Le Métier de roi/4/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 223--).

II

À la fin d’avril, le prince Géo qui, après l’achèvement du buste de l’archiduchesse, s’était retiré à Hansen, revint brusquement à Oldsburg. Clara le sut par sa femme de chambre, qui le tenait d’une camériste de la comtesse Thaven. Elle en eût été vite avertie d’ailleurs par les yeux rougis de son élève chez qui l’arrivée du prince ouvrait toujours une source de larmes. Ce matin-là, Wanda entra tout en pleurs et se jeta dans les bras de son amie.

— C’est fini, s’écria-t-elle, c’est fini.

Et, comme Clara l’interrogeait, elle expliqua en sanglotant que le duc de Hansen avait été mandé au palais par le roi et qu’il allait partir chargé d’une mission dans le Pacifique. Le gouvernement le mettait à la tête d’une commission d’officiers de marine désignés pour inspecter les colonies lithuaniennes en Océanie et accomplir un voyage d’études au Japon. Sans doute s’agissait-il de préparer un traité de commerce, peut-être aussi d’établir une ligne de navigation régulière entre le Japon et les îles lithuaniennes ; mais il s’agissait surtout de briser le dernier lien entre deux cœurs si pleins l’un de l’autre.

— C’est fini, répétait-elle, je ne le reverrai plus…

— Vous le reverrez, au contraire, pauvre petite Altesse, disait Clara, cette croisière ne sera pas éternelle.

— Elle ne sera pas éternelle et Géo reviendra, mais alors moi je n’aurai plus le droit de le revoir.

Clara comprit qu’une archiduchesse n’est point libre de sa personne, que cette jeune fille supérieure, malgré l’originalité de son esprit, sa forte vie morale et les tendresses passionnées de son cœur, serait offerte comme une prime d’État et au gré des intérêts publics à tel ou tel prince indifférent. Elle n’était qu’une captive. On l’arrachait à l’homme qu’elle aimait pour la donner ailleurs, mais à qui ?

— Ah ! Clara, disait-elle, et c’était pitié de l’entendre expliquer ainsi sa misère, ce ne serait rien que de perdre Géo si j’avais au moins le droit de garder son souvenir.

— Je comprends, fit l’unioniste indignée, on fera trafic de votre amour et le don de vous-même sera le nœud d’une combinaison politique. On vous mariera malgré vous, à quelqu’un que vous méprisez. Voilà où mènent les gouvernements individuels.

— Je ne méprise pas celui auquel on me destine, dit Wanda, seulement je n’aimerai jamais que Géo…

— Si celui qu’on vous a choisi est un honnête homme et s’il sait vous connaître, Altesse, il ne se prêtera pas au marché, à moins qu’il ne vous aime.

— Je ne sais pas s’il m’aime, je ne sais s’il aime autre chose que gouverner. C’est une âme de sphinx que je n’ai pas pénétrée. Nul ne l’a connu. Cependant je l’estime, sans même concevoir pour lui l’ombre d’une sympathie.

— Qui est-ce ? demanda enfin Clara.

L’archiduchesse, avec une gêne de pudeur que ce nom, en lui rappelant l’offrande forcée de sa personne, éveillait toujours, prononça :

— Monseigneur Bertie…

Le lundi qui suivit, après l’heure des rapports, Clara ayant abrégé ses travaux se rendit chez le roi. L’aide de camp favori, le colonel Rodolphe, sourit en la voyant ses yeux de myosotis flétris dans son grand visage glabre lui firent un signe d’intelligence, et il ouvrit la porte du cabinet royal.

Wolfran, en petite tenue de général, une cigarette à la bouche, une boîte d’allumettes en or ciselé entre les doigts, s’apprêtait à fumer. En apercevant la visiteuse, il rejeta sur son bureau la boîte et la cigarette et vint à elle.

— C’est bien de n’avoir pas oublié le rendez-vous, mademoiselle Hersberg, lui dit-il.

— Sire, il y a des rendez-vous trop honorables pour qu’on les oublie, reprit l’unioniste.

— Oh ! oh ! fit le roi en riant d’un bon rire, vous vous pliez tout à fait au cérémonial Ils s’égayèrent ensemble une seconde. Clara, malgré la familiarité de cet accueil, avait toujours cette oppression légère qui l’avait gênée à la première audience, alors que Wolfran était encore pour elle le monarque inconnu. Sa voix en était même un peu altérée. C’était une incompréhensible nervosité.

— Ah ! sire, dit-elle enfin, je ne suis pas venue pourtant réciter des formules ; je devine que vous les abhorrez d’ailleurs, que votre âme moderne cherche la simplicité, la vérité, que tout cet appareil suranné dont la monarchie s’embarrasse encore, vous pèse ; à peine le mot de Majesté peut-il monter jusqu’à mes lèvres, en dépit de toute l’autorité morale que je sens en vous, lorsque vous voulez bien causer avec moi.

Plein d’une indulgence extrême, Wolfran s’amusait visiblement d’entendre cette révolutionnaire s’exprimer avec tant de liberté. L’idée de s’offusquer ne lui vint pas. Mais il dit :

— Mademoiselle Hersberg, j’estime trop votre esprit et vous m’inspirez trop de confiance pour que je ne sois pas absolument sincère avec vous. Je mentirais si je professais pour les formes extérieures du respect nécessaire au pouvoir royal, un culte absurde. Je mentirais si je me prétendais partisan de l’étiquette rigoureuse. Je ne suis qu’un homme, et parfois un homme plein de misères ; je ne singe aucune divinité. Mais si l’individu est peu de chose, la fonction est grande, assez grande pour n’apparaître que dans une gloire. Croyez que mes goûts sont modestes et que j’administrerais volontiers le royaume du sein d’une de ces maisons paisibles et de petite apparence que beaucoup d’intellectuels habitent dans le vieux quartier du couvent Sainte-Marie. Mais si le roi vivait aujourd’hui de la sorte, la royauté, sachez-le bien, toucherait à ses derniers moments.

Il se sentait écouté avec cette attention docile qui engage tant un homme à parler. Il continua dans un complet abandon

— Entre nous, je puis énoncer hardiment cette vérité : moins vaut l’individu, plus la fonction doit s’envelopper de faste. Du temps où les empereurs se couvraient d’éclat à la tête des armées, ils auraient pu, à la rigueur, régner dans une de leurs métairies. Mais nous ne sommes plus guère que des hommes de bureau. Nous compterions à peine aux yeux de nos sujets si nous n’avions pas autour de nous la somptuosité architecturale d’un palais, le luxe d’une cour, la richesse des costumes, les représentations d’une garde brillante, et jusqu’à ce langage spécial qui fait que, nous parlant, on s’adresse à quelque chose de plus grand que nous, qui nous recouvre comme un vêtement étincelant et qu’on nomme d’un mot auguste notre majesté…

— Mais, objecta Clara, — que cette explication avait frappée, n’est-ce pas tromper le peuple que de faire usage, pour le gouverner mieux, d’un système d’illusion ?

— L’illusion n’est qu’apparente. La réalité du pouvoir royal est une force redoutable qui mérite ce culte. Les hommages dépassent le roi, montent jusqu’à la monarchie elle-même.

Clara dit pensivement :

— Il me semble…, je croyais plus conforme au principe royal que l’honneur allât à la valeur même de l’homme. Je veux dire… tant d’idées se présentent à mon esprit depuis quelque temps, et avec une si forte autorité, que j’exprime là un sentiment obscur plutôt qu’une opinion… bref, je voyais très bien l’étiquette et le cérémonial comme une reconnaissance du pouvoir individuel, un acte de foi en la valeur personnelle de Votre Majesté.

— Un roi imbécile eût subi les mêmes hommages, dit Wolfran.

— Voilà bien ce qui me révolte, conclut la libertaire.

Le roi sourit et laissa échapper trois mots :

— Moi aussi, autrefois…

Il se tut. Le silence se prolongea quelques minutes. Quel était donc, pensait Clara, ce passé singulier, couvert d’un voile que nul ne soulevait ici, cette lacune dans les souvenirs de madame de Bénouville, cette époque de la vie. du prince que, si prolixe par ailleurs, la vieille gouvernante narrait d’un soupir ? L’étape comprise entre la vingtième et la vingt-cinquième année de Wolfran demeurait mystérieuse. Des discussions politiques avec le vieux roi Wenceslas suffisaient-elles à expliquer tant de réticences ? Et Clara interrogeait du regard cet homme subtil, frémissant et ardent, dont la mentalité correspondait parfois si étrangement à la sienne. Elle l’évoquait jeune, à vingt ans… Aujourd’hui, ses yeux lumineux et rêveurs semblaient posséder toujours cette jeunesse passée…

— Parfois encore, reprit-il, je me surprends à oublier la stricte observance de ces pratiques. Mais j’ai un cerbère attentif dans la personne du vieux Zoffern ; il me rappelle à l’ordre. Cela vous fait rire ? Il a raison cependant. humaine…

— Mais la dignité

— Mademoiselle Hersberg, dit Wolfran, je vous supplie, pour la vérité, pour l’honneur de votre cerveau féminin au bel équilibre, de renoncer à cette phraséologie unioniste, qui est véritablement néfaste. Les rois s’imposent à l’imagination du peuple par la splendeur des vêtements, les chamarrures des uniformes, les broderies, les diamants des dames de la cour, et toute cette pompe d’apothéose où ils se réservent d’apparaître. Vous autres, vous vous montrez à lui dans la magnificence des mots, la sonorité des idées creuses, la duperie des formules. Vous vous en grisez vous-même. C’est pire. Comment, vous, une femme de science et de mentalité si précise, pouvez-vous donner dans une éloquence si peu substantielle ?

Clara ne répondit pas. Ses yeux baissés erraient sur des choses au hasard : un tapis de Perse au pied d’un divan, un vieil escabeau sculpté, une goutte de cire rouge tombée comme une goutte de sang sur une peau d’ours, près du bureau royal.

— Car, poursuivit Wolfran, quand vous entreprenez au laboratoire une manipulation, vous obéissez à des lois que l’expérience a lentement élaborées, vous prenez une substance et la traitez par les réactifs convenables : vous travaillez dans la vérité, dans la sûreté qu’un long exercice de votre science a donnée aux chimistes. Là pas de théories chimériques et infécondes. Mais quand vous aurez boursouflé la masse populaire avec le levain des mots, l’aurez-vous métamorphosée ? Qu’en ferez-vous ? Justice, Dignité, Égalité, Liberté, autant de belles abstractions dont l’essence doit imprégner discrètement l’action de tous les meneurs d’hommes. Mais quand il s’agit de conduire un troupeau humain, troupeau noble, troupeau supérieur, je vous l’accorde, mais troupeau, les abstractions perdent leur sens, des inscriptions sur des banderoles. légères qui volent au vent et voilà tout. Une seule théorie s’impose : tenir la main impitoyablement à l’accomplissement de tous les devoirs. Tout est là. Quand chaque citoyen fait son devoir, les droits de la cité sont saufs. Il n’y a qu’un seul mot qui ne dupe pas, qui ne monte pas les têtes, qui soit véritablement puissant, c’est le Devoir. C’est avec ce mot-là qu’un gouvernement est fort.

Clara l’écoutait avec fièvre. Il lui semblait qu’elle aimait de telles paroles, si nouvelles. Pourtant, un ressaut de sa foi unioniste la fit s’écrier avec l’accent des vieux sociologues :

— Mais le bonheur, le bonheur humain que nous voulons, que nous préparons, pour lequel nous sommes prêts à mourir… ?

— Mademoiselle Hersberg, dit le roi, il est une loi merveilleuse qui veut que le bonheur soit précisément le fruit naturel du Devoir accompli. Voilà un mot qui ne griserait pas le peuple et que vous devriez lui dire, vous qui souhaitez le rendre heureux. Vous avez prétendu le conduire à la félicité par un autre chemin, celui de ses droits…, je le crois long…

— Le Devoir souvent n’est que douloureux, objecta Clara.

— Écoutez, reprit Wolfran, je vais vous dire une légende, presque un évangile : Il y avait une fois une archiduchesse belle comme le jour…

Il s’efforçait à sourire, mais des larmes montaient à ses yeux et démentaient l’enjouement qu’il eût voulu garder. Il continua :

— Elle était aimée d’un jeune prince comblé des dons les plus charmants de l’esprit et du cœur, et elle le chérissait peut-être plus encore qu’il ne l’aimait lui-même. Leur tendresse avait la douceur, l’héroïsme et la pureté de celle qui a rendu immortelles les plus poétiques amours du passé. Ils ne vivaient que l’un de l’autre. Mais l’archiduchesse portait en elle en grande partie les destinées de son pays. Il n’était pas bon qu’elle s’unît à son prince. Les raisons les plus hautes, les plus redoutables le défendaient…

— Ah ! quelles raisons ? s’écria Clara qui devenait anxieuse et qui se refusait, comprît-elle tout le système royaliste, à admettre cette clause des mariages politiques.

Et le père, dont la voix tremblante n’était plus qu’un chuchotement, continua, torturé :

— Ici, la légende devient secrète, et seuls la connurent ceux que leur rang, leur naissance ou simplement leur mérite faisaient les naturels confidents des princes. L’archiduchesse était la fille d’un roi auquel des devins avaient annoncé qu’il mourrait prématurément ; elle-même jouissait de la vie comme d’un bien précaire ; ce n’était qu’une adolescente et l’on doutait qu’elle atteignit même tout l’éclat de la jeunesse…

Il dut s’arrêter un moment, fit un effort et poursuivit :

— Et l’héritier du trône était le jeune amoureux de la princesse, né de la souche royale. Mais la grâce, les talents et tout l’esprit qu’il possédait et qui le rendaient le plus aimable des princes, eussent fait de lui un roi détestable. Ses conceptions légères et nuageuses étaient celles d’un imagier plein de rêves, et la tendresse excessive de son cœur le rendait incapable d’appliquer la justice. Le royaume eût périclité entre ses mains. Ainsi, au bonheur de ces deux enfants était lié le malheur d’un peuple. Le roi le savait, mais sa fille lui était si chère qu’il hésita bien des jours avant de la briser.

L’homme qui se jouait ainsi de sa peine dans un artifice de paroles, Clara le voyait souffrir si cruellement qu’elle ne retenait qu’avec effort des mots de pitié féminine. Combien elle eût voulu lui dire… Ah ! savait-elle même ce qu’elle eût dit ?… Cependant il continuait :

— Le bonheur du peuple a d’étranges exigences. Il voulait que ce prince charmant fût écarté du trône. Il fallait pour cela que, dans sa courte vie, l’archiduchesse eût le temps de donner naissance à l’enfant d’un autre époux. On l’unit donc à l’homme le plus sage du royaume, le mieux fait pour exercer une régence féconde, le plus capable de pacifier les États agités ; et, bien qu’elle ne l’aimât pas, la princesse mit à le prendre pour époux toute la douceur et la docilité de son âme vaillante. Elle ne fut point malheureuse.

— Eh ! qu’en sait Votre Majesté ? s’écria Clara frémissante.

— Je sais, répliqua le roi, que tout sacrifice comporte sa couronne. On peut souffrir et être heureux. La jeune reine à qui nous pensons en ce moment n’aura peut-être pas, en sa vie délicate, le bonheur qu’elle convoitait. Elle en possédera un autre, plus âpre, assis sur la félicité générale, et son âme en sera inondée.

À ce moment, le grand maréchal d’État fut introduit dans le cabinet du roi. Il était prêt pour la séance du Parlement, qui allait s’ouvrir tout à l’heure, botté jusqu’aux cuisses, ses reins puissants serrés dans le drap fin de la tunique blanche, la lourde épée de parade au côté, étincelant de décorations.

— Je suis à vous, Zoffern, lui lança amicalement le roi.

Le maréchal ne souffla mot. Dressant contre la boiserie sa taille d’hercule, le chapeau à panache au bout du bras droit, la main gauche à la garde de l’épée, orgueilleux, imposant, vénérable, il se tenait, sous ses cheveux d’argent, dans l’attitude d’un jeune soldat devant son chef

— Vous m’excusez, mademoiselle Hersberg, dit Wolfran, le maréchal me réclame…

Il se leva : Clara prit congé. De si fortes émotions l’avaient agitée qu’elle en demeurait comme en léthargie. Cependant, en passant devant le vieux colosse couvert de diamants, d’argent, d’or et de soie, et qui signifiait si bien, avec ce mélange de hauteur et de respect religieux, le rôle théâtral et nécessaire de l’aristocratie, elle eut une révélation. D’être l’idole d’un tel serviteur, Wolfran se trouvait soudain magnifié.

Sans façon, il lui tendit la main.

— Pensez un peu à ce que nous avons dit aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Clara leva vers lui son beau visage angoissé. Dès lors, il sentit qu’il possédait l’esprit de cette femme.