Le Médecin de campagne, fragments inédits

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Le médecin de campagne – Fragmens inédits
Honoré de Balzac

Revue des Deux Mondes tome 22, 1914


LE MÉDECIN DE CAMPAGNE

FRAGMENS INÉDITS

Ces épaves d’un des livres les plus remarquables du grand romancier consistent en une préface et une version complètement différente de la confession faite par le docteur Bénassis au commandant Génestas.

Voici l’origine de ces morceaux inconnus, qui, tous deux, sont des plus intéressans.

S’il faut en croire Champfleury[1], c’est après avoir lu une biographie de Jean-Frédéric Oberlin, un Suisse mort en 1826, que Balzac prit le parti d’écrire le Médecin de Campagne. Pendant un certain laps de temps, il projeta de publier cette œuvre, sous le voile de l’anonyme le plus impénétrable. À ce moment, il ne voulait même pas la livrer à la publicité signée d’un pseudonyme, car, tôt ou tard, pensait-il, tous les noms ainsi dissimulés finissent invariablement par être connus. Toutefois, s’il avait réalisé cette première intention, l’auteur eût alors fait connaître dans un avant-propos les raisons qu’il prétendait avoir de garder l’incognito. Ce sont ces lignes explicatives que nous avons retrouvées. Elles existent, imprimées, en tête du tome premier des épreuves de l’ouvrage, conservées soigneusement par le maître lui-même, et portent ces mots écrits de sa propre main : « Décidément, je supprime cette Note. »

En effet, celle-ci ne pouvait subsister du moment qu’il prenait le parti de publier son roman sinon absolument sous son nom, de façon du moins à ne pas laisser de doute sur son droit de l’inscrire au titre du livre. On n’a probablement pas oublié que la première édition de cette magistrale histoire n’en indique aucun. On y trouve seulement, aussitôt après l’intitulé, l’épigraphe : « Aux cœurs blessés, l’ombre et le silence, » tirée de l’œuvre elle-même et signée en toutes lettres. Aussi, tous ces détails aidant, la page destinée à expliquer les intentions primitives de l’auteur est-elle aujourd’hui des plus curieuses à consulter.

Quant à la version inédite du désespoir d’amour éprouvé par son - héros, c’est du Balzac de premier ordre, car ce chapitre, tout à fait supérieur, est comparable aux récits les plus vantés sortis de sa plume. Lui-même en avait d’ailleurs l’intuition, s’il en faut juger par cette note autographe jointe au manuscrit : « A revoir. Restes de la confession qui n’a pas servi pour le Médecin de Campagne. » Comme parmi tous les fragmens ignorés découverts jusqu’ici, et dus à son inépuisable fécondité, pas un seul n’est accompagné d’annotations de ce genre, ce fait prouve donc qu’à ses yeux, celui-ci avait une importance spéciale.

Puis, une autre raison encore a pu lui faire prendre à cette confession un intérêt tout particulier. Cette raison, la voici.

Le Médecin de Campagne fut écrit d’octobre 1832 à juillet 1833. Or, dans l’épisode réservé, Balzac, à n’en pas douter, met en scène les personnages du roman sentimental que lui-même, peu de semaines auparavant, avait réellement ébauché avec la marquise de Castries, née de Fitz-James, dont il s’était violemment épris. Mais elle ne consentit jamais à partager les sentimens qu’elle lui avait inspirés.

À cette époque, la jeune femme était déjà séparée de son mari, par suite d’un drame de passion dont elle avait été tout à la fois l’héroïne et la victime. Ainsi qu’un grand nombre d’autres curieuses, elle s’était sentie attirée vers Balzac par la lecture de ses ouvrages. La pénétration dont il y faisait preuve à l’égard de leur sexe avait si vivement éveillé l’intérêt des belles dames de son temps, que beaucoup d’entre elles suivirent l’exemple de l’Étrangère, et, sans y être comme celle-ci encouragées par la distance, lui écrivirent sans se faire connaître. Mme de Castries fut au nombre de ces correspondantes, anonymes d’abord, mais bientôt connues, quand le grand peintre de mœurs désira voir tomber leur masque. Des relations officielles s’établirent donc rapidement entre elle et lui, si bien que la jeune femme invita l’écrivain à venir la rejoindre à Aix, en Savoie, où ils passèrent ensemble le mois de septembre 1832.

C’est dans ce beau pays que le pauvre Honoré fut atteint par la cruelle déception dont, sous le nom de Bénassis, il va nous révéler les amertumes. C’est également à Aix-les-Bains que la première idée du Médecin de Campagne surgit dans son esprit, à la suite du profond chagrin que lui causa l’insuccès de ses tentatives auprès de sa charmante compagne de voyage. Celle-ci d’ailleurs, depuis son éclatante rupture conjugale, se trouvait réellement placée dans la situation décrite ici par Balzac.

Mais entre la conception de l’œuvre et sa publication une autre étoile, lointaine encore pourtant, s’était levée dans la vie du maître ; nous voulons parler de l’Étrangère, de l’Inconnue, de Mme Éveline Hanska en un mot. L’auteur prit alors le parti de transformer absolument le chapitre relatant, sous le couvert d’un personnage fictif, un aussi douloureux épisode de sa propre carrière. Il se hâta d’inventer pour son héros d’autres épreuves à subir, et s’empressa de donner le prénom d’Évelina à la principale héroïne de son nouveau récit.

Néanmoins, tout en faisant rentrer dans ses cartons le premier texte du morceau, Balzac, on l’a vu, comptait bien y revenir quelque jour. Il n’en fut rien cependant, et comme tant d’autres projets, celui-ci s’effaça probablement de sa mémoire. Peut-être aussi renonça-t-il définitivement à traiter de nouveau ce sujet, par la raison que dans Ne touchez pas à la hache (la Duchesse de Langeais), dont l’introduction parut d’abord en mars-avril 1833, et l’ouvrage complet en mars 1835, — c’est-à-dire quelques mois seulement après le Médecin de Campagne, mis en vente en septembre 1833, — il reprit avec plus de force encore l’idée de la confession qu’on va lire.

Le manuscrit de ce fragment s’arrête au moment où Bénassis aborde l’analyse des impressions par lesquelles il a passé aussitôt après la perte de toutes ses espérances ; le chapitre n’est donc pas conduit ici jusqu’à sa conclusion. Mais, à partir du : « seul parti qu’il convient à un catholique de prendre, » il suffit de revenir au texte publié pour connaître l’épisode tout entier. Balzac aura sans doute fait imprimer ce complément tel qu’il l’avait écrit tout d’abord, car il ne contient aucun détail spécial né des faits antérieurs racontés dans chacune des deux versions. Quelques mots, quelques phrases même, se retrouvent d’ailleurs dans toutes les deux, où leur suppression créerait, — dans l’une aussi bien que dans l’autre, — des lacunes et des obscurités extrêmement regrettables.

Après avoir lu ces pages si vibrantes et si profondément marquées du sceau des émotions vécues, on peut reconnaître une fois de plus à quel point Balzac fut toujours dominé par l’ardeur de ses sentimens, et combien la femme occupa dans sa vie une place prépondérante. En effet, lorsqu’on songe que le Médecin de Campagne, cette incomparable expression du désespoir résigné, et la Duchesse de Langeais, où la passion la plus extrême et les plus violens désirs de vengeance apparaissent tour à tour ; lorsqu’on songe que ces œuvres sont nées toutes deux à la suite d’une même déception amoureuse, il est facile, malgré les constantes dénégations de leur auteur, de deviner l’importance du rôle joué par l’amour dans l’existence du plus grand et du plus puissant des romanciers français.

Vicomte DE SPOELBERCH DE LOVENJOUL.

Villa Close, août 1897.


PRÉFACE

Si l’auteur de ce livre bienfaisant (il faudrait dire philanthropique, n’étaient tant de spéculations qui ont déshonoré le mot) a voulu rester inconnu, ce n’est ni par dédain, ni par humilité, ni même pour se conformer à l’esprit de son œuvre, mais par peur des Prix-Montyon.

Si les hasards académiques lui faisaient obtenir une somme, il ne se croirait jamais payé ; puis, son amour-propre souffrirait : il penserait avoir écrit quelque niaiserie, tandis que son ambition a été de réchauffer, ça et là, des âmes assez simples pour s’émouvoir à la pédestre poésie du bien, comme d’autres adorent l’éclatante poésie du mal, ambition que rendent démesurée le public et la littérature du XIXe siècle.

Si cette observation semble dure à l’ombre de feu Montyon, l’auteur avouera, pour le consoler, que ses dispositions testamentaires sont la vertueuse bêtise d’un homme bon peut-être, dont le tort a été de n’avoir pas compris que les actions et les choses auxquelles il léguait ses écus, comportaient de sécrètes récompenses, au prix desquelles pâlissent même les palmes décernées par les académies.

Si feu Montyon avait réuni la somme totale de ses legs pour l’attribuer à des œuvres d’art, que la société actuelle ne peut plus ni encourager ni payer, — à la statuaire, à la haute peinture, par exemple, — il eût fait un bien réel.

Si un prix de cent mille francs attendait, à chaque exposition, la plus belle statue, le plus beau groupe, ou de vastes fresques, trop rares sur les murailles nues de nos monumens, que de chefs-d’œuvre, que de valeurs productives ne posséderait pas la France dans un temps donné ! Cette sage fondation en eût conseillé de semblables en faveur de toutes les parties souffrantes des arts, qui veulent un génie pauvre, créateur, de longs travaux, des récompenses, et les artistes n’eussent pas été menacés de mort, comme ils le sont en ce moment par le froid esprit des nouvelles institutions politiques.

Si cette page peut inspirer de généreux desseins à ceux qui sont sans héritiers, elle aura produit plus de bien que beaucoup de volumes.

H***


CONFESSION DU MÉDECIN DE CAMPAGNE

— « Mon histoire, Monsieur, est d’un mince intérêt pour les autres. Ce qui fut jadis, ce qui est encore un grand événement dans ma vie doit paraître peu de chose, et je dois même vous avouer que si cette aventure n’était pas la mienne, elle me semblerait la plus vulgaire du monde. Aussi, pour prendre part à mes peines, faut-il admettre que tout est relatif en fait de sentiment, grandir des riens, et amoindrir bien des grandeurs.

« Je hais parler de moi. La vie que j’ai embrassée a été déterminée par un mot d’adieu : aux cœurs blessés, l’ombre et le silence. Ce mot est devenu ma devise. Depuis douze ans, je me suis tu fidèlement. Si je romps ce long silence, j’aurai du moins la bonne foi d’avouer qu’il commençait à me peser. Il y a encore de l’homme en moi. Mes pauvres malades seuls savent souffrir en silence et se taire en mourant. Je n’ai plus que peu de jours à vivre, je le sens ; eh bien, sur le bord de la fosse, j’ai je ne sais quel plaisir à confier au cœur d’un vieux soldat la pensée qui m’a dévoré. Les anciens chevaliers, faute de prêtre, se confessaient à la croix de leur épée ; or la confession de mon cœur n’est pas du domaine de l’église. Il n’y a peut-être qu’un enfant ou un vieux soldat qui puisse m’écouter, comprendre mes douleurs, et y croire. »

Un sourire doucement ironique passa sur ses lèvres et nuança d’une fausse expression de joie la mélancolie empreinte dans ses traits.

— « Benassis est le nom primitif de ma famille, auquel s’en était joint depuis longtemps un autre accompagné d’un titre jadis acheté je ne sais à quel prix. J’en ai eu beaucoup de vanité ; j’ai conçu les avantages de la noblesse, j’en ai joui. Mais aujourd’hui la vie du monde me semble petite. J’ai renoncé à mon nom, après lui avoir imprimé quelque célébrité. J’ignore si elle sera durable, tant peu je m’en soucie. Aussi ne vous dirai-je rien de ce nom. Ce serait me démentir. D’ailleurs, s’il vous était inconnu, peut-être souffrirais-je encore. L’amour-propre nous tient compagnie jusques à l’échafaud ; pourquoi n’en conserverais-je pas quelque peu ? L’amour-propre tient à. une sorte de dignité personnelle, qui sied bien à l’homme. Après tout, le sot est celui qui ne justifie pas la haute opinion qu’il a de lui-même.

« A trente ans, je passais pour être un de ces hommes supérieurs qui sont le fléau de notre époque, car cette supériorité n’est jamais qu’une médiocrité très élevée, du moment où elle est en quelque sorte générale. S’il y a quelques personnes de même portée au-dessus des autres, ne sera-ce pas toujours la monnaie d’un homme de génie ? L’homme supérieur (doit être la pièce d’or. Néanmoins, j’avais un grand et bel avenir devant moi. Je pouvais espérer d’être un jour quelque chose dans mon pays. Une enfance toute malheureuse avait développé dans mon âme une énergie qui me permettait de tout tenter, parce que j’avais appris à tout souffrir.

« Mais, pour contre-balancer les effets de cette puissance [ma sensibilité, ayant sans cesse réagi sur moi sans s’user au dehors, était devenue si pudique, si chatouilleuse, qu’elle était offensée par des choses auxquelles le monde n’accordait pas la moindre importance. Honteux de ma susceptibilité, je la cachais sous une assurance menteuse ; je souffrais en silence et j’admirais en moi ce dont je me moquais avec les autres][2], imitant les autres, et blessant peut-être des âmes vierges et fraîches par les mêmes coups qui me meurtrissaient secrètement.

« Malgré ces fausses apparences qui me faisaient souvent mal juger, il y avait en moi une conscience pure et une délicatesse auxquelles j’obéissais toujours. Ainsi, j’étais dupé dans bien des occasions, et ma bonne foi me déconsidérait. Le monde est plein de respect pour l’habileté sous quelque forme qu’elle se montre. Enfin, il n’y avait pas jusqu’aux malheurs attachés à la nature de mes talens qui ne me desservissent, et ceux que je croyais mes amis étaient les premiers à s’en armer pour me rendre ridicule, pour diminuer peut-être l’estime que mes travaux devaient tôt ou tard m’obtenir, et auxquels ils n’avaient pas le courage de se livrer. J’étais envié, déchiré, méconnu.

« Tout en restant dans une région supérieure à celle de ces tracasseries, elles m’affectaient momentanément. Puis, mon âme reprenait son calme. Mais elle s’était agitée et je souffrais ; je souffrais surtout par moi-même plus que par les autres. Ma vie était extérieurement heureuse, en réalité misérable. Le monde m’attribuait des vices, des qualités et des succès que je n’avais pas. L’on m’accablait de bonnes fortunes que j’ignorais ; l’on me blâmait d’actions qui m’étaient étrangères, et je dédaignais de démentir les calomnies par fierté, de même que, par vanité, j’acceptais des passions qui m’étaient inconnues.

« L’étude et d’immenses entreprises me consolaient de tout. Et puis, ça et là, quelques approbations secrètes me soutenaient dans cette vie de déceptions, et un regard que je croyais ami m’encourageait à persister dans cette voie, au bout de laquelle était un triomphe chèrement payé ; car, à Paris, souvent blessé, le vainqueur arrive au but en perdant tout son sang.

« Personne ne m’aimait, Monsieur. Cependant le rêve que mon âme caressait avec le plus d’ardeur, et dont je souhaitais chaque jour la réalisation, était un amour profond et vrai. Mon caractère, mon tempérament, la nature de mon imagination, mon genre d’esprit, tout en moi, me portait à résoudre ma vie par les voluptés du cœur et de la passion, par celles de la famille, les plus délicieuses de toutes.

« Tout ce qui appartenait à la vie intime excitait mes plus vives émotions. Mon visage, enseigne de passion, n’est point menteur, et mon cœur est caché ; peut-être cette opposition secrète de deux natures, qui s’accordent dans les hautes régions du sentiment, est-elle la source de mes malheurs. Mon masque était tout pour le monde. Mais, Monsieur, l’amour était, dans mon âme, un principe auquel je rattachais les choses les plus légères, d’où je faisais procéder les déterminations et les actes les plus importans de ma vie. L’amour était toute ma vie. J’avais un besoin d’affection qui renaissait, toujours plus violent par la privation constante à laquelle un hasard inexplicable me condamnait. Si nos penchans ont, comme notre figure, une analogie plus ou moins apparente avec les instincts et les physionomies des animaux, il y avait en moi quelque chose de la nature canine, et, pour qui la connaît, cette croyance est une grande prétention.

« Je sentais en moi toutes les conditions d’un attachement vrai. Je comprenais, par suite de ma solitude au milieu du monde, et les félicités de la constance, et le bonheur qui change un sacrifice en plaisir. Malheureux, rebutés, nous sommes peut-être tous ainsi. Mais je me croyais capable de soumettre ce moi, qui revient sans cesse et sous tant de formes dans nos actions et dans nos pensées, à la créature aimée, et [de] la mettre la première dans mes actions et dans mes pensées. J’ai bien souvent idéalement vécu par un sentiment imaginaire, que je supposais arrivé à ce degré de certitude où les émotions pénètrent si bien deux êtres que le bonheur a passé dans la vie, dans le regard, dans la respiration, et ne cause plus aucun choc, tant il s’est uni au principe de notre vie.

« Alors, cet amour est dans notre vie comme le sentiment religieux dans notre âme ; il l’anime et la soutient toujours. Les gens assez fous pour convertir en croyances ces fatales idées ! et pour en chercher ici-bas la réalisation, deviennent presque, toujours victimes de ces belles religions humaines. Une puissance jalouse jette ces cœurs à battemens égaux à de si grandes, distances qu’ils ne peuvent se rejoindre, ou se connaissent trop tard, ou sont trop tôt séparés par la mort. Cette fatalité doit avoir un sens ; mais je ne l’ai jamais cherché. Je souffre trop de ma blessure pour l’étudier. Peut-être le bonheur est-il un monstre infécond qui ne perpétuerait pas notre espèce !

« Enfin, je n’ai point eu d’amis. Il y avait sans doute en moi quelque chose qui s’opposait au doux phénomène de l’union des âmes. Quelques personnes m’ont recherché ; mais rien ne les ramenait près de moi, quoique j’allasse vers elles.

« Cependant, pour beaucoup d’entre elles, j’ai fait taire ce que le monde nomme la supériorité. Je marchais de leur pas, j’épousais leurs idées, je riais de leur rire, j’excusais leur caractère, j’allais jusqu’à justifier leurs vices, — prétendant que les hommes ne s’accrochaient que par leurs défauts et que le mal servait à faire passer le bien, — et comme c’était avoir pitié d’eux, je cachais sous la gaîté cette compassion amicale.

« Mais j’avais beau leur vendre la gloire, mon temps et mes talens pour un peu d’affection, je n’obtenais rien… rien, Monsieur. Le terrain se brûlait autour de moi, là, où, dans le monde, se posaient mes pieds. Pour les uns, ma complaisance était faiblesse ; leur montrais-je les griffes du lion, j’étais méchant. Pour les autres, le rire délicieux, auquel nous ne nous livrons plus, était un sujet de moquerie. Je les amusais !… Ah ! Monsieur, j’ai conçu les vengeances populaires contre ce monde de petitesse !

« Plus j’obéissais à cette multiplicité de sensations qui procèdent d’une imagination poétique, et qui n’exclut la logique ni dans les choses, ni dans les sentimens de la vie, ’moins j’obtenais de résultats. Le monde se courbe devant un homme pâle, froid, peu causeur. Il le hait ; mais il lui obéit. J’ai entendu vanter la puissance de ma séduction, et je n’ai jamais séduit personne. Ma parole, quoique procédant d’une conviction ardente, n’a jamais pu vaincre une résistance. J’ai toujours tout offert et l’on m’a toujours tout refusé. Gênes, riche et puissante, ne trouvait point de maîtres, et l’on se battait pour avoir les châtaignes de la Corse, qui voulait rester libre. Expliquez ce travers !… J’ai vu des imbéciles, de véritables niais, rencontrer des gens qui s’attachaient à eux, les établissaient, les conseillaient, les dirigeaient à travers les dangers du monde et du commerce, avec un sentiment paternel, tandis que les choses d’enthousiasmes, les sensations élevées, ne trouvent que des cœurs glacés.

« Le talent, comme une belle et grande musique, ne vibre qu’à une grande distance, et, de près, il assourdit. Les sots ont de la glu, sont de facile entendement, et, peut-être, leur allure toute simple a-t-elle des séductions, qui manquent aux gens passionnés, dont l’apparente mobilité doit effrayer le commun des hommes. Puis, un homme très haut situé ne donne jamais les plaisirs de la protection. Fier dans l’indigence, modeste au milieu des rayons de la gloire, il accable toujours, dans toutes les situations de sa vie, ceux qui l’approchent. De là ses misères.

« Le génie est comme la perle, le fruit d’une maladie. Le monde le met orgueilleusement à son front ; mais un rien le brise, et on le serre, on le garde pour les grands jours ; tandis que la médiocrité suffit à toutes les heures de la vie. C’est le vêtement journalier de la société. Si j’étais la perle, j’aimerais mieux rester au fond des mers !

« Je n’ai fait ces réflexions et beaucoup d’autres qu’ici, pendant les longues heures de mes nuits sans sommeil.

« Enfin, Monsieur, j’atteignis à l’âge de trente-quatre ans sans avoir pu bien complètement satisfaire les appétits de ma nature toute artiste, ardente, amoureuse d’une perfection chimérique dans la vie du cœur, concevant un amour sans espoir comme un poème dans la vie, mais toujours plus affamé d’affection à mesure que cette vie se refroidissait extérieurement pour moi.

« Sans avoir rencontré personne à qui je pusse dire mon secret, j’avais deviné les délicatesses les plus fugitives des sentimens. J’avais la faculté d’épouser les émotions des autres, de réaliser leurs joies inespérées ; je pouvais disputer à une femme la faculté de ressentir ou d’apprécier mieux que moi ces plaisirs ou ces chagrins, [ces mélancolies ou ces espérances, enfin, ces nuances de passion si vagues, si profondes et si passagères, si frappantes et si imperceptibles, qu’on ne sait à quoi les comparer. Ils ressemblent à des parfums, à des nuages, à des rayons de soleil, à des ombres, à tout ce qui, dans la nature, peut en un moment briller et disparaître, se raviver et mourir, en laissant de longues émotions ![3].

« En ce moment de ma vie, j’étais donc fatigué de malheur, lassé de sensations superficielles, plus ennuyé que flatté par des succès creux, qui ne me faisaient point arriver au but où tendaient tous mes désirs. Je répondais aux railleries par un froid mépris. En me sentant toujours en désaccord avec moi, j’étais toujours prêt à prendre une résolution désespérée, que l’espoir retardait toujours.

« Enfin, dans un jour où je pliais sous le fardeau de tant de misères secrètes, où j’avais longtemps contemplé les scènes de malheur et de tristesse qui, depuis le berceau jusqu’alors, s’étaient succédé dans ma vie, je rencontrai la seule créature qui jamais ait réalisé les idées que j’avais préconçues de la femme.

« Depuis dix années que je me laissais aller au torrent des fêtes, au tourbillon des « plaisirs du monde, j’avais étudié les femmes sous l’empire d’une passion sans bornes. Je les avais vues à travers les feux du désir, et, quoique très indulgent à leurs beautés, aucune d’elles ne m’était apparue douée des avantages ou des défauts que je voulais trouver dans une femme, indices de passion, observés avec bonheur, mais épars chez toutes les créatures fugitives que les hasards du monde me présentèrent par milliers.

« Cette perfection idéale qu’elles se partageaient, pour la première fois, je pus l’admirer tout entière dans une seule d’entre elles. Il n’y avait pas un sentiment auquel cette femme ne répondît ou qu’elle ne réveillât. N’attribuez pas cet éloge à l’aveugle enthousiasme de la passion. Sa grâce, son esprit et sa beauté l’avaient déjà rendue célèbre dans le monde. Elle avait inspiré bien des regrets, causé plusieurs malheurs, à son insu peut-être, et fait éclore un grand nombre de ces amours éphémères qui naissent sous les feux d’un lustre au bal, et meurent le lendemain, emportées par les dévorantes préoccupations de Paris, ce gouffre où tout s’engloutit sans retentissement.

« Je suis certain que vous avez entendu parler de cette femme, que vous l’avez vue peut-être, et même que vous connaissez l’autre moi-même auquel j’ai renoncé. Après avoir beaucoup souffert et beaucoup vécu pendant douze années par cette femme, après l’avoir maudite et adorée tous les soirs, je trouve que les femmes avaient raison de l’envier et les hommes de l’aimer.

« Il ne lui manquait rien de ce qui peut inspirer l’amour, de ce qui le justifie, et de ce qui le perpétue. La nature l’avait douée de cette coquetterie douce et naïve qui, chez la femme, est en quelque sorte la conscience de son pouvoir. Elle était bien faite, avait de jolis petits pieds, de jolies mains ; son teint, éclatant de blancheur, était celui d’une blonde un peu fauve ; enfin, je vous aurai dépeint sa physionomie en vous disant qu’elle ressemblait étonnamment à la Poésie, figure célèbre de Carlo Dolci. Tout en elle s’harmonisait. Ses moindres mouvemens, ses plus petits gestes, étaient d’accord avec la tournure particulière de sa phrase, le son de sa voix, qui vibrait dans les cœurs, et la manière dont elle jetait son regard pour bouleverser toutes les idées.

Type admirable de noblesse et d’élégance, sa noblesse n’avait rien de cherché ni de contraint, son élégance était toute instinctive. Le hasard avait été prodigue envers elle. Je ne vous dirai rien de sa naissance ni de sa fortune. En amour, ce sont des niaiseries qui, souvent, lui donnent du relief, mais qui, plus souvent encore, le tuent.

« Ce qu’elle avait de plus précieux était une belle âme, qui ne l’a pas empêchée de commettre un crime, un caractère délicieux en apparence. Elle pouvait être mélancolique, gaie, dans la même heure, sans jouer ni la mélancolie ni la gaîté. Elle paraissait vraie en tout, du moins je l’ai cru, et ce fut le principe de mes malheurs. Elle savait être imposante, affable ou impertinente, à son gré. Elle semblait être bonne et elle l’était ; mais elle s’est préférée à moi, sans savoir si je ne me serais pas immolé pour elle. Elle était sans défiance et rusée, tendre à faire venir des larmes aux yeux les plus secs, et dure à vous briser le cœur le plus ferme.

« Mais, pour peindre ce caractère, il faudrait accumuler tous les contrastes. Elle était femme, et tout ce qu’elle voulait être. Un homme au désespoir s’était, dit-on, tué pour elle. Après l’avoir vue, ce désespoir paraissait naturel.

« Eh bien, Monsieur, cette femme m’accueillit avec plaisir, et dans un court espace de temps, après quatre ou cinq soirées passées près d’elle, je devins la proie d’une passion que je puis, en ce moment, dire éternelle, en mesurant la valeur de ce mot à la durée de notre vie.

« Elle était alors dans une de ces situations sociales qui, selon la complaisante jurisprudence de nos mœurs, doit permettre à une femme de se laisser aimer sans trop de scandale. Il est reçu, dans le monde, qu’une première faute excuse, autorise, justifie une seconde. Je n’ai certes point espéré devoir son amour aux maximes de la corruption ; mais j’avoue que j’étais enchanté de la trouver déjà séparée de la société, de rencontrer en elle un être tout à part.

« Je n’ai pas à me reprocher de l’avoir flétrie par une seule pensée mauvaise, et ce fut toujours, pour moi, la plus délicieuse et la plus pure de toutes les femmes. J’ai une opinion consolante pour nous autres, faibles créatures. L’homme a le pouvoir de se faire une vie nouvelle à chaque nouveau progrès de sa vie ; il a le don de ne plus se ressembler à lui-même par le changement de ses pensées, et de se transfigurer par la puissance de réaction que son âme possède ; il peut devenir meilleur ou plus mauvais.

« J’ai peut-être été la victime d’une transformation de ce genre ; mais elle a pour effet de permettre à une femme de reconquérir sa sainte innocence par un amour vrai. Elle n’a pas d’antécédens pour celui dont elle est sincèrement aimée. C’est à ce mystère que les femmes doivent de perdre leur nom ancien dans tous les pays du monde. Ainsi, un fait philosophique s’est changé pour moi en une bienfaisante doctrine, qui me permet de respecter les femmes très consciencieusement.

« Pour moi, la vie d’une femme, et pour elle aussi peut-être, commence au premier regard par lequel ils se créent l’un pour l’autre. Je ne jetai donc jamais un seul coup d’œil sur sa vie passée, pas même pour y puiser une pensée d’espoir, et je l’acceptai comme un ange de pureté. Je l’aimai de tous les sentimens humains. Ma passion se trouva forte de mes désespoirs secrets, de mes illusions déçues, de tous mes songes d’amitié, d’amour, évanouis, qui se réveillèrent pour elle !…

« Ah, Monsieur, s’écria le médecin, je vous raconte une bien fatale histoire, bien épouvantable, et bien ridicule !… »

Il resta pendant un moment silencieux, agité.

— Non seulement, reprit-il, cette femme m’accueillit, mais encore elle déploya pour moi, sciemment, les ressources les plus captivantes de sa redoutable coquetterie. Elle voulut me plaire, et prit d’incroyables soins pour fortifier, pour accroître mon ivresse. Elle usa de tout son pouvoir pour faire déclarer un amour timide et silencieux. Elle fut heureuse de m’entendre lui dire que je l’aimais, après avoir longtemps joui de mon silence qui lui avait déjà tout dit : joyeuse de mes paroles, elle ne m’a jamais fait taire, et ses regards insatiables m’arrachaient tous mes secrets. Ayant la crainte de ressentir près d’elle des félicités que je n’inspirasse pas et de rêver à moi seul pour nous deux, désespérant de pouvoir jamais l’initier aux délices de mes espérances, jugez de mon éloquence dans ces momens délicieux, où tout homme est éloquent[4].

« Pendant ces heureux jours, Monsieur, je n’ai rien rêvé. Ses aveux eussent donné de la fatuité à l’homme le plus modeste. Elle eut toutes les jalousies qui nous flattent ; elle me rendit, par des paroles plus délicieuses, les mille discours que me suggérait une passion vraie, un ardent amour de poète ! Elle s’éleva certes au-dessus de mes idées, de mes désirs, de mes croyances, et m’attira chaque jour plus haut dans le ciel.

« Puis, elle me promit et me donna tout ce qu’une femme peut donner en restant chaste et pure. Ce fut alors l’infini des cieux, l’amour des anges, des délices que je n’ai pas, même aujourd’hui, le courage de lui reprocher. Mais que sont toutes ces choses, sans la confiance qui les éternise, sans le témoignage sacré qui rend l’amour indissoluble ? Vous, Monsieur, vous auquel je confesse les plus cruelles angoisses de ma vie, soyez le seul juge entre nous. Justifiez-la, je mourrai tranquille !… Croyez-vous qu’un seul baiser, plus furtif il est, et plus il engage, croyez-vous que les plus caressantes délices que puisse accorder une femme sans compromettre sa vertu, l’obligent à quelque chose ? Croyez-vous qu’il lui soit permis de demander un amour sans bornes, une croyance aveugle en elle, un sentiment vrai, une vie entière, de l’accepter, de nourrir avec bonheur toutes les espérances d’un homme, de l’encourager d’une main flatteuse à aller plus avant dans un abîme, et de l’y laisser ?…

« Là est toute mon histoire horrible ! C’est celle d’un homme qui a joui pendant quelques mois de la nature entière, de tous les effets du soleil dans un riche pays, et qui perd la vue. Oui, Monsieur, quelques mois de délices et puis rien. Pourquoi m’avoir donné tant de fêtes ?… Pourquoi m’a-t-elle nommé pendant quelques jours son bien-aimé, si elle devait me ravir ce titre, le seul dont le cœur se soucie ? Etait-il en son pouvoir d’effacer la trace profonde que cette parole a laissée dans mon âme ? Peut-elle faire que ce mot n’ait pas été dit ? Devait-elle le dire sans y joindre le cortège des pensées délicieuses qu’il exprime :

« Elle a tout confirmé par un baiser, cette suave et sainte promesse que, par une distinction spéciale, Dieu nous a laissée en souvenir des cieux, et dont nous sommes investis seuls parmi les créatures, pour nous donner l’orgueil de la pensée. Un baiser ne s’essuie jamais. Si le cœur était d’accord avec la voix, les yeux, l’abandon de la personne, pourquoi m’a-t-elle fui ? Quand a-t-elle menti ? Lorsqu’elle m’enivrait de ses regards, en murmurant un nom donné, gardé, par l’amour, ou lorsqu’elle a brisé seule le contrat qui obligeait nos deux cœurs, qui mêlait à jamais deux pensées en une même vie ? Elle a menti quelque part. Et son mensonge a été le plus homicide de tous les mensonges ! Elle peut prier pour les meurtriers ! Elle est la sœur de tous, leur sœur admirée par le monde, qui ne connaît pas les invisibles liens de leur parenté. La pauvre femme, toute faible qu’elle se dise, a tué une âme heureuse. Elle a flétri toute une vie. Les autres sont plus charitables ; ils tuent plus promptement !

« Pendant quelques heures, le démon de la vengeance m’a tenté. Je pouvais la faire haïr du monde entier, la livrer à tous les regards, attachée à un poteau d’infamie, la mettre, à l’aide du talent de Juvénal, au-dessous de Messaline, et jeter la terreur dans l’âme de toutes les femmes, en leur donnant la crainte de lui ressembler ! Mais il eût été plus généreux de la tuer d’un coup, que de la tuer tous les jours et dans chaque siècle. Je ne l’ai pas fait ; j’ai été dupe d’un amour vrai. J’ai porté l’orgueil plus loin, et je lui ai fait la magnifique aumône de mon silence. Elle ne méritait rien : ni pitié, ni amour, ni vengeance même. Je lui ai tout donné ; c’est une femme !… Une femme qui me fait vivre encore par le souvenir de quelques heures délicieuses, souvenirs purs et célestes, conversations de cœur à cœur, entremêlées de sourires gracieux comme des fleurs, heures colorées, parfumées, pleines de soleil !…

« Je me perds souvent dans les abîmes de ma mémoire, en tâchant de ne pas penser au dénouement triste et glacial qui a flétri les plus suaves caresses. Néanmoins, encore aujourd’hui, mon cœur se déchire plus vivement à chaque nuit nouvelle, quand je me reporte à ces belles heures. Je suis fidèle à une femme qui ne m’aimait pas ; je l’aime avec orgueil, même oublié par elle. Où sera ma récompense ? J’ai peur que Dieu ne la punisse, et je me flatte de pouvoir lui obtenir, dans l’autre vie, un pardon qu’elle ne mérite pas, en offrant à Dieu les souffrances qu’elle m’a causées.

« Elle ne sait pas que, dans ma solitude, je prie pour elle. Et cela est vrai, Monsieur ; je suis assez lâche pour faire ici tout en son nom, pendant que légère, rieuse, elle me calomnie en pensant que je l’ai oubliée !… Car elle s’est conduite d’après les maximes du monde ; elle a été fidèle à son éducation, au jésuitisme de sa société, qui permet à une femme de tout accorder, de tout dire, de tout penser, moins un dernier témoignage qui n’est rien et dont le monde fait tout, auquel il donne un prix qu’il n’a pas. Et certes, personne plus que moi n’a demandé plus ardemment à Dieu de créer une autre preuve pour l’alliance des cœurs. Hélas ! l’amour divin n’est que dans les cieux !…

« Cette pauvre femme, habituée, dès son entrée au grand bal de Paris, à jouer avec les sentimens, à juger superficiellement les passions des hommes, parce qu’autour d’elle les hommes en changeaient comme de vêtement ; ou se consolaient en se jetant dans le torrent des intérêts, dans les occupations d’une vie ambitieuse, [passait donc toute son existence dans un milieu si conventionnel,] qu’elle ignorait ce qu’est un amour vrai, profond !…

« Que la justice humaine envoie une tête au bourreau, cela se conçoit. Mais ce qui toujours a fait frémir la société tout entière, ce fut de voir la justice apprivoiser une victime pour la livrer au supplice. Que j’eusse aimé cette femme, que je ne lui eusse jamais plu, qu’elle m’ait chassé, elle était dans son droit. Mais m’attirer dans un désert et m’y laisser tout seul, quand elle en connaissait l’issue !… Et après m’y avoir enterré, s’en aller de par le monde se plaindre du froid de la vie, des hommes, des choses, du peu d’affection qui se trouve ici-bas !… que de crimes, pour lesquels il n’y a point d’échafaud !…

« Monsieur, vous me demanderez comment s’est passée cette affreuse catastrophe ? De la manière la plus simple. La veille, j’étais tout pour elle ; le lendemain, je n’étais plus rien. La veille, sa voix était harmonieuse et tendre, son regard plein d’enchantemens ; le lendemain, sa voix était dure, son regard froid, ses manières sèches. Pendant la nuit, une femme était morte ; c’était celle que j’aimais. Comment cela s’est-il fait ? je l’ignore. Et, Monsieur, j’ai été dans ce temps assez grand, assez spirituel, assez aimant, assez supérieur, pour chercher les raisons de ce changement, auquel je ne me suis pas fié tout d’abord.

« Elle m’offrait, suivant l’exécrable coutume des femmes de bonne compagnie, son amitié. Mais accepter son amitié, c’était l’absoudre de son crime. Je n’ai rien voulu. Ce ne devait pas être une épreuve, car c’eût été certes une insulte, une défiance. Je suis donc encore à chercher la cause de mon malheur.

« J’ignore si, négligeant par orgueil de la séduire, je l’ai perdue pour ne pas lui avoir assez plu, si elle s’est offensée d’être trop ou pas assez aimée, ou aimée comme elle ne voulait pas l’être. Je ne sais si j’ai blessé sa fierté, si j’ai mécon[ten]té son orgueil, si j’étais trop petit ou trop grand pour elle, si elle a frémi d’appartenir à un homme qui l’aimerait toujours, ou si elle a voulu humilier une supériorité qui l’humiliait.

« Peut-être aussi n’ai-je pas répondu aux idées qu’elle se faisait de moi, comme elle répondait à toutes mes croyances. A-t-elle trouvé qu’il fallait me sacrifier trop de choses ? Mais alors, elle ne m’aimait pas. Ai-je eu trop de foi dans ses paroles négatives, ai-je trahi ses désirs secrets, l’ai-je mal comprise ? Je me suis fait ces questions en pure perte.

« En effet ; j’avais devant moi un immense avenir pour dot. Je ne voulais rien que pour elle ; je voulais justifier son choix à tous les yeux. Dans mon ivresse, j’espérais la rendre fière de moi. Je croyais avoir l’instinct de son bonheur. Près d’elle, je m’abandonnais à des songes magnifiques, dont, par timidité, par pudeur d’amour, je ne lui disais que peu de chose, ayant peur de la devoir à une séduction, ne voulant la tenir que d’elle-même. J’ai dépouillé le moi, j’ai tâché de me rendre digne de ses premières paroles. Monsieur, c’est un abîme où je me perds.

« Peut-être suis-je, sans le savoir, accablé de son mépris pour avoir cru à sa cruauté froide, comme j’ai cru à son amour-Peut-être devais-je avoir de la hardiesse, peut-être cette froideur mortelle avait-elle un sens que je n’ai pas saisi. Peut-être ne m’a-t-elle pas pardonné d’avoir tenu sa parole pour sacrée, d’y avoir cru dans toute la force de l’innocence. J’étais timide comme une jeune fille, et j’aurais dû être hardi. Mais je hais le bonheur procuré par le viol, même joué par une femme ! Mais quel triste jeu jouait-elle ? Je ne m’arrête jamais à cette pensée, car alors je ne l’estimerais plus. Une femme est trop belle dans ses aveux, et elle était trop femme pour employer les ruses des prudes ou des laides.

« Maintenant, Monsieur, tout ce dont je ne doute pas, c’est d’avoir aimé cette femme, c’est de l’aimer encore, et de l’aimer assez pour mourir si j’apprenais que sa forme s’est évanouie sous terre. Je crois à son existence. Je vis avec elle, malgré elle, sans qu’elle en sache rien. Elle est, dans ma pensée, la source de toutes mes pensées…

« Quand ce coup de foudre me terrassa, Monsieur, car venons au dénouement, — la nuit ne me suffirait pas s’il fallait vous dire les détails de ma passion, et vous trouveriez cette femme par trop mauvaise,… — alors, je fus accablé d’une douleur si vive que je me renfermai pour pleurer comme un enfant. Puis, voyant tout fini pour moi dans ce dernier orage, j’hésitai longtemps avant de choisir le seul parti qu’il convient à un catholique de prendre[5]… »


H. DE BALZAC.


  1. Voyez son article sur la pièce de George Sand : François le Champi, publié dans le Messager des Théâtres et des Arts, du 27 janvier 1850.
  2. La phrase placée ici entre crochets est effacée par Balzac sur son manuscrit. Un renvoi indique l’intention d’y substituer un autre texte ; mais il ne s’y trouve point, et ne fut sans doute jamais écrit.
  3. Le passage, placé ici entre crochets, a été effacé par Balzac sur son manuscrit.]
  4. Sur un premier brouillon, Balzac a rédigé différemment ce paragraphe. Voici cette variante :
    « Elle eut peut-être un tort, mais je ne le lui reprochai jamais ; je n’ai même pas le courage de le lui reprocher aujourd’hui, car il est effacé par mille souvenirs heureux que je lui dois. Ce tort, ce crime, qui plaît tant à toutes les femmes, fut d’avoir déployé pour moi les ressources les plus captivantes de sa redoutable coquetterie, et d’avoir pris plaisir à faire croître mon ivresse. Elle a joué avec un sentiment vrai, avec une vie entière, sans remords aucun. Elle m’a entendu lui dire que je l’aimais, ne m’a jamais fait taire, et ses regards ont toujours excité ma parole. »
  5. Sur un feuillet séparé, Balzac a transcrit au centre les notes suivantes :
    « J’aurais pu me faire misanthrope, et vivre seul de peu de chose. Mais la misanthropie ne me semble qu’un immense amour-propre.
    « J’aurais pu me tuer.
    « Enfin, j’aurais pu accorder…
    « L’on ne se suicide que par…
    « Détruire les idées de suicide. »