Le Métier de roi/1/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-10).

LE
MÉTIER DE ROI


PREMIÈRE PARTIE

I

Oldsburg, le joyau du Nord, la capitale de ce petit royaume de Lithuanie, si vital et si fécond qu’il a été appelé le cour de l’Europe, Oldsburg, la cité gothique et ouvrière s’endormait dans un hâtif crépuscule d’automne. Dans les rues, le bruit des voitures s’amortissait ; seuls les lourds camions de l’industrie cotonnière poursuivaient leur course fiévreuse d’une allure à fracas, poussés du matin à la nuit par l’activité de ce grand commerce de toiles et d’indiennes dont haletait la Lithuanie tout entière.

Alors une autre vie, silencieuse et plus intense, s’éveilla dans le quartier intellectuel de la ville, et la rue aux Juifs, où se faisaient vis-à-vis le Palais-Royal et l’Hôtel des Sciences, s’anima de groupes d’étudiants. Elle avait gardé le poétique aspect d’un autre âge à cause de l’impossibilité où l’on avait été de l’élargir sous peine d’endommager soit les murailles dentelées du féerique palais, soit la façade vénérable et magnifique des bâtiments de l’Université. Elle demeurait vétuste, étroite et mystérieuse. Les étudiants se recueillaient en y cheminant.

Cependant, ce soir-là, le murmure de leurs voix, leur nombre inaccoutumé, que venait grossir un fort appoint de bourgeois et de dames d’Oldsburg, leur hâte à gagner le portique et une visible surexcitation annonçaient un événement extraordinaire. C’était, en effet, au cours de mademoiselle Hersberg qu’ils se rendaient. Elle apparaissait à l’amphithéâtre de chimie pour la première fois depuis la rentrée des écoles, et les journaux avaient informé leurs lecteurs qu’elle y ferait publiquement la démonstration de sa récente découverte, celle qui avait, au cours des dernières vacances, révolutionné la chimie : la mise en liberté d’un élément nouveau, le thermium.

L’amphithéâtre de chimie s’ouvrait sur la seconde cour de l’Hôtel des Sciences. C’était le plus vaste. Il pouvait contenir jusqu’à huit cents élèves. On dit qu’il fut plein ce jour-là : en tout cas, il n’était pas sept heures et demie que les arrivants devaient chercher leur place avec peine dans les gradins supérieurs. Sur la table d’expérience, des braises rougeoyaient dans des fourneaux de terre ; une lampe à chalumeau ronflait ; huit éléments de pile répandaient d’âcres odeurs nitriques, et des cornues de verre, modelées comme un bras féminin transparent, étaient pleines à demi d’un liquide laiteux qui bouillonnait au-dessus des flammes bleues de l’alcool. Deux jeunes filles, préparateurs à l’Académie des Femmes et aides de mademoiselle Hersberg, allaient et venaient en tabliers noirs l’une surveillait les piles ; l’autre alimentait d’eau des ballons de verre. Enfin cette dernière apporta du laboratoire un petit creuset haut d’une main qu’elle déposa à la place du maître. Un chuchotement courut du bas en haut de la salle. Une porte s’ouvrit. Mademoiselle Hersberg entra.

Les quatre lustres électriques répandaient une lumière blanche qui pâlit son visage. Elle était grande et harmonieuse comme une statue ; ses cheveux noirs divisés en bandeaux drapaient un front de marbre ; les yeux étaient sombres, très beaux et d’une extrême douceur. Ils parcoururent l’amphithéâtre, et l’aspect d’une telle assemblée amena un sourire de contentement sur la physionomie grave. Puis mademoiselle Hersberg s’assit à son fauteuil. Quand elle eut rangé quelques papiers, elle prit le creuset et dit avec cette simplicité de parole qui était proverbiale à Oldsburg :

— Enfin, je puis vous montrer le thermium.

Aidée d’une pince, elle saisit dans le creuset de minuscules cristaux verdâtres qui ressemblaient à des gommes colorées d’absinthe et en disposa quatre ou cinq d’inégale grosseur sur une plaque de verre. Il y eut un silence religieux. De grands garçons de dix-huit ans retenaient leur souffle ; les femmes frémissaient. L’une des aides offrit la plaque de verre au premier des assistants, un homme à longue barbe rousse qui accompagnait une jeune fille, et pour la première fois le corps nouveau passa sous les yeux du public.

Maintenant, de rang en rang, les fragments de thermium circulaient et mademoiselle Hersberg commençait son cours. Elle racontait la genèse du thermium. Le timbre de sa voix n’avait rien de remarquable sinon une autorité dont on ne s’expliquait pas au juste la nature, car c’était tout simplement l’organe assez doux d’une femme jeune. La célèbre chimiste venait en effet d’avoir trente ans. C’était, disait-elle, en manipulant des minerais provenant des terrains houillers du Sud qu’elle y avait d’abord découvert des traces de bismuth sous la forme de tétradymite, celle si rare qui contient du tellure. Et c’est en voulant traiter ce sel par divers acides pour isoler le tellure qu’elle avait obtenu des résidus singuliers dont une particularité, entre toutes, l’avait intriguée un de ces corpuscules tombant dans de l’eau froide y avait produit un léger bouillonnement, comparable à celui qu’y aurait provoqué la chute d’une cendre ardente.

La communion d’idées qu’elle sentait exister entre elle et l’auditoire l’incitait à une certaine familiarité de ton et de parole. Elle connaissait la plupart des étudiants et étudiantes, mais la grande affluence d’aujourd’hui la déroutait un peu, et volontiers, en causant, elle fixait cet inconnu à barbe rousse, son plus proche vis-à-vis, et la délicate jeune fille enveloppée de fourrure qu’il avait amenée. Ce devait être quelque riche industriel d’Oldsburg, curieux de science. Il semblait à mademoiselle Hersberg que ces deux personnes l’écoutaient avec plus d’attention que les autres. Les autres, c’étaient, à part les étudiants, les Oldsburgeoises et quelques élégants, de nouveaux venus éparpillés dans la salle. Affectant des genres différents, exhibant des mises diverses, ils gardaient un air de famille ; on aurait dit des coulissiers de petite envergure comme on en voit le mercredi au péristyle de la Bourse. Ils bâillaient. Mademoiselle Hersberg disait, en quelques mots très retenus, sa grande émotion d’alors et ce qu’elle avait ressenti quand elle avait acquis cette certitude : les petits cristaux verdâtres impressionnaient le thermomètre, le corps nouveau émettait de la chaleur !

De gradin en gradin les corpuscules lui revenaient. Ce fut l’Oldsburgeois roux qui, en dernier lieu, reçut la plaque de verre : une fois encore il examina les fragments de thermium avec une attention passionnée. La blonde adolescente qu’il escortait se pencha elle aussi ; ils échangèrent un mot, puis elle releva les yeux sur mademoiselle Hersberg, de grands yeux avides, dévorateurs, d’enfant malade. Alors son père se leva et directement, par-dessus la table d’expérience, remit aux mains de la chimiste le très précieux élément. Elle le remercia d’un sourire sans interrompre la phrase commencée. Elle annonçait, en effet, à ce moment que devant l’auditoire elle allait renouveler l’expérience, mais cette fois en accélérant la production du précipité vert par un courant électrique. L’aide proposa les éléments de Bunsen, mais elle demanda une petite pile de Nobili, et, dans un silence absolu, procéda aux successives manipulations.

On voyait sa grande silhouette noire se déplacer en lents mouvements. Elle avait de très belles mains qui se jouaient parmi la série des fioles, qui empaumaient fortement la panse brûlante des creusets, qui dirigeaient avec délicatesse les fils légers du courant. Ses paroles se faisaient de plus en plus rares : c’étaient maintenant des mots brefs d’explication qui permettaient à l’auditoire de suivre les métamorphoses du sel de bismuth. Puis elle se tut définitivement, et debout devant l’appareil compliqué d’électrolyse, les doigts à la table, la taille infléchie vers la cornue centrale, blême, nerveuse, tremblante, elle attendait le phénomène. Toute sa féminité, en dépit de sa science, apparaissait dans cette émotion. On ne voyait plus d’elle que son épaisse chevelure noire nouée à la nuque, son beau front soucieux, et la palpitation de tout son être. Dans la cornue, des effervescences soulevaient des moutonnements d’une matière opaque.

Soudain, on entendit un petit déclenchement. Mademoiselle Hersberg avait arrêté le courant, et, redressée maintenant, une flamme aux joues, fraternisant avec tout l’auditoire, elle dit victorieusement :

— C’est fait.

Elle était redevenue la grande Hersberg, la créatrice, la première personnalité scientifique du pays. Ses aides achevèrent le démontage de l’appareil, le filtrage des liquides, la purification des résidus qui devait détruire les matières étrangères au thermium. Pour elle, emportée, malgré sa froideur apparente, par un enthousiasme intérieur, elle prophétisait l’avenir du nouvel élément, citait les applications diverses qu’on pourrait en faire en médecine, dans l’industrie, dans les laboratoires. Le jour où, non content de le faire apparaître dans sa cristallisation, on s’en serait rendu maître, lorsqu’on aurait déterminé ses atomicités, qu’on le posséderait isolé, et qu’il serait produit en masse, n’aurait-on pas dans cette matière une source calorique inextinguible, une houille verte en même temps ardente et incombustible ?

L’orgueil naïf des savants, cette simplicité dans la satisfaction de l’ouvre accomplie l’inondait, mais elle disait en même temps combien encore restait à faire. Un bienfaisant hasard l’avait conduite en ce premier pas ; des années de travail s’imposaient encore pour achever la conquête.

Elle ajoutait en souriant :

— Ce que j’ai trouvé c’est beaucoup et c’est très peu.

L’auditeur à la barbe rousse, impérieusement, réfuta le mot d’un hochement de tête, et, comme d’instinct, par un geste nerveux, ses mains se rencontrèrent, il applaudit ; aussitôt, le geste se propageant d’un bout à l’autre de l’amphithéâtre en un formidable crépitement, les applaudissements éclatèrent. Tout le monde était debout, contemplant la grande Hersberg qui, déconcertée à cette apothéose théâtrale, ne souriait plus, demeurait là, face à l’ovation, un peu farouche, plus étonnée que ravie, et souhaitant la fin de ce tapage.

Après, ce fut la débandade des élèves et des curieux par les degrés obliques et étroits qui dévalaient au travers des gradins. On entendait un brouhaha de foule. Avant de franchir les portes de sortie, des jeunes gens se retournaient pour revoir une dernière fois celle qu’ils nommaient avec un léger trouble « Hersberg ». Elle rassemblait en hâte les notes de son cours, et donnait quelques ordres à ses préparateurs, quand l’inconnu à barbe rousse, relevant le col de son pardessus, s’approcha, sur la prière de sa fille, de la table d’expérience. Tous deux s’inclinèrent encore pour examiner le thermium.

— La chaleur produite est-elle appréciable au toucher ? demanda le père.

Mademoiselle Hersberg dit en souriant :

— Non, monsieur, ces fragments sont trop peu importants. C’est un rayonnement que seul un thermomètre très sensible noterait, ou bien un épiderme d’une délicatesse exceptionnelle.

Et, involontairement, ses yeux allaient à la frêle jeune fille à la fois chétive et ardente, aux prunelles rêveuses, au front si singulièrement développé sous une chevelure de lin. Elle ajouta :

— Tenez, mademoiselle, ôtez votre gant.

Une main délicate et longue, un peu trop osseuse, apparut. La chimiste complaisante y laissa tomber un grain de thermium. La petite Oldsburgeoise rougit de plaisir.

— Oh ! dit-elle d’un ton passionné, il me semble que cela me brûle ; c’est toute l’énergie, toute la vie de ce corps nouveau que je sens. Ah ! penser que cette petite chose va en bouleverser tant d’autres grandes. Que votre œuvre est belle, mademoiselle !…

Énigmatique, le père fit un signe. La gomme glauque fut aussitôt déposée sur la plaque de verre ; la jeune fille et lui sortirent, en saluant très courtoisement la chimiste.

Alors Clara Hersberg se dirigea vers le laboratoire contigu ; mais son regard rencontra les deux aides, rigides en leur tablier noir, les bras ballants, les traits décomposés. Et elles dirent :

— Vous ne les avez pas reconnus ?

— Qui ça ?

— C’était… c’était le roi et l’archiduchesse… Les agents de police qui les accompagnent partout les attendaient, disséminés sous les arcades de la cour…

Mademoiselle Hersberg ouvrit le robinet d’eau chaude au-dessus du bassin de porcelaine blanche, et dit, tranquille, en se lavant les mains :

— Fort bien, et après ?