Le Mécanisme de la Vie moderne/23

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Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 45-76).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

LE THÉÂTRE

III.[1]
AUTEURS, PUBLIC ET DIRECTEURS

Il est connu que, dans le royaume des lettres, le théâtre est le département le plus lucratif, comme la poésie est celui qui rapporte le moins. Les auteurs dramatiques ont, en effet, un champ fructueux : s’ils peuvent monnayer leur gloire, c’est d’abord au goût du public pour les spectacles qu’ils en sont redevables ; mais ils le doivent aussi à eux-mêmes, je veux dire à la façon dont ils gèrent leurs intérêts.

Les premiers, bien avant qu’il ne fût question de syndicats professionnels ou de coopératives de production, ils avaient noué entre eux une ligue si solide et l’avaient conduite si énergiquement, qu’ils réalisaient, dans cette industrie de l’intelligence, l’idéal des ouvriers du fer ou du charbon : le travail donnant des lois au capital. Lois humaines et raisonnables à la vérité sont celles qu’a édictées la Société des Auteurs, dont le caractère est de niveler, en faveur des faibles, des jeunes et des inconnus, le taux des prélèvemens que la corporation opère sur les recettes des entreprises théâtrales.

I

Aux siècles passés, il n’existait d’autre propriété littéraire que celle des manuscrits. Sitôt publiée, tous les théâtres pouvaient s’emparer de la pièce sans rien payer à l’auteur. Celui-ci traitait de son œuvre inédite, tantôt pour un prix fixe, — Racine vendit Andromaque pour 1 000 francs de notre monnaie actuelle et Bérénice pour 2 000, — tantôt moyennant une redevance modique pour chaque représentation, dont la perception n’était jamais de longue durée.

A la Comédie-Française, le chiffre de cette redevance était invariable, tant que les recettes atteignaient un quantum déterminé ; descendaient-elles au-dessous, ne fût-ce qu’un jour, l’ouvrage tombait dans ce qu’on appelait « les règles, » et l’auteur en était dépossédé à perpétuité. Encore ce contrat usuel, dont les Rivales de Quinault, en 1653, avaient fourni le type original, était-il tout à fait facultatif ; de sorte qu’un certain nombre d’auteurs n’en avaient pas le bénéfice. Quant aux théâtres de province, il va de soi qu’ils ne payaient rien.

Telle était la situation à la fin de l’ancien régime. Pour le Barbier de Séville, en 1777, après trente-deux représentations, les comédiens avaient offert 4500 livres à Beaumarchais. Mais celui-ci, qui, sur les questions d’argent, n’était pas toujours de composition facile, refusa et, d’après le conseil du maréchal duc de Duras, provoqua une réunion de ses confrères. Une commission de défense fut constituée, dont firent partie Sedaine et Marmontel et dont Beaumarchais demeura lame. Il déploya dans cette lutte une énergie persévérante. « Au foyer des théâtres, disait-il en un de ses nombreux mémoires contre les comédiens, on prétend qu’il n’est pas noble aux auteurs de plaider pour le vil intérêt, eux qui se piquent de prétendre à la gloire ; on a raison, la gloire est attrayante ; mais on oublie que, pour en jouir seulement une année, la nature nous condamne à dîner 365 fois ; et si le guerrier, le magistrat, ne rougissent pas de recueillir le noble salaire dû à leurs services, pourquoi l’amant des Muses, incessamment obligé de compter avec son boulanger, négligerait-il de compter avec les comédiens ? »

La persévérance de Beaumarchais ne fut pas immédiatement récompensée ; deux arrêts du Conseil lui accordèrent quelques satisfactions insuffisantes. La Révolution arriva ; en 1790, une députation composée de Laharpe, Ducis, Lemierre et Champfort, demanda à l’Assemblée constituante que les auteurs eussent sur leurs œuvres un droit exclusif et absolu pendant leur vie, et que même droit appartînt, pendant cinq ans après leur mort, à leurs héritiers. Après un rapport favorable sur cette pétition et une discussion, à laquelle prirent part Maury, Mirabeau et Robespierre, fut votée la loi qui défendit, à peine de confiscation de la recette, de jouer une pièce sans la permission écrite de son auteur. Réunis, quelques semaines plus tard, dans la maison qu’habitait, près de l’ancienne Bastille, le père de Figaro, les écrivains en renom de l’époque ébauchèrent, d’un commun accord, les tarifs qu’une agence devait à l’avenir exiger des différens théâtres et centraliser à leur profit.

Cet accord ne reçut une forme définitive qu’en 1829, lorsque fut fondée, sur l’initiative de Scribe, l’association actuelle ; il ne prit une valeur légale qu’à dater de 1837, quand tous les membres s’engagèrent par acte notarié dans les liens d’une société civile, qui ne laissait à aucun des adhérens la faculté de décliner l’autorité de la compagnie, et d’agir, si bon lui semblait, à sa guise. Jusqu’alors les écrivains, sauf quelques privilégiés du succès, se trouvaient plus ou moins dans la dépendance des directeurs. D’un homme comme Dumas père, auquel l’économe Billion allait demander un drame pour la Porte-Saint-Martin, parce qu’ « on l’avait assuré que ce M. Dumas était une bonne plume, » il fallait bien se résigner à subir les conditions, quelque onéreuses qu’elles parussent ; mais les imprésarios se rattrapaient sur le commun des producteurs et Mourier, par exemple, aux Folies-Dramatiques, ne payait pas plus de 30 francs par soirée pour trois actes, 24 francs pour deux, et 12 fr. 50 pour un, avec promesse d’une petite prime si la pièce réussissait. Il se faisait entre les auteurs une sorte de concurrence à la baisse ; rien ne les entravait, rien ne les enchaînait, mais aussi rien ne sauvegardait leurs droits, et les plus favorisés n’avaient aucun moyen pratique d’aller contrôler les livres de comptabilité. C’est ainsi que Désaugiers, ayant donné aux Variétés la Chatte merveilleuse, qui obtint cinq cents représentations et produisit deux millions, reçut 20 francs par soirée à partager avec un collaborateur, soit pour chacun 5 000 francs.

Par les statuts de la « Société des auteurs et compositeurs dramatiques, » il fut interdit à tous ses membres de faire représenter aucun ouvrage sur un théâtre qui n’aurait pas traité avec la commission à laquelle était dévolu le pouvoir exécutif. Il leur fut également défendu de consentir privément à aucune administration théâtrale des conditions inférieures à celles fixées par les tarifs généraux. Enfin toute collaboration fut prohibée avec les directeurs ou employés du théâtre sur lequel la pièce devait être montée. Cette dernière clause a pour objet d’empêcher les directeurs trop avides de reprendre, sous couleur d’une collaboration imaginaire aux pièces qu’ils acceptent, une partie des droits qui appartiennent légitimement aux auteurs.

Ces clauses, objecte-t-on, ne gênent que les imprésarios honnêtes ; les autres usent de prête-noms pour atteindre le même but : certains débutans se laissent volontiers juguler par des directeurs indélicats ; ils subissent des collaborateurs factices et, s’ils sont riches, vont jusqu’à donner de l’argent pour être joués. Il n’est pas moins vrai que la règle, fût-elle violée parfois, est le plus souvent observée ; la Société, lorsqu’elle vient à en avoir la preuve, punit avec rigueur les infractions : elle frappait, l’an dernier, de 12 500 francs d’amende le directeur d’une des scènes du boulevard, pour avoir indûment louché des droits dans son théâtre. Les tarifs uniformes qu’elle impose profitent à la moyenne des auteurs ; ils font payer les gros pour les petits. Les dramaturges célèbres pourraient exiger sans doute davantage ; le plus grand nombre des littérateurs n’obtiendrait jamais autant.

La quotité de ces droits a augmenté, en effet, en même temps que s’accroissait leur rendement proportionnel : voici un demi-siècle, les salles consacrées au vaudeville payaient seules 12 pour 100 de la recette brute ; les petits théâtres avaient passé des marchés insignifians. Le Théâtre-Français et l’Opéra-Comique versaient 8 pour 100. Quant à l’Opéra, il ne devait, aux ouvrages en trois actes et au-dessus, que 500 francs pour chacune des quarante premières représentations et 100 francs seulement pour les suivantes. Les scènes de province, suivant une division en cinq classes, qui datait de 1791, étaient soumises aussi à des taxes fixes, qui variaient de 30 francs, pour Lyon, Bordeaux ou Marseille, jusqu’à 2 francs pour la cinquième catégorie. Les prélèvemens fixes ont depuis lors disparu à peu près partout. Les théâtres des départemens sont aujourd’hui astreints à 6 pour 100 de leur recette, et le produit de ce droit, presque dérisoire dans des bourgades où la comédie est chose tout exceptionnelle, flotte entre 500 et 5 000 francs par an dans les villes secondaires, et s’élève à 10 000 francs au Théâtre des Arts de Rouen, à 35 000 francs aux Célestins de Lyon, à 43 000 francs aux Variétés de Marseille. Il arrive en bloc à près d’un million. Les théâtres parisiens, y compris la banlieue, rendent un peu plus de 2 200 000 francs. L’Opéra, où le droit est maintenant de 8 pour 100, tient la tête avec une moyenne de 240 000 francs. Le Théâtre-Français fournit une somme à peu près égale, bien que ses recettes soient moitié moindres ; mais il est soumis à un régime particulier : les droits y sont de 15 pour 100 sur les pièces modernes et « le répertoire » est exempt.

Partout ailleurs, à Paris comme en province, les ouvrages des auteurs morts ainsi que leurs veuves depuis plus de cinquante ans, et par conséquent tombés dans le domaine public, sont néanmoins sujets au droit. Racine tire aujourd’hui de Phèdre des revenus bien meilleurs que de son vivant. Tartuffe peut rapporter à Molière dans les bonnes années près de 7 000 francs et l’Avare plus de 1 000 francs. Et cela, en vertu des stipulations de la Société des Auteurs. Elle prolonge, par des traités librement consentis, la durée que la loi en vigueur assigne à la propriété littéraire et fait gagner de l’argent aux gloires défuntes au profit des vivans besogneux, car les sommes ainsi perçues tombent dans sa caisse de secours. Ce qui ne l’empêche pas de rechercher les descendans des maîtres de la comédie et de la musique, pour leur servir, lorsqu’il s’en trouve, la rente du génie de leurs ancêtres. Elle fait pour eux ce que le Roi avait fait pour les petits-fils de La Fontaine, auxquels un arrêt du Conseil, en 1761, continuait le « privilège » de leur aïeul, soixante-six ans après sa mort. Elle paie des droits à la postérité de Boïeldieu, d’Hérold et de Grétry, ce dernier représenté par un fonctionnaire des finances. Elle en paie à l’étranger ; elle découvrirait demain des héritiers de Mozart, qu’elle leur offrirait le tribut de Don Juan et de la Flûte enchantée.

Dans les divers théâtres de la capitale le droit varie de 10 à 12 pour 100. Il est rare qu’un directeur vienne spontanément, comme Antoine, offrir de portera. 12 le prélèvement qui n’était chez lui que de 10 ; mais les administrateurs des grandes scènes, quoiqu’ils se plaignent souvent des exigences de la Société des Auteurs, vivent en bons termes avec elle… parce qu’ils ne pourraient au reste faire autrement : une rupture ne leur laisserait presque aucun ouvrage à représenter. Leur charte se formule en un traité qui fixe les délais, — deux ou trois ans au maximum, — dans lesquels doit être jouée la pièce reçue par eux, sous peine d’une indemnité qui va jusqu’à 3 000 francs pour cinq actes. Il est stipulé que la chute d’un ouvrage n’est acquise et constatée qu’après la troisième représentation. Les auteurs d’une pièce mal accueillie peuvent donc toujours exiger ces trois épreuves. En revanche, ils ne peuvent retirer un ouvrage du répertoire lorsque, dans l’espace d’un an, il a eu dix représentations consécutives. Dans le cas où les auteurs, jugeant leur pièce imparfaite, voudraient en retarder la « première, » le directeur peut les mettre en demeure de la rendre jouable dans un délai de dix jours, au bout desquels il lui est permis de passer outre.

La Société a su étendre son autorité aux cafés-concerts, qui longtemps avaient prétendu s’y soustraire, et où elle prélève environ 200 000 francs ; son activité s’exerce à l’étranger, dans les pays qui ont avec le nôtre des conventions littéraires, et dont les théâtres versent annuellement 300 000 francs à nos compatriotes.

Par sa surveillance, au-delà de nos frontières, elle découvre et démasque ce qu’on nommait d’un euphémisme poli les « adaptations ; » lesquelles n’étaient autre chose que la contrefaçon de nos pièces françaises, dont on changeait les titres et les noms de personnages pour esquiver le paiement des droits. Là où nul traité international ne garantit leur propriété, nos auteurs doivent se défendre eux-mêmes et n’y parviennent pas toujours : telle pièce en vogue, comme le Tour du monde, fut sténographiée à l’audition et envoyée à une troupe des Etats-Unis qui en tira d’amples recettes.

Le montant global des droits perçus par la Société des auteurs, qui n’était en 1855 que de 1 300 000 francs et en 1866 de 1 920 000 francs, s’élève aujourd’hui à 3 740 000 francs. Si l’on y joint les « billets d’auteur, » dont le montant varie de 80 à 120 francs par soirée suivant les théâtres, et que l’on évalue à 500 000 francs par an, on constate que, de toutes les productions littéraires, celles qui revêtent la forme scénique sont, au point de vue de la rémunération, les plus favorisées. Les « billets d’auteur » avaient été dans le principe un cadeau de la direction, destiné aux amis de celui qui tenait l’affiche. Ils devinrent un droit stipulé par traité ; un sieur Porcher s’enrichit en créant une agence, qui revendit en détail au public ces billets qu’elle acheta en bloc aux auteurs. Et l’usage s’établit que ces derniers demandèrent d’autres billets « de faveur, » lorsqu’ils voulurent faire des politesses autour d’eux.

Les écrivains dramatiques ne sont pas partout aussi bien traités que chez nous, et, par exemple, en Allemagne, où il n’existe aucune société qui règle leurs rapports avec les directeurs, ceux-ci paient fort peu de chose aux éditeurs pour les œuvres anciennes qui composent leur répertoire, et de 5 à 7 pour 100 pour les œuvres nouvelles, suivant leur importance et la réputation de l’auteur. Si la situation en France est tout autre, nos confrères le doivent à leurs aînés et à leur commission exécutive ; et celle-ci, à son tour, a eu la chance de mettre la main sur des agens généraux, actifs et fidèles, dont l’un, Alexandre Roger, après l’avoir servie pendant quarante ans, est remplacé depuis dix-sept ans par son fils. Ces agens, par les yeux et les mains de correspondans multiples qu’ils stimulent et contrôlent, arrivent à percevoir partout et sur tous, depuis les sociétés d’amateurs jusqu’aux troupes foraines qui jouent sous la tente.

La répartition des droits offre quelques anomalies : le librettiste d’une opérette reçoit même part que le musicien, ce qui est équitable parce que l’un et l’autre ici contribuent au succès dans une égale mesure : mais on est surpris de voir qu’un opéra, comme Faust ou les Huguenots, rapporte autant au parolier qu’à Gounod ou à Meyerbeer. Aussi Castil-Blaze disait-il plaisamment que chaque vers de Freyschütz lui avait rapporté 1 000 écus.

Parmi les pièces à succès, les gros bénéfices ne sont pas toujours pour celles qui ont le plus de mérite. Une féerie, un mélodrame ou une farce qui réussit, enrichit bien davantage son auteur qu’un ouvrage en cinq actes à la Comédie-Française. Les droits d’une année heureuse, qui atteignent 120 000 francs aux Nouveautés, 100 000 francs au Vaudeville, 185 000 francs à la Porte-Saint-Martin, peuvent entrer dans une seule poche, si, comme il arrive exceptionnellement, le spectacle n’a pas changé durant 300 jours. Mais, si les gains sont moindres aux Français, dans le début, les pièces y restent plus longtemps sans épuiser leur public. Sur les sommes qu’elle encaisse, la Société des Auteurs sert annuellement 110 000 francs de pensions et distribue 30 000 francs de secours ; le reste est divisé, à proportion de leurs droits, entre les intéressés.

Une somme d’environ 1 250 000 francs forme la part des veuves, enfans et autres héritiers des auteurs défunts. Parmi les auteurs vivans, 7 ont touché l’an dernier plus de 100 000 francs ; 8 ont reçu de 50 000 à 100 000 francs ; 27, de 20 000 à 50 000 francs ; 28, de 10 000 à 20 000 francs, 39, de 5 000 à 10 000 francs ; enfin, 1 025 ont reçu moins de 5 000 francs. En résumé, une dizaine d’auteurs se partagent le premier tiers ; une trentaine le second tiers ; le troisième fournit à 200 « sociétaires » des revenus de quelques milliers de francs et disperse un peu de menue monnaie sur des centaines de « stagiaires, » — le stagiaire est celui qui n’a pas encore cinq actes à son actif, — créateurs de vagues revues, proverbes, pochades ou « à-propos, » représentés un soir devant des rampes lointaines et ignorées.


II

Bien que le chiffre ait de quoi surprendre, une moyenne de 700 « pièces » inédites, issues du cerveau d’un ou plusieurs de nos concitoyens, — les collaborateurs sont parfois trois ou quatre, — sollicitent chaque année les applaudissemens du public. Pourtant il se trouve des directeurs pour prétendre que la « crise du théâtre » vient du manque d’auteurs dramatiques. Sans doute ils ne sont pas aussi féconds qu’au temps des spectacles « coupés, » où Clairville, en douze mois, écrivait vingt pièces nouvelles. Nous n’avons plus l’équivalent d’un d’Ennery, qui donna le jour à 210 œuvres scéniques, des genres les plus divers, formant un total de 659 actes.

Des 700 pièces montées en un an, et dont j’ai sous les yeux la liste, une centaine seulement appartiennent aux théâtres parisiens. Il en est vingt dont on se rappelle le titre, l’année d’après ; il en est cinq qui firent de l’argent. Le mot de Voltaire est toujours actuel : « Combien avez-vous de pièces de théâtre en France ? — 5 ou 6 000. — C’est beaucoup, dit Candide. — Et combien de bonnes ? — 15 ou 16. — C’est beaucoup, dit Martin. »

Quand l’auteur, sous la dernière ligne, a écrit et souligné le mot : Rideau, il s’occupe de faire copier son manuscrit. Il n’a que l’embarras du choix entre les agences, surtout depuis la diffusion de la machine à écrire ; mais rien ne vaut la calligraphie en belle ronde, dont trois ou quatre maisons sérieuses se font honneur, chacune copiant en moyenne 2 000 actes par an. La besogne est payée 5 francs à l’entrepreneur, qui emploie une dizaine de « belles mains, » dont les plus laborieuses n’abattent pas plus d’un acte par jour. Il faut une certaine habitude pour tenir compte des indications, distinguer les vers de la prose, et ne pas attribuer au dialogue ce qui appartient aux jeux de scène.

Alors commence pour le débutant, qui n’est attendu nulle part et ne sait où frapper, la tournée des directeurs ou simplement des concierges de théâtre. Il est présenté aux Français 250 à 300 pièces par an ; elles passent d’abord sous les yeux des deux « lecteurs, » dont les rapports, en général, ne sauraient être taxés de sévérité. S’ils sont favorables, ou si l’auteur, ayant été représenté antérieurement à la Comédie-Française, est par là même dispensé des formalités de l’examen préliminaire, la pièce était, jusqu’à la suppression récente de cet organisme, soumise au comité de lecture. L’administrateur jouissait du droit de reprendre, comme bon lui semblait, toute pièce qui avait été jouée dans la maison, ne fût-ce qu’un soir ; mais il ne pouvait, de son autorité privée, admettre aucune œuvre nouvelle.

Ce n’est pas au reste que les comédiens aient été accusés d’exclusivisme ; ils auraient plutôt péché par excès d’indulgence, plus portés à recevoir une mauvaise pièce qu’à en refuser une bonne. Sauf des exceptions assez rares, parmi lesquelles on cite l’Honneur et l’Argent, et, plus près de nous, Pour la Couronne et le Chemineau, il n’y a guère d’exemples d’ouvrages refusés aux Français qui aient réussi ailleurs. Les jeunes auteurs y sont volontiers accueillis : MM. Edmond Rostand et Henri Lavedan y ont tous deux fait leurs débuts, et l’on ne saurait reprocher à la maison de Molière d’avoir laissé échapper Cyrano de Bergerac, qui ne lui fut point offert.

De fait, le choix des pièces est ici plus difficile qu’ailleurs, par une inconséquence de l’opinion courante : sous prétexte qu’aux Français, ce ne sont pas seulement les spectateurs, mais aussi les bustes qui écoutent, lorsqu’il s’y donne des pièces trop gaies, chacun crie au vaudeville, et chacun se plaint de l’ennui, lorsqu’il s’y voit des pièces trop graves. L’alternance des représentations exige aussi de l’administrateur une constante diplomatie, parce qu’il lui faut établir un roulement entre des dramaturges pointilleux, auxquels la part de leurs confrères semble toujours un peu excessive.

Les scènes de genre disposent de plus de liberté. Une centaine de pièces par an sont présentées au Palais-Royal ou aux Nouveautés ; les deux tiers signées de noms absolument inconnus. Sur une moyenne de trente manuscrits « possibles, » quatre ou cinq sont choisis, qui défraieront la saison. Cette sélection ne va pas sans erreurs ; Ici ouvrage, refusé par un directeur, est pour un autre l’occasion d’un gros succès. Dédaigné dans les principaux théâtres, l’auteur se rabat sur Cluny, puis sur Déjazet. Quelquefois son manuscrit revient tenter une seconde épreuve ; il l’offre sous un nouveau titre, lorsqu’il espère qu’on l’aura oublié.


III

Sous un nouveau titre reparaissent aussi, mais plus rarement, devant la censure, les œuvres auxquelles elle a refusé son visa ; car la censure existe toujours, bien qu’elle ne fasse pas beaucoup parler d’elle. Huit ou dix jours avant d’être soumise à l’appréciation du public, la pièce nouvelle doit être envoyée, en double exemplaire, à la « commission d’examen » qui dépend de la direction des Beaux-Arts Elle se compose de quatre « inspecteurs des théâtres, » qui donnent leur laissez-passer après lecture des manuscrits. Si quelque mot, quelque phrase, leur paraissent choquans, ils font venir le directeur et en demandent courtoisement la suppression. L’auteur, qui tient à son texte, discute, se défend, fait des concessions et en obtient : il est rare que le différend ne se termine pas à l’amiable.

Nous sommes loin du temps où Beaumarchais se plaignait d’avoir fait inutilement, pour obtenir la libre représentation du Barbier de Séville, cinquante-neuf courses à l’hôtel du lieutenant général de police ; car la censure dramatique s’est fréquemment déplacée dans le passé : de la cour à l’archevêché, au parlement, à l’hôtel de ville et enfin au ministère. Depuis l’époque où elle interdisait la tragédie de Bélisaire, sous Napoléon Ier, parce qu’on craignait que Bélisaire ne fût pris pour le général Moreau, et la même tragédie, sous Louis XVIII, parce qu’on redouta que Bélisaire ne fût pris pour Napoléon, jusqu’à la République actuelle, la censure, bien que conservée en principe, malgré quelques suspensions temporaires, en 1830 et 1848, s’est radicalement transformée.

On avait ri du censeur de la Restauration qui, dans le Journal du commerce, — les périodiques étaient alors soumis à la visite préalable, — avait supprimé cette remarque de la mercuriale des cafés : « Les bourbons bruts sont en baisse ; » mais les censeurs du second Empire ne furent pas moins susceptibles ; soit qu’il s’agît de veiller aux allusions politiques, soit que le souci des bonnes mœurs les talonnât : Émile Augier a raconté que la censure voulait lui faire infliger, au troisième acte des Lionnes pauvres, la petite vérole à son héroïne, pour la défigurer en punition de sa perversité. Il répondit que c’était impossible, attendu qu’elle avait été vaccinée. Diane de Lys fut interdite pendant huit mois. Le Roi Lear, de Shakspeare, Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, ne furent admis qu’à correction, et le rapport des censeurs estimait qu’autoriser Madame de Montespan, d’Arsène Houssaye, « risquerait de porter atteinte au respect dû au pouvoir souverain en mettant en relief les passions coupables de Louis XIV. » Les censeurs d’aujourd’hui sont exempts de pareils scrupules. Ils ne se croient pas mission de juger, moins encore de réformer le théâtre, et s’opposent seulement à ce qui leur semble de nature à troubler l’ordre matériel. Souvent ils ne donnent leur « visa » qu’après la répétition générale, afin de s’assurer, par l’expérience, de l’ « effet » sur le public, que tel mot un peu fort passera sans encombre. Depuis vingt ans, ils n’ont guère mis leur veto que sur une dizaine de pièces. de ce nombre, plusieurs ont été l’objet d’interventions diplomatiques : Mahomet, Juarez et l’Officier bleu, de la part de la Turquie, de l’Autriche et de la Russie.

Thermidor et Lohengrin furent arrêtés par le ministre de l’Intérieur, à la suite de manifestations tumultueuses. Le Pater, de M. Coppée, par une tirade contre la Commune, souleva les colères des communards devenus hommes d’État. La Journée parlementaire, de M. Maurice Barrès, sembla de nature à provoquer, dans une paisible salle de spectacle, des injures et des rixes qu’un pays libre réserve à l’enceinte législative. Au reste, la politique, depuis que le Français en est saturé tout le jour, n’amuse plus autant le soir, au théâtre. La censure interdit en principe les reproductions plastiques de notabilités vivantes, sans autorisation écrite du modèle ; aussi l’acteur, qui veut se faire la tête d’un personnage connu, attend-il que le visa ait été donné. Il est alors, sauf le cas de scandale bruyant, assuré de l’impunité.

C’est là le côté curieux de ce mécanisme : les censeurs n’ont pas d’agens d’exécution. Ce qu’ils ont supprimé est tranquillement rétabli par l’acteur, à la deuxième représentation, sans que nul y trouve à redire. Les commissaires de police ferment volontiers les yeux sur ces licences, et se soucient peu de confronter le manuscrit avec le dialogue. Il existe une jalousie traditionnelle d’attributions entre les Beaux-Arts et la Préfecture. Celle-ci a pourtant ses petites susceptibilités, quand elle est en cause, témoin la Fille du Sergot, drame d’intentions excellentes, mais dont le titre parut subversif au chef de la police municipale et dut être remplacé par celui de : La Fille du Gardien de la paix.

La censure doit surtout batailler avec les établissemens secondaires, avec les « boîtes à chansons, » qui lui soumettent un programme et en chantent un autre, avec les music-halls, qui commandent à leur personnel féminin des gestes équivoques, et avec les costumiers, qui déshabillent ce personnel de plus en plus. Les exigences varient suivant les milieux : à l’Académie nationale de musique, elle réclamera une agrafe, là où elle n’en exigerait point à la Scala ; elle fera remplacer, dans un livret d’Opéra, ces mots : « tes seins aux pointes roses, » par ceux-ci : « ta gorge d’albâtre, » et laissera passer dans une opérette des rédactions beaucoup plus appuyées. Elle suit les mœurs, enfin, qui admettent le lendemain ce qui les blessait la veille : tel le port, en scène, du costume ecclésiastique, jadis prohibé, puis toléré avec des changemens de détail, aujourd’hui tout à fait permis.

L’habitude a grande influence sur la pudeur des yeux, comme sur la délicatesse des oreilles ; ce sont là choses très subjectives, qui résident d’abord dans l’intention et dans l’effet visé : nulle autre qu’une nourrice, ayant un poupon sur les genoux, ne pourrait sans indécence ouvrir tranquillement son corsage en public ; nous ne sommes point étonnés de voir, dans les musées et les salons annuels, l’exacte reproduction, peinte ou sculptée, des modèles dont l’exhibition au théâtre serait, impudique. Bien plus, la toile représentant une femme nue est œuvre d’art ; elle devient œuvre de chair, si le peintre introduit seulement un chapeau d’homme dans le coin de son tableau, bien que ce chapeau, isolé, n’ait rien de polisson. Les « convenances, » qui varient de l’Orient à l’Occident et du Nord au Sud, changent dans le même pays suivant les époques, les classes sociales et les modes, suivant l’heure de la journée et le lieu où l’on se trouve. Sans remonter au temps de Philippe le Hel, où les novateurs du sexe mule, en abandonnant la robe pour le costume collant, semblèrent coupables de licence, les premières femmes bicyclistes qui ont adopté la culotte ont paru d’une audace singulière à nos contemporains. Et, quoique le décolletage des dames, en soirée, demeure la chose la plus respectable du monde, il est fort possible que les agens arrêteraient, pour outrage aux mœurs, l’hétaïre qui se promènerait en plein midi, devant les cafés des boulevards, avec les épaules, le dos et la poitrine ainsi découverts.

Le premier directeur qui s’avise de mettre à la scène le coucher ou le lever de ses actrices piqua certaines sortes de curiosités ; mais il ne les piqua pas longtemps. Il en fut de même pour les libertés du dialogue ; l’oreille s’émoussa aussi vite que l’œil. Pour chatouiller les spectateurs, il fallut doubler les doses ; les censeurs s’appliquent à empocher qu’on ne les double trop vite. L’imprésario qui hésite à monter une pièce va prendre leur avis et cette consultation, si elle est favorable, le met à couvert.


IV

Comme la censure, il est une institution dont le nom subsiste, bien que son rôle soit fort réduit : c’est la claque. A elle revenait naguère le soin de créer les succès ; elle s’y employait avec conscience, parfois avec passion et ses chefs se multipliaient en ingénieuses roueries. Quelques-uns ont laissé un nom : Darius, moine défroqué ; Plaisir, ex-coiffeur, sous l’ancien régime ; et, vers le milieu du XIXe siècle, Sauton, d’abord marchand de jouets, qui lança toutes les pièces de Scribe au Gymnase et se retira à la campagne après fortune faite ; puis le père Mouchotte aux Français, et surtout Auguste, à l’Opéra, dont le docteur Véron nous vante les talens dans les Mémoires d’un bourgeois de Paris. Cet Auguste, sorte d’hercule, ordinairement vêtu de couleurs voyantes, n’était ni lettré, ni musicien, mais aussi exact que le lustre lui-même à toutes les représentations ; de nombreuses campagnes avaient fait de lui un tacticien habile : « Je ne lui imposais pas mes opinions, dit Véron, j’écoutais les siennes. Il jugeait tout suivant ses impressions personnelles ; je me surprenais quelquefois à rire de la justesse de ses critiques et du programme qu’il se traçait à l’avance, pour la répartition savante et graduée des applaudissemens. »

Ce n’était pas seulement les pièces qu’il fallait « chauffer ; » c’était aussi les artistes, et l’on ne voit pas sans surprise les plus glorieux attacher une importance extrême à ces marques d’admiration salariée. Rachel, jouant dans une comédie de Mme de Girardin, crut s’apercevoir que le parterre ne donnait pas avec une vigueur suffisante. Elle s’en plaignit ; on lui dit que le chef de claque, malade, avait dû se faire remplacer par un confrère du boulevard. Celui-ci, apprenant les plaintes de l’actrice, lui écrivit pour se disculper : « Mademoiselle, je ne puis rester sous le coup des reproches qui sont tombés sur moi d’une bouche comme la voire ; à la première représentation, j’ai donné 33 fois et toujours de ma personne : nous avons eu 3 acclamations, 4 hilarités, 2 tressaillemens, 4 redoublemens et 2 explosions indéfinies. Et même des stalles se sont fâchées et ont crié : « A la porte ! » Mes hommes étaient sur les dents… Dans cette situation, persuadée de mon zèle respectueux, j’ose implorer que vous ayez des égards pour moi, et je suis, Mademoiselle, etc. »

Tout allait bien quand le public était de l’avis des claqueurs ; mais souvent leur prétention de faire réussir un ouvrage « quand même » suscitait des contre-manifestations, spontanées ou concertées à l’avance, et la troupe des « cabaleurs » s’empoignait avec celle des « romains » les plus militans, gaillards vigoureux, aux épaules rudes et aux mains charnues. Force restait-elle à ces derniers, auxquels la police, soucieuse du bon ordre, prêtait assistance, les opposans, parmi lesquels se distinguait la jeunesse des écoles, témoignaient leur hostilité par des voies détournées, bien qu’ostensibles. Ils s’arrangeaient pour bailler bruyamment ou se couvraient la tête d’un bonnet de coton et ronflaient de concert.

Ces luttes héroïques sont démodées, autant que les manœuvres psychologiques à l’aide desquelles le chef de claque s’efforçait d’entraîner le public. Quelques « allumeurs » choisis étaient chargés de pousser des « ah ! » d’enthousiasme ou de tendresse, même de siffler à contretemps pour que les spectateurs, révoltés de l’injustice, applaudissent avec fureur. Aux anciens mélodrames larmoyans, des mouchoirs étaient distribués aux claqueurs, tenus de se moucher avec émotion aux endroits pathétiques. Effet immanquable, paraît-il, la salle pleurait et se mouchait. Ces larmes d’ordonnance ont vieilli ; la consigne ne subsiste que pour l’hilarité ; d’abord, parce qu’un gros éclat de rire, lancé à propos, se communique aux alentours bien mieux qu’un battement de mains ; ensuite, parce que la gaîté n’est pas agressive : le public ne se fâche jamais contre un homme qui rit, tandis qu’il « chute » ceux qui applaudissent à outrance, lorsqu’il blâme leurs applaudissemens. Ce rire de convention a sa gamme : les gens du métier en notent cinq intonations en A, E, I, O, U. Le rire en A est délicat ; en I, il est tendre ; le rire en E convient aux fortes saillies ; le mot grivois ou à double entente amène le rire en U.

Les « chevaliers du lustre, » ainsi que leur place au milieu du parterre avait fait nommer les claqueurs, siègent parfois aux galeries supérieures ; ils se divisent en trois catégories : le plus petit nombre reçoit une solde de 1 fr. 50 ou 2 francs. Quelques-uns, — les « lavables, » en argot local, — paient une moitié de place ; le gros du bataillon se compose de claqueurs « au pair, » — les « intimes, » — amateurs à qui la gratuité de leur entrée tient lieu de salaire, et qu’on nommait jadis des « passe-volans. » Si, dans leurs rangs, se trouvent des brebis galeuses qui vendent leur contremarque au premier entracte, le signalement de ces indélicats est aussitôt envoyé dans les autres salles, qui les mettent à l’index.

La claque est-elle utile ou superflue ? Le public parisien, disent les hommes de théâtre, pousse la correction jusqu’à la froideur. Il souffre volontiers qu’on lui épargne la peine de manifester son assentiment : il n’attache aucune importance à ces bravos dont il sait l’origine, mais les tolère pourvu qu’il n’y voie pas une leçon pour lui-même. C’est au chef de claque à suivre, en « forçant » ou ne forçant pas, l’état d’âme des assistans, qui tantôt permet l’ « enthousiasme bruyant » ou le « dédire, » tantôt oblige à ne pas dépasser la « satisfaction discrète » ou les « murmures flatteurs. » Dans le cas où les claqueurs excèdent la mesure, le spectateur n’est pas long à s’impatienter.

Mais, s’ils sont incapables de faire un succès, ils servent de stimulant au jeu des acteurs. Le public, même celui des premières, ignore ce qu’un signe de mécontentement peut avoir de suites funestes pour l’acteur timide et, partant, pour l’auteur. À l’Opéra, dit-on encore, dans les ouvrages de l’ancien répertoire, les applaudissemens encadrent à propos des morceaux dont le ton n’est pas le même, et dont la succession, sans la claque, serait choquante. Le compositeur a compté sur elle pour opérer les transitions. Dans les ballets, la claque, partant avant la fin d’une variation, est un coup de fouet pour la danseuse épuisée, à bout d’haleine, à qui l’on crie aux répétitions : « Courage ! Courage ! » Les bravos l’aident à achever son pas.

Pour l’observateur sans préjugés, la claque n’est cependant qu’une tradition assez niaise, dont on ne s’expliquera pas la longue durée une fois qu’elle aura disparu. Inconnue en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Autriche, elle n’existe nulle part ailleurs qu’en France ; encore est-elle inusitée à Paris dans les théâtres de quartier. Ses partisans font valoir en sa faveur que, supprimée en mainte salle, elle a toujours été rétablie, parce que le silence du public jetait un froid terrible. Mais les Parisiens, livrés à eux-mêmes, sont tout aussi capables d’applaudir que les autres peuples. Ils en donnent la preuve aux concerts symphoniques du dimanche, aux premières représentations, partout où les marques d’approbation sont en usage. Et, s’il est de « bon ton » de s’en abstenir dans nos théâtres, n’est-ce pas précisément la claque qui en est cause ?

La fréquence et l’intensité des applaudissemens est-elle d’ailleurs si nécessaire ? Est-il rien de plus sot, de plus contraire à l’illusion, souhaitée de tous et pour laquelle on fait tant de frais, que ce tapage qui éclate au milieu d’un acte et le gâte en le coupant, jusqu’à suspendre les répliques ? L’acteur habitué aux scènes américaines, où les trépignemens n’ont pas de limite, ou les bis et les ter ne se comptent pas, où le public ne se gêne pas pour interrompre l’action par des rappels multipliés, trouverait un peu dure peut-être l’absence totale de bruit des Opéras de Vienne, de Munich et de Berlin, où l’on attend la fin des actes pour applaudir. Mais, entre ces deux extrêmes, les gens de goût n’hésitent pas, et les artistes, à recevoir les ovations en bloc, ne perdent rien.

Le jour n’est pas loin peut-être où la claque cesserait d’accomplir sa lâche, devenue purement machinale, si ses chefs n’avaient pris, sur un terrain nouveau, autant d’importance que leurs subalternes en perdaient dans leur ancien emploi. Ce personnage qui, dans les théâtres subventionnés, n’est qu’un fonctionnaire à gages, est devenu, en beaucoup de salles, et non des moindres, une espèce de bailleur de fonds, à tout le moins de banquier de la direction. Jadis on lui donnait, en paiement, des billets qu’il pouvait « étourdir, » c’est-à-dire négocier, et dont la vente, en effet, fut longtemps centralisée par une grosse vieille femme, surnommée la « Vénus de l’égout, » qui avait établi le siège de ses opérations rue Neuve-des-Petits-Champs, près de l’hôtel de la Loterie, à côté d’un ruisseau d’eau bourbeuse. Peu à peu les chefs de claque achetèrent eux-mêmes, par avance, aux directeurs, des stocks de places qu’ils revendaient à leurs risques et périls. Ces contrats, annulés par la Cour de cassation comme contraires à l’ordre public, lorsque les tribunaux vinrent à en connaître, se sont multipliés néanmoins sous diverses formes. Les prêts d’argent ainsi consentis atteignirent le chiffre de véritables commandites, tout en restant des spéculations usuraires ; l’on voit des chefs de claque s’enrichir tandis que leurs directeurs sont en perte, pour avoir aliéné tant de billets que ce qui leur demeure disponible ne suffit plus aux frais de l’entreprise. C’est là une plaie du théâtre actuel.


V

La claque, en sa mission principale qui était de « faire mousser » les pièces, a été remplacée par les journaux. Et avec combien d’avantages ! Le claqueur, en applaudissant énergiquement, surtout à l’œuvre nouvelle, prétendait convaincre ses voisins que cette œuvre ne pouvait être qu’excellente, puisqu’elle plaisait tant. Et l’on comptait que l’opinion de ces premiers auditeurs en ferait affluer d’autres. En ce temps, la presse se composait d’un petit lot de gazettes et chacune avait une clientèle restreinte. Aujourd’hui, d’innombrables périodiques, répandus à des millions d’exemplaires, s’adressent, les uns aux petites bourses, les autres aux classes aisées ; les uns agissent sur le public des dernières galeries, les autres sur celui des premières loges et de l’orchestre. Feuilletons du lundi ou critiques du lendemain, élogieux souvent, indulgens presque toujours, ont, en tous cas, pour résultat de faire à l’ouvrage une publicité générale et immédiate, non seulement à Paris, mais en province et à l’étranger. C’est un précieux privilège de la production dramatique ; les autres arts, les autres genres littéraires, n’en jouissent pas. Les lecteurs ne sont entretenus de peinture ou de sculpture qu’en de rares occasions, — Prix de Rome ou Salons annuels ; — les livres, qu’il s’agisse de roman ou d’histoire, de science ou de poésie, n’obtiennent pas toujours de comptes rendus, même tardifs et succincts, lorsqu’ils sont signés de noms inconnus. Mais le moindre petit acte, joué dans le moindre théâtre, est, tout de suite et de droit, signalé, analysé, discuté à la face du monde.

Aux articles de fond s’ajoutent quotidiennement de petites notes obligeantes, qui annoncent ou escortent la représentation de l’ouvrage, en décrivent par le menu les décors ou les costumes, font connaître le chiffre des recettes lorsqu’elles sont avantageuses, excitent, allèchent, relancent le Parisien hésitant à domicile, et vont chercher le provincial dans son chef-lieu ou dans sa maison champêtre, pour les guider vers les bureaux de location. Les hourras vulgaires et sans écho de jadis étaient une pauvre chose, il faut l’avouer, comparés au retentissement des bravos imprimés d’aujourd’hui.

Ceux-ci n’ont toutefois pas plus d’influence que ceux-là sur le succès. Les directeurs, empressés à solliciter la réclame, sont unanimes à la déclarer sans effet. Le public a des raisons que la critique ne connaît pas. La répétition générale et la « première » les font pressentir, mais non pas avec certitude. Ces salles de « premières », composées de professionnels et de gens blasés, avec un mélange de snobs et de filles, sont sujettes a des sympathies et sensibles à des finesses qui ne toucheront pas les âmes plus épaisses ou plus sensées, en tout cas plus simplistes, des assemblées ultérieures. Cependant, par l’avalanche des complimenteurs en scène, aux entr’actes, par les cris d’admiration et les embrassades, ou, au contraire, par la rareté des visites, les poignées de main sommaires et les encouragemens inquiets, l’auteur, triomphant ou consterné, présage une réussite ou un « four ; » mais rien n’est plus capricieux que la destinée d’une pièce. Il en est dont le sort se décide dès le lendemain ; il en est qui, promettant une longue carrière, s’arrêtent subitement, et d’autres dont le succès d’argent ne se dessine qu’au bout d’une vingtaine de représentations. Les prophéties sont toujours douteuses. Sur cent pièces, deux ou trois sont jouées cent cinquante fois, un quart « vont » passablement, et l’on compte un tiers de chutes. Les goûts de la foule se modifient : les « débuts, » qui autrefois, aux Français, étaient une ressource, parce qu’ils attiraient du monde, sont devenus une charge, parce qu’on attend, avant de venir le juger, que le débutant ait réussi. L’engouement des spectateurs payans pour les « premières » est presque passé ; la première représentation n’est guère plus courue par eux que la quatrième.

Est-ce crainte d’essuyer les plâtres et de risquer son argent avant d’être sûr de son plaisir ? Sans doute, puisque les demandes de « billets de faveur » ne diminuent pas. On estime que les théâtres de la capitale concèdent annuellement 1 500 000 places gratuites ; des milliers de Parisiens se croiraient humiliés de payer la leur dans ce lieu d’agrément, qu’ils ne se figurent pas être une usine ou une maison de commerce comme une autre. Ces billets de faveur se répartissent très inégalement : depuis quatre ou cinq, dans la salle qui fait recette, jusqu’à quatre ou cinq cents, au théâtre qui remplit les vides de son mieux, pour la pièce qui ne « marche » plus, avec des coupons distribués libéralement à tous les solliciteurs.

La majorité d’entre eux sont des journalistes, dont les politesses commandent la réciprocité : sur 200 lettres que le secrétaire d’une grande scène reçoit en un jour, 80 sont signées d’artistes, auteurs, compositeurs, du personnel, des amis et fournisseurs de la maison ; 120 émanent de la presse. Mais ce terme de « presse » embrasse les catégories les plus diverses. Dans le chiffre ci-dessus indiqué figurent 27 feuilles de province, 18 journaux de modes, 20 moniteurs financiers, 11 organes spéciaux, — Echos de la photographie ou Alliance dentaire, — et quelques périodiques ayant depuis longtemps cessé de paraître, mais dont le papier à lettres, avec en-tête, n’est pas épuisé.

Tel critique influent, tel dramaturge illustre, paie son entrée au bureau, parce qu’il dédaigne de donner son nom au contrôle, tandis que trois ou quatre demandes arrivent à la fois d’un quotidien de faible tirage, dont les rédacteurs, maigrement rétribués, transforment peut-être ces fauteuils ou ces loges en cadeaux libérateurs. Un chapelier se présente, porteur d’un billet de faveur périmé, — il s’était trompé de date. — Impossible de lui trouver une place ; il s’en va furieux en s’écriant : « Mais alors, monsieur, qui donc me paiera mes chapeaux ? » La brigue des places sous des noms supposés est aussi d’usage, et les tribunaux ont parfois à en connaître ; ces quémandeurs ne pensent pas sans doute commettre une escroquerie. Parmi les postulans, honnêtes mais dénués de titres, mérite d’être cité ce chef d’une grande maison de tissus qui expédiait l’an dernier, à l’administration des Français, une missive conçue en ces termes : « Nous avons maintenant fini notre saison d’hiver et nous serions heureux de passer quelques soirées au spectacle. Veuillez donc nous envoyer des places à demi-tarif pour nous et notre nombreux personnel. »

On se plaint que les places, dans les théâtres parisiens, soient trop chères. Elles n’étaient pas à bon marché au temps où une chaise, sur la scène de l’hôtel de Bourgogne, coûtait 4 livres, — qui, en monnaie de nos jours, correspondent à 20 francs. — Cela n’empêchait pas la salle de se remplir pour les pièces en vogue : « Je vous souhaiterais ici, écrit l’acteur Mondory à Balzac, pour y goûter entre autres plaisirs celui des belles comédies qu’on y représente, et particulièrement d’un Cid qui a charmé tout Paris. On a vu seoir en corps aux bancs de nos loges ceux qu’on ne voit d’ordinaire que dans la Chambre dorée et sur le siège des fleurs-de-lys. La foule a été si grande et notre lieu s’est trouvé si petit que les recoins du théâtre, qui servaient autrefois comme de niches aux pages, ont été des places de faveur pour les cordons bleus, et la scène y a été d’ordinaire parée de croix de chevaliers de l’ordre. »

La scène ainsi « parée, » au XVIIe siècle, de deux rangées de chaises de paille qui se transformèrent plus tard en banquettes, et se multiplièrent jusqu’à paralyser toutes les évolutions des personnages, était, nous dit Tallemant, « d’une incommodité épouvantable. Cela gâte tout et il suffit d’un insolent pour tout troubler. Mais les loges, ajoute-t-il, sont fort chères et il y faut songer de bonne heure. » On ne s’avisa que fort tard, en 1759, de déblayer la scène des spectateurs qui l’encombraient, et plus tard encore, en 1794, de mettre des bancs au parterre, dont les habitués, jusqu’alors, se tenaient debout et s’assagirent en s’asseyant.

VI

Comparés avec ceux des salles similaires de l’étranger, les prix de Paris sont supérieurs à ceux de Vienne et de Berlin, inférieurs à ceux de Londres et de New-York. Mais, comme l’ensemble des recettes théâtrales n’a pas diminué, — au contraire, — il ne semble pas que l’attrait du public pour ce divertissement ait faibli. Il est vrai que, dans le produit global des spectacles parisiens, figurent nombre d’ « Alcazars, » d’« Eldorados, » d’ « Edens, » de « Folies, » de « Gaîtés, » de « Divans, » répandus un peu partout, où il n’outre pas énormément de littérature. Les plus notables encaissent de belles sommes : 1 300 000 fr. aux Folies-Bergère, 900 000 francs à l’Olympia, 650 000 francs au Casino de Paris.

Là, suivant les quartiers, l’ouvrier, l’employé, le bourgeois, le flâneur de toutes professions est, moyennant une ou deux pièces de vingt sous, aussi diverti qu’un empereur des Mille et Une Nuits au comble de la puissance, de la magnificence et de l’oisiveté. Et que peut désirer un homme raisonnable en ce monde, sinon d’être cet empereur, ne fût-ce que par cotisation et durant trois heures par jour ? Notre démocratie devait, suivant une pente fatale, posséder un divertissement à la mesure de ses goûts, de son intelligence et de ses ressources, comme elle a des journaux, des romans, des objets de luxe et des hommes d’Etat d’un niveau et d’une valeur limités.

Les théâtres, grands et petits, font cependant beaucoup plus d’argent que naguère : à l’Opéra, sous Louis XVI, 3 000 francs étaient une bonne recette ; la somme encaissée, en un mois d’hiver de l’année 1783, était de 47 000 francs, avec un maximum de 5 169 francs et un minimum de 800 francs. Aujourd’hui, le maximum est de 23 000 francs et la moyenne de 16 800 francs Aux Français, il y a cent ans, les mauvaises soirées étaient de 800 francs en été, de 1200 en hiver ; actuellement, quand une pièce n’atteint pas 3 800 francs, on la supprime, parce qu’on estime qu’elle ne fait pas les frais, et la moyenne y est en effet de 5 000 francs par représentation. Les recettes n’ont grossi, à la Comédie-Française, qu’avec la nomination d’un administrateur, en 1850, succédant au « commissaire royal. » Au temps de Samson, de Beauvallet, de Mme Allan, il y avait tel jour où la salle était assez déserte pour qu’un habitué pût, sans se faire remarquer, soigner ses emplâtres à l’orchestre.

C’est plutôt l’augmentation des dépenses qui rend difficile la gestion des entreprises théâtrales. Difficile, elle l’a toujours été d’ailleurs ; ou cite ceux qui se sont enrichis : quand Dormeuil fonda le Palais-Royal, il eut infiniment de peine à placer les actions de 500 francs, que beaucoup prirent uniquement pour lui rendre service. Deux ans après, elles rapportaient 300 francs et se vendirent plus tard 5 000. Cantin, aux Folies-Dramatiques, gagna, dit-on, plusieurs millions ; et Larochelle, à vingt-quatre ans, achetait sur ses bénéfices quatre théâtres de faubourg. Mais bien plus nombreux furent les « intelligens directeurs » qui, après une longue série de « veine, » à la Gaîté, au Châtelet, au Gymnase, aux Variétés, à la Porte-Saint-Martin, moururent pauvres, faillis et vaincus. Non qu’ils eussent administré avec imprudence ; quelques-uns furent renommés pour leur parcimonie : ils achetaient la toile de leurs décors et en pesaient le bois, tenaient eux-mêmes leur caisse et formaient des artistes, recrutés à bas prix en province. Puis, après avoir amassé un petit trésor, ils abordaient une scène plus vaste, risquaient de belles mises en scène, et se ruinaient ; vérifiant en leur personne ce proverbe arabe : « Quand Dieu veut perdre une fourmi, il lui donne des ailes. »

Avec les frais considérables que comportent certains genres, un succès ne rapporte pas ce que fait perdre un « four. » Les recettes de théâtre varient normalement d’une saison à l’autre et, dans chaque saison, on compte sur des jours « creux, » — les vendredis notamment, — et sur des jours de maximum : le 24 décembre, soir de réveillon, telle salle, désopilante par vocation, est bondée, quelle que soit l’affiche. Dans le même ordre d’idées, les recettes montent, aux Français, à 268 000 francs en mars et descendent à 69 000 francs en août ; elles s’élèvent, à l’Opéra-Comique, à 211000 francs en mai et tombent à 64 000 fr. en juillet. Elles oscillent, à l’Odéon, de 152 000 à 33 000. Dans les théâtres de genre, l’écart, du printemps à l’été, est plus grand encore : le Vaudeville fera 186 000 francs en avril et 28 000 francs en septembre ; les Variétés 217 000 francs en mars et 23 000 francs en août.

Mais ce sont là, pensera-t-on, des alternatives chroniques, prévues, inévitables. Cependant, d’une année à la suivante, le même mois accuse, suivant la vogue de la pièce en cours, des différences qui vont du simple au décuple : en mai 1897, la Porte-Saint-Martin réalisait 50 000 francs, et 289 000 francs en mai 1898 ; en février 1898, les Nouveautés encaissaient 28 000 fr., et 223 000 francs en février 1899.

Comme la bonne et la mauvaise chance persistent rarement douze mois de suite au même degré, dans chaque théâtre, d’un exercice à l’autre, les recettes globales font de moindres sauts, mais elles diffèrent couramment du simple au double : aux Nouveautés de 572 000 à 101 4000 francs ; à la Renaissance, de 929 000 à 448 000 francs ; à la Porte-Saint-Martin, de 1 842 000 à 901 000 francs ; de 303 000 à 729 000 francs au théâtre Sarah-Bernhardt ; aux Folies-Dramatiques, de 710 000 en 1898, à 476 000 en 1899 et à 120 000 francs en 1900.

Les frais offrant, suivant les scènes, de grandes inégalités, tel directeur gagne de l’argent avec une rentrée annuelle de 500 000 francs ; tel autre, avec un recouvrement de 800 000 francs, perd une somme à peu près égale. Celui-ci ne peut distribuer aucun dividende, bien que son année soit de 1 100 000 francs, et, chez son voisin, les actionnaires perdent 60 000 francs, tandis qu’une seule artiste du théâtre en reçoit plus de 200 000.

La plupart des entreprises dramatiques revêtent en effet la forme de sociétés ; aux directeurs de l’ancien type, travaillant avec leurs propres capitaux, ont succédé des fonctionnaires appointés, dont la gestion peut se trouver en désaccord avec les intérêts de leurs commanditaires. Les pertes ont-elles excédé le fonds social, une liquidation judiciaire est obtenue en vertu de la loi nouvelle ; grâce à ce tempérament, les théâtres ne font plus faillite, et c’est un vrai malheur. Pour eux la faillite était saine ; elle aérait et purifiait la maison, elle faisait place nette. Par elle, les engagemens d’artistes étaient résiliés, les pièces rendues aux auteurs ; les contrats, et particulièrement ceux passés avec les marchands de billets, devenaient caducs. Avec la liquidation judiciaire, l’imprésario traîne une queue d’affaires, attachées les unes à l’immeuble, les autres à sa personne.

On fit passer un jour au chef de l’Assistance publique la carte d’un solliciteur, qui avait écrit au-dessous de son nom : « Un homme ruiné qui a donné un million aux pauvres. » Cet indigent était un vieux directeur de spectacles. Ses charités avaient été obligatoires, le représentant des pauvres emportant vers dix heures, chaque soir, après les comptes arrêtés, le onzième de la recette brute, dont le délégué de la Société des Auteurs prélève pour sa part le huitième. L’encaisse est ainsi allégé de 22 pour 100. Les plus gros chapitres de dépenses sont, avec ceux-ci, le loyer, qui, joint aux assurances, est souvent supérieur à 100 000 francs, l’éclairage et surtout la troupe, restreinte, mais largement rétribuée dans les salles de vaudeville et d’opérette, modestement payée, mais d’effectif imposant sur les scènes de féerie, où grouillent 600 et 700 personnes. Il en coûte 3 000 fr. pour monter une comédie en trois actes ; pour mettre sur pied la Poudre de Perlimpinpin, ou toute autre grande « machine, » légère comme prose, mais excessivement lourde comme frais, il faut débourser jusqu’à 350 000 francs.

De ce personnel qui émarge au budget d’un théâtre, une partie ne voit jamais le public, une autre ne le voit que de loin, à travers la rampe, lorsque 1 500 têtes immobiles semblent se confondre en une seule, colossale, dardant des yeux fascinateurs. Seuls les employés de la salle, contrôleurs, inspecteurs, ouvreuses et buralistes, ont avec chaque spectateur des rapports directs. Les contrôleurs ordinaires, pour la plupart commis d’administrations diverses durant le jour, améliorent leur budget en venant siéger placidement le soir dans le vestibule du théâtre. Leur présence n’y serait pas indispensable et leur rôle d’assesseurs est plutôt passif aux côtés du contrôleur en chef. A celui-ci incombent des besognes multiples : discussions avec les gens mécontens de leur place, avec les familles qui se sont trompées de jour, avec les faux journalistes qui revendiquent des’« entrées » illusoires, avec le « double emploi, » furieux de voir son fauteuil occupé par l’erreur de la buraliste qui a délivré deux fois le même coupon. Il lui faut discerner à première vue les personnes « à qui l’on doit des égards, » s’armer de courtoisie vis-à-vis des grincheux, et tantôt trouver le moyen de caser encore du monde lorsqu’il semble que ce soit chose impossible, tantôt disposer les arrivans, si la salle est à moitié vide, de manière à lui donner une apparence bien garnie.

Ce personnage de confiance exercerait aisément ses fonctions sans trôner derrière un comptoir que plusieurs directeurs de Paris ont déjà fait disparaître et qui n’existe pas à l’étranger. En plusieurs pays voisins, la « queue » du public, qui se mouille ou grelotte à la porte, est inconnue ; la salle y est accessible longtemps avant le lever du rideau. Les prix sont les mêmes en location ou au bureau, et chacun conserve le talon du billet à souche, à lui délivré, qui sert de contremarque. Chez ces nations privilégiées, les vestiaires, installés dans des locaux suffisamment vastes, n’encombrent pas les corridors, déjà fort étroits, de façon à les obstruer à certains momens.

Il ne nous est point permis d’espérer chez nous pareil régime, parce qu’il porterait préjudice à la classe intéressante des « ouvreuses. » L’ouvreuse se fait de 1 fr. 50 à 4 francs par soirée suivant les étages ; un roulement régulier, entre les différens postes, envoie demain aux dernières galeries celle qui était hier aux avant-scènes. Loin de toucher un salaire, l’ouvreuse doit au théâtre une redevance mensuelle, payable d’avance, de 40 à 60 francs, et dépose en outre un cautionnement. Car on leur confie souvent des manteaux et fourrures de valeur ; on leur confie de tout, au reste, même des bébés de six mois à qui elles donnent le biberon pendant trois heures.

Quoique faiblement productif, l’emploi est très sollicité : d’assez humbles scènes comptent 250 à 300 demandes inscrites, attendant leur tour. Avant de passer « titulaires, » les postulantes font, comme « surnuméraires, » les remplacemens, toujours hasardeux, et viennent à cet effet plusieurs soirs de suite inutilement au théâtre. Dans les salles subventionnées, ces places sont dues à de hautes influences ; à l’Opéra, surtout, où il n’est exigé par l’administration aucun versement, et où les mêmes bonnets roses desservent toujours les mêmes séries de loges, une nomination d’ouvreuse des premières ne suppose-t-elle pas des interventions augustes ?


VII

Il est vrai qu’à l’Académie nationale de musique, les ouvreuses ne sont point seules à pouvoir invoquer des patrons secourables. Il est d’autres sujets sur qui des hommes puissans jettent un regard tutélaire. C’est en tout temps la rançon des théâtres de cour, d’avoir à traiter avec le monde officiel, — qu’il soit de droit divin ou électif, — des questions qui ne sont pas du domaine de l’art, mais qui ont des corollaires politiques.

Bien que le goût de la musique sérieuse se soit développé en France depuis une quarantaine d’années, tandis que le nombre des salles où elle s’exécute a diminué, par suite de la disparition des Italiens et du Théâtre-Lyrique, l’Opéra, malgré sa subvention et ses abonnés, n’en reste pas moins une entreprise où il est aussi facile de perdre de l’argent que presque impossible d’en gagner. L’Opéra-Comique, sous une direction habile, et avec une faculté de recettes amoindrie, — le maximum y est de 9 300 francs, inférieur de 1 200 francs à celui de l’ancien local, — est parvenu, depuis 1898, à monter ou à reprendre 35 ouvrages, représentant un million de matériel neuf, sans appeler plus de moitié de la commandite de 1 300 000 francs qui constitue son capital. Il a donc réalisé d’importans bénéfices ; mais ses frais ne sont pas à comparer avec ceux qui incombent à l’Opéra, où les dépenses atteignent annuellement 4 millions.

Les Opéras impériaux ou royaux de l’étranger sont administrés par des intendans, qui ne doivent compte de leur exploitation qu’aux souverains, dont la liste civile fournit les subventions et comble les déficits. Ce système, en usage à Paris jusqu’à 1830, avait coûté au Roi, l’année précédente, 966 000 francs, malgré les 300 000 francs perçus, à titre de redevance, sur les autres théâtres et sur les bals publics. Suivant un usage de l’ancien régime, que Napoléon avait fait revivre en 1811, toutes les scènes parisiennes, à l’exception des Français, de l’Opéra-Comique et de l’Odéon, tous les spectacles de « curiosité, » cirques, joutes et jeux, panoramas et cosmoramas, versaient à l’Opéra 5 pour 100 de leur recette brute. Un tribut de 20 pour 100 était dû par les concerts, bals masqués ou fêtes champêtres, dont Tivoli offrait alors le modèle.

Ce prélèvement fut aboli après la révolution de Juillet et, de son côté, Louis-Philippe s’empressa de débarrasser la cassette royale, fort réduite, d’un fardeau aussi onéreux. L’État inscrivit au budget une subvention de 800 000 francs dont le chiffre, invariable depuis soixante-dix ans, est devenu, par le changement de tous les prix en deux tiers de siècle, très inférieur à ce qu’il était alors. L’Opéra de Berlin reçoit 1 125 000 francs de subvention ; ceux de Munich et de Dresde 625 000 francs. Or, en Allemagne, il n’existe pas de droit des pauvres ; l’ensemble des frais y est beaucoup moindre ; aussi les places y sont-elles beaucoup moins chères.

À Paris, les abonnés apportent un revenu à peu près fixe de 1 700 000 francs ; les recettes journalières, qui oscillent suivant les mois de 70 000 à 120 000 francs, devraient produire 1 500 000 fr. pour parer, avec la subvention, au total des dépenses ; mais elles restent en deçà de ce chiffre, sauf les années d’Exposition universelle. L’Opéra, depuis vingt-cinq ans, ne se soutient que par les Expositions. Les « privilèges, » suivant le terme usité et parfois ironique, qui n’ont pas eu la chance d’englober cette ressource exceptionnelle, se sont soldés par de grosses pertes. Le dernier en date, depuis son début en 1893 jusqu’au 1er mai 1900, accusait un déficit de 400 000 francs. Seulement l’Exposition allait s’ouvrir et l’apport journalier du public qui, de juin à septembre 1899, ne montait qu’à 350 000 francs, s’éleva, pendant les mois correspondans de 1900, à 1 206 000 francs. L’affluence des étrangers, en permettant de réaliser 600 000 francs de bénéfice, laissa finalement un profit de 200 000 francs pour les huit années écoulées ; lequel, même en y joignant la location des loges sur la scène, que le cahier des charges concède au directeur, n’a rien d’excessif, eu égard au capital aventuré.

Cet élément étranger est si nécessaire à l’Opéra, que l’on a attribué la baisse des recettes, dans les derniers exercices, à l’ouverture plus précoce qu’autrefois de la saison de Londres et à la création de trains de luxe entre le Nord de l’Europe et le littoral méditerranéen, qui réduit le trajet pour les voyageurs allemands et russes, mais ne les oblige plus à traverser Paris où ils s’arrêtaient quelques jours. Plusieurs fois, depuis 1875, lorsque l’Opéra s’est trouvé en présence de ressources insuffisantes, on haussa les tarifs : le maximum, qui était de 12 000 francs à la rue Le Peletier, arriva ainsi à près du double. Maris la dernière tentative, sur laquelle on comptait pour faire rendre à l’abonnement 120 000 de plus, n’a produit que 20 000 francs. Du moment qu’il ne trouvait plus davantage à louer sa place à l’année, l’amateur de musique préféra la prendre au bureau. Il est vrai que l’espèce mélomane est prodigieusement rare parmi les abonnés ; sans quoi, au lieu d’une légère hausse, on aurait eu à enregistrer une forte baisse.

L’abonnement à l’Opéra, c’est surtout un luxe « bien porté » et de bon aloi ; pour quelques-uns une dignité, presque une fonction sociale ; pour tous, l’indice d’un train de vie élégant ou opulent, une chose difficile à obtenir et partant précieuse, dont on ne se dessaisit pas lorsqu’on la possède ; si bien que des « titulaires, » frappés par des revers de fortune et incapables de jouir de leurs loges, les sous-louent pendant vingt ans de suite, mais en restent nominalement propriétaires. Se produit-il une vacance ? D’ardentes compétitions se font jour ; il est une « entre-colonnes, » pour l’attribution de laquelle deux ministres se querellèrent : l’un, la revendiquant pour un financier, l’autre pour un ambassadeur ; ce fut presque un conflit diplomatique.

Il est très malheureux que l’Opéra soit, pour une partie de l’auditoire, un rendez-vous mondain au lieu d’un plaisir musical. Si les abonnés et leur hôtes se souciaient davantage de l’œuvre que l’on représente devant eux, on obtiendrait de l’orchestre qu’il accompagne les solistes tout piano, sans couvrir leurs voix, des chœurs qu’ils prennent à l’action une part plus convaincue, des chanteurs qu’ils ne modifient pas à leur guise les mouvemens pour se faire valoir, et la renommée de notre Académie nationale y gagnerait en Europe. Les abonnés, qui font presque les trois cinquièmes de la recette et qui constituent l’élément stable de l’assistance, auraient à Paris la même autorité qu’ils ont dans n’importe quel chef-lieu de département, s’ils écoutaient.

Mais, comme l’Opéra est, suivant le dit usuel, « le dernier salon où l’on cause, » ce sont eux justement qui nuisent à l’audition lorsque, vers le commencement du troisième acte, les loges étant toutes garnies, la conversation devient générale. Le silence ne se rétablit un peu que pour le ballet. Il faut respecter les traditions, et les mêmes personnes, prodigues ici en épanchemens, n’ouvrent pas la bouche au Conservatoire, où la bienséance est de se taire.

D’un autre côté, il est très heureux, pour les recettes, que l’Opéra soit une mode, un divertissement de bonne compagnie, et il est très nécessaire qu’il reste tel. Des imprudens ont émis l’idée, pour profiter de l’affluence des demandes, de mettre les loges aux enchères ; ce qui, pensent-ils, augmenterait les ressources de notre première scène lyrique. Ils ne prennent pas garde que les plus riches, ou ceux qui dépensent le plus, ne forment pas nécessairement une élite. Si la majorité des adjudicataires se recrutait, ce qui est possible, parmi des Crésus de petite mine, mêlés à des demoiselles de mines connues, ces nouveaux abonnés, nullement flattés de figurer dans une telle salle, se dévisageraient avec dédain et s’estimeraient frustrés dans leurs calculs. Ils disparaîtraient à fin de bail, et l’Opéra, délaissé, tomberait.

S’il ne paraît pas possible d’élever le prix des places, il ne semble pas non plus que l’on puisse, en l’abaissant pour des représentations à bon marché, s’adresser à un public plus étendu et augmenter ainsi le total des recettes annuelles. L’expérience a été tentée, il y a huit ans : le fauteuil d’orchestre avait été réduit de 14 francs à 2 fr. 50 et les autres places à proportion. Malgré les avantages énormes faits à la classe populaire, celle-ci s’est abstenue. Le directeur, M. Bertrand, propriétaire d’une cité où existaient beaucoup d’ateliers, fit offrir dans les usines, par les contremaîtres, ses locataires, des places à un franc. Elles ne furent pas prises par les ouvriers ; il fit offrir ces mêmes places pour rien, elles ne furent pas davantage acceptées. Il y vint, au contraire, nombre de spectateurs habitués de l’Opéra et, ce qui le prouve, c’est que, pendant toute la durée de cet essai, les soirées à plein tarif tombèrent de quelques milliers de francs et revinrent ensuite à leur chiffre antérieur. Seulement l’épreuve se soldait par 550 000 francs de perte.

Il est vrai que l’ancien Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet, même subventionné, même brillamment conduit, puisque Faust, Roméo et Juliette, les Dragons de Villars, y parurent pour la première fois, appauvrit bien davantage ses imprésarios : l’un y laissa 1 000 000 francs on cinq ans ; un autre 500 000 francs en dix-huit mois ; et, dans l’ensemble des directions, on n’y releva pas moins de douze faillites ou liquidations désastreuses.

Faust continue, quels que soient les interprètes, de faire encaisser aujourd’hui des sommes voisines du maximum. Il équivaut à un supplément de subvention ; aussi est-il joué une trentaine de fois par an. Après lui, les plus fortes recettes sont dues aux opéras de Wagner représentés 40 fois, à ceux de Meyerbeer 32 fois, de Mozart, Méhul, Donizetti et Rossini 33 fois. Si l’on y joint Verdi, Berlioz et Ambroise Thomas, dont les œuvres ont occupé 17 soirées, on arrive à un total de 152 représentations sur 192 données au cours d’une année. C’est en musique surtout que l’humanité se compose de plus de morts que de vivans. Des 42 opéras inédits, montés depuis un quart de siècle, en vertu du cahier des charges qui exige 6 actes nouveaux par an, on n’en peut guère citer plus de deux ou trois qui aient réussi ; car telle œuvre de compositeur français, qui attire la foule à Paris, nous était venue de Bruxelles ou d’ailleurs.

Seulement les 40 autres ont coûté chacun environ 160 000 fr. ; les débours sont en effet très variables, — de 80 000 francs pour la Walkyrie à 320 000 pour la Dame de Montsoreau, — et le succès n’en dépend point. Mais, dans leur ensemble, les frais de mise en scène ont beaucoup augmenté : on peut s’en convaincre en les comparant, pour le même opéra, à deux dates différentes : la Juive revint à 150 000 francs en 1835 et à 190 000 francs dans la salle actuelle ; pour Faust, en 1869, il avait suffi de 118 000 fr. ; il fallut 187 000 francs pour le remonter après l’incendie.

Non que le détail des accessoires ait enchéri : le rouet et la chaise de Marguerite sont cotés 23 francs : la glace à main où elle se mire, 16 francs ; le coffret émaillé où reposent les bijoux tentateurs, 100 francs ; les cannes et les béquilles des vieillards de la kermesse, 32 francs ; l’épée mécanique, que doit briser le sortilège de Méphistophélès, et les fleurs articulées cueillies par Siebel dans le jardin du deuxième acte, ensemble 166 francs… Tout cela est assez modeste, mais la multiplication des surfaces de décor et des unités de costume suffit à grossir le total dans ce « grand » Opéra, dont le cadre effectivement est immense, avec les 1 300 personnes qui émargent à sa caisse et son massif monumental de 29 000 mètres cubes. L’entretien locatif absorbe 100 000 francs par an et le balayage à lui seul 35 000. Pour n’être pas écrasé très vite, sous le poids d’une machine aussi périlleuse, il faut au directeur une ingéniosité inlassable, une vigilance constante et la passion de son théâtre.

Aux Français, où le budget est de 2 millions par an, les frais matériels sont beaucoup moindres. On répare pour 10 000 francs, pour 11 000 on balaye. 100 000 francs de décors et 125 000 francs de costumes suffisent à toutes les exigences. Avec 35 000 francs, on rétribue la figuration, les comparses, qui tiennent ici peu de place ; mais les artistes, sociétaires et pensionnaires, reçoivent à divers titres une somme d’environ 800 000 francs.

Chanteurs de l’Opéra, comédiens des Français, « vedettes » des spectacles de drame ou de vaudeville, gagnans des bons numéros de la loterie dramatique, ceux-là ont tout : leur nom est connu, sinon célèbre ; leur rang honorable, leur labeur tempéré ; leur vie large et, pour quelques-uns, brillante. Mais ils sont peu. Sans sortir du département de la Seine, on rencontre la troupe du théâtre de banlieue, que promène, entre Saint-Cloud, Sceaux et Grenelle, un petit omnibus dans lequel elle répète ses rôles. Ici la besogne est énorme : en huit jours, une grande pièce est apprise, montée et représentée. Quelques grandes villes offrent encore des situations sortantes aux « jeunes premiers » de province et aux « étoiles » de décentralisation, que la lumière révélatrice et impitoyable de Paris reléguerait peut-être, s’ils abordaient les scènes de la capitale, en des emplois secondaires. Ceux-là constituent la classe moyenne de la profession.

Au-dessous d’elle, vague et peine un peuple de « cabotins » des deux sexes, perpétuellement en quête de débouchés. Heureux sont-ils de prendre place dans une « tournée » passagère ; non point de ces pérégrinations triomphales, où la troupe créatrice initie au dernier succès parisien des chefs-lieux, dont la salle est louée d’avance par la fine fleur de la « première société, » qui d’ordinaire dédaigne d’aller au théâtre. Les autres sont des promenades modestes, où les acteurs exploitent les localités et casinos disponibles, suivant l’itinéraire tracé par un directeur d’agence qui ne se dérange point et perçoit une rémunération pour ses frais.

Ce sont les mêmes agences dramatiques qui servent d’intermédiaires entre les imprésarios et les artistes, à qui elles fournissent des engagemens en France ou à l’étranger. Elles prélèvent une commission de 2 et demi à 5 pour cent, mais payable d’avance pour toute l’année ou le semestre ; de sorte que si, pour un motif quelconque, il ne réussit pas, ou si ses appointemens cessent d’être payés, le malheureux acteur se trouve avoir versé en courtage le tiers ou le quart de son gain. Terrible négoce que celui de ces bureaux de placement théâtral. Parmi ces procureurs, objet de bien des critiques, il en est d’honnêtes ; mais la plupart, disait Sarcey, « sont des sangsues qui pompent les sous des artistes et font le désespoir des directeurs de province. » On parle toujours de les supprimer ; le difficile est de les remplacer, parce qu’après tout, ils rendent service à de pauvres diables, qui, sans eux, seraient fort embarrassés ; miséreux du Roman comique, las, avilis et découragés, prêts à aller, pour quelques francs, jouer le drame ou chanter l’opéra-comique au bout du monde. La République n’a pas toujours de consuls là où les agences ont des acteurs en exercice, rapatriés, en cas d’effondrement, par des représentais du drapeau anglais.

Pour les cafés-concerts, les courtages, plus élevés, sont pris seulement sur le premier mois : ici, nous glissons dans une industrie sui generis, où s’étage la hiérarchie des « bouis-bouis, » où certains patrons demandent de préférence des « femmes qui soupent, » annonçant volontiers qu’ils passeront sur leurs imperfections vocales. Ils ne sont pas plus exigeans pour les talens chorégraphiques des Taglioni d’occasion qui dansent deux ballets par jour.

Nous descendons ainsi, du « beuglant » à refrains tendres ou patriotiques, jusqu’au dernier degré de l’échelle : le café-chantant où l’on fait la quête « au profit de la direction. » Une agence spéciale en recrute le personnel parmi les ouvrières sans travail, suffisamment jeunes et pas trop laides. On leur fait apprendre sept ou huit chansons, qu’elles répètent en chœur ; après quoi, mûres pour la carrière lyrique, on les expédie à la clientèle suivant les besoins. Leur émolument moyen est de 180 francs par mois ; mais il est absorbé en grande partie par le logement et la nourriture, qu’elles sont tenues de prendre dans « la maison. » Nous voici bien éloignés de l’art dramatique ; nous abordons le chapitre de la « limonade » et nous touchons à la traite des blanches. Du théâtre, il ne reste désormais que les tréteaux.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er septembre.