair que certaines manœuvres, qui s’exécutent encore à bras d’hommes, comme sous Louis XIV, devront être simplifiées. Les forces hydrauliques et électriques sont déjà appliquées avec succès en Angleterre et en Allemagne. Dans la salle modèle de Wiesbaden, elles réduisent sensiblement l’effectif du personnel nécessaire.


VI

Si nous avons, à ce point de vue, beaucoup à apprendre de l’étranger, nous pouvons servir de modèle sous le rapport des costumes ; non que les nôtres soient plus luxueux ni plus exacts, mais le goût en est meilleur. Quel chemin n’ont-ils pas fait, ces costumes de théâtre, depuis la réforme commencée par une danseuse, Mlle Salé, au XVIIIe siècle, continuée par un tragique, Talma, achevée enfin par deux dramaturges : Dumas père et Victor Hugo ! « Les toges des sénateurs de Catilina, en 1748, sont, dit un contemporain, en toile d’argent bordée de pourpre, avec des vestes de toile d’or, le tout festonné et enrichi de faux diamans. On a trouvé ce Sénat-là un peu pomponné ; cela vaut mieux que s’il eût été en vieil oripeau. »

Pour désemplumer et dégalonner les héros grecs et romains, ce ne fut pas une petite affaire ; comme d’ailleurs pour transporter chaque personnage de la convention dans la réalité : on procéda par étapes, on « tricha » légèrement d’abord pour faire accepter au public des tenues et des types dont la nouveauté le déroutait. Encore la mode est-elle si impérieuse que, même dans les costumes historiques les plus corrects des temps modernes, on retrouve la trace de l’époque où ils ont été dessinés. Les documens consultés de 1815 à 1840 sont ceux dont on se sert encore ; cependant, à certains détails des aquarelles qui se sont inspirées d’eux, on voit qu’elles datent de Louis-Philippe ou de Charles X.

Les théâtres subventionnés confectionnent dans leurs ateliers propres les habillemens de leur répertoire ; les théâtres d’opérette ou de féerie s’adressent à des maisons spéciales, dont l’une excelle dans la « fantaisie, » tandis que d’autres ont le monopole des ajustemens « de caractère. » Ce qui n’empêche pas ces derniers d’appointer un personnel fixe, sous les ordres d’une « maîtresse-costumière, » pour les réparations et l’entretien. Quant aux toilettes « de ville, » seules nécessaires aux pièces modernes, elles sont à la charge des acteurs, sauf de rares exceptions : à la Comédie-Française, par exemple, tous les vêtemens portés en scène sont fournis aux sociétaires et pensionnaires, soit en na- ture, soit en argent, et imputés sur les 120 000 francs de ce chapitre de dépense. Au Palais-Royal, toutes les fois qu’un artiste doit se déshabiller devant le public, ou seulement retirer un effet quelconque, fût-ce une cravate ou une paire de pantoufles, cet objet, suivant une tradition invariable, est payé par la direction.

D’ailleurs, ces habits de rôle exigent parfois un « truquage » particulier : tel doit apparaître trempé par la pluie battante que vient de recevoir son maître ; on l’enduit d’une solution de gomme qui imite le brillant du drap mouillé. Pour jouer le Chemineau, à l’Odéon, il fallait la défroque navrée d’un coureur de grandes routes. L’acteur « travailla » par de savantes préparations un pantalon de cocher, le râpa, l’exposa à la pluie pour lui enlever sa couleur. Dans le Roi s’amuse, la saleté inquiétante des loques de Saltabadil donnait, rien qu’à le voir, envie de se gratter. Le marché du Temple, dernière station des guenilles parisiennes avant le dépérissement final, fournit en abondance des livrées de gueuserie réelle à qui veut en endosser une feinte. Les toilettes « de ville » ne sont pas toujours les plus conformes à la vérité scénique : on voit, suivant les ressources personnelles de l’actrice, des « femmes d’employés » qui cherchent une place de 1 500 francs et portent sur leur dos une robe de 2 000, et des « princesses archi-millionnaires » parées de tissus à 19 sous le mètre.

À l’Opéra et à l’Odéon, les costumes, comme les décors, de- viennent propriété de l’Etat aussitôt qu’ils ont servi une fois. Aux Français, ils appartiennent exclusivement à la société des comédiens. Un système mixte fonctionne à l’Opéra-Comique, où le directeur est comptable, vis-à-vis du domaine, du matériel estimé à 120 000 francs au début de son entreprise, et conserve le bénéfice des plus-values, décuples peut-être, qui résulteront de sa gestion.

Le costume riche, pour un artiste en évidence, — celui de Nevers dans les Huguenots par exemple, — coûte de 700 à 800 francs. Mais il en est de beaucoup plus chers : le manteau seul d’Hamlet, aux Français, incrusté de joyaux et couvert de broderies qui avaient demandé trois mois de travail, revint à 6 200 francs. Un opéra nouveau, avec le corps de ballet, la figuration et les chœurs qui changent plusieurs fois de travestissement, représente en moyenne 600 costumes. Pour alléger les frais d’un effectif aussi onéreux, l’on démolit, l’on requinque et l’on transforme les anciens affublemens, incarnés en de nouveaux avatars. Les gazes, les gais chiffons dont la jeunesse ne dure qu’un jour, sont mis en réforme. Chaque danseuse a, dans ses jupons bouffans, 15 à 16 mètres de tarlatane, et l’Académie nationale de musique en consomme 75 000 mètres par an.

Aussi l’achat des matières premières est-il un des soucis de cette vaste administration : il se trouve des étoffes de luxe dont la valeur tombe au-dessous de leur prix de revient, soit parce qu’elles se sont démodées trop vite, soit parce que la consommation n’a pas répondu aux espérances des fabricans. L’Opéra est toujours prêt à les acquérir : il achètera d’un seul coup pour 60 000 ou 80 000 francs de colles que l’on veut liquider, à la condition de ne les point payer trop cher. Il emmagasine ainsi, pour les mettre en œuvre suivant ses besoins, tantôt un stock de velours ciselé, tantôt de souples brochés aux nuances tendres, dont raffolèrent les élégantes dans la saison où ils coûtaient 25 francs le mètre et qui, soldées pour 6 francs, moulent d’imposantes dames choristes ou drapent en tanagréennes les attractives prêtresses d’Astarté.

Le chef de ce département, M. Bianchini, possède, dans le bureau où il dessine ses personnages et échantillonne ses esquisses avec des carrés d’étoffes multicolores, une collection de 15 000 planches comprenant 200 000 gravures, réunies par lui depuis sa sortie du collège et classées par matières, époques et catégories d’individus. Il mériterait par là le titre de « peintre d’histoire, » officiellement attribué à son confrère du théâtre impérial de Vienne. Vingt portraits de François Ier ou de Catherine de Médicis sont groupés dans ses cartons ; les uniformes de tous les pays, accompagnés de leur description réglementaire, y figurent côte à côte, complétés, s’il y a lieu, par une copie du Catalogue des Estampes de la Bibliothèque nationale, qui se trouve à portée de la main.

Les plans arrêtés, les maquettes exécutées, il reste à négocier avec le chanteur ou le comédien pour lui faire admettre son costume. Les femmes surtout sont intransigeantes sur les questions de coiffure, de chaussures et de corset. — « Mais cela ne m’ira pas ! » est leur argument irrésistible. Elles se refusent à porter du bleu, ou du vert, ou du jaune.

Avec les chœurs, on tombe dans l’excès contraire : une effroyable indifférence. Aux efforts du costumier qui voudrait corriger leurs défectuosités, leur donner l’apparence physique des personnages, ils opposent, en certains théâtres, une terrible force d’inertie. Mettre leurs gants, tirer leurs maillots, sont des soucis qui leur demeurent étrangers. Le choriste, le figurant, est comme un soldat en campagne ; il cherche toujours à simplifier, à fondre plusieurs accoutremens en un seul, pour s’économiser la besogne. Avant le dernier acte, il a déjà commencé à se déshabiller. Il repasse son gilet de flanelle sous la chlamyde ou le hoqueton, et ses accessoires ne tiennent plus qu’à un fil. Au baisser du rideau, la sortie de scène est une galopade effrénée vers les loges ; seigneurs, soldats et paysannes se précipitent aux escaliers, se bousculent dans les couloirs, de peur de manquer le dernier omnibus pour Montrouge ou le dernier train de Bois-Colombes.

Le monde des comparses et des coryphées, qui doivent, en quinze minutes, plusieurs fois chaque soir, se déguiser de la tête aux pieds, sauter de vingt ans à soixante ou réciproquement, de chevaliers devenir moines, ou de sultanes, bergères, gite en de vastes salles aux étages supérieurs. Les « étoiles, » même dans les petits théâtres où l’accès des coulisses est sévèrement interdit aux étrangers, — au Palais-Royal, les mères d’actrices mineures sont seules autorisées à y pénétrer, — les étoiles disposent de loges spacieuses, garnies à leurs frais de tapis et de gaies tentures. Elles ont leurs habilleuses et leurs caméristes, qui les accompagnent jusqu’au « foyer des rôles, » où l’on attend son entrée en scène. Dans les « bains à quatre sous, » — ainsi nomme-t-on les loges communes, — les figurantes ont une habilleuse pour dix. Aussi les rencontre-t-on dans les corridors, vêtues moitié ville et moitié théâtre, allant se faire coudre ou raccommoder quelque frusque.

Le long des murs blanchis à la chaux s’alignent : d’un côté, des chaises de paille devant des toilettes en merisier ; de l’autre, des rangées de portemanteaux où pendent, au-dessus de bottines crottées, les bardes minables de ces gens qui participent, en des pays enchantés, à d’invraisemblables fêtes. Pour prévenir tout usage abusif des chaussures de théâtre, à eux confiées, les comparses, dans quelques scènes des boulevards, doivent chaque soir avant de sortir les rendre à l’administration.

Ces agglomérations de soixante individus, ce costumage « à la gamelle, » constitue une sorte de meeting. A-t-il pour effet de rendre le petit personnel moins obéissant, moins maniable, que si les architectes avaient aménagé à son usage des locaux plus divisés ? On ne saurait l’affirmer, du moins à l’égard du sexe faible, puisque le corps de ballet montre à l’Opéra beaucoup de docilité, quoique réparti en chambrées de vingt jeunes personnes. Le seul point où les ballerines résistent est celui des bijoux : impossible d’empêcher les villageoises de la Korrigane, en robes de toile et en sabots, de s’accrocher aux oreilles pour 25 000 francs d’émeraudes et de saphirs, ou les mauresques du Cid de suspendre à leur cou des croix en diamans.

Pour tout le reste, l’habillement de ce bataillon chorégraphique est organisé suivant une discipline presque militaire, et la délivrance des « godillots » aux fantassins n’est pas réglée plus sévèrement que celle des chaussons de satin aux danseuses. Même il y a, dans les coulisses, une formalité de plus qu’à la caserne : au théâtre, pour « toucher » des chaussures neuves, il faut rendre les vieilles. Un désordre fâcheux s’était glissé. Le directeur de l’Opéra, à son entrée en fonctions, s’étonna du total de ce chapitre qui, à 5 francs la paire, représentait 6 000 souliers de danse ; il se rendit à Milan et y obtint des marchandises analogues à moitié prix. Puis, des perquisitions audacieuses, l’armoire d’une coryphée où se trouvaient déloyalement rassemblées trente-deux paires de chaussons neufs, révélèrent le commerce clandestin dont ces fournitures étaient l’objet. Revendus par des gamines peu appointées, qui se procuraient ainsi des bottines de ville ou de l’argent de poche, les chaussons échappés de l’Académie nationale de musique approvisionnaient à bon marché des music-hall et des scènes de second rang.

De ces souliers professionnels, blancs, roses ou puce, — ceux-ci réservés aux répétitions et aux classes, — la distribution normale demeure assez large : les étoiles et les premiers sujets ont droit à une paire par acte ou par soirée ; les quadrilles les moins largement pourvus en ont une par douze représentations. Une égale surveillance préside à la consommation de ces pantalons de tricot, auxquels la légende veut que M. Maillot, bonnetier dramatique, ait attaché son nom : maillots de soie ou de coton, maillots classiques, couleur chair, ou « de caractère, » à nuances variées, maillots de corps, de jambes ou « à combinaison, » allant des pieds à l’épaule. — « Mademoiselle, prenez donc garde, dit l’habilleuse, vous allez déchirer votre maillot. — Si je le déchire, on le verra bien, » répond l’espiègle danseuse qui en veut un neuf. Mais les amendes ont vite fait de donner du soin à celles qui en manquent.

Le public croit volontiers que les maillots ne sont pas sincères, que leur indiscrétion à dessiner les formes est tempérée par un coton optimiste qui montre les choses en beau. Il n’en est rien. Les ballerines, dotées de mollets insuffisans, ne peuvent s’en fabriquer de postiches : cette surcharge alourdirait la jambe, gênerait les articulations et, humectée par la sueur, en paralyserait le jeu. Les entrechats et les pirouettes risqueraient aussi de ramener le coton sur le devant des tibias. Les « petites femmes » des pièces à spectacle, dont le rôle simplement consiste à incarner des entités imaginaires en un déshabillé tangible, ne sont pas davantage capitonnées. Sur cent cinquante beautés qui figurent dans une féerie, trois ou quatre seulement ont des « maillots garnis. » La visite préalable de leur personne, à laquelle seraient soumises par la direction ces artistes muettes, est une fable. L’homme du métier discerne, sous la toilette de jour, les qualités plastiques des postulantes et, s’il se trompe, les change de destination. — « Monsieur, interroge un « petit rôle, » abordant le directeur avec des larmes dans la voix et la mine navrée, on m’a retiré mon costume pour demain ! Pourquoi ? Est-ce que je ne dois pas revenir ? — Si, si, mon enfant, lui est-il répondu d’un ton paterne, revenez demain, on vous en donnera un autre. » — « Vous comprenez, dit-il à l’auditeur de ce colloque, lorsque sa pensionnaire fut partie, elle était un peu maigriote pour la tenue Empire. »

Si les faux mollets sont rares au théâtre, les cheveux et les barbes artificiels y sont de commune pratique. Souvent le coiffeur prend à forfait la charge de la figuration et des personnages secondaires ; les perruques des principaux acteurs se paient à part. Moyennant 8 à 900 francs par mois, au Châtelet, un spécialiste fournit et transforme tous ces accessoires pileux, qui demeurent sa propriété.

Deux industries distinctes se partagent le travail des cheveux : les « apprêteurs » achètent, nettoient, conditionnent et assortissent les 80 000 kilos de cette dépouille humaine annuellement nécessaires à notre consommation nationale ; — de 1872 à 1883, il en fallait 160 000 kilos par an. — La moitié de ces cheveux proviennent de têtes françaises ; l’autre moitié vient des pays scandinaves, de Hongrie, d’Italie, surtout de Chine et du Japon. Le prix varie de 20 francs à 2 000 francs le kilo, suivant les genres et les fluctuations du marché. Les moins estimés sont ceux d’Extrême-Orient, espèce de crins carrés et cassans, propres seulement aux gros ouvrages ; la nuance la plus chère est le blanc naturel, teint par la neige des ans et non décoloré par l’eau oxygénée.

Les « posticheurs, » de théâtre ou de ville, les premiers assistés de nombreuses ouvrières, les autres opérant isolément, établissent les perruques ; c’est-à-dire fixent les cheveux un par un sur des formes. Tous sont parvenus depuis quelques années à diminuer beaucoup le poids de leurs articles, en réduisant le volume de leurs montures et en faisant tenir, sur un petit espace, une quantité de cheveux que les plus habiles autrefois n’auraient pu y rassembler.

Le coiffeur doit être le collaborateur patient de l’artiste dont il tient le chef dans ses mains ; sur les scènes de genre, il l’aide à allonger, élargir et modeler son crâne, suivant la physionomie grotesque ou terrible qu’il veut se donner ; dans les spectacles historiques, il doit ressusciter, par la tête, les personnages dont le costumier a fait revivre le reste du corps. Les comédiens, qui aiment et savent se grimer, n’hésitent jamais à sacrifier leur coupe de barbeaux exigences de leurs rôles ; les grands chanteurs y mettent moins de complaisance, mais les choristes devraient toujours être astreints à se raser et ne pas se montrer, par exemple, en prêtres égyptiens avec des moustaches de grognards.

Costumé et coiffé, l’artiste n’a plus que son visage à « faire ; » on ne se maquille pas au théâtre comme dans la vie, pour effacer les rides, mais quelquefois pour s’en fabriquer. Ce sont rides et laideurs d’un soir, que l’on prend gaiement parce qu’elles ne tiennent pas et qu’il suffit, pour les effacer, d’y passer l’éponge. Rouge et cold-cream, blanc-gras et crayon noir, sont les élémens premiers de ce badigeon que l’on nomme un « mastic. » La rampe est une fée contrariante ; elle fausse les tons, enfume les teints clairs et donne du poli aux peaux granulées. Sous sa lumière crue, les lignes délicates s’atténuent jusqu’à l’insignifiance et les traits trop accentués s’estompent jusqu’à la poésie. L’actrice, sur toute sa chair visible de la salle, étend une couche épaisse de blanc liquide qui forme vernis en séchant. Elle recouvre cette couche d’un soupçon de graisse parfumée et la velouté d’un nuage de poudre. Elle avive ses lèvres de carmin, allume ses joues de vermillon, lustre ses dents à l’émail, allonge ses yeux au k’hol, dessine ses sourcils à l’encre de Chine et, s’il le faut, dissimule la patte d’oie sous un réseau de veines bleues.

Ainsi consciencieusement enluminée, telle « ingénue » de quarante ans, déjà fatiguée d’être une « petite bécasse » et aspirant à passer « jeune première, » redevient pour quelques heures à peine nubile, si candide et si fraîche qu’un ange d’innocence, suivant le vers du poète,


Baiserait sur son front la beauté de son cœur !


Vte G. d’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Voyez dans la Revue du 15 juin 1896 le Mécanisme de la vie moderne, — l’Éclairage.