Le Ménétrier (Verhaeren)
LE MÉNÉTRIER
Où les anciens sont enterrés,
Un bout de croix, un peu de lierre,
Était un grand ménétrier,
Avec un vieux violon rouge ;
Miserere ! Miserere !
Qui trimballait sa vie et son métier,
De ferme en ferme, de bouge en bouge,
Les gars et les bouviers carrés
Avec les gouges rondes et rouges.
Son archet clair mordait les cordes,
Comme les dents des amants mordent ;
Son violon, où s’acharnaient ses doigts,
Était pour lui
Celle dont son cœur avait fait choix, la nuit,
Parmi les hordes
Des couples gras et macérés
Dans la sueur de leur bonheur ;
Par blocs entiers de danseurs lourds,
Il la berçait de son amour,
Il la roulait dans sa démence,
Il haletait, ainsi qu’un chien lié,
Ainsi qu’un chien jappant, au centre
Du branle ardent et orageux des ventres ;
Il remuait des reins, il tapageait des pieds :
C’était un maître, — et les villages
Se disputaient son art rouge et gourmand
De liesse immense et de fureur balourde.
Les commères l’aimaient :
Ses bourdes lourdes
D’un rire énorme les pâmaient ;
Ses mots salés les fondaient en délices :
Elles riaient de joie et se tapaient les cuisses
À l’entendre narrer les fredaines
Du légendaire capitaine
Quand s’ameutaient au loin la danse et ses tempêtes.
On enfouit profondément son corps.
Mais, chaque année, au jour des morts,
Miserere sortait de la terre bénite
L’avait surpris, livide et froid
Dans les chemins du cimetière.
Massive en seins, leste en paroles,
Et Wanne et Mie, et le sonneur,
Et Sas Terbanck, la grande trogne,
Et Sus Pullinckx, le doux ivrogne,
Et Lamme-Jan, et Pieter-Nol le ramoneur
Dont la voix sourde et bruinée
Les morts trottaient en linceuls gris
Autour des tombes remuées.
Les belles chairs en charognes muées
Les seins flasques, les ventres lourds,
Se démenaient encore, autour
Du vieux ménétrier dont s’allumaient les rages.
Ses dents blanches illuminaient tout son visage.
Pour violon, il empoignait sa croix,
Il la raclait avec un os. Sa voix
Comme autrefois criait aux filles et aux drilles :
« Brûlez vos corps au feu de mon quadrille ;
Chauffez, léchez et mordez-vous ;
Qui se cognent du ventre et se poussent du dos.
Miserere les bat avec la trique
Formidable de sa musique.
La neige étant venue à choir,
Loques blanches sur le sol noir,
Leur sauterie est comme un sacrilège
Bondi, hors de la terre et de la neige.
Le bourg sommeille au loin et n’ose pas
Les surveiller dans leur sabbat.
Le rut gagne, de proche en proche ;
Les dents mordent et les côtes s’accrochent ;
Des nerfs et des muscles crispés,
Pendent rompus, pendent coupés,
Au long des couples fous qui piétinent leurs tombes.
Bloc par bloc, les coups du minuit tombent,
Mais rien ne ralentit l’assaut rageur
De Jan Terbanck, ni du sonneur ;
Ils sont les brigands noirs, lâchés parmi la fête
Et la terreur de ces tempêtes ;
Ils n’ont aucun dégoût, aucun remords,
La vie étant mangée, ils entament la mort.
Judoca Vet tient au vieux Nol
Comme les racines plongent au sol ;
Ils se bourrent de coups pour se distraire
D’avoir dormi si mornes sous la terre,
Tandis que dans un coin, Lamme, le tors.
Tente Ursula pour qu’elle se donne
À sa luxure âpre et bouffonne,
Fouette ainsi, pendant des heures,
Sa propre rage en la rage de tous.
Sa peine et son chagrin se sont dissous
À voir ces ruts et ces gaîtés posthumes
Que sa tristesse exhume,
Rire du désespoir et se moquer du sort.
Les flocons blancs tombent si fort,
Que leur danse, dans les ténèbres,
Se mêle immensément à la danse des morts,
Et multiplie à l’infini
Et que l’exact et probe
Benedictus, sonneur et sacristain,
Ouvre l’église, le matin,
Les morts à la hâte reviennent
Vers leurs tombes quotidiennes ;
Les uns en bandes et d’autres seuls,
Avec un pâle et frais linceul
De neige, autour des côtes.
Et le ménétrier est comme un hôte
Qui mène à leur couche, chacun
Où les anciens sont enterrés
Un bout de croix, un peu de lierre,