Le Mécanisme de la Vie moderne/24

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Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 580-610).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

LES MOYENS DE TRANSPORTS URBAINS

I.[1]
FIACRES ET OMNIBUS

« Ah ! quelle drôle de chose, regardez donc, papa, un tramway tiré par des chevaux ! » disait avec surprise, aux États-Unis, un jeune enfant qui n’était jamais sorti de sa ville natale, desservie uniquement par des « cars » électriques ou à vapeur, et qui, jusqu’à son premier voyage dans une localité moins avancée, n’imaginait pas qu’il pût exister nulle part des véhicules publics à traction animale.

Au contraire, des chevaux allant de Jérusalem à Damas, en caravane à travers la Galilée, s’effrayent et se cabrent, malgré les efforts de leurs cavaliers, lorsque, pour la première fois, ils aperçoivent des quadrupèdes de leur espèce attelés à des voitures ; l’aspect de ces machines, auxquelles sont attachés leurs frères, les plonge dans la stupeur, parce qu’ils n’ont jamais vu que des chevaux montés, parmi les plateaux de la Syrie.

Ces deux extrêmes de la civilisation et de la vie patriarcale marquent aujourd’hui, dans l’espace, la distance parcourue par l’humanité dans la longue suite des temps. Les étapes les plus anciennes, les découvertes les plus rudimentaires à nos yeux, constituèrent sans doute d’étonnans progrès aux yeux de nos pères. Quel beau jour fut celui où l’on inventa la roue, la simple roue, et les échasses, ces bottes de sept lieues !


I.

Les transports urbains ne tiennent qu’une place modeste dans ce trésor d’instrumens de communication que le XXe siècle trouve, à son aurore, mille fois plus riche que le XIXe ne l’avait reçu de son prédécesseur. Sous la Restauration les rapports entre Paris, et Saint-Cloud étaient assurés par un « coucou, » qui partait trois fois par jour de la Place de la Concorde, et emmenait chaque fois sept ou huit voyageurs ; 104 trains de chemin de fer, par vingt-quatre heures, font aujourd’hui ce même trajet, sans compter les tramways de la Compagnie des omnibus et les Bateaux parisiens qui descendent la Seine.

Cette circulation locale, pour intense qu’elle soit, n’a pas grande conséquence sur la marche du monde ; elle n’a même pas eu très grande influence sur le développement moderne des villes, car elle l’a plutôt suivi que précédé ; mais elle accroît fort le bien-être du citadin. Elle est devenue une nécessité de son existence. De simples chefs-lieux d’arrondissement sont mieux dotés maintenant de voitures publiques, que n’était le Paris de Napoléon Ier avec ses 600 000 âmes.

Publiques ou privées, les voitures, — dans le sens que nous donnons à ce mot, de boîtes roulantes, couvertes et closes à notre gré, — ne sont au reste ni d’un usage, ni d’une invention très ancienne. Les chars des Romains, ou ceux des monarques asiatiques, malgré leur raffinement proverbial, étaient de pitoyables brouettes qui ne valaient pas un mauvais omnibus. La litière antique ressemblait à ce dur « cacolet, » auquel l’administration de la guerre a fini par renoncer, après avoir été longtemps seule à s’en servir.

Le véhicule du moyen âge, à la ville comme aux champs, c’est, pour les personnes, le cheval de selle et, pour les marchandises, la charrette. Les selles des chevaliers sont luxueuse à souhait, dorées, garnies de cordouan vermeil, ou blanches, brodées d’or, « de la façon de Lombardie, » et non dépourvues de certaines commodités : il se trouve toujours « une pissière en la selle de Monseigneur. » Les « sambues, » ou selles de grandes dames, sont recouvertes de drap d’or, de velours orné d’orfrois ; les femmes du peuple chevauchent à califourchon sur un cuir rembourré.

On ne voit pas que les litières fussent très goûtées, même chez les princes : sur une maison de 340 personnes, dont 53 employées à d’écurie, l’archiduc Philippe le Beau n’a que 3 « valets de litière, » en 1501 ; Yolande de Flandre, comtesse de Bar, qui entretient, en 1352, 31 chevaux, dont 2 palefrois « pour le corps de Madame, montés par elle, » et 4 palefrois pour ses dames et ses demoiselles, sans parler des roussins des femmes de chambre, ne possède point de litière. Il n’y en a pas davantage, à la fin du XIVe siècle, chez Mme de La Trémoille ; mais, sur l’état de son écurie, à côté des écuyers, palefreniers et valets de haquenée, figure un « valet de char. »

Ces « chars » féodaux ressemblaient à des tapissières, ou mieux à des voitures de blanchisseur, portées sur quatre roues et richissimes. Extérieurement couverts de draps ou peints en or et armoriés, ils étaient à l’intérieur tendus de « samit » ou satin, garnis de coussins et de rideaux en velours, avec des milliers de clous, d’ornemens et de motifs en or et en argent. Mais ils n’étaient nullement suspendus, vrais tombereaux où l’on accédait par une échelle. Ce fut, au début du XVe siècle, un sybaritisme délicat que celui des « chariots branlans ; » de rares et puissans personnages adoptèrent seuls cette nouvelle caisse, sans doute supportée par des courroies pour adoucir les chocs, et que l’état des routes réduisait au rôle de voiture d’apparat.

Inventés à leur tour sous François Ier, les carrosses ne furent longtemps qu’un objet de curiosité ; Paris n’en contenait que trois ou quatre sous Charles IX, dont un appartenait à la reine mère, Catherine de Médicis, et un autre à « Madame Diane, légitimée de France. » Il ne s’en vit guère plus, dans les rues de la capitale, jusqu’à la fin de la Ligue. Les princes et Henri IV lui-même, dans les années qui suivirent son arrivée au trône, allaient à cheval par la ville et, « si le temps semblait tourné à la pluie, » mettaient en croupe un gros manteau. Le comte de Guron, les marquis de Cœuvres et de Rambouillet, se dispensèrent les premiers de cette règle ; « encore se cachaient-ils et fuyaient la rencontre du roi, sachant que cela lui était désagréable. »

Le monarque, à la fin de son règne, n’avait d’autre voiture que celle de la Reine, dans laquelle il fut assassiné par Ravaillac. « Je ne saurais aller vous voir aujourd’hui, écrivait-il à un de ses familiers, parce que ma femme se sert de ma coche. » Les magistrats, les présidens au Parlement, se rendaient au Palais,

Comme au temps passé, sur leurs mules
Avec un clerc et sans laquais…

Les bourgeois modestes se contentaient de chausser, « pour se sauver des boues, » des galoches aussi justes que possible, avec lesquelles ils cheminaient péniblement le long des voies étroites et malpropres. Allaient-ils aux champs, une charrette couverte, garnie de bonne paille fraîche, servait à asseoir commodément « Mademoiselle » leur femme et les enfans, tandis que la chambrière les escortait sur un âne, et que le valet suivait à pied.

L’usage des carrosses s’établit rapidement sous Louis XIII ; voitures monumentales, dans lesquelles huit personnes s’entassaient et bien grossières encore : aux portières, des « bottes » de cuir où l’on mettait les jambes et dont l’usage se conserva jusqu’au XVIIIe siècle ; dans le fond, des appuis de crin, — les « custodes, » — destinés à amortir les cahots ; sur les côtés, des « mantelets » de peau s’abattaient, en guise de glaces. On les bouclait solidement, pour se garantir de la pluie et du froid, pour « faire printemps, » comme disait le surintendant Bullion. Mieux valait demeurer ainsi dans l’obscurité, que d’être exposé aux intempéries. Des montans sculptés portaient un ciel de bois, drapé d’étoffe, — l’impériale, — auquel s’attachaient des paremens de cuir, — les « gouttières, » — qui empêchaient l’eau de tomber à l’intérieur.

Le luxe tenait lieu de confort en ces véhicules primitifs, relevés de housses en velours, à passemens de Milan, et de livrées éclatantes, chamarrés de broderies, avec des roues dorées jusques au moyeu. Six chevaux, quatre au moins, traînaient ces massifs édifices ; leur caisse était posée sur deux essieux fixes ; le train de devant ne tournait pas, ce qui suffisait à rendre leur manœuvre très difficile dans la plupart des rues d’alors.

Le premier engin pour porter commodément, « de rues à autres, les personnes qui le désireront » fut la « chaise à bras, » découverte. Un capitaine au régiment des gardes, dès 1617, en fut concessionnaire. Vingt ans plus tard, un nouveau modèle de chaises portatives, couvert cette fois, était importé d’Angleterre. « En vue de les louer et en tirer profit, » le Sr de Cavoy, capitaine des mousquetaires du cardinal de Richelieu, reçut pour quarante années le privilège, qui passa à sa veuve et lui valut un beau revenu : elle fournissait les chaises aux porteurs, qui en demeuraient responsables et lui versaient une redevance de cent sous par semaine. Ceux-ci faisaient payer leurs services assez cher au public ; Tallemant prétend même qu’ils le rançonnaient, et « demandaient un écu pour aller de la place Maubert à Notre-Dame ; » ce qui équivaudrait, de la part d’un fiacre d’aujourd’hui, à exiger 12 francs de son « bourgeois » pour le conduire du Palais-Bourbon à l’Opéra.

Les « fiacres, » précisément, commencèrent dès cette époque (1660) à faire concurrence aux chaises portées ou roulées, ces dernières nommées « vinaigrettes, » attelées d’un ou deux tireurs. Un commis du maître des postes d’Amiens, « fort entendu en chevaux, pour les bien ménager et les faire durer longtemps, » s’était, dès le règne de Louis XIII, « avisé d’un nouveau trafic, » qui consistait à louer des carrosses à la journée, pour la ville et pour sa banlieue. L’hôtel de la rue Saint-Martin, siège de cette industrie, avait pour enseigne une image de Saint-Fiacre, qui d’abord donna son nom à l’immeuble, puis aux voitures qui en sortaient, puis à « cette manière de gens » qui les conduisaient, en France et en certaines localités étrangères : à Vienne, une voiture de place à deux chevaux se nomme un « fiaker. » Dès le ministère de Mazarin, « monter dans le char de l’enchanteur Fiacron, » était une forme allégorique suffisamment claire pour dire, en langage précieux, que l’on prenait un fiacre.

Utilisés, au début, par les bourgeois qui se rendaient en leurs « maisons des champs, » ces carrosses furent ensuite « exposés » dans les carrefours, de sept heures du matin à sept heures du soir, pour mener « de lieu à autre, par la ville et faubourgs de Paris, » ceux qui les prendraient à l’heure ou à la demi-heure. Nombre des places et des chevaux, tenue soignée ou sordide des cochers, forme, conditions de louage et, par suite, tarif de ces voitures, — calèches ou berlingots, cabriolets ou gondoles, — varièrent fort jusqu’à la fin de l’ancien régime ; où elles coûtaient, en monnaie actuelle, depuis 40 francs par jour pour les carrosses dorés, jusqu’à 2 fr. 40 la course, — 1 livre 4 sous, — pour les simples fiacres, pourboires non compris. Car le pourboire était institué dès le règne de Louis XV et représentait 3 francs par jour.

Cette course, à 2 fr. 40, était même plus chère, — comparée à celle d’aujourd’hui, — qu’elle ne semble au premier abord, puisque les distances, dans le Paris de Louis XVI, se trouvaient moitié moindres. Pour aller au Gros-Caillou, à l’Ecole militaire, la course était de 4 francs ; elle était de 4 fr. 80 pour aller à Vaugirard, Charonne ou Chaillot, et de 6 francs si l’on poussait jusqu’à Passy, « en gravissant la montagne des Bons-Hommes ; » ce qui, pour nous, correspond à traverser les jardins du Trocadéro jusqu’à l’angle des rues Franklin, de Passy et de la Tour.

Encore ces prix n’étaient-ils pas suffisans pour déterminer les fiacres à accepter des cliens à destinations si lointaines, puisque les ordonnances de police leur enjoignent de « conduire sans difficulté » les voyageurs en partance pour la Porte-Maillot ou les Invalides. Les « difficultés » du public avec les cochers ne datent pas d’hier, ils passaient déjà pour un peu épineux sous Louis XIV. Saint-Évremond se plaint de leur brutalité, de leur voix enrouée et effroyable, du bruit continuel que font leurs claquemens de fouet ; il plaint aussi leurs chevaux décharnés, qui mangent en marchant.

Ces véhicules si coûteux, au nombre d’environ 3 000, étaient pourtant le seul mode de locomotion que les Parisiens de la classe moyenne eussent à leur service sous le premier Empire ; les gens riches entretenaient à leur usage un chiffre à peu près égal de voitures particulières ; la petite bourgeoisie et le peuple allaient à pied.

Nul n’avait songé à leur fournir un mode de transport quelconque, depuis l’échec, au XVIIe siècle, des « carrosses quasi-omnibus » que le grand Pascal avait imaginés et dans lesquels, un jour, le Roi-Soleil avait daigné prendre place. Bien que de tels patronages dussent valoir à cette tentative l’attention de la postérité, les historiens ont rarement envisagé l’auteur des Pensées sous l’aspect de père des omnibus. L’entreprise des « carrosses à cinq sols, » dont il avait conçu le plan et fait en partie les frais avec sa sœur, Mme Périer, inaugurée quelques mois avant sa mort (1662), disparut au bout d’une vingtaine d’années, on ne saurait dire pour quelle cause.

Comme nos lignes modernes, ces premières voitures en commun partaient toutes les sept à huit minutes, « quelque petit nombre de personnes qui s’y trouvent, même à vide ; » de sorte que nul, disait l’affiche, n’aurait jamais à attendre le passage du carrosse public, en quelque lieu de la route que ce fût, plus longtemps qu’il ne faudrait pour faire mettre les chevaux à son propre carrosse. »

Cet avis de la compagnie chargée de l’exploitation supposait que ces ancêtres de nos omnibus ne seraient jamais complets. Le nombre des places n’était cependant que de huit. Il fut créé cinq lignes, desservies chacune par sept carrosses, dont les cochers et « laquais, » chargés d’effectuer la recette, portaient des casaques diversement galonnées, suivant les routes, avec les armes de la ville en broderie sur la poitrine. Les commissaires du Châtelet, en robe, assistés d’archers à cheval, présidèrent à l’inauguration, « avec une pompe merveilleuse, et remontrèrent aux bourgeois les utilités » de cet établissement. Pour plus de sûreté, un garde de M. le Grand-Prévôt se tint en permanence dans chaque voiture ; la foule encombrait les rues et « les artisans cessaient leur ouvrage pour les regarder. »

Mme Périer, qui voulait juger en personne de l’effet des « carrosses à cinq sols, » constate qu’ « il y monta même des femmes. » Elle aussi prétendit en prendre un et attendit, rue de la Verrerie, celui qui allait du Luxembourg à la Porte-Saint-Antoine, par les rues de Tournon, Dauphine, Saint-Denis et des Lombards ; mais elle eut le déplaisir d’en voir passer cinq, tous pleins, devant elle. L’institution, critiquée et ridiculisée par les uns, applaudie et encouragée par d’autres, par le Duc d’Enghien notamment qui s’en servit un jour, et par le Roi, qui fit venir l’un de ces omnibus à Saint-Germain et le prit pour se rendre chez la Reine Mère, l’institution, qui s’annonçait avec un succès tel que le prix des places avait été porté de 5 à 6 sous, cessât-elle d’être rémunératrice ? La clientèle fit-elle défaut ? Toujours est-il que les détenteurs du privilège le vendirent en 1691, de leur plein gré, aux propriétaires des voitures de place.

Dans la pensée de ses créateurs, le monopole de transport public qui leur était concédé ne devait comporter aucune restriction, quant à la qualité des voyageurs. Mais le Parlement, en enregistrant les lettres patentes, y ajouta cette clause : que « les soldats, pages, laquais et autres gens de livrée, les manœuvres et travailleurs de bras, ne pourraient entrer auxdits carrosses. »

Cette exclusion valut peut-être aux nouveaux véhicules d’être hués par le populaire ; mais les catégories, ainsi exclues en principe par décret, Tétaient bien davantage, en fait, par le prix élevé des places : autant vaudrait-il dire qu’il est interdit à nos terrassiers contemporains de louer un coupé au mois. Pour un ouvrier parisien, qui gagnait 16 sous par jour, en 1662, 6 et même 5 sous représentaient le tiers de son salaire : quelque chose comme 2 francs pour notre compagnon de 1902, dont la journée moyenne est de 6 fr. 50 dans la capitale. Il en était de même du soldat, qui recevait alors 9 sous par jour, avec lesquels il devait se nourrir, ou du domestique nourri, dont les gages journaliers correspondaient à 5 sous.

Le carrosse à 5 sous, pour le peuple du XVIIe siècle, était bien plus cher que n’est, pour le peuple actuel, le fiacre à 1 fr. 50. Pour les « bourgeois et gens de mérite, » auxquels on réservait l’accès de ces omnibus, la somme était comparativement moins grosse, parce que le prix de la vie, en général, n’a pas du tout changé dans la même proportion que les salaires ont monté : 5 sous d’alors équivalent à 0 fr. 80 seulement. Mais ce carrosse à 0 fr. 80 la place, ne faisait qu’un trajet assez court, — deux kilomètres environ, — comparé à nos lignes d’aujourd’hui, qui parcourent pour 0 fr. 30, 15 et même 10 centimes, 5 ou 6 kilomètres.

Une seule ligne, dite du « Tour de Paris, » était de quelque importance, quoique ce ne fût pas un bien grand tour à faire que celui du Paris de Mazarin : du Marais, près la Place Royale, le carrosse se rendait à la rue Richelieu, passait la Seine au « Pont-Rouge, » à l’emplacement du futur Pont-Royal, suivait le quai, la rue des Saints-Pères, la rue Taranne (boulevard Saint-Germain), la rue Férou (près Saint-Sulpice), longeait le Luxembourg, passait devant la Sorbonne, et, par la rue Saint-Jacques, le quai de la Tournelle et l’île Notre-Dame (Saint-Louis), revenait à son point de départ, la rue Saint-Paul, au Marais.

Mais cette distance était partagée en six tronçons, avec un bureau à chaque arrêt ; qui passait plus de deux bureaux sans descendre devait, une seconde fois, payer sa place ; de sorte que cet omnibus coûtait 10 sous, — 1 fr. 60, — du Luxembourg à la rue Richelieu.


I

Au début de la Restauration, le fiacre, — en style administratif « carrosse de place », « char numéroté » en langage poétique, — restait encore sans rival et en abusait. Le prix de sa course, fixé à 1 fr. 50, avait plutôt diminué, — 1 fr. 50, en 1815, étant une somme inférieure à 1 livre 4 sous en 1787, — la première heure coûtait 2 fr. 25, les suivantes 1 fr. 75 ; mais, sale d’aspect et traîné par des chevaux misérables, il était la honte de Paris. Quant aux environs, ils ne communiquaient avec la capitale que par le « coucou, » dans les brancards duquel terminait sa carrière un animal, ironiquement surnommé Vigoureux, d’une force tout opposée aux efforts qu’on attendait de lui.

Le poids du véhicule s’élevait jusqu’à l’inconnu, les dimanches et fêtes, lorsque, aux huit personnes, assises sur les banquettes, ci-devant rembourrées, de ces étranges boîtes, s’ajoutaient, à côté du cocher, accroupis sur le tablier de tôle rabattu, des supplémentaires à qui leur posture fit donner le nom de « lapins, » tandis que d’autres voyageurs, les « singes, » grimpaient sur la toiture.

A côté des fiacres, lourds et lents, de l’époque, le cabriolet, léger et menu, allait si vite qu’il semblait fort dangereux. Il faisait aux piétons désolés le même effet que les automobiles d’à présent. « Si j’étais lieutenant de police, je supprimerais les cabriolets, » disait Louis XV lorsqu’il n’y en avait en circulation que deux ou trois cents. En 1830, où le signe enviable de l’aisance était d’avoir « cheval et cabriolet, » on en comptait plusieurs milliers, et l’autorité s’épuisait à réprimer, par des règlemens multiples, l’excès de leur rapidité. Leur vogue, ébranlée par l’apparition des « broughams » ou coupés modernes, par la concurrence des paniers, des calèches, des américaines, cessa vers la fin du règne de Louis-Philippe, et, lorsque fut fondée, en 1855, la « Compagnie impériale des voitures à Paris » le nom même des cabriolets ne figure plus dans l’énumération du matériel roulant.

Administrée par « les Messageries Caillard et compagnie, » la nouvelle société fut d’abord investie d’un monopole, auquel elle renonça en 1866, moyennant une indemnité annuelle. Mais, durant la période où elle concentra en ses mains la presque totalité des voitures de place, cette puissante entreprise en avait amélioré le type, la tenue et la traction. Son rôle et son influence demeurèrent prépondérans, sous le régime de liberté absolue, puisqu’elle seule posséda, jusqu’à 1872, près de la moitié des fiacres en circulation dans les rues de Paris : 3 000 sur 6 400. Et quoique, depuis lors, des compagnies rivales aient surgi, avec plus ou moins de succès, quoique l’effectif des voitures et surtout celui des loueurs ait grossi sans cesse, les « Petites voitures, » comme on les appelle, n’en sont pas moins demeurées, sous la direction d’un président sagace, M. Bixio, le modèle de cette industrie difficile.

Le plus fort chapitre de dépense, — 10 millions de francs sur les 20 millions de budget annuel de la compagnie, — est naturellement la « cavalerie. » Pour ce dur service du pavé de Paris, il faut des chevaux jeunes, arrivés au maximum de leur force, âgés de 5 ans environ, que l’on ne trouverait pas en France, depuis que le ministère de la Guerre achète, pour l’armée, les bêtes de 3 ans et demi chez les éleveurs. C’est de Hongrie et de Danemark, où chaque année une commission spéciale va faire les achats, que nous viennent des sujets tout dressés, prêts à entrer immédiatement dans les brancards. Ils n’y resteront pas longtemps : quatre années en général. Aussi, quoique le prix de revient de chaque bête, dont l’introduction sur notre sol comporte le paiement d’un droit de douane élevé, soit de 900 francs environ, la cavalerie ne figure à l’inventaire que pour 460 francs par tête. La mortalité normale, compliquée parfois d’épidémies désastreuses, de la « morve » notamment, enlève 11 pour 100 de l’effectif ; 14 pour 100 des animaux sont réformés et cédés en moyenne pour 155 francs.

L’établissement des tramways n’a pas été seulement, pour le fiacre, une concurrence, mais aussi une cause indirecte de dommages par leurs rails, qui multiplient les chutes des chevaux et les avaries des voitures. En revanche, le bâton blanc, mis par M. Lépine aux mains des sergens de ville, fut un bienfait, non seulement pour les piétons, mais aussi pour les quadrupèdes. Ils ont, grâce à lui, une minute de repos durant ces arrêts forcés qui, de la Madeleine au Bois de Boulogne, peuvent se répéter huit fois.

La distance journellement parcourue par le cheval de fiacre est de 45 kilomètres ; mais la voiture effectue un trajet moitié plus long, parce qu’à chacune sont affectés trois chevaux, dont un, dit de relais, travaille tous les jours, tandis que les deux autres, alternativement, sortent ou se reposent. Ce service de 4 000 voitures, de place ou de « grande remise, » exige ainsi la présence constante de 12 000 chevaux valides, sans compter les indisponibles de l’infirmerie ; et ce chiffre est dépassé dans les années d’Exposition universelle.

La nourriture d’un pareil effectif, qui représente 5 millions de frais, est un objet d’étude continuelle. Il faut en réduire le coût au minimum, puisque les plus légères variations de prix se chiffrent par des sommes : 10 centimes de plus ou de moins par tête font, en fin d’exercice, 440 000 francs. Il faut se garder en même temps d’économies obtenues au détriment du bon état dans lequel ces animaux doivent être maintenus. M. Bixio, en ces matières, fut un novateur. Il remarqua, chez le propriétaire des omnibus de la gare de Sceaux, où il était en déplacement de chasse, la belle condition de ses chevaux et demanda quelle était leur ration. — « Pas de ration, lui fut-il répondu, ils mangent ce qu’ils veulent. — Mais mangent-ils toujours la même chose ? — Oh ! non, tantôt on leur donne plus d’avoine, tantôt moins et l’on remplace ce grain par un autre. » Cette constatation le conduisit à douter de la valeur sacramentelle des comestibles, — foin, paille et avoine, — qui semblaient constituer, du consentement unanime, la ration-type du cheval. En France, du moins, puisqu’en Algérie on le nourrit d’orge, de carottes et de caroubes en Italie, de maïs au Mexique.

Un laboratoire fut établi par la compagnie, qui le mit sous la surveillance d’un comité technique, où figurent des membres de l’Académie des sciences. Sa mission consiste à déterminer sans cesse l’efficacité nutritive des fourrages, laquelle diffère suivant les récoltes. Dans l’avoine, la proportion des substances utiles varie, d’une année à l’autre, de 25 pour 100. D’où il suit que donner toujours la même ration en apparence, c’est, en réalité, la modifier beaucoup. Des essais multiples permirent d’apprécier la quantité et le degré d’assimilation de la cellulose, des matières azotées et non azotées contenues dans les grains. On reconnut ainsi l’inanité du préjugé qui fait regarder comme meilleure l’avoine de gros poids.

Trois chevaux sont continuellement en observation dans une écurie spéciale, dont aucune litière ne garnit le sol bitumé. On les pèse plusieurs fois par jour ; leurs crottins, leurs urines sont analysés. A côté de l’écurie se trouve un manège de pompe, assez dur à faire mouvoir, autour duquel court un cheval qui tourne en peinant. Attaché derrière la branle qu’actionne son camarade, un autre cheval se contente de le suivre à la même allure, sans effort. « C’est le sort du second cheval qui me conviendrait, » disait Labiche, en visitant cet établissement. Ces expériences, poursuivies depuis vingt-cinq ans, ont permis de proportionner les trois rations nécessaires à l’animal soit pour produire un travail donné, en kilogrammètres, soit pour transporter son propre poids sans fatigue, soit enfin pour se maintenir en état, sans faire de mouvement.

Cette dernière ration, bien entendu, ne convient qu’à des bêtes en repos prolongé ; car les chevaux sortant un jour sur deux mangent davantage quand ils restent à l’écurie, que lorsqu’ils vaquent à leur tâche par la ville, — 9 kilogr. 4, au lieu de 8 kilogr. 8 ; — et ceux qui sont attelés chaque jour reçoivent près de 12 kilos de fourrage. La liste des fourrages qui composent les rations est assez longue : le foin est exclu, son mérite étant trop mince pour son prix. L’avoine n’y joue qu’un rôle secondaire : un kilo en moyenne. On y voit figurer la « drèche, » résidu de l’orge ayant servi à la fabrication de la bière, des tourteaux de plusieurs sortes, du son, des granules agglomérés par la compagnie avec les déchets de différentes farines. Mais le fond de l’alimentation, c’est le maïs et la paille, formant ensemble près de 7 kilos.

Toutes ces denrées sont mélangées ensemble, concassées et dosées en sacs de poids uniforme, après avoir subi une série de manipulations qui s’exécutent automatiquement dans des ateliers immenses. La paille serait ici un lit trop onéreux ; les chevaux de fiacre, comme ceux des omnibus, couchent sur la tourbe, dont un kilo et demi entretient leur litière pour 5 ou 6 centimes par jour. Avant d’être livrée à la consommation, la paille est nettoyée dans des cylindres, hachée sous des couteaux qui se renouvellent toutes les trois heures et mise en balles de 100 rations chacune. Le maïs et l’avoine sont épurés, purgés, le premier, de gros clous de fer qui s’y trouvent, on ne sait comment, et qu’un aimant attire au passage ; la seconde, de 30 sortes d’impuretés et de grenailles parasites, revendues 3 ou i francs les 100 kilos. Ils vont ensuite se déverser en d’énormes silos, d’une contenance de 700 à 800 quintaux.

Le coût moyen est de 1 fr. 20 pour la ration quotidienne dont partie est absorbée à l’écurie, partie sur la voie publique, là où les hasards de leur existence vagabonde donnent un moment de loisir au cheval et au cocher. Il n’est pas à craindre que ce dernier détourne peu ou prou du sac qui lui est confié pour sa bête ; il achèterait plutôt de sa poche un supplément d’avoine pour obtenir un surcroît de travail.

La traction mécanique qui s’est substituée, dans les rues de Paris, à la traction animale, pour les omnibus et les tramways, devait naturellement tenter, surtout depuis l’invention des automobiles, la grande entreprise des voitures de place. Il était logique de penser qu’elle amènerait la même augmentation de trafic, en permettant d’abaisser le prix des transports. « Les fiacres-automobiles ne marcheront pas, disaient les adversaires du projet ; ils seront constamment détraqués et en réparation ; les accidens seront plus nombreux. » — « Ils ne le seront pas davantage, répliquaient les partisans du progrès. Les accidens ont d’ailleurs augmenté, avec les chevaux, depuis que la rapidité des voitures a été accélérée, pour répondre aux exigences du public. Rien ne sera plus maniable qu’un automobile qui occupe moins de terrain que la voiture attelée. Jusque vers le milieu du siècle dernier, des hommes graves ne purent se décider à prendre les chemins de fer au sérieux ; et, malgré les objections élevées au début contre les bicyclettes et les tramways à vapeur, leur développement a été constant. »

Il serait trop facile et passablement injuste de reprocher à la Compagnie des petites voitures d’avoir tenté une expérience qui lui coûta, sans succès, 4 millions et demi. Mais l’échec n’est pas irrémédiable ; le fiacre électrique, bien accueilli, avait bien fonctionné ; son entretien seulement était trop cher. Il fallait un accumulateur donnant, sans relais, un parcours de 100 kilomètres ; il ne s’en trouva pas qui en fissent plus de 60. Les promesses des constructeurs ne furent pas tenues et, faute de dynamos capables d’électriser les moteurs à prix fixe, on continue d’électriser les chevaux à coups de fouet.


III

On espérait que l’énergie des accumulateurs reviendrait à meilleur marché que celle de l’avoine, pour compenser la différence entre les frais de fabrication d’un landaulet automobile et l’achat des trois chevaux, mylord et coupé, qui constituent « le fiacre, » marchant nuit et jour en toute saison.

« Achat » est un mot impropre ; les voitures naissent dans les ateliers de la compagnie et reviennent y mourir, ou plutôt elles sont immortelles. Dans une ville où 45 000 véhicules, dont les deux tiers servant au transport des personnes et un tiers à celui des marchandises, circulent chaque jour, les accidens sont d’autant plus inévitables que les points d’encombrement ont beau varier, de l’été à l’hiver, de l’après-midi à la soirée, du samedi au dimanche ; de nouveaux itinéraires ont beau remplacer les anciens, privilégiés il y a 50 ans, aujourd’hui déserts ; la foule continuera toujours à affluer aux mêmes heures dans les mêmes voies.

La principale rue des quartiers de Grenelle ou de Vaugirard est sillonnée du matin au soir par 2 ou 3 000 voitures, tandis que l’intensité du mouvement est de 8 000 sur le boulevard Saint-Michel, sur le pont de la Concorde de 10 000, et de 14 000 dans la rue Royale. Et l’on se rend mieux compte du degré d’envahissement de certaines artères, en métrant leur largeur comparée au nombre d’équipages qui les arpentent : sur le boulevard des Italiens passent chaque jour 24 000 chevaux attelés, et 42 000 devant le numéro 156 de la rue de Rivoli ; mais ce boulevard a 18 mètres de large et cette rue n’en a que 12. Ce qui, pour cette dernière chaussée, correspond, sur chaque mètre de largeur, à une succession quotidienne de 3 500 chevaux traînant des « paulines » ou des phaétons, des victorias à huit ressorts ou des binards de pierre de taille, des camions ou des omnibus. Parmi les piétons qui s’aventurent au milieu de cet emmêlement de bêtes et de roues, on compte annuellement 1 700 victimes, plus ou moins grièvement blessées, et 76 y trouvent la mort. Non moins redoutables sont ces voitures les unes pour les autres ; les accidens coûtent à la Compagnie générale 350 000 francs par an, sans parler des menues avaries que réparent les spécialistes répartis dans ses dépôts.

Quand le mal est plus grave, le fiacre est envoyé aux ateliers de La Villette. Là, sur un espace de deux hectares et demi, est installée une usine de réfection permanente du matériel et une réserve où 4 000 sortes d’objets différens sont empilés : lanternes ou bandages, balles de crin ou pièces de drap, jusqu’à des pyramides de fers à cheval. A voir ici les troncs de chêne et de hêtre numérotés, représentant 3 000 mètres cubes de bois de carrosserie, il semble que le « sapin » ne soit pas d’essence à justifier son appellation populaire. 900 ouvriers de divers corps d’état sont chargés de remettre perpétuellement à neuf, en été les coupés, les mylords en hiver ; car il n’existe que deux modèles, dont toutes les pièces, pour plus de simplification, sont interchangeables. L’ancienne voiture à quatre places a presque disparu. Au lieu des 1 800 qu’elle possédait naguère, la Compagnie n’en a plus que douze ; les cochers refusaient de les conduire parce qu’ils n’y gagnaient pas leur vie.

De-ci, de-là, renversés ou sur des tréteaux, gisant sur le sol, le dos ouvert, de vieux fiacres semblent bien malades ; leurs essieux sont forcés, leurs coussins montrent la corde ; leur caisse, lavée par les pluies, après tant de cahots et de chocs, aspire au repos. Pourtant elle est solide encore, elle usera bien une jeune paire de roues, qui sort du charronnage, les rais assemblés et châtrés en un clin d’œil par des machines d’invention américaine. Le monteur lui pose des ressorts, envoyés par la forge, le tapissier la garnit à neuf ; demain, la peinture lui rendra le prestige de la fraîcheur. Ainsi soignée et opérée, elle filera de nouveau par les rues, portera les malades au médecin, les amoureux au rendez-vous, les remisiers à la Bourse, les étrangers aux musées, les bourgeois au Bois de Boulogne ; elle entendra bien des projets, bien des plaintes, bien des confidences, bien des colères, et que d’haleines terniront ses vitres, jusqu’à ce qu’elle rentre ici pour ressusciter encore !

Les cochers se renouvellent plus souvent que leurs voitures. Sur les 4 000 dont se compose le personnel, 600 ont moins d’un an, 1 800 de 1 à 5 ans, et 700 de 6 à 10 ans de présence. Plus des trois quarts de l’effectif n’est donc en fonction que depuis une dizaine d’années, et 250 seulement sont depuis plus de 20 ans au service de la Compagnie. Sans doute il en est davantage qui occupent pendant 20 ans le siège ; beaucoup vont d’un loueur à l’autre et quelques-uns deviennent patrons à leur tour. Mais le plus grand nombre, lorsqu’ils ont réalisé des économies, préfèrent un métier sédentaire aux risques d’une voiture qui leur appartiendrait en propre ; ils se font marchands de vins et vieillissent derrière leur comptoir.

Les vieux cochers sont rares : 200 seulement, sur 4 000, ont dépassé la soixantaine ; leur doyen médaillé, qui vient en tête de la liste, est septuagénaire et tient les guides depuis 44 ans ; 600 ont de 50 à 60 ans d’âge, tandis que 1 000 ont moins de 30 ans, et 1 300 de 30 à 40 ans. D’où viennent-ils ? Il n’est guère de profession plus mêlée ; la plupart de ceux qui l’exercent ne l’ont pas embrassée de prime abord, à leur début dans la vie. Presque tous en avaient d’abord tenté quelque autre : le légende veut qu’il s’y rencontre des déclassés de la bourgeoisie, des sous-préfets, des notaires, d’anciens prêtres, des professeurs, des poètes, voire l’ambassadeur d’une république sud-américaine. Antécédens difficiles à vérifier ; les intéressés, déchus, ne s’en vantent pas. Sur les 4 000 automédons dont la situation antérieure nous est connue, il se trouve une trentaine de noms d’apparence nobiliaire, un ex-frère des écoles chrétiennes, 2 instituteurs, 3 négocians ou entrepreneurs, une soixantaine d’employés d’administration ou de commerce, une douzaine de gardiens de la paix, douaniers ou gendarmes. La presque-totalité provient de métiers manuels : 700 ouvriers de l’alimentation, 350 du bâtiment, des métaux ou des tissus, 1 400 domestiques, dont beaucoup anciens cochers de maîtres. Mais tous les corps d’état sont, peu ou prou, représentés : machinistes et marins, marchands d’habits et porteurs aux pompes funèbres, bijoutiers, commis voyageurs, camelots et garçons de recettes. Un des plus forts élémens est fourni par les campagnards, au nombre de 1 300 ; mais ce contingent est instable : ce sont les « saisonniers, » qui viennent chaque année conduire un fiacre à Paris, pendant les mois de loisir que leur laissent les travaux des champs. Les Savoyards, les Limousins, arrivent en octobre et repartent à fin mai ; quelques-uns restent jusqu’au Grand Prix. Les Auvergnats passent, les uns l’hiver, d’autres le printemps, dans la capitale. Les Italiens, au nombre de 200, y passent toute l’année, sauf deux mois d’été pendant lesquels ils retournent au pays.

Les étrangers, au reste, sauf les Belges et les Suisses, ne forment dans cette corporation qu’un groupe infime, quoique de nationalités multiples : 3 Autrichiens, 2 Espagnols, 1 Brésilien, 2 citoyens des Etats-Unis et 2 Égyptiens. Les Parisiens y sont en très petite minorité : 300 à peine, tandis que les Alsaciens-Lorrains sont 150. La Savoie, l’Auvergne et le Limousin fournissent à eux seuls 1900 sujets, contre 1400 originaires de tous les autres départemens.

Ainsi recruté un peu partout, le cocher de Paris ne constitue pas un type homogène ; il n’a guère de physionomie propre, bien qu’on lui en prête une, conventionnelle. Il passe pour malhonnête dans ses propos, mais il est honnête dans sa conduite, puisqu’on rapporte chaque année à la Préfecture de police près de 39 000 objets, oubliés dans les fiacres, omnibus et tramways, et que les modestes auteurs de ces actes de probité, souvent admirables, ne sont pas invités à les accomplir par l’attrait de gratifications qui s’élèvent en bloc à 3 000 francs.

Le cocher n’est pas un salarié ; il commence et finit sa journée aux heures qui lui plaisent, se repose quand il veut, et ne subit point de chômage. Autrefois, il versait à la Compagnie, ou au loueur qui l’employait, le montant intégral de sa recette, déduction faite des pourboires, qui, joints à une paye fixe de 4 francs, constituaient sa rémunération. C’était le travail « à la feuille. » Le cocher devait inscrire le détail journalier de ses opérations sur un tableau qu’il remettait à son patron.

Pour obvier aux fraudes possibles, on lui défendait de charger un voyageur en dehors des stations, où l’heure de son départ était pointée par un agent spécial. D’autres agens notaient, à la volée, les numéros des fiacres occupés qui passaient en certaines rues, Les compagnies avaient aussi un contrôle occulte : à toute personne qui, ayant arrêté une voiture sur la voie publique, — condition requise, — faisait part à un bureau intermédiaire du temps qu’elle l’avait gardée, des lieux où elle l’avait prise et quittée, il était alloué une réduction de 1 fr. 25, par chaque heure et demie qu’elle avait payée. L’intermédiaire transmettait ces renseignemens à la Compagnie et, si le travail signalé se trouvait omis sur la feuille des cochers, il recevait, pour sa peine, une part de l’amende infligée à ces derniers, laquelle variait de 25 à 60 francs.

Désireux de se soustraire à cette surveillance, un certain nombre d’automédons offrirent de payer à forfait une somme fixe, supérieure de 1 fr. 50 à la « moyenne » que faisaient ressortir, pour le jour précédent, les indications de leurs camarades. Ceux-ci les imitèrent à leur tour ; ce qui prouve qu’ils y avaient avantage, soit que les « feuilles » ne fussent pas toujours très sincères, soit que la liberté absolue permît de réaliser des recettes plus fortes. Les patrons y trouvèrent aussi leur profit, parce que le système nouveau éliminait les paresseux qui, assurés d’une paye modique, pouvaient impunément s’immobiliser aux stations sans rien faire. L’importance de la recette dépend en effet de l’habileté du cocher, de son caractère, de son art de physionomiste à « faire la maraude » là où se rencontrent les cliens. »

Aujourd’hui, le cocher est un sous-entrepreneur ; il garde pour lui tout ce qui excède un prix de location déterminé. Mais c’est justement sur ce prix que l’on ne s’entend pas, et c’est à son sujet qu’éclatent les grèves périodiques. Afin d’en fixer le montant, les patrons prennent pour base les conditions de la température, la saison, le mouvement des hôtels, les arrivées des trains, les fêtes, les courses, les événemens qui modifient la circulation. Il ressort, pour l’année entière, aux environs de 15 francs, mais varie suivant les mois : les meilleurs, pour les compagnies, sont Mai, Juin et Avril ; Octobre et Juillet accusent de moindres bénéfices ; Septembre et Novembre sont tantôt en gain, tantôt en perte ; Janvier, Février, Mars et Août donnent toujours un déficit.

Il s’est produit, depuis dix ans, un phénomène singulier dans cette industrie : malgré la concurrence des moyens de transport en commun, de la bicyclette, du téléphone et de l’automobile, le nombre des fiacres a augmenté de 20 pour 100. Il est monté de 9 900 à 12 500. Cependant la même période a vu l’une des grandes compagnies, propriétaire de 1 500 voitures, l’Urbaine, mise en liquidation judiciaire et résignée, depuis plusieurs années, à laisser les cochers fixer la moyenne à leur guise ; l’autre, la Compagnie générale, réduite à suspendre ses distributions de dividende.

D’où vient que le bénéfice minime, — 1 fr. 50 par journée de voiture, — nécessaire à la prospérité des entreprises de ce genre, leur fasse aujourd’hui défaut ? Le mouvement observé dans la plupart des commerces, auxquels la concentration des capitaux procure un élément de force et de succès, se produirait-il ici en sens contraire ? Les petits loueurs sont-ils mieux placés pour se défendre ou gagnent-ils davantage ?

Les impôts qui pèsent sur la Compagnie générale dépassent 3 millions de francs, — 15 pour 100 de ses recettes brutes, près du double des profits qu’elle réalisait jusqu’à ces dernières années, et que les avantages consentis, bon gré mal gré, aux cochers ont fait évanouir ; — mais la plupart de ces charges sont supportées, au prorata de leur exploitation, par les petits patrons, par ceux qui conduisent leur propre voiture. Ils ont de plus les frais de leur loyer, et les fourrages doivent leur revenir plus cher. Leur matériel est-il moins bon ? L’usure et le renouvellement des trois chevaux et des deux voitures, ouverte et fermée, qui constituent « le fiacre, » leur coûtent-ils moins des 5 fr. 80 par jour que consacrent à cet objet les grosses compagnies ? Chez le patron-ouvrier, l’intérêt du capital se confond souvent avec le salaire du travail : or, la plupart des simples cochers estiment avoir perdu leur journée quand elle n’atteint pas 10 francs.

Mais le métier est dur ; il faut être dehors pendant 14 ou 15 heures par jour, et la nourriture, chez le traiteur, est onéreuse, pour ces gastronomes fort recherchés en général dans leur ordinaire. — « Quand vous verrez un restaurant où sont attablés des cochers de fiacre, m’a dit l’un d’eux, entrez-y avec confiance, vous êtes sûr de bien dîner. » Corporation singulière ; âpre au gain et portée au coulage, rude d’allures et souple par nécessité, jalouse de son indépendance et changeant dix fois par jour de maître et de besogne ; au pas dans les avenues du Bois, au galop pour ne pas manquer le train, figée sous la pluie nocturne devant une façade illuminée. Témoin involontaire de tant de choses, en marge de tant de deuils et de tant de fêtes, comment le cocher ne serait-il pas souvent de mauvaise humeur ?

Sa mauvaise humeur s’est un jour manifestée de façon tragique en la personne du sanguinaire Collignon. Contraint par la Préfecture de police, sur la plainte d’un client, à rapporter à celui-ci la petite somme qu’il s’était indûment fait payer en plus du tarif, Collignon se rendit chez son « bourgeois, » l’argent dans une main et, dans l’autre, un revolver chargé de six coups, qu’il déchargea successivement sur le plaignant, sa femme, ses deux enfans et sa bonne, qui tous furent mortellement atteints.

Ce quintuple assassinat valut à la mémoire sinistre de « Collignon » une horreur demi -séculaire ; son nom demeura l’ultime injure qui pût être adressée à un fiacre. Dans le monde des cochers, Collignon ne fut pas jugé aussi sévèrement. La leçon donnée par lui avait imprimé aux voyageurs une terreur salutaire. — « Voyez-vous, monsieur, disait, en hochant la tête, un confrère indulgent qui avait connu le héros de ce drame, l’affaire est assez obscure : il y a eu des torts des deux côtés ! »

Dans la correspondance du directeur de la Compagnie des Petites voitures se trouvent chaque jour nombre de lettres de doléances, où des personnes délicates, de l’un et l’autre sexe, consignent les extraits du vocabulaire, ignoble ou simplement grossier, quoique pittoresque d’ailleurs, que des automédons, mal satisfaits de leur pourboire, ont fait pleuvoir sur leur tête ou derrière leur dos. — « Il m’a appelée… je n’ose dire comme. » Parfois ce sont des protestations contre les pièces fausses, introduites, en nombre excessif, dans la monnaie rendue du haut du siège, dans la nuit sombre ou sous la pluie, — fraude savamment organisée, puisque naguère on pouvait lire, sur la devanture d’une boutique du quartier de la Croix-Rouge, cette offre équivoque : « Pièces de monnaie, à l’usage de Messieurs les cochers. » « Monsieur le Directeur, je m’étonne qu’une Compagnie qui se respecte garde à son service des cochers assez malhonnêtes pour glisser à la clientèle de faux écus de cinq francs. C’est une honte pour Paris et une indélicatesse contre laquelle je ne me contente pas de protester, mais dont je vous regarde comme responsable, décidé à vous rapporter moi-même la fausse monnaie dont il s’agit, etc. » Ainsi s’exprimait un bourgeois, justement indigné. En continuant le dépouillement de son courrier, le directeur ouvrit une deuxième missive du même signataire ; elle était conçue en ces termes : « Vous pouvez considérer ma lettre de ce matin comme non avenue ; j’ai trouvé moyen de repasser la fausse pièce dont je vous parlais. »

Le cocher n’est pas le seul qui veuille donner des lois au capital. A lui en imposer de trop dures, ne risque-t-il pas de le voir faire grève à son tour ? La crise actuelle est toute financière, point industrielle, puisque les fiacres se multiplient encore. Il n’est même pas à présumer qu’ils disparaissent jamais ; ils satisfont d’autres besoins et offrent d’autres commodités que le tramway. Paris et sa banlieue contiennent 3 millions d’habitans ; pour que les voitures de place puissent vivre, il suffit qu’elles fassent chacune une dizaine de « chargemens, » avec des cliens qui les prennent à l’heure ou à la course.

Cette dernière, à 1 fr. 75 pourboire compris, est, dit-on, trop chère ; nos ancêtres l’eussent trouvée bien bon marché. La mise en service d’un compteur horo-kilométrique apaiserait-elle les conflits, ferait-elle renaître la prospérité ? Les parties en cause, patrons et cochers, s’accusent mutuellement de mauvais vouloir envers le compteur, toujours promis et toujours éludé. Les uns et les autres s’en prennent à l’administration municipale, qui exigeait des futurs compteurs tant de vertus et prétendait leur faire dire tant de choses, qu’aucun ne s’est trouvé capable de répondre, — à bas prix, — à toutes les questions qu’on lui posait.

Pour qui a voyagé hors de France, il ne semble pas que le compteur soit indispensable à une capitale pour vivre heureuse. Si nous laissons de côté New-York, où il n’existe pour ainsi dire pas de fiacres et où la plus petite course se paie 5 francs, nous voyons qu’à Londres l’organisation est la même que la nôtre. Les hansoms et les cabs à quatre roues appartiennent à 3 600 loueurs, — contre 1 423 à Paris, — dont 2 000 conduisent leur propre véhicule. Les autres cochers, au nombre de 11000, travaillent à la « moyenne » et paient, à peu près comme chez nous, 15 fr. 30, soit à de petits patrons, soit à quatre grandes compagnies. Le prix des courses est de 1 fr. 25 pour 1 600 mètres, avec augmentation de 0 fr. 63 par 800 mètres. Et personne ne réclame de compteurs.

Si l’on tient à cet appareil, il ne paraît pas non plus qu’il soit difficile de s’en procurer de fort simples et peu coûteux, puisque les voitures de Vienne et surtout de Berlin sont munies de compteurs, dont le cadran indique au voyageur soit la distance parcourue, soit la somme dont il est redevable. Le chiffre initial de 0 fr. 62 s’accroît, après le premier kilomètre, de 12 centimes par 200 mètres. Les Parisiens ne descendent pas au-dessous de la « petite course » à 1 franc ; encore est-elle facultative pour les automédons, avec qui les femmes, les étrangers, les gens timides, hésitent à entrer en négociations, crainte de voir leurs propositions ironiquement accueillies.


IV

Les fiacres doivent marcher, — théoriquement, — à la vitesse maximum de 8 kilomètres à l’heure ; un arrêté préfectoral, vieux d’une quarantaine d’années, l’a ainsi réglé. Pratiquement, ils font 12 et même 14 et 15 kilomètres à la course. C’est peut-être même leur principale raison d’être, depuis la multiplicité récente des transports à bon marché et à itinéraire fixe, qui font en général ces huit kilomètres à l’heure et auxquels le public reproche d’aller trop lentement.

Ce grief, fût-il fondé, ne saurait faire oublier les services rendus, pendant la seconde moitié du XIXe siècle, par la Compagnie des Omnibus, doyenne de ces entreprises. Jusqu’à 1828, si l’on excepte la tentative avortée du XVIIe siècle, les Parisiens n’eurent à leur disposition aucune voiture publique ; et l’on objectait sérieusement en 1824, à qui proposait d’en établir, « qu’il en résulterait un trop grand embarras pour la circulation. »

Le préfet de la Seine, enfin, se laissa fléchir et autorisa l’introduction de 100 omnibus, répartis en 18 lignes : d’où l’on peut inférer que les départs n’étaient pas fréquens. Il était interdit de placer « ni paquets, ni ballots, ni voyageurs » sur l’impériale de ces véhicules, rappelant par leurs formes les diligences et divisés, comme elles, en trois compartimens, — coupé, intérieur et rotonde, — chacun de prix gradué. L’affaire réussit, mais les bénéfices restèrent, faute de contrôle, aux mains des agens subalternes, et le fondateur, ruiné, se suicida. Son privilège fut repris et exploité par M. Moreau-Chaslon, plus tard président de la Compagnie actuelle, dont le succès fit éclore aussitôt nombre de concurrences : Dames-Blanches, Tricycles, Orléanaises, Diligentes, Joséphines, Écossaises, Sylphides, etc.

La liberté dont elles jouissaient les porta à lutter ensemble de vitesse, sur les voies les plus fréquentées. Ces courses dangereuses furent interdites, par mesure de sécurité ; mais les survivantes, sans rivales sur leurs parcours, virent se créer à côté d’elles de nouvelles lignes, dotées de véhicules tous différens, jusqu’à ce qu’en 1855, après plusieurs tentatives infructueuses, les sociétés existantes eussent réussi à se fusionner, avec l’approbation du gouvernement, qui leur conféra le monopole de circulation et de stationnement dans la capitale. Sur les 400 voitures, alors mises en commun, les Omnibus, qui donnèrent leur nom à la collectivité, en représentaient le tiers ; les deux autres tiers se partageaient entre neuf entreprises, d’inégale importance, Favorites et Parisiennes, Citadines et Batignollaises, ayant de 50 à 7 voitures.

Pour son premier exercice, la « Compagnie générale » transporta 34 millions de voyageurs ; en 1861, elle en transportait 81 millions ; 122 millions en 1875, 201 millions en 1882, et 318 millions en 1900. La moitié seulement de ce chiffre appartient aux « Omnibus » proprement dits ; l’autre moitié vient des tramways, à traction animale ou mécanique, dont je parlerai plus tard. En effet, depuis son demi-siècle d’existence, tout a changé dans cette industrie, sauf son ancien titre ; mais tout n’a pas changé dans la même proportion que le trafic, qui, de 1855 à nos jours, a presque décuplé.

Le personnel a seulement quadruplé : de 2 400 à 10 000 agens de toute sorte ; le matériel n’a guère fait que quintupler : de 400 à 2 122 voitures ; le capital engagé est vingt fois plus fort (parce que les automotrices actuelles n’ont rien de commun avec les types d’autrefois) : de 7 millions et demi il est passé à 150 millions. Les impôts, droits et redevances payés sous diverses formes, tant à l’Etat qu’à la Ville, sont huit fois et demie plus élevés : de 713 00 francs à 5 863 000 francs. Il n’y a que le bénéfice net qui ait décru ; il est tombé au tiers de ce qu’il était à l’origine : de 1 470 000 à 539 000 francs. Aussi les actionnaires, comme ceux des Petites voitures, n’ont-ils touché l’an dernier aucun dividende. Le contraste est piquant ; il fait réfléchir.

Le personnel apparent des omnibus, cochers, conducteurs et contrôleurs, ne constitue pas la moitié de l’effectif réel. Les usines, les dépôts, l’entretien des voies, occupent près de 6 000 individus. La compagnie fabrique elle-même tout ce qui lui est nécessaire ; grâce à ce système, un omnibus de 30 places ne lui revient pas à plus de 4 000 francs. Chaque année elle répare 15000 roues et en réforme un millier de vieilles. C’est dire qu’il n’est pas de voiture qui n’aille plusieurs fois par an aux ateliers. Les simples cadrans, qui sonnent et comptent les voyageurs, occasionnent une dépense annuelle de 60 000 francs.

Le cheval d’omnibus, de 100 francs plus cher que le cheval de fiacre, comme achat, coûte presque moitié plus à nourrir, — 1 fr. 75 au lieu de 1 fr. 20 par jour, — quoique sa ration, dans laquelle la mélasse a récemment été expérimentée, soit l’objet d’une constante sollicitude en vue de réaliser des économies. Dans ces écuries de 17 000 chevaux, où la vente seule des fumiers se chiffre par 500 000 francs, une différence d’un centime est de grande conséquence. La distance quotidiennement parcourue par chaque attelage, — un seul voyage, aller et retour, soit 15 à 16 kilomètres, — est trois fois moindre que celle des bêtes de fiacre. Aussi leur usure est-elle moins rapide : ils servent en moyenne six ans et demi aux tramways et cinq ans aux omnibus, où la traction est plus rude et le coup de collier plus fréquent ; bien qu’un frein très puissant, constitué par une corde qui s’enroule autour du moyeu, atténue les brusques arrêts. La Compagnie a toujours quelques centaines d’animaux employés temporairement aux champs : le labour est pour eux un repos. Sauf cette villégiature, le cheval d’omnibus ne change jamais de ligne ; cela lui couperait l’appétit. Il connaît sa ligne ; même avec un cocher ivre et incapable de tenir ses guides, il sait tourner là où il faut et s’arrête aux bureaux de lui-même.

Dans les voies honteusement étroites du centre, que nos édiles devraient songer à élargir, dans ces rues du Bac ou de Richelieu, par où le grand courant d’air parisien va d’une rive à l’autre de la Seine, ces lourds véhicules, roulant à toute vitesse, usent avec une adresse extrême du petit espace laissé libre, au milieu de la chaussée, par les rangées de voitures qui bordent le trottoir. Une prime spéciale est donnée aux cochers qui n’ont pas eu d’accident, pendant le mois ou le trimestre. Tous doivent, au reste, à la fin de l’apprentissage, subir plusieurs épreuves délicates : avant d’être admis à conduire au dehors, on les fait promener dans la cour des dépôts, où se trouvent exprès amoncelés des obstacles de différentes natures. Les tramways à chevaux, n’ayant de roues à boudin que d’un seul côté, sont, paraît-il, aussi difficiles à mener que les omnibus ; au lieu de bien ménager son passage, il faut prendre garde de dérailler.

Un syndicat d’employés a vitupéré la Compagnie sur ce qu’elle recrutait surtout son personnel en province ; les demandes des postulans, quelle que soit leur provenance, se comptent en tout cas par milliers. Des receveurs chargés d’opérer, par fractions de 15 et 30 centimes, une recette de 57 millions, la première qualité requise est la probité. Les fraudes sont fort rares. Un corps d’inspection secrète, qui coûte 86 000 francs par an, est chargé de les découvrir. Tantôt ces contrôleurs occultes, cheminant au long des rues, prêtent l’oreille à la sonnerie des voyageurs qui montent ; tantôt, nonchalamment installés sur les banquettes de l’omnibus en marche, ils suivent de l’œil les agissemens du conducteur, soupçonné de « distractions » trop fréquentes.

La comparaison du rendement moyen des voitures d’une même ligne décèle assez vite les indélicatesses : omission volontaire dans l’usage du cadran indicatif ; emploi de fausses clefs pour tourner ce cadran en sens inverse, avant le dernier bureau, afin de réduire le chiffre des voyageurs inscrits ; surcharges, à l’aide de poinçons simulés, sur les feuilles où se défalquent les correspondances ; ces ruses malhonnêtes ne sont pas très longues à découvrir.

La Compagnie est garantie contre tout préjudice de la part de ses agens, responsables de leurs recettes, mais ceux-ci, dans leur encaissement hâtif, sont sujets à des pertes minimes, qui risqueraient, en se répétant, de rogner leurs salaires. Il se trouve, parmi les voyageurs, des âmes généreuses pour gratifier les conducteurs de légers pourboires ; il se trouve aussi des êtres assez vils pour profiter de leurs erreurs.

Un observateur misanthrope s’est plu à faire maintes fois l’expérience de cette ignominie, au temps des anciens omnibus, où les voyageurs se passaient leur argent et se repassaient leur monnaie les uns aux autres. Assis à mi-distance entre le marchepied et le fond de la voiture, au voisin qui lui avait confié une pièce de 0 fr. 50 pour payer sa place, il rendait 0 fr. 30 de gros sous, au lieu des 0 fr. 20 qui lui revenaient, auxquels il ajoutait, sans être vu, 0 fr. 10 de sa poche. Il était, paraît-il, très rare que le destinataire signalât cette méprise, qu’il devait croire imputable au conducteur. Le plus souvent, il s’appropriait les deux sous, rendus en trop, sans mot dire.


V

Dans les Faux Bonshommes de Théodore Barrière, la fille aînée d’un agent de change, qui prétendait épouser, contre le gré de sa famille, un artiste sans fortune dont elle était amoureuse, cède enfin aux représentations de son entourage, et sa cadette, moins romanesque, s’écrie, triomphante, en apprenant la rupture de ce mariage : « Au moins, ma sœur n’ira pas en omnibus ! » Naturelle en 1868, où c’était une sorte de déchéance, une humiliation intime, en certains milieux, que « d’aller en omnibus, » cette exclamation n’aurait plus de sens aujourd’hui, où des duchesses et des archi-millionnaires coudoient, sur ces coussins démocratiques, des clercs d’huissier et des cuisinières, tandis qu’on voit souvent des maçons revenir de leur journée en fiacre.

Les mœurs ont changé, et aussi les omnibus, plus vastes, plus propres, chauffés, munis de plates-formes et d’escaliers praticables pour accéder à leurs impériales, lesquelles sont couvertes et, sur les tramways, abritées, toutes différentes de celles d’il y a vingt ans, réservées aux seuls individus mâles et agiles, capables d’y grimper et d’en dévaler par une gymnastique de singes.

Et pourtant l’exploitation de nos omnibus était hier, est encore, sur certains points, très défectueuse. Nos fils la jugeront grotesque et barbare. « Qu’y a-t-il là, grand Dieu ! demande un étranger fraîchement débarqué, à l’aspect d’un attroupement houleux, se ruant, le dimanche, sur la voiture qui stationne devant un bureau ? Est-ce une émeute ? — Non, répond le Parisien, ces gens attendent l’omnibus. » A peine a-t-il stoppé, que les voyageurs, déambulant avec patience ou rivés au sol comme des bornes kilométriques, se forment derrière lui en colonne serrée et frémissante.

Cette masse humaine, où chacun agite un bout de carton indicatif de son numéro, est uniquement occupée de monter dans ce véhicule qu’elle espère devoir être sien. Elle y met toute la passion, toute la force de volonté et d’énergie dont elle est capable. Le conducteur, impassible devant cette bousculade, étudie sa feuille ou, debout sur sa plate-forme, comme un homme prêt à repousser un siège fait par des forces supérieures et décidé à vendre chèrement sa vie, s’oppose à l’envahissement. « Minute, minute, les numéros ! » Et les plaisanteries, les quolibets, de pleuvoir sur ce malheureux ; chacun formulant son exaspération de manières différentes. « Si j’étais conseiller municipal, ce que je le ferais danser le monopole ! — Attendez, le contrôleur va venir, je ne peux pas vous laisser, monter avant. »

Le contrôleur arrive enfin, se fraie un passage à travers la cohue compacte, pour aborder la plate-forme. Orgueilleusement il s’y carre, et promène son regard sur la foule avec satisfaction. Cette foule est à lui, ce sont des « administrés ; » il est fonctionnaire en face du peuple. Suivant son tempérament, il sourit d’un air dédaigneux ou paterne, comme s’il allait donner une bénédiction. « Commencez, appelez les numéros. — Bien ; où en êtes-vous resté ? interroge le conducteur. Y a-t-il des numéros avant le 204 ? » Ce chiffre n’est pas plutôt proféré, que surgissent de toutes parts des réclamations, des hurlemens. Une tempête éclate ; vingt numéros sont criés sur tous les tons. Le conducteur gesticule, essaie de dominer le bruit. « Silence, on n’entend rien, 162. — Non, 150, j’ai le 150. — Oh ! là, là, il y a longtemps qu’il est passé ! — Allons donc ! — Ne poussez pas ! — Taisez-vous donc ! — Plus haut ! » Le conducteur se croise les bras, fait comprendre qu’on ne montera pas avant que le calme soit rétabli. « Ne vous gênez pas, je ne suis pas pressé. — Commencez au 180, dit un monsieur décoré, d’une voix autoritaire. — Pourquoi monsieur veut-il m’empêcher de monter ? — Commencez par le numéro que vous voudrez. — Eh bien ! tonnerre de Dieu, appelez donc les numéros, conducteur. — Appelez le 140, dit le contrôleur, impérativement. »

Tout à coup la voiture s’ébranle, pour aller occuper la place de la précédente, qui s’est mise en route. Affreuse mêlée, dans l’empressement de la foule à la suivre par bonds rapides, pour ne pas perdre sa position ou, au besoin, l’améliorer. Des familles, bien groupées tout à l’heure, sont maintenant séparées et se dépensent en efforts pour se réunir. « Faites place, madame, vous n’avez que le 195, et moi, j’ai le 170. — A quoi sert d’encombrer ? » Ceux qui ont des numéros assez bas pour partir donnent tort au dernier interlocuteur. Les autres, sûrs d’attendre le prochain omnibus, s’amusent de la scène ; diversion agréable, niaise et gaie. Le contrôleur recueille les correspondances, en haut, en bas, fait sonner tous les voyageurs, vérifie le marqueur, vise la feuille, fait arborer le « complet, » et s’élance, aussitôt suivi de la foule, à l’assaut d’une autre voiture.

Nous sommes ici perdus, noyés, sous un attirail de visas, de timbres, de papiers, de cartons à promener, Quelle perfection de formalités pour s’asseoir sur ces bancs et faire deux kilomètres ! Autant prendre un billet pour Marseille ; et, de fait, il faut moins de complications pour monter dans le rapide de Marseille que dans beaucoup d’omnibus. Et combien lentement s’accomplit ce court trajet ! Chevaux, employés et clientèle agissent comme s’ils avaient devant eux l’éternité ; c’est la diligence intra muros : la somnolence s’empare des voyageurs ; leurs paupières s’abaissent, se séparent, se rejoignent encore ; leurs têtes dodelinent toutes ensemble sous l’influence des cahots ; plusieurs s’affalent en des attitudes comiques et lasses.

Un omnibus ne devrait jamais être « complet, » que d’une façon tout exceptionnelle. A moins que l’on ne soit conseiller municipal et, comme tel, autorisé à monter « en surcharge, » par décision du préfet de police, un omnibus complet, c’est un omnibus qui n’existe pas, pour le piéton qui veut s’en servir. En vain celui-ci, après une course audacieuse dans la boue, se juche-t-il, essoufflé, sur le marchepied, une voix sévère prononce le fatal : « Complet partout, » qui l’oblige à redescendre. S’y refuse-t-il, deux agens, requis à cet effet, l’appréhenderont et le conduiront au poste. Et si la Compagnie fermait les yeux et prenait plus de voyageurs que la voiture n’est censée en contenir, la régie des contributions indirectes lui dresserait à elle-même un procès-verbal.

Un pareil système est simplement ridicule. Lorsque, sur une moitié de leur parcours, durant un tiers de la journée, certaines lignes régulièrement bondées repoussaient tout client qui se présentait, — témoin l’ « Hôtel-de-Ville-Porte-Maillot, » jusqu’à l’avènement du Métropolitain, — c’est comme si l’on avait décidé que le service de cette ligne serait suspendu de telle à telle heure dans telle ou telle direction.

A quoi l’on répond que les transports à Paris sont trop onéreux pour permettre de marcher autrement qu’à voitures pleines ; que certaines lignes même pourraient être perpétuellement complètes et néanmoins peu rémunératrices, si les voyageurs ne se renouvelaient pas plusieurs fois durant le trajet ; que la faute de cet état de choses incombe au Conseil municipal, qui tient la Compagnie comme un enfant dans des langes ; qu’elle est impuissante devant des édiles aussi incompétens qu’exigeans, qui en arrivent à l’administrer eux-mêmes, par-dessus la tête de son directeur, sans encourir aucune responsabilité.

Or, il est clair, pour un observateur sans parti pris, que la Compagnie des omnibus est très fondée à se plaindre du Conseil municipal, et que la population n’est pas moins en droit de critiquer la nonchalance routinière de la Compagnie des omnibus, autant que l’entêtement étroit des pouvoirs publics. Il apparaît : que beaucoup de tracés anciens, traditionnellement conservés, sont très mal conçus ; que la vitesse commerciale, — c’est-à-dire la longueur du parcours divisée par sa durée, — est abusivement réduite ; et que l’exploitation est beaucoup trop chère pour la Compagnie, sans être avantageuse pour le public, parce qu’elle manque totalement d’élasticité. Cependant rien ne serait plus aisé que de remédier à ces multiples défauts.

L’idéal des transports en commun ne doit pas être de déposer exactement les citoyens devant leur porte et, lorsqu’on l’oblige à articuler ses lignes de manière à desservir le plus de voies possible, la Compagnie pourrait répondre, comme ce conducteur ai une dame qui lui jetait négligemment cet ordre : « Vous m’arrêterez telle rue, tel numéro. — Et à quel étage, madame ? » Il convient que chaque omnibus aille directement d’un point terminus à l’autre, par le plus court chemin, sans aucune inflexion.

Tous les écarts, tous les crochets sont du temps perdu pour le voyageur, et aussi pour la Compagnie, qui le promène à ses frais, inutilement. La moitié des omnibus actuels font l’école buissonnière, comme soucieux de se montrer dans un plus grand nombre de rues ; ils zigzaguent en quête de bureaux, où ils s’amassent, se gênent, s’attendent et s’éternisent. On gagnerait près du tiers de la durée du trajet, en supprimant à la fois ces arrêts et les détours qu’ils motivent. La Compagnie économiserait en outre une bonne part des deux millions que lui coûtent la solde de ses contrôleurs et la location de ses bureaux, qui ne servent nullement à abriter les voyageurs, puisque ceux-ci se tiennent généralement sur le trottoir.

Elle pourrait à son choix supprimer, comme elle le projette aujourd’hui, ses « correspondances, » — Londres et Berlin n’en ont pas, — ou les maintenir en les simplifiant, sur le modèle de plusieurs villes étrangères : à New-York, on délivre indéfiniment la correspondance à tout voyageur qui la désire, et, comme les « cars » marchent nuit et jour, sans interruption, un gentleman moyennant les 25 centimes du prix initial de sa place, peut, comme le Juif Errant, marcher gratis jusqu’à sa mort, à la condition de descendre à certains coins de rues pour changer de « car » et de ne pas s’éloigner.

A Paris, l’usage, l’octroi, la comptabilité de ces tickets, qui coûtent 113 000 francs à établir, sont traités avec une bureaucratie savante, d’abord entre le public et les compagnies, puis entre les compagnies elles-mêmes. Omnibus, Tramways-Nord et Sud additionnent chacun ceux qu’ils ont reçus et se les repassent, les premiers pour 16 centimes, les seconds pour 14 centimes ; échange qui procure aux omnibus un bénéfice de 150 000 francs. Un quart environ des voyageurs d’intérieur usent de la correspondance, qui, pour eux seuls, est gratuite. Ceux de l’impériale, représentant à peu près 50 pour 100 de la clientèle, n’ont guère d’avantage à la payer. De sorte que sa suppression ou son maintien n’offre d’intérêt que pour un huitième seulement du total des personnes transportées.

La Compagnie avait remarqué que, sur les 40 millions de correspondances, un certain nombre étaient utilisées par des personnes qui profitaient du changement de voitures pour faire à pied une course ou une visite dans le voisinage du bureau, avant de prendre place dans un nouvel omnibus ; ou qui même, leur affaire terminée, se faisaient rapatrier, par une ligne à peu près parallèle à la première, vers un quartier voisin de leur point de départ. Elle a, pour déjouer ce qu’elle estimait, — à tort ou à raison, — une fraude à son préjudice, multiplié les formalités en timbrant soigneusement, sur les tickets, l’heure approximative de leur émission. Peut-être eût-il été plus adroit de faire tout le contraire et d’assimiler la correspondance à un billet de retour facultatif. Mais cette administration, en poursuivant une tolérance qui lui semblait diminuer ses recettes, ne s’était pas aperçue, jusqu’ici, que ses intérêts souffraient bien davantage de la perte infligée par ce mécanisme vieilli, tel qu’il est pratiqué dans notre capitale : personnel excessif, kilomètres inutiles, heures perdues.

Le coût exagéré de l’exploitation, provenant du défaut de plasticité, n’est pas uniquement imputable à la Compagnie, parce qu’en face d’elle se dressait une municipalité rigide, talonnée par des corps élus, dénués d’intelligence commerciale. Mais aujourd’hui, menacée de ruine par son « monopole » qui n’est plus qu’un mot, elle serait sans excuse de ne pas prendre ses coudées franches, comme un industriel indépendant, en bravant les foudres officielles.

Lorsque le public se plaint de ne pas trouver de place, la Compagnie répond que, sur 97 lignes en service, 61 seulement sont en gain et 36 en perte. Les premières rapportent de 1 million de francs pour « Madeleine-Bastille, » ou de 793 000 francs pour « Bastille-Porte-Clignancourt, » à 14 000 francs pour « Belle-ville-Louvre, » ou même à 6 000 francs pour « Square-Montholon-Rue de la Tombe-Issoire. » Leur bénéfice doit compenser le déficit des secondes, qui coûtent de 3 et 4 000 francs par an, comme « Vaugirard-Bourse, » jusqu’à 300 000 francs comme « Louvre-Vincennes. » Mais ce calcul de gains et de pertes suppose une dépense journalière moyenne de 100 francs par omnibus, qui serait facile à réduire sous un régime de liberté. Il est des lignes, bondées le dimanche, qui ne font rien durant la semaine, et réciproquement. La Compagnie ne peut, dit-elle, obtenir de les déplacer ; elle n’a qu’à le faire de son autorité propre. Partie de ses voitures circulent 18 heures, partie 12 heures ; mais bien que, le soir, la circulation parisienne soit maintenant beaucoup moins intense qu’autrefois, il n’est pas de ligne dont le dernier départ ait lieu, du centre pour la périphérie, avant minuit moins un quart. Cette uniformité n’a rien de nécessaire ; tels omnibus ne devraient marcher que plusieurs heures par jour.

La quasi-uniformité des types est aussi peu raisonnable : de grandes cités ont, pour certaines directions, de modestes véhicules à un cheval, sans conducteur, qui suffisent à un faible trafic et vivent là où l’on perdrait de l’argent avec un autre matériel. La Compagnie possède ainsi le petit tramway d’ « Auteuil-Saint-Sulpice, » attelé d’un unique quadrupède, qui part toutes les cinq minutes et gagne 32000 francs. Que ne développe-t-elle ce modèle ?

Enfin, comme l’affluence sera toujours plus grande à certaines heures qu’à d’autres, il faut que les omnibus soient élastiques, que chacun puisse contenir deux ou trois fois plus de voyageurs aux momens de presse que dans le reste de la journée ; pour cela, il suffit que leur plate-forme, couverte et close, soit triple de ce qu’elle est présentement, tandis que l’on diminuera d’autant les places assises. Et il faut aussi que l’effectif des voyageurs debout ne soit limité que par la nature des choses, c’est-à-dire par défaut absolu d’espace et non par « ordonnance de Monsieur le Maire. » Ainsi fait-on à Bruxelles, à Vienne et à New-York.

Ce sont là, pour les omnibus, de faciles progrès à réaliser, auprès de ceux qui ont été déjà accomplis, et par eux et par leurs rivaux. L’aspect de nos rues est changé depuis vingt ans, — en beau ou en laid, il n’importe, — mais si profondément, que nous pouvons répéter, à plus juste titre que nos pères, le vieux proverbe du XVIe siècle : « Ne se faut point étonner que l’on ne voie sa tête à bas ses pieds ! »


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1902.