Le Maître à danser - Souvenir de collège

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Le Maître à danser - Souvenir de collège
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 815-855).
LE
MAITRE A DANSER
SOUVENIR DE COLLEGE.


I.

Il arrivait toujours après les fêtes de Pâques, quand les premiers rameaux du vieux saule commençaient à verdir. Un jour, à la récréation de midi, on le voyait apparaître, tenant sous le bras son violon enveloppé de serge verte ; il avait l’air d’une figure détachée des contes d’Hoffmann. Sans être absolument vieux, il n’avait rien de moderne. Il semblait être un trait d’union entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Il avait retenu de son éducation première une certaine préciosité de formes qui lui donnait l’aspect d’un bibelot ancien, d’une figurine de Saxe.

Il était chaussé invariablement, quelque temps qu’il fît, d’escarpins cirés à l’œuf et de bas chinés que son pantalon de nankin, collant, découvrait jusqu’à la cheville. Il avait dû porter la culotte dans sa jeunesse, et le pantalon d’aujourd’hui n’était qu’un compromis avec la mode de son enfance. Il était toujours vêtu d’une redingote de drap marron, courte de taille et longue de jupe, ornée de boutons en métal guilloché. Bien qu’il ne la changeât jamais, elle était d’une propreté minutieuse ; on la voyait blanchir aux coudes, mais aucune tache ne l’avait jamais déshonorée.

Le petit homme était laid, mais d’une laideur qui n’avait rien de vulgaire ; ses yeux bridés et fins promettaient plus d’esprit qu’il n’en montrait ; il avait le nez long et bourbonien, sa lèvre rigoureusement rasée avait des épaisseurs voluptueuses. Son crâne pointu était surmonté d’une perruque dont la mèche centrale affectait cette forme chère à la jeunesse de Louis-Philippe. Elle était roussie par l’action de l’air et du soleil, car il tenait constamment à la main son chapeau de médecin de campagne. Il s’avançait lestement en balançant son petit corps sur ses maigres hanches ; il avait à la fois la voix aiguë du clown, la forme d’un pitre, l’expression majestueuse d’un professeur, et une gaîté un peu grosse qui tranchait avec ses manières de marquis de théâtre.

D’où venait-il ? Aucun de nous n’aurait su le dire. Il arrivait comme les hirondelles d’un pays inconnu, et s’en allait, sa saison faite, hiverner dans quelque village ignoré où il enfouissait comme une marmotte sa vieillesse frileuse, jusqu’aux beaux jours prochains.

Il enseignait les belles manières, celles de l’ancienne cour : le maintien, la révérence, l’art de se présenter dans un salon, la contredanse avec les figures et les pas, la valse à trois temps, lente et rythmée, et la gavotte, pour laquelle il avait une prédilection particulière. Il joignait à tout cela, comme péroraison, quelques conseils sur ce qu’on devait dire à sa danseuse.

Les élèves l’appelaient le père Marengo.

Il se nommait réellement Eudore Rousselin. On savait vaguement, par une sorte de légende, que son père, fils d’un homme d’écurie de la maison du roi, avait fait partie du corps de ballet de l’Opéra sous Louis XVI. La révolution avait rendu le danseur à ses foyers ; il avait même été inquiété dans sa ville natale à cause des opinions royalistes qu’il avait conservées de sa fréquentation accidentelle avec la cour. Il s’était enrôlé dans les armées de la république, et avait obtenu au régiment la place de maître de danse, à laquelle il joignit l’état de barbier. Peu belliqueux par nature, il épousa la cantinière, dont la voiture abrita à travers l’Europe leurs amours et leurs industries.

Le père Rousselin, notre maître à danser, était venu au monde sur un champ de bataille ; en mémoire de la journée, on l’avait appelé Marengo. Il avait traîné son enfance à la suite des années de l’empire, aidant ses parens, quand il fut en âge, dans leurs différens métiers ; il rasait avec son père, et donnait aux conscrits les premiers élémens de la danse et du maintien. Il jouait aussi du violon et du flageolet, et le soir, à l’étape, il aidait sa mère à éplucher les légumes et à confectionner l’ordinaire de la cantine.

Marengo n’avait jamais eu la taille pour faire un soldat ; il était de ceux dont le nom est toujours précédé de : Petit ; aussi n’avait-il pris aucun goût au métier militaire ; s’il était vêtu en enfant de troupe, c’était pour utiliser les vieux uniformes de son père, et parce qu’il ne connaissait pas d’autre accoutrement ; mais il avait pris d’instinct dans l’éducation paternelle tout ce qui rappelait les choses de l’ancien temps. Il en avait les expressions un peu précieuses, les tournures de phrases et les poses recherchées.

Il dansait la gavotte et les pas des ballets de Lulli, et savait par cœur les chansons de Garat et autres bergerades de l’époque. Dans sa bouche, la belle Bourbonnaise avait encore ce parfum de critique bourgeoise que lui avait conservé la tradition.

C’était enfin un portrait réduit de son père : il n’avait rien pris du milieu soldatesque dans lequel il avait vécu, il s’était attardé dans les formes surannées d’un autre temps ; le cantinier lui-même s’était efforcé de maintenir chez son fils les vestiges d’une civilisation qu’il croyait à jamais disparue.

Après Waterloo, le père et la mère Rousselin étaient rentrés dans leur pays d’origine pour continuer le petit commerce qui les avait fait vivre pendant la guerre. Quand le vieux cantinier mourut, il laissa à son fils son état, son violon, ses principes, sa clientèle et quelques biens qu’il lui enjoignit de conserver aussi précieusement que sa foi.

La mère Rousseliu, aussi chauvine que son mari était ci-devant, mourut à la suite d’un voyage entrepris à pied pour voir le retour des cendres de son empereur.

Marengo, désormais seul au monde, avait abandonné le commerce de sa mère, brûlé la branche de pin qui lui servait d’enseigne, pour s’adonner exclusivement à l’art de son père ; à mesure qu’il avançait en âge, il était entré plus avant dans la peau du bonhomme ; en même temps que sa clientèle, son héritage, ses habits et ses mœurs, il semblait avoir pris son acte de naissance. Le seul changement qu’il apporta dans les habitudes de sa maison, fut d’accepter la place de maître de danse au collège de X… pendant la saison d’été.

Eudore Rousselin était célibataire ; bien que son existence fut assez mystérieuse, et qu’on ne sût rien de lui en dehors de ses cours, on affirmait qu’il avait des mœurs austères. Il était au-dessous du niveau que les femmes consentent à regarder, aucune d’elles ne l’avait encore pris au sérieux, et lui, par timidité sans doute, n’avait jamais mis au jour les trésors de son cœur.


II.

Le collège de X… était administré par une sorte d’économe en jupon, parente éloignée du principal. Recueillie par charité d’abord, elle s’était montrée tellement capable dans les fonctions qui lui avaient été confiées, que peu à peu elle en avait étendu le cercle, et, malgré sa jeunesse, était devenue l’âme du petit phalanstère. Sa douce influence s’étendait sur toute la maison ; elle veillait aux provisions, donnait les ordres à la cuisine, entretenait le linge, et assurait le bien-être de tous. Sœur de charité de l’infirmerie, elle employait ses heures de liberté à faire la correspondance des petits, à les aider dans leurs devoirs, ou bien raccommodait leurs vêtemens pour sauver une réprimande maternelle. Quand l’un de nous, avant la sortie, avait sa longue chevelure en désordre, elle l’emmenait dans sa chambre, l’agenouillait devant elle, et de ses belles mains remettait en place les boucles blondes de l’écolier. Ses poches étaient toujours pleines de friandises pour ceux qu’elle gâtait. Trésor d’indulgence, elle savait faire disparaître à temps les traces de méfaits, et obtenir le pardon quand le coupable était surpris. Elle avait une double clé du cachot et rendait la liberté aux prisonniers ; elle les condamnait à une prière, ou leur imposait une bonne action.

C’était une fée, nous la vénérions tous ; il y avait en elle de la sœur aînée et de la mère jeune, mais elle était aussi peu femme qu’une religieuse cloîtrée : jamais elle n’avait dû avoir de mauvaises pensées. Assurément elle n’en faisait point naître ; elle était parmi nous comme la vierge de la charité maternelle.

Bien qu’elle s’efforçât de paraître sans âge, elle n’était point âgée ; en la considérant bien, on découvrait même des traits jeunes et charmans. Si on avait pu dégager sa taille, engoncée dans une robe incolore et sous un lourd tablier de serge ; si au lieu du col noir cachant la blancheur de son cou elle avait eu le visage encadré d’un peu de linge blanc ; si ses cheveux blonds, emprisonnés sous un bonnet de lingerie, eussent épanoui leurs lourdes tresses à l’air ; si elle avait échangé ses sandales de nonne contre une chaussure plus élégante, peut-être même eût-elle paru jolie, car sa chevelure était superbe, la peau du visage d’une blancheur distinguée, ses yeux bleus pleins de douceur, et sa grande bouche sérieuse s’épanouissait parfois, dans un sourire, sur deux rangées de perles. Mais elle semblait ignorer tous ces biens ; elle accomplissait sa tâche avec un zèle facile et une gaîté constante ; elle aurait été bien surprise si on lui eût rappelé qu’elle était femme.

Parfois de jeunes professeurs de la maison avaient essayé de lui dire qu’elle était belle, mais elle avait paru si peu comprendre, qu’aucun n’était revenu à la charge. Pourtant elle s’appelait Juliette, un nom prédestiné.

III.

Chaque année, au mois de mai, nous souhaitions la fête du principal. Il fallait plusieurs semaines pour préparer les surprises et les cadeaux qu’on donnait au père Antoine.

Pendant la récréation du soir, à l’heure de la sortie du bonhomme, on se concertait à voix basse. Mademoiselle présidait. On n’était pas toujours d’accord, mais on finissait par s’entendre, et quand la somme nécessaire était assurée par une liste de souscription, on commandait les livres, qu’on habillait de belles reliures. Mlle Juliette, qui ne sacrifiait jamais l’utile à l’agréable, prélevait quelque argent pour l’armoire au linge ; elle était parvenue ainsi à la garnir de belles chemises en toile de Hollande et de jolis services damassés. La veille, quand tout était prêt, on faisait l’exposition des objets dans sa chambre, et là, autour de la table, on convenait des dernières mesures. Elle avait déjà depuis longtemps préparé les sirops et les rafraîchissemens de toutes sortes, les fruits secs et les pommes d’api qu’elle avait conservés dans la mousse pour la fête.

Quand arrivait le grand jour, c’était, dès le matin, un branle-bas général dans le collège. Le père Antoine, pour laisser le champ libre, disparaissait à l’aurore. Il déjeunait chez un ami. Aussitôt qu’il avait tourné le coin de la rue, tout le petit monde arrivait dans la cour. Là, mademoiselle formait le cercle et donnait à chacun, avec sa voix claire et musicale, les instructions précises, comme on désigne le poste de combat avant la bataille.

La journée était trop courte ; les préparatifs étaient à peine achevés, qu’on voyait apparaître le père Antoine, avec sa figure étonnée et sa surprise de commande à la vue de tous ses élèves en uniforme. La fanfare entonnait un vieil air que le professeur de musique avait fait apprendre pour la circonstance. Au centre, tous les professeurs, et quelques grands frisés, raides dans leurs habits neufs. Mademoiselle, seule en avant, dans sa modeste robe de soie noire, un gros bouquet de roses à la main. L’élève désigné s’avançait vers le père Antoine et lui débitait un compliment en vers. Il répondait d’une voix émue : puis commençait le défilé des élèves, qui venaient successivement recevoir l’accolade. À sept heures, on se mettait à table. Ce jour-là. Mlle Juliette avait ordonné un repas plus succulent, le vin pur remplaçait l’abondance, et un plat sucré s’ajoutait au dessert.

Quand le jour tombait, avant le bal, on tirait le feu d’artifice sur la terrasse qui domine la rivière ; les longues traînes de feu montaient lentement au ciel, avec le bruit strident d’une étoffe qu’on déchire ; les enfans poussaient des cris de joie suivis de rires sans cause, puis de grands silences, en attendant la pièce principale. Comme les dernières étincelles s’éteignaient dans la rivière, avant que la fumée et la poudre fussent dissipées, tout le petit monde était réuni dans la salle de danse. Le père Antoine se dirigeait vers l’estrade où s’étalaient tous les présens et les examinait avec des surprises joyeuses : — C’est trop, c’est trop, mes enfans ! — Et d’une voix assourdie, le visage rouge d’émotion, les yeux humides de larmes contenues, il remerciait par des paroles simples ses élèves et ses amis. Puis, appelant Mlle Juliette qui se tenait dans l’ombre, il mettait sur ses joues roses de plaisir deux baisers retentissans. Elle, après cette récompense, s’en allait gaîment par la grande salle, frappait ses deux mains et criait : Monsieur Rousselin ! Monsieur Rousselin ! à votre orchestre, en place, en place pour la contredanse !

Mademoiselle était tout à fait charmante ainsi ; sa robe de soie, un peu brillante par place, faisait valoir sa belle taille souple et mince ; sa chevelure blonde était soigneusement coiffée, et son col de lingerie rehaussait la blancheur mate de sa belle peau de vierge.

Ce jour-là, le père Rousselin, qui avait un premier rôle dans cette fête de famille, échangeait sa redingote marron contre l’habit bleu à boutons d’or des grands jours, et remplaçait sa cravate de guingamp par une cravate de percale blanche où son menton de galoche disparaissait jusqu’aux lèvres ; il mettait un pantalon blanc, des bas de soie rosés et des escarpins à boucles d’argent. Son toupet, comme fraîchement verni, répandait à la ronde un parfum pénétrant de jasmin. Il montait sur sa chaise haute, accordait son violon et commençait une contredanse.

Les grands, ceux qui étaient frisés et qui portaient des habits civils, se précipitaient, suivis des professeurs jeunes. Souvent les danseuses venaient à manquer ; les mères, par complaisance, se mettaient de la partie, et bientôt, sans distinction d’âge, toutes les femmes tournaient aux bras des collégiens.

Vers dix heures, le père Rousselin disparaissait ; les initiés faisaient des gestes fins qui annonçaient une surprise. Bientôt la porte du fond s’ouvrait à deux battans, et le corps de ballet faisait son entrée, le maître à sa tête. Il esquissait un pas en marchant et jouait l’air sur son violon, qu’il agitait de haut en bas pour bien marquer la mesure.

Les danseurs étaient vêtus de sortes de robes bleues et roses qui les faisaient ressembler à des bergers d’Arcadie. Ils avaient tous à la main des cercles recouverts de papier d’or frangé, qui les aidaient à former des groupes pittoresques. On montait les uns sur les autres pour mieux voir ; c’était de toutes parts des ho ! et des ha ! qui remplissaient d’aise le maître et ses élèves. Le divertissement terminé, les danses reprenaient ; dans les entr’actes, le sirop de groseille coulait comme une source, et de jolies dents blanches croquaient les pommes rouges. Par les fenêtres ouvertes, de doux parfums de clématite, d’acacia et de tilleul venaient atténuer les odeurs de victuaille et de chaleur humaine. Le voisinage de la rivière apportait une fraîcheur humide d’une saveur reposante. Les lumières s’éteignaient comme les étoiles du ciel commençaient à pâlir : élèves et professeurs, les jambes brisées, remontaient aux dortoirs, le père Rousselin rentrait son violon dans sa gaine de serge, et marchait lentement vers sa maison des faubourgs.

Pendant ce temps, Mlle Juliette, qui prenait là, comme partout, plus de peine que de plaisir, faisait sa tournée du soir. Comme un instrument dont les vibrations s’éteignent, on entendait longtemps encore un murmure s’échapper des bâtimens du collège. Puis, la maison endormie, calme et fatiguée, mais heureuse, mademoiselle gagnait elle-même sa cellule de nonne.

Chaque année, les choses se passaient ainsi ; les élèves se succédaient, les petits devenaient les grands, et faisaient par tradition ce qu’avaient fait leurs aînés.

Le père Rousselin, lui, semblait défier les années ; sa tête de casse-noisette se creusait bien, par places, de rides nouvelles, mais il avait toujours l’œil vif et le jarret alerte. Il se plaignait parfois de sa vie solitaire et de la tristesse de son foyer ; il avait souvent des crises de mélancolie ; mais tout cela était si peu d’accord avec sa tournure de pantin articulé, qu’on n’y prêtait point d’attention.


IV.

En soir d’été, à l’occasion du mariage d’un jeune professeur, le père Antoine avait réuni quelques intimes. Il invita le père Rousselin, et, après le dîner, dans le grand parloir du rez-de-chaussée, on se mit à danser.

Tous les élèves étaient endormis, à l’exception de quelques grands, qu’on avait retenus pour faire des cavaliers. L’un d’eux demanda à Mlle Juliette la faveur d’un tour de valse ; elle la lui accorda, c’était une belle grâce. Le maître de danse, du haut de sa grande chaise, considérait avec inquiétude la tentative hardie de son élève : il ralentit la mesure, marquant bien le temps avec son pied ; mais l’enfant, intimidé, partit à faux, ne put se rattraper, écrasa les pieds de sa danseuse, s’embarrassa dans ses jupes et finit par l’abandonner au milieu de la salle, confus de dépit et de honte.

— Petit maladroit ! s’écria le maître, est-ce là ce que je vous ai appris ? — Puis, s’élançant de sa chaise, il vint enlacer de ses bras trop courts la taille fine et cambrée de Mlle Juliette, et, continuant à chanter l’air qu’il ne jouait plus, il l’entraîna dans une valse rythmée.

Ce fut l’étincelle qui mit le feu à la paille ; nul ne saura jamais ce qui se passa en lui, sans doute des désirs inavoués s’éveillèrent : à partir de cette heure, le petit homme fut transformé, il avait retrouvé ses jarrets de vingt ans ; ce fut elle qui demanda grâce.

Il reprit son violon, remonta sur sa chaise ; et, de la soirée, ses yeux agrandis ne quittèrent plus la jeune femme.

Ce soir-là, le père Rousselin ne rentra pas directement à sa demeure, comme il le faisait d’ordinaire ; il était agité, une pensée intime, pleine de douceur, lui berçait l’esprit. Il était surpris et comme égaré par la sensation qui se révélait subitement à lui ; il se sentait une légèreté inconnue, comme si son âme gonflée l’eût soulevé de terre. Il avait des pensées toutes nouvelles et les exprimait, pour lui-même, dans une langue qu’il n’avait jamais parlée. Il n’osait s’avouer la cause de cette joie profonde, mais il prononça le nom de Juliette, et l’écho de son cœur lui répondit.

Il avait bien éprouvé déjà, depuis quelque temps, une certaine langueur, des joies subites suivies de tristesses sans cause. Il négligeait parfois ses leçons, et, dans ses promenades, il s’était surpris à rêver. Il restait souvent à sa table, oubliant qu’on l’avait servi, et la nuit, la tête dans sa main, il voyait arriver le jour sans avoir senti sa paupière s’alourdir. Il attribuait cet état à l’influence printanière. Une minute avait suffi pour révéler la cause à cette âme sans expérience, il était amoureux. Pour la première fois, quand l’heure semblait passée, ce petit corps avait senti un cœur ardent, passionné, plein de fougue et de chaleur. Ainsi l’enfant dont l’oiseau, tenu captif, s’échappe, ignore les mots qu’il faut dire pour le reprendre.

Il allait tête nue, le petit homme, brandissant son violon, vêtu de serge verte, levant les bras au ciel pour lui demander compte de ce qui se passait en lui.

La nuit était belle : une nuit sans lune, calme et chaude ; les étoiles semblaient serties dans l’émail bleu ; la rivière roulait, avec un bruit berçant, de petites vagues courtes sur son lit de cailloux ; les prairies, fraîchement coupées, emplissaient l’air de senteurs de foin vert et de menthe. Il passa le pont et s’en alla s’étendre sur une meule parfumée.

Sur la rive, en face, une grande masse sombre se découpait sur le ciel. Seule, une petite lueur veillait comme l’âme de la maison endormie. Il la connaissait bien, c’était la fenêtre de Juliette. Il mit sa main sur ses yeux et suivit par la pensée celle qui, désormais, était sa vie entière. Puis la lumière s’éteignit ; c’était, comme chaque jour, la dernière de la maison. Le père Rousselin reprit, à travers la prairie, le chemin de sa demeure. Les semelles minces de ses escarpins de danse laissaient passer les tiges du foin coupé, mais sa tête était trop près du ciel pour sentir ce qui se passait à ses pieds.

Pour la première fois, sa chambre lui parut triste, déserte, et lourde sa solitude. Il essaya en vain de mettre de l’ordre dans son esprit, mais le vieil enfant ne connaissait rien au mal subit qui venait de le frapper. En passant devant sa glace, il regarda son image et fut surpris de ne point la reconnaître. Ce n’était plus le visage qu’il était accoutumé de voir, il ne s’était jamais considéré à ce point de vue. Était-il vieux, était-il jeune encore ? Il ne s’était jamais interrogé, il n’en avait que faire. Son jarret était bon et ses leçons suivies, qu’avait-il besoin de plus ? Mais quand il demanda à son miroir s’il était encore un homme et qu’il lui répondit : « Non, tu es un vieillard, » il recula d’épouvante et se sentit mourir.

II versa sur lui d’abondantes larmes.

Le lendemain, tout le jour, il erra dans la prairie : la grille du collège lui paraissait comme la porte du paradis terrestre, il n’osait reparaître. Ce qu’il éprouvait était si intense, qu’il craignait que chacun le devinât. Il eût voulu guérir, et pourtant il redoutait de perdre le charme qui l’enveloppait.

Le soir, un domestique vint, de la part de mademoiselle, s’informer de la cause de son absence. Il répondit qu’il avait été fatigué, que le jour suivant il reprendrait son cours. Le lendemain, en effet, il arma sa volonté et reparut à l’heure accoutumée.

De tous les points de la grande cour, les élèves vinrent à lui.

— Bonjour, père Rousselin, vous avez été malade ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu hier ?

Il répondit, comme au domestique, qu’il avait été fatigué. En effet, il était pâle ; ses yeux, malgré lui, se tournaient vers la porte du rez-de-chaussée, qu’il tremblait pourtant de voir ouvrir. C’était le sanctuaire de Mlle Juliette, et aussi son royaume. Sa chambre était située à portée du parloir, pour répondre aisément à ceux qui l’interrogeaient sur leurs enfans ; elle avait aussi sous la main la pharmacie, les provisions, les fruits, les confitures ; la lingerie venait à la suite, puis l’office et la cuisine.

La chambre, assez vaste, était meublée comme celle d’une religieuse ou d’une pensionnaire : dans un angle, un petit lit sans rideau, sec, froid, rigide, un de ces lits de solitaire faits uniquement pour dormir et qui ne semblent pas se prêter à la rêverie.

Le lit, plus qu’aucun autre meuble, a son aspect personnel ; celui-ci avait une figure honnête. Au chevet, sur la tenture grise, un bénitier de faïence, avec un rameau de la Pâque dernière. Une table étroite servait de toilette ; comme siège, deux chaises de paille et un fauteuil dont la housse de perse dissimulait mal la forme et la sécheresse. Une petite glace, encadrée de bois noir, surmontait la cheminée, froide en tout temps ; deux vases en verre bleu contenaient, l’été, les fleurs de la saison, et l’hiver, un échantillon de celles qu’elle faisait pour la chapelle du collège. À la porte-fenêtre, des rideaux de perse décolorée ; par-dessus tout, une atmosphère honnête et un léger parfum d’iris que dégageait une armoire ancienne, aux panneaux sculptés en pointe de diamant. Près de la fenêtre, un petit piano en forme de clavecin lui servait parfois à faire répéter les enfans.

Pendant que les élèves l’entouraient, l’esprit du père Rousselin voyait mademoiselle assise à sa grande table couverte de papiers ; c’était là que, dans un instant, il irait lui faire inscrire les leçons qu’il allait donner.

Il monta lentement, suivi de ses élèves, les marches qui conduisaient à la salle d’études. D’ordinaire, son cours l’intéressait, il aimait à causer avec les enfans, à leur chanter ses chansons anciennes ; mais, ce jour-là, les pas qu’il essaya d’ébaucher ne relevèrent pas bien haut de terre.

Quand les élèves furent rentrés en classe, il se fit dans la cour un lourd silence, un de ces calmes de journée chaude où la nature entière semble endormie. Les fenêtres de la façade avaient leurs stores baissés comme des paupières. Les oiseaux et les arbres, les nuages du ciel même, paraissaient céder au sommeil ; à peine entendait-on dans les longs corridors, par les portes ouvertes, le chuchotement des leçons récitées.

Le maître à danser se dirigea lentement, le cœur serré comme celui d’un enfant coupable, vers la chambre de mademoiselle ; il se sentait rougir de ses pensée intimes.

Elle était sur sa porte, abritant sa tête blonde des rayons ardens du soleil avec un journal déplié qu’elle tenait à la main.

— Ha ! vous voilà, lui cria-t-elle, qu’êtes-vous devenu hier ? j’ai été presque inquiète et j’ai envoyé chez vous ; on a retrouvé votre coiffure, peut-être l’aviez-vous jetée par-dessus les moulins ?

Le pauvre homme essaya de répondre, mais il ne put trouver un mot. Il se contenta d’ébaucher un sourire, qui se perdit dans les rides de son visage.

— Non,.. J’ai été seulement ;., mais, aujourd’hui,.. je.. Comment va votre santé, mademoiselle ?

— Moi, très bien ! Mais vous, qu’avez-vous fait pendant cette journée d’école buissonnière ? — J’ai, j’ai… vingt-deux leçons : huit particulières et quatorze d’ensemble. Voici mes cachets. — Il tendit à la jeune femme les vingt-deux tickets qui portaient le nom des élèves.

Elle rentra et vint s’asseoir devant la table blanche ; une large bande de soleil coupait obliquement la pièce, le rayon lumineux était rempli de poussière fine agitée et d’insectes bourdonnant dans l’air chaud. Il se tenait debout, lui faisant un peu d’ombre avec son maigre corps ; il n’osait pas s’asseoir.

— Prenez une chaise, lui dit-elle.

Il tourna deux fois autour de la chambre sans trouver la seule qui restât, puis il finit par traîner le fauteuil de perse jusqu’au bord de la table, et s’y installa comme dans un siège de cathédrale.

— Vous dites vingt-deux ?

— Oui, mademoiselle, et il appela les noms qu’il lisait sur un calepin tiré de sa poche.

— Voilà qui est fait. Très gentil, votre petit billet de cette année ; ils sont charmans, ces enfans, et dansent à ravir. Mon compliment, monsieur Rousselin.

L’occasion était belle, il la saisit d’une voix tremblante :

— Oui, parlons-en de mes élèves, surtout de celui qui a poussé l’audace jusqu’à vous faire danser ; il m’a fait grand honneur !.. et pourtant je dois le bénir, le remercier au moins, car il m’a procuré la,.. le,.. l’honneur, oui l’honneur de vous serrer,.. de vous servir de…

— D’être mon cavalier. J’en suis très fière, monsieur Rousselin, surtout si vous me dites que je n’ai point été trop maladroite. Et maintenant, aux affaires ! — Et tirant de sa ceinture une petite montre d’argent : — Déjà trois heures, bonté divine, et le dîner qui n’est point commandé ! — Elle se dirigea vers l’office aux provisions.

Lui resta seul, bouche béante, les bras pendans, inerte et fatigué : il n’avait plus la volonté de sortir, il sentait pourtant qu’il était ridicule de rester.

Elle rentra bientôt avec un grand panier tout plein de gousses vertes :

— Voulez-vous m’aider ? dit-elle.

Sa figure se détendit dans un large sourire ; il déposa, sans répondre, sa gaine de serge, qu’il avait déjà prise, et vint s’asseoir sur la chaise enfin retrouvée, tout près, tout près de son idole.

Elle avait posé à terre entre eux deux une vaste écuelle de grès. Haussant ses genoux pour faire un creux dans son tablier, elle le remplit jusqu’au bord. Pour être plus à l’aise, elle avait levé ses manches, et ses belles mains rosées faisaient éclater les gousses sous la pression de l’ongle. En tombant dans le vase, les petites boules vertes rendaient un bruit sec et sourd. Lui, peu à peu, s’était encore rapproché ; leurs genoux se touchaient presque. Il prenait timidement les gousses une à une, il suivait avec admiration le mouvement rapide des doigts de la jeune femme. Elle restait songeuse, indifférente ; il était surpris qu’elle ne fût point émue, car lui tremblait et n’allait pas vite en besogne.

Elle ne disait rien, pensait à ses affaires et, certainement, avait oublié la présence de son partenaire. Lui, regardait les mains, les bras polis comme du marbre ; il n’osait élever les yeux jusqu’au visage. Il avait fait deux ou trois tentatives pour engager la conversation, mais les mots ne venaient pas, les expressions humaines restaient au-dessous de sa pensée ; il aimait mieux s’abstenir.

La tâche fut vite achevée, trop vite à son gré. Elle sonna pour faire emporter les légumes :

— Adieu, monsieur Rousselin ! dit-elle en dénouant le tablier qu’elle avait mis pour protéger sa robe ; à demain !

Il sortit lentement et s’en alla, comme les jours précédens, s’étendre dans la prairie pour contempler au-dessus des arbres de la terrasse la toiture de son temple.

Chaque jour il venait ainsi s’enivrer d’elle pendant une heure, essayant de se rendre utile pour se faire tolérer. Il l’aidait dans ses écritures, ou bien, quand elle rangeait le linge, il lui passait les piles de serviettes pendant qu’elle, perchée sur un escabeau, les plaçait dans les cases. Il lui arrivait bien parfois d’en laisser glisser une : — Maladroit ! criait-elle. — C’est qu’en donnant le linge, leurs mains s’étaient rencontrées sous la pile et qu’il s’était trop attardé dans cette caresse innocente. Elle sautait lestement à terre, repliait la serviette ou le drap et le remettait en place. La besogne terminée, elle le renvoyait doucement, et lui s’en allait en emportant comme seul bonheur le : « À demain ! » qu’elle laissait négligemment tomber de ses lèvres.

Souvent après l’avoir quittée, afin de s’occuper d’elle encore, il faisait de longues courses dans la campagne pour lui chercher des fleurs sauvages. Il connaissait des haies toutes pleines d’églantines à la douce odeur de thé ; il allait les cueillir avant qu’elles fussent écloses, ou bien des clématites et des belles-des-prés au parfum d’amande. La nuit, il se levait pour renouveler l’eau afin qu’elles fussent fraîches, le lendemain, quand il les lui portait, comme à une madone. Si elles avaient su redire toute la confidence qu’elles avaient entendue !

Avez-vous vu parfois dans le cœur d’une rose épanouie un gros scarabée d’or dont le corsage brille au soleil comme l’armure d’un chevalier ? On le croirait mort, regardez-le bien, il n’est qu’ivre. Ses antennes s’agitent lentement et ses pattes s’étirent comme pour manifester la joie qu’il éprouve au sortir d’un rêve. Si vous le touchez, il essaiera de fuir en titubant, mais il se perd dans les feuilles, ses membres alourdis s’embarrassent dans les pétales, il retombe en demandant grâce… Comme un fumeur d’opium, il sent qu’il va mourir ; ne le dérangez pas, son rêve parfumé vaut mieux que la vie. Vivre au sein de celle qu’on aime, mourir d’ivresse et rester enfoui dans son cœur, n’est-ce pas l’image de la félicité sur la terre ?

Marengo Rousselin vivait ainsi dans l’ombre de celle qu’il aimait ; les momens qu’il passait près d’elle suffisaient à sa joie de chaque jour, et le bonheur intime qu’il emportait en la quittant durait en lui jusqu’à l’heure de la revoir, comme en sortant d’une chambre chaude, on garde la chaleur. Il attendait toujours l’occasion d’ouvrir son âme, mais elle était lente à venir, et lui bien maladroit à la faire naître. Après tout, il était heureux ainsi ; s’il était repoussé, que deviendrait-il ?

On l’avait déjà plaisanté sur ses stations prolongées dans la chambre de mademoiselle et sur ses airs élégiaques, mais elle était tellement au-dessus de tout soupçon que les propos ne dépassèrent jamais la mesure permise.

Un jour, pendant qu’elle inscrivait les leçons, quelqu’un entra dans sa chambre : — Ha ! vous êtes avec votre amoureux, je vous laisse, dit-il, je reviendrai quand vous aurez fini.. — Il sortit, elle n’essaya pas de le retenir.

— Votre amoureux ! reprit le maître de danse, votre amoureux ! Au fait, mademoiselle Juliette, s’il disait vrai, en seriez-vous fâchée ?

Elle se leva toute droite :

— Vous voulez plaisanter, monsieur Rousselin, je suppose. Si vous étiez… ce que vous dites,.. vous ne seriez pas ici chaque jour, et si je savais que votre présence chez moi fit tenir le moindre propos, je vous prierais désormais de vous abstenir. Depuis tantôt dix ans que j’habite cette maison, personne n’a encore manqué au respect que j’exige. Je n’ai jamais songé qu’une mauvaise pensée pût naître à cause de moi. J’entends rester ce que je suis, la mère, sans amour, de la nombreuse famille qui m’est confiée.

Lui aussi s’était levé, l’occasion était trop belle, il l’attendait depuis trop longtemps, il voulut brûler ses vaisseaux. Il regarda du côté de la porte pour être sûr que personne n’était à portée de l’entendre, puis se haussant de toute sa petite taille :

— Th bien ! oui, dit-il d’une voix que l’émotion rendait sourde, oui, je vous aime. — Ce mot, longtemps contenu, lui remplissait la bouche. — Vous êtes sans famille, sans fortune, sans avenir ; moi, je ne suis ni beau, ni jeune, mais j’ai quelque avoir et beaucoup d’honnêteté, mon nom vaut bien celui d’un autre, et les économies de mon cœur égalent celles de ma bourse. Mademoiselle Juliette, laissez-moi vous aimer ? Elle était redevenue calme et souriante, elle n’avait plus de colère, la sincérité de l’aveu l’avait adoucie :

— Mon pauvre père Rousselin, lui dit-elle, le printemps vous enivre sans doute. Je ne comprends pas bien ce que vous me dites, je sais seulement que vous parlez d’amour. Sérieusement, vous n’avez pas réfléchi ? — Puis, le prenant par le bras comme un enfant, elle le conduisit devant la glace. Le hasard fit que leurs deux images se trouvèrent ainsi dans le même cadre.

La vérité se montra brutale : à côté de la tête jeune, blonde, pâle, élégante, austère de la jeune femme, apparut la face rubiconde, congestionnée d’émotion, du vieil homme. La saillie des pommettes, la hauteur du front dénudé, les yeux allumés, la lèvre lippue et rasée, la perruque en désordre, donnaient à sa face une tournure étrange que faisait ressortir encore le contraste de sa voisine. Pourtant l’humilité de son attitude était touchante, il semblait demander la charité.

Il fallait se fâcher ou bien rire de la déclaration, l’honnête fille obéit au second parti : elle s’en alla par la chambre, poussée par une gaîté folle qu’elle ne pouvait contenir.

Lui, restait tremblant, adossé contre la muraille, brise par l’effort qu’il avait fait, plus encore par la cruauté qu’il venait de subir. Il ressemblait à un chien qu’on vient de battre ; il prit son chapeau, son instrument et sortit écrasé.

Elle essuya ses yeux que le rire avait remplis de larmes, rappela le professeur qui marchait dans la cour, et s’efforça d’oublier l’incident.

Dans sa vie de femme sans défense, combien avait-elle subi d’assauts plus redoutables !


V.

Celui qui était venu si malencontreusement déranger l’entretien, et, sans le vouloir, en détourner le cours, était un nouvel arrivé dans le collège.

Simon Carmejade avait été nommé à la classe d’histoire par une faveur due évidemment aux opinions avancées dont il faisait grand étalage. La révolution de février l’avait surpris échoué dans une modeste institution de province ; il y faisait moins d’histoire que de propagande révolutionnaire. C’était un convaincu, un de ces illuminés qui aurait mis le monde à feu et à sang pour le triomphe de ce qu’il appelait ses principes.

Son père, instituteur d’une petite commune du Midi, avait obtenu une bourse pour lui au collège communal le plus voisin. Il avait reçu là une instruction assez décousue. Esprit mal ordonné, il était supérieur dans les études qui lui plaisaient, mais sur certaines matières il avait des lacunes complètes. Il faisait des vers et professait un véritable culte pour Musset et Hugo. Il aimait aussi Louis Blanc et Michelet, et tous ceux, en général, qui ont écrit sur la révolution. Mais il avait en horreur les classiques, la poésie banale, la littérature bourgeoise, l’instruction poncive et les enthousiasmes de commande. Quant à ses idées religieuses, elles étaient tellement obscures, le culte qu’il professait empreint d’une philosophie si nuageuse, qu’il en était à la fois le grand-prêtre et le seul croyant, quelque chose comme la religion de Swedenborg.

À l’exemple de son héros, Fabre d’Églantine, un compatriote, il avait mérité un prix de poésie aux Jeux floraux de Toulouse, il était parti de là pour croire à sa haute destinée politique et littéraire. Mais, en quittant le collège, quand il avait dû lutter pour la vie, il sentit amèrement que ses vers ni ses aspirations ne sauraient lui donner du pain ; sans exemption et sans ressources, à vingt ans, il subit le sort commun et fut incorporé dans un régiment d’infanterie en résidence à Lyon. Intelligent et sympathique, il franchit vite les premiers grades ; il venait de recevoir l’épaulette de sous-lieutenant quand il fut cassé et dégradé pour s’être affilié, sans prudence, à une société secrète. On l’accusait aussi de propagande révolutionnaire dans son régiment. Il flattait les soldats et s’insurgeait volontiers contre ses chefs ; en un mot, il glissait sur la pente qui devait aboutir à la révolution de 1848.

Sa carrière brisée, il fut réduit à donner des répétitions et à vivre de sa demi-solde en attendant mieux. Février vint à temps pour le tirer de l’ornière. On lui offrit de rentrer dans l’armée avec son grade ; mais il était las de la vie de caserne, il préféra la chaire d’histoire au collège de X.., à laquelle il fut officiellement nommé.

C’était un grand garçon mince et un peu abandonné dans sa démarche ; le service n’avait rien laissé de militaire en lui. Il portait une épaisse chevelure noire, longue et frisante aux extrémités ; son front, un peu couvert et très proéminent, annonçait une imagination vive. Il avait de grands yeux presque constamment vagues ; rarement il prenait la peine de leur donner une expression. Des pommettes saillantes ombrageaient des joues creuses ; sa bouche, grande et ferme, était surmontée par une moustache fine, une barbe courte et rare, se terminant au menton par deux pointes séparées. S’il n’avait rien de remarquable à première vue, sa figure devenait attachante pour ceux qui le considéraient attentivement.

Mlle Juliette, sans se rendre compte, l’avait souvent observé ; il ne ressemblait point aux autres professeurs : sa tête de christ brun ne se lisait pas aussi facilement que toutes les figures banales qui l’entouraient. Avec ses théories exaltées, sa voix un peu sombre et son accent méridional qui s’aggravait en s’animant, il lui faisait peur, et pourtant elle le regardait curieusement quand il traversait la cour ou qu’il venait comme aujourd’hui lui parler d’un élève absent.

Elle n’avait jamais analysé l’espèce d’intérêt vague qu’il excitait en elle. Elle s’abritait derrière une révolte instinctive causée par sa réputation d’athée et de révolutionnaire. Elle restait toutefois un peu surprise que celui qui proclamait de pareils principes eût une figure si douce et si intéressante ; elle en ressentait une tristesse intime, elle aurait voulu être à même de combattre ses idées et le ramener à des sentimens qui lui semblaient meilleurs. Elle n’avait jamais osé. Mais ce jour-là, après cette déclaration qui l’avait malgré tout un peu troublée, son âme se trouvait fatalement attendrie ; en le voyant entrer, elle en vint à se demander ce qu’elle aurait répondu si celui-ci avait prononcé les mêmes paroles.

Elle fut prise d’une rougeur subite à cette pensée. Lui ne comprit pas ; elle ouvrit la bouche pour demander compte de ce qu’il avait insinué ; mais, au moment de prononcer le mot d’amour, elle se mit à trembler.

Il arrive que certaines expressions prennent parfois une valeur étrange ; celle-ci en ce moment semblait à la pauvre fille un mot qu’une femme ne doit pas prononcer. Elle fit un effort pour dissimuler son trouble et donna d’un ton sec, exagéré, le renseignement dont le jeune homme avait besoin.

Quand il s’éloigna, elle le suivit du regard ; elle restait impressionnée au souvenir de ce que venait de lui dire le vieil homme, mais sa pensée suivait l’autre. En fermant les yeux, elle entendait encore les paroles brûlantes, elle se plaisait à les mettre dans la couche de celui qui n’avait rien dit : « Laissez-moi vous aimer ! » Elle sentait en elle une confusion charmante qui la jetait dans un courant imprévu.

Quand Simon eut disparu, elle resta longtemps accoudée à sa table sans travailler.

Pendant ce temps, le père Rousselin avait traversé la grande cour déserte ; le soleil frappait en plein, une petite brise chaude soulevait doucement la poussière du sol piétiné et l’élevait en légères spirales, mêlée de feuilles sèches. Du côté de la rivière, un parfum de marécage venait adoucir l’air. En passant sous le saule pleureur qui abritait la porte, il pensa au cimetière, et l’idée de la mort lui fut douce : il comprit la légende du paradis perdu.

Tout le jour, il erra le long de la prairie sans ressentir ni la faim ni la fatigue. Il se rendait mal compte de ce qui s’était passé. Il voyait seulement sa figure contre l’autre ; il aurait voulu effacer la sienne : mais les deux images ainsi fixées dans son esprit étaient désormais inséparables, et le rire perlé de la jeune femme lui frappait encore l’oreille d’une façon douloureuse.

L’instinct le ramena au milieu de la nuit vers son domicile désert ; il était brisé. Depuis qu’il avait eu cette fatale pensée dont la douceur trompeuse le faisait vivre, il l’avait meublé d’espérances, marquant à son foyer la place de celle qui venait de le chasser à jamais. Il souffrait cruellement, car la jeunesse n’est pas toujours une question d’âge, et le pauvre homme avait gardé un cœur d’enfant sous son apparence délabrée.

Le jour suivant, il se rendit à son cours, mécaniquement, par habitude ; son esprit ne le suivait pas. Ses élèves furent surpris de son air abattu. En vain essayèrent-ils des plaisanteries qu’il affectionnait et lui demandèrent-ils les chansons qu’il chantait d’ordinaire, sa bouche contractée n’eut pas un sourire.

Quand la cloche appela les enfans, au lieu d’aller comme chaque jour pour faire inscrire ses leçons chez mademoiselle, il traversa la cour sans détourner la tête, les yeux fixés devant lui ; quand il eut tourné le coin de la rue, il essuya furtivement une larme.

Il en fut ainsi désormais ; on s’étonna bien un peu d’abord de sa tristesse persistante ; chacun disait : « Qu’a donc le père Rousselin, il est tout cassé depuis quelque temps ? » Quelqu’un avait répondu : « Il vieillit. » Mlle Juliette ajouta tout bas : — Pas assez, — mais personne n’y fit attention.


VI.

Depuis ce jour, la jeune femme s’était sentie troublée et inquiète, La déclaration brûlante du bonhomme avait ouvert son esprit sur un horizon nouveau ; vierge charitable par sa destinée, elle s’était sentie presque subitement devenir femme ; l’aveu de l’un l’avait éclairée sur ses sentimens pour l’autre ; la sympathie qu’elle éprouvait sans la définir venait de se révéler sous sa forme naturelle : elle aimait.

Sa vie passée devenait tout à coup sans intérêt. Les passions qui viennent tard produisent de ces miracles, les semences germent vite dans les terres vierges.

Accoudée à sa table, par le coin du rideau relevé, elle épiait dans la cour le passage de Simon. Quand il avait disparu, le cœur soulevé d’émotion, elle restait longtemps la tête dans ses mains à jouir du bonheur de le sentir plus près d’elle.

Le père Rousselin passait aussi chaque jour, cassé et amaigri de plus en plus par le chagrin. Elle avait maintenant grand’pitié de lui ; elle comprenait, trop tard, la douleur qu’elle avait dû lui causer. La scène qui l’avait tant fait rire, aujourd’hui l’attendrissait par son expression sincère ; elle eût voulu adoucir sa rigueur, mais elle craignait que le vieil homme ne se méprît sur ses intentions. Son âme était comme amollie, elle avait besoin d’être heureuse. Comment ? Elle n’aurait su le dire, elle voulait seulement que ce fût par Simon, vers lequel elle se sentait entraînée par un sentiment si tendre et si violent ; maris il ne l’aimait pas et ne l’aimerait sans doute jamais. Était-elle donc destinée à vivre ainsi entre deux amours impossibles ? Maintenant elle était doublement attristée par les souffrances qu’elle imposait et par celle qu’elle commençait à ressentir elle-même.

Elle avait des inquiétudes cruelles, elle doutait de sa valeur ; pourtant, en comparant, elle se sentait au moins l’égale par sa jeunesse et ses charmes de toutes les femmes qui l’environnaient, et toutes étaient heureuses.

Elle essaya de lutter d’oublier ; mais les paroles du vieil homme lui bourdonnaient au cœur : « Laissez-moi vous aimer ! »

Puisque celui-ci avait su la voir, avait su s’exprimer, et avait été sincère, pourquoi lui ?.. Ils étaient du même âge, tous les deux sans grandes ressources. Pourquoi ne s’aimeraient-ils pas ? Chez ceux qui n’ont que l’amour pour tout partage, les obstacles n’existent guère.

Sa transformation s’opéra comme par miracle ; celle qui n’était que maternelle devint de jour en jour plus femme. Comme un papillon d’automne, elle sortait de sa chrysalide. Sans rien ajouter à sa toilette, elle savait maintenant la rendre presque élégante ; son beau visage surtout était éclairé d’un sourire divin, d’un sourire d’espérance.

Elle pensait à la scène de la chambre, puis à celle qui l’avait suivie : elle eût voulu maintenant la faire renaître, mais les circonstances ne s’y prêtaient pas, et, dans son impatience, elle était maladroite et ne savait que faire. Elle aurait voulu tendre la main au vieil homme, elle aurait surtout voulu que Simon… Car elle ne savait plus préciser sa pensée et dire comment elle désirait être guérie ; l’avenir lui apparaissait obscur et plein de charmes. Des choses jusqu’alors inaperçues la retenaient pensive et l’emmenaient vers le bleu. Du seuil de sa porte, elle aspirait avec délices, bien avant dans la nuit, le parfum chauffé des fleurs que la brise venue de loin lui apportait, mêlé de senteurs printanières, prises derrière la muraille aux jardins d’alentour.

Qu’avait-elle donc de plus qu’avant ? Rien, sinon qu’une étincelle lui avait mis le feu au cœur. C’est que la nature ne perd jamais ses droits ; à l’heure qu’elle sait choisir, ceux qui l’ont oubliée la sentent se réveiller impérieuse. Juliette n’avait pas trente ans.

Devant elle, tous les jours, de gros pigeons blancs s’aimaient en plein soleil ; leur roucoulement monotone l’obsédait d’ordinaire : maintenant elle écoutait, ravie, ces chants d’amour qui traduisaient sa peine, et la vue des petits enfouis dans le duvet la rendait rêveuse.

Un matin, comme Simon gagnait lentement sa classe, mademoiselle le croisa par hasard au milieu de la cour. Le jeune homme la salua et fit un geste pour s’arrêter. Elle hâta le pas ; elle n’aurait su dire pour quel motif. Un instinct de timidité s’était emparé d’elle, par une coquetterie d’esprit inattendue et par la crainte de paraître au-dessous d’elle.

Quand elle fut à quelque distance, elle s’arrêta : il ne la suivait pas ; elle retourna la tête et le vit qui abordait le principal. Celui-ci, à la porte du parloir, distribuait les dépêches qu’il tenait à la main.

Simon Carmejade ouvrit précipitamment la lettre que le père Antoine venait de lui remettre. Aux premières lignes, Juliette le vit pâlir. Il alla s’adosser à la muraille, autant pour s’appuyer que pour se mettre à l’ombre et achever fiévreusement sa lecture.

Le père Carmejade informait son fils que sa mère était au plus mal ; il lui demandait de venir sans retard. Simon courut après le principal qui s’éloignait et lui tendit sa lettre. Celui-ci en prit rapidement connaissance, regarda sa montre.

— Huit heures, dit-il, le courrier est à neuf, peut-être avez-vous encore le temps de le prendre, hâtez-vous.

Le jeune homme serra la main que lui tendait le père Antoine et retraversa la cour.

Juliette, en le voyant partir, avait pressenti une mauvaise nouvelle ; elle était tentée d’aller à lui pour savoir, mais elle resta clouée à sa place. L’incident avait été si rapide qu’elle hésitait encore quand le jeune homme repassa devant elle, sans la voir ; il avait le visage défait. Elle remonta vivement vers le principal, qui la mit au courant.

Mademoiselle rentra dans sa chambre et baissa le rideau ; lui parti, ce qui se passait au dehors n’avait plus d’intérêt. Elle ne connaissait pas la mère de Simon, rien ne l’autorisait à prendre sa part de son chagrin ; elle n’était pour lui qu’une étrangère ; pourquoi se mettre l’esprit à la torture ? Elle essaya de se raisonner, mais son âme, brusquement éveillée du rêve qui la berçait depuis quelques jours, se trouvait noyée de tristesse, en pensant qu’il n’était plus là. Le charme était rompu ; elle n’avait jamais pensé qu’il pût s’éloigner. Elle mesurait maintenant la place qu’il occupait dans sa vie, au vide qu’y laissait son absence. Elle avait cru d’abord qu’il manquerait la poste ; elle espérait à chaque instant le voir reparaître, mais la journée s’acheva, il était réellement parti.

La pauvre fille n’avait pas plus l’expérience du bonheur que de la souffrance ; comme un enfant, elle allait tout de suite aux extrêmes ; il lui semblait qu’il ne devait jamais revenir, son père le garderait sans doute, dans quelques jours il enverrait sa démission ; elle sentait ses espérances s’évanouir.

— S’il savait au moins qu’il a emporté ma vie !

Les jours suivans furent d’une tristesse horrible. Elle n’avait personne à qui se confier, pas une amie pour se distraire ; elle avait vécu dans sa solitude agitée, sans jamais prévoir cette nécessité de la vie.

À l’heure du courrier, elle rôdait autour du père Antoine, dans l’espoir qu’il parlerait de lui ; maintenant elle devenait ingénieuse, elle amenait la conversation sur l’absent, mais le nom qui lui brûlait les lèvres n’était même jamais prononcé ; elle s’enfuyait alors, au fond du jardin, sous la tonnelle ; elle ne comprenait pas que celui qui emplissait sa pensée fût aussi indifférent aux autres.

Elle rencontrait souvent le pauvre père Rousselin ; ils s’évitaient, pourtant leur misère commune aurait dû les rapprocher. Mais la pitié qu’elle avait éprouvée quand elle était heureuse s’était changée en haine maintenant qu’elle souffrait. N’était-il pas la cause de son mal ? Pourquoi était-il venu troubler sa vie ?

Le dimanche arriva. Mademoiselle se rendit avec les élèves à la chapelle du collège. Elle avait besoin de prier ; elle ne pouvait parler aux hommes, c’était un soulagement de s’entretenir avec Dieu.

Le père Rousselin aussi ne manquait jamais les offices ; c’était chez lui, à défaut de conviction profonde, une affaire d’éducation et de bienséance. La religion faisait partie de son programme ; il eût au besoin enseigné la manière de se tenir devant Dieu. Il aimait aussi, lui, cette heure de recueillement qui le ramenait aux pratiques de son enfance.

Mais ce jour-là il était surtout venu pour la voir, ailleurs il ne pouvait que la rencontrer. Au fond de la chapelle, sans que rien pût l’en distraire, il resta agenouillé devant elle. Il lui dit mentalement tout ce qu’il avait au cœur ; un ange peut-être plaiderait sa cause ; il était heureux de la voir dans cet asile plein d’indulgence et d’amour divin d’où sa colère ne pouvait le chasser.

Il se leva avant la fin de la mes e et vint s’adosser au bénitier pour lui donner l’eau sainte. Quand elle parut dans le rayon de lumière qui frappait le portail, sa jolie taille s’enlevant sur le fond sombre de la chapelle, il s’avança vers elle, les yeux baissés, lui tendant sa main nue avec le geste qu’il enseignait pour inviter sa danseuse. Au bout du doigt brillait une perle d’eau bénite. Elle hésita un peu, puis la toucha de sa main gantée et la porta à son front.

Ce matin-là, le vieil homme s’en alla heureux, comme si le ciel venait de les unir. L’eau partagée lui semblait un présage de pardon.

Une semaine encore, mademoiselle resta sans nouvelles. La tristesse de la première heure se changeait lentement en mélancolie vague, mais elle avait perdu cette insouciance et cette bonne humeur juvénile qui étaient un de ses charmes. Elle ne jouait plus avec les enfans, elle ne savait plus les retenir quand ils venaient à sa chambre. Ses poches désormais étaient vides. Parfois elle arrêtait les élèves de Simon avec l’espoir d’entendre parler de lui, et puis elle les congédiait, rougissant de les rendre complices de ses pensées intimes.

Tout semblait changé depuis son départ. En les considérant bien, elle était surprise que les objets et les lieux fussent les mêmes. Tout pour elle était enveloppé d’une atmosphère de tristesse et d’abandon qui en modifiait l’aspect.

Le père Antoine avait été frappé de son air abattu. Un jour, il l’interrogea, elle ne sut que répondre ; son secret lui paraissait si bien caché qu’elle fut effrayée de se trahir ainsi.

Un soir, après que les élèves furent couchés, le collège avait repris son silence de cloître. Mademoiselle était sur sa porte, faiblement éclairée par les dernières lueurs du jour. Elle se sentait abattue et sans courage ; la tête appuyée à la muraille, elle regardait les étoiles qui commençaient à piquer le ciel de lueurs pâles et tremblantes ; sa jupe était pleine de fleurs qu’elle n’avait pas la force de réunir en gerbes. Dans le parloir à côté, on entendait le père Antoine causant avec ses professeurs.

Tout à coup, le guichet de la grande porte grinça dans le silence, et sous l’ombre du saule pleureur, la silhouette de Simon Carmejade se dessina vaguement. Il s’avançait, la tête basse, un peu courbé, comme quelqu’un qui vient de beaucoup souffrir.

Juliette avait dressé la tête au bruit de la porte ; en le voyant, elle étouffa un cri et courut à lui. Elle ne calculait plus ; un mouvement involontaire la portait en avant, elle le joignit avant qu’il eût dépassé le cercle d’ombre du vieil arbre. Elle lui tendit sa main qui tremblait.

— Votre mère ?

— Morte !

Elle gardait la main qu’elle avait prise ; une grosse larme chaude vint la caresser. — Et vous revenez tout à fait ?

— Oui, dit-il, tout à fait ; où voulez-vous que j’aille ?

— j’ai eu peur que vous ne revinssiez pas. Pourquoi êtes-vous parti sans me dire adieu ? Cela m’a fait de la peine d’apprendre votre chagrin par d’autres.

Il écoutait, surpris de cet intérêt nouveau exprimé avec un accent tendre ; il n’était point habitué à pareilles attentions.

Elle éprouvait maintenant un peu de malaise de la démarche qu’elle avait faite ; son âme lui avait échappé, sa raison venait de la reprendre.

— Au fait, dit-elle, vous venez voir le principal, pardon de vous avoir arrêté.

Simon était lui-même dans cette disposition d’esprit où les âmes les plus froides ont besoin de charité ; il avait été très malheureux, il adorait sa mère, et rien, dans la maison paternelle, n’avait adouci son absence. Depuis son départ, il souffrait sans rien dire. Cette pitié sincère, cette parole caressante qui venait lui donner cette sensation chaude de la douleur comprise et partagée, l’attendrit à l’extrême ; il rendit à la main qui le pressait encore une étreinte fraternelle.

— Merci, dit-il, parlez encore, il sera toujours temps de prévenir de mon retour.

Il était surpris de rencontrer, au seuil de cette maison banale, une parole amie qui le consolait. Il éprouvait, pour la première fois, depuis de longs jours, un sentiment de repos et de détente indicible.

— Si vous saviez comme j’ai prié pendant votre absence pour celle que vous avez perdue ! Mais j’oublie que vous doutez de mon Dieu et que vous ne croyez pas aux prières.

Elle avait quitté la main du jeune homme et marchait vers la maison ; elle craignait sa réponse.

— Si je ne crois pas à votre Dieu, que je trouve trop petit, je crois à la prière, et je vous bénis pour le bien que vous me faites.

Maintenant elle pressait le pas ; quand ils furent à la porte du parloir, elle le quitta et rentra dans sa chambre. Elle était heureuse de son retour, mais un peu inquiète de l’intérêt qu’elle avait montré dans un élan irrésistible. Elle connaissait si peu encore celui qui déjà habitait sa pensée.

Depuis cette soirée, Simon allait à la jeune femme chaque fois qu’il l’apercevait ; il avait soif maintenant de cette sympathie douce. Sa douleur partagée lui semblait moins amère, celle qu’il avait perdue moins absente, puisqu’il pouvait parler d’elle.

Il raconta à Juliette son enfance et sa vie. Cette intimité rêvée par elle était devenue peu à peu une nécessité pour lui. Elle tremblait toujours que les idées du jeune homme vinssent le diminuer à ses yeux. Elle évitait maintenant de le faire parler. Ses croyances lui tenaient au cœur ; elle sentait qu’elles ne résisteraient pas à sa parole convaincue ; son espèce de mysticisme la séduisait sans la convaincre, mais il ne l’effrayait plus.

Le pauvre père Rousselin, avec cette clairvoyance à découvrir ce qu’on redoute, n’avait point tardé à s’apercevoir de leur amour naissant ; bien avant qu’eux-mêmes s’en fussent aperçus, il en avait prévu le dénoûment. Ce fut pour lui une douleur nouvelle.

Il essayait d’être stoïque et d’oublier, mais il avait des révoltes soudaines. Cette espèce de soudard aimait-il mieux que lui, saurait-il la rendre plus heureuse ? Assurément non ! Pourquoi alors ? Pauvre père Rousselin ! à ce pourquoi-là personne n’a jamais répondu.

Un jour, en sortant de sa classe, il vit Simon entrer dans son sanctuaire et fut pris d’une rage mortelle ; il s’enfuit en sautillant, comme un oiseau blessé.


VI.

Un matin, la petite ville de ***, à l’heure du courrier, s’éveilla tout émue par des nouvelles graves arrivant de la capitale : on parlait d’une insurrection formidable, d’incendies, de barricades et de guerre des rues.

La population tout entière se tenait groupée sur la place, attendant avec anxiété l’arrivée des diligences Laffite et Gaillard. Les voyageurs devaient apporter des nouvelles. Il semblait qu’on dût voir apparaître des combattans noirs de poudre.

À midi, du bout de la route, sortant des faubourgs, à l’ombre des ormeaux brûlés, apparut la lourde machine traînée par cinq chevaux ; la poussière et la sueur les avaient couverts d’une écume jaunâtre. Le cabriolet était entouré de drapeaux tricolores décolorés par le grand air.

La foule aussitôt déborda de la place et enveloppa jusqu’aux roues la voiture qui relayait.

Devant le bureau des messageries, les autorités interrogeaient le conducteur, qui avait rais pied à terre et traversait le trottoir un sac de dépêches sur l’épaule. Il semblait tout fier de l’importance que lui donnaient les événemens ; il répondait bref. Avec sa casquette galonnée et sa veste brodée d’argent, il apparaissait à la foule dans une sorte d’auréole de gloire militaire. Par les glaces baissées du coupé et de la rotonde, on voyait les voyageurs noirs, pelotonnés, engourdis et indifférens, la plupart emmaillotés du costume de voyage traditionnel que les chemins de fer ont fait disparaître. Quand les chevaux furent rattelés, le conducteur grimpa lestement à son cabriolet, un nouveau sac sur l’épaule, et de sa voix grasse et gouailleuse envoya des adieux à ses amis.

Le postillon prit ses guides, mouilla sa mèche, enleva ses chevaux d’un cri strident, et la diligence disparut bientôt dans un nuage de poussière, avec un grand bruit de ferraille et de grelots. Pendant ce temps, la foule, armée de journaux, rentrait sur la place pour discuter les événemens.

Les nouvelles arrivèrent aussitôt dans le collège par les externes, les professeurs et les parens. Les élèves, déjà surexcités par le courant politique, furent vivement impressionnés ; aussi, ce jour-là, au collège de ***, le travail se ressentit des émotions de la journée ; on causa beaucoup des événemens pendant la récréation du soir, et bien avant dans la nuit, malgré les protestations du surveillant, on entendit dans les dortoirs des chuchotemens prolongés.

Les enfans ont un instinct d’imitation qui les porte à prendre rapidement les idées, les costumes, et les mœurs d’une époque. À partir de ce jour, on ne s’occupa plus que de politique pendant les récréations ; les jeux ordinaires furent abandonnés, les élèves fabriquaient des cocardes, les plus industrieux en faisaient commerce ; ils se réunissaient par groupes et manifestaient, ou bien, se prenant par le bras comme des ouvriers en goguette, s’en allaient par les cours en chantant la Marseillaise et le Chant du départ.

Le pauvre père Rousselin était désolé ; à ses peines de cœur venait se joindre le renversement de tout ce qu’il aimait depuis son enfance ; il n’osait affronter le courant et montrer la révolte intime qu’il éprouvait contre les tendances du jour, mais il souffrait réellement. Jusqu’ici il avait lutté. Ses leçons étaient encore un peu suivies ; il oubliait, dans un groupe de fidèles, l’abandon des ingrats. Mais après l’insurrection de juin, il fallut se résoudre. Son dernier élève le quitta, entraîné par la tourmente.

Cet abandon fut d’autant plus cruel qu’il n’était point seulement le fait d’un caprice passager, mais le résultat d’une sorte de rivalité qui s’était manifestée tout d’abord entre le professeur d’histoire et le maître de danse.

Il existait entre eux une hostilité profonde qui prenait naissance dans leurs opinions respectives. Autant l’un affectait des manières simples et un peu militaires, méprisait les formes surannées, le beau langage, et prêchait l’indépendance, autant le pauvre père Rousselin s’efforçait-il de réagir contre les principes qu’il avait toujours combattus. Son attitude seule était une critique constante des théories de son collègue. Mais Simon Carmejade était plus jeune. plus dans les idées du jour, et surtout plus nouveau ; aussi avait-il enlevé rapidement tous les suffrages ; dans cette lutte inégale, le pauvre vieil homme devait succomber.

Les enfans, avec la cruauté et l’ingratitude qui les distinguent, avaient laissé briser leur idole de la veille sans chercher à la défendre ; ils s’étaient tournés sans exception vers le soleil levant. La danse fut définitivement abandonnée comme un art démodé.

Malgré tout, le pauvre homme se rendait chaque jour à l’heure accoutumée dans la salle déserte : aucun élève ne le suivait.

Le professeur d’histoire, en qualité d’ancien officier, avait une méthode excellente pour enseigner rapidement l’escrime et les manœuvres ; aussi lui avait-on confié le commandement des bataillons d’élèves ; il avait changé le collège en école militaire : on ne faisait plus autre chose que l’exercice, les petits avec des sabres de bois, les grands avec des carabines réformées.

Le premier résultat de ce régime fut d’introduire dans l’école comme un souffle guerrier et un sentiment de révolte auxquels les journées de juin vinrent mettre le comble. Les élèves avaient déjà la Marseillaise, les cocardes, les devises et les sabres de bois ; on jouait déjà aux soldats, il leur fallait maintenant jouer à la révolution : on se sentait mûr pour l’indépendance.

Le prétexte ne fut pas difficile à trouver. Il y avait au collège un surveillant qui faisait l’office de censeur. Extrêmement sévère, les élèves, pour ce motif, le trouvaient injuste. Il était hostile à cette éducation militaire, qu’il qualifiait de singerie ; de plus très pratiquant et fort attaché à la famille déchue. Les enfans, dans l’ignorance des nuances politiques, le traitaient pour ce motif de jésuite et de chouan. Ils résolurent un jour d’obtenir son renvoi.

Ils savaient que, pour changer de gouvernement, le moyen le plus sûr est de faire une révolution ; aussi fut-elle vite décidée : ils connaissaient la tradition révolutionnaire. De ce jour, la maison prit un air sombre et recueilli ; on faisait encore l’exercice, mais on ne chantait plus ; les élèves se réunissaient dans les coins, par groupes serrés, ou marchaient avec des attitudes de conspirateurs. Les petits et les externes étaient soigneusement écartés, les grands seuls faisaient partie du complot. Les douteux étaient flétris de l’épithète d’espions, et les murs couverts d’inscriptions à la craie, telles que : « Mort aux traîtres ! la liberté ou la mort ! » et autres sentences gracieuses.

Un soir, le surveillant, qui s’appelait Tesson, entra dans une salle de moyens pendant l’étude ; quelqu’un avait écrit sur la porte de son cabinet :

TESSON EST UN CAFARD.

Il venait sommer le coupable de se dénoncer. Sa demande fut accueillie par un silence gouailleur. Il se tenait debout au milieu de la classe, pâle, les bras croisés, nerveux, mais impassible.

— J’attends, dit-il, je vous donne cinq minutes ; ce temps écoulé, je décimerai la salle, et je proclame doublement lâche le coupable qui laisse punir un innocent à sa place.

Le dernier mot n’était pas achevé que, de toutes les poitrines, partit un hourra d’horreur ; ce fut un cri de protestation unanime ; c’en était fait, la guerre était déclarée. La voix du surveillant fut aussitôt couverte par ce bruit des révolutions scolaires qu’on appelle le bourdon, mêlé de cris d’animaux et de grincement de semelles.

Tesson escalada la chaire du pion et, commençant par la droite :

— Un, deux, trois ; — à dix, il nomma un élève et lui ordonna de sortir ; ses voisins le maintinrent assis. Au bout de quelques minutes, le maître dut céder et sortir sous les huées des élèves.

À peine dehors, le silence se rétablit. Chacun souffla ; le pauvre pion, comme un chien battu par le vent, restait au pied de la chaire, ne sachant où se fourrer. Il sortit bientôt lui-même pour consulter le principal.

On ne perdit pas une minute. Un grand, nommé Chambert, un fabricant de cocardes, monta sur une table et, prenant le ton solennel que comportait une situation aussi grave :

— Citoyens, dit-il, jurons de défendre nos droits jusqu’au bout et de ne pas dénoncer l’ami courageux qui a flétri le cafard. Que ceux qui ont peur s’éloignent pendant qu’il en est encore temps.

Personne ne broncha.

— Et maintenant, au dortoir !

Aussitôt toute la troupe s’ébranla à la suite de son chef, et les escaliers craquèrent sous les pas précipités ; moins d’une minute après la sortie du pion, quarante élèves étaient réfugiés dans leur forteresse.

Le dortoir qu’ils avaient choisi était situé au second étage et garanti, par sa hauteur, de toute escalade. Le plan de défense ne fut pas longuement médité ; les assiégés traînèrent jusqu’à la porte des lits en fer, qui furent empilés jusqu’au plafond, et, cette précaution prise, ils se mirent à trépigner d’aise : on était vraiment en révolution.

Chambert, qui avait lu dans l’histoire que les villes assiégées périssent toujours par la famine, enjoignit aux conjurés de montrer leurs provisions personnelles sans faire aucune réserve. Chacun s’empressa de vider sa commode et de tirer par la chambre la malle glissée sous le lit. Les paillasses furent effondrées, et bientôt, au milieu du dortoir, se trouvèrent étalées les victuailles de toute sorte qui devaient aider à soutenir le siège. C’était maigre : deux terrines entamées, des biscuits anglais, quelques livres de chocolat, des marrons glacés, de la pâte de Regnauld, des pommes ridées et pas de pain, une cruche pleine d’eau et quelques bouteilles de liqueur passées en contrebande. On sortit également d’une paillasse des cigares et du tabac soigneusement enfouis.

À quoi servirait l’indépendance, si ce n’était pour user aussitôt de ce qui est le plus défendu ? Les élèves allumèrent tout de suite les pipes et les cigares en buvant la liqueur, puis se mirent à danser une ronde formidable autour du lit aux provisions.

Bientôt chacun tomba de fatigue ; on put entendre alors derrière la porte, assourdie par la barricade, la voix du père Antoine, suppliante d’abord, puis sévère, menaçant d’une répression terrible si la révolte durait cinq minutes de plus.

Cinq minutes ! c’était dérisoire ; avoir fait une révolution pour cinq minutes de liberté. Plutôt la mort ! c’était la devise du moment.

Chambert se chargea de répondre :

— Le renvoi immédiat du cafard Tesson ! — Amnistie pleine et entière ou rien, criait-il en déguisant sa voix.

Sur ces bases, impossible de s’entendre. Les pas du principal se perdirent dans l’escalier.

L’un des insurgés eut un trait de génie. Il arracha du lit du surveillant un rideau de percale jaune, bordé de rouge ; avec un morceau de cosmétique noir, il écrivit sur l’étoffe, en hautes lettres, les conditions de la paix :

En tête, naturellement : « République française, une et indivisible, etc.

« Tesson sera chassé comme cafard, jésuite et mauvais citoyen.

« Aucun élève ne sera inquiété pour fait d’insurrection.

« Amnistie générale pour les punitions présentes et passées.

« Le renvoi de deux ou trois pions suspects.

« Echange mutuel de parlementaires ayant mission de traiter. »

Ils étaient modérés, ils ne demandaient aucune récompense.

Après que tous eurent pris connaissance et approuvé, on attacha la loque jaune au manche d’un balai, et on tendit par la fenêtre ce projet de protocole. Agité par le vent, le drapeau jaune ressemblait à un étendard japonais ; les hirondelles effrayées battaient l’air de leurs ailes. Autour, les têtes d’enfans groupés attendaient curieusement l’effet de leur ultimatum.

Le père Antoine, exaspéré de tant d’audace, s’avança seul, laissant derrière lui les professeurs assemblés. Quand il fut à portée :

— Polissons ! cria-t-il d’une voix de stentor en faisant un porte-voix de ses mains réunies, si vous n’ouvrez tout de suite, je fais venir la gendarmerie, et vous irez en prison, misérables, galériens ! Si j’étais le maître, je vous enverrais tous à Lambessa apprendre à faire des révolutions !

Il n’y avait décidément pas moyen de traiter.

L’étendard fut retiré, on referma la fenêtre et, de nouveau, on se mit à délibérer. Quelques timides proposèrent la soumission, mais leurs voix furent vite couvertes : le parti de la guerre à outrance l’emportait.

Comme ils avaient compté les ressources de nourriture, il fallut s’assurer des munitions ; en cas d’assaut, il importait qu’on pût se défendre. Les lits furent brisés pour donner des barres de fer, et l’on réunit au milieu du dortoir, à côté des provisions, tout ce qui pouvait servir de projectile : tables de nuit, vases de faïence, sommiers, matelas et les mille petits objets dont les élèves ont l’habitude de bourrer leurs tiroirs et leurs poches.

Malgré les précautions du père Antoine, qui tenait à vider la querelle en famille, le bruit s’était répandu qu’une révolte venait d’éclater au collège. Le sous-préfet accourut, suivi de l’officier de gendarmerie, des professeurs, des employés de la maison et des gens du quartier. Bientôt la cour entière fut remplie de curieux.

Les mères se lamentaient pour les pauvres enfans. Tous étaient de petits saints ; ils avaient été poussés à bout, bien sûr ; les pères en jugeaient autrement.

Mlle Juliette, tremblante et pâle d’émotion, s’efforçait de rassurer les unes et de calmer les autres.

— Patience, disait-elle, ils ne sont pas méchans, ils vont revenir.

Le père Rousselin avait quitté le collège, comme à l’ordinaire, dans l’après-midi ; ses élèves n’étaient pas revenus, il était désolé. La nouvelle sans doute n’était pas arrivée jusqu’à lui, il n’avait pas reparu.

Tout à coup, au milieu du bruit qu’avait excité la dernière négociation, il apparut, haletant ; la course avait rougi son visage, ses petites jambes avaient peine à le soutenir, et, contre son habitude, ses vêtemens étaient en désordre. Il s’avança vers le père Antoine, l’interrogeant du regard sans pouvoir faire sortir une parole de sa poitrine oppressée. On le mit vite au fait ; il leva les bras au ciel et resta atterré.

Les armées étaient trop près l’une de l’autre pour que l’armistice fût de longue durée. On ne fait pas de barricades pour se regarder indéfiniment le blanc des yeux.

Ce furent les insurgés qui ouvrirent le feu ; comme les personnes qui emplissaient la cour s’étaient rapprochées en causant sans méfiance, les fenêtres s’ouvrirent brusquement et les élèves commencèrent à faire pleuvoir sur l’armée ennemie tous les projectiles qu’ils avaient amassés. Quelques chapeaux furent atteints, des épaules froissées, mais les assaillans se retirèrent à distance sans grands dommages.

Le jour baissait doucement ; le soleil atteignait déjà la cime des coteaux qui dominent la rivière. Les rayons obliques, en frappant les vitres, donnaient à la façade du collège l’aspect d’une maison incendiée. Le pauvre principal marchait la tête basse, les mains derrière le dos, la cravate dénouée ; il ne savait quel parti prendre.

Simon Carmejade se tenait à l’écart. Cette scène l’attristait et lui causait une révolte intime. Il pensait avec regret, à cette heure, que l’exaltation qu’il avait entretenue parmi les élèves n’était pas sans influence sur l’état actuel de leur esprit. Ce résultat imprévu renversait ses idées. Il y avait là pour lui une expérience décevante. Les hommes valaient-ils mieux que les enfans ? Ceux qu’il voulait rendre sages par la liberté sauraient-ils en faire meilleur usage que ceux-ci, qui débutaient par la licence ?

Juliette, le voyant isolé, vint à lui. Dans sa confiance, elle pensait qu’il était seul capable de rétablir l’ordre.

— Qu’allons-nous faire ? lui dit-elle ; ils me font trembler avec leur violence.

Simon répondit :

— Promettre le pardon et assurer l’oubli. Si j’étais maître ici, je ferais évacuer la cour et j’irais aux pauvres égarés, seul. Je leur dirais qu’ils me font de la peine, à moi, leur ami, à vous aussi, leur mère, et j’attendrais patiemment qu’ils l’eussent compris. Chez les hommes, comme chez les enfans, il faut chercher ce chemin mystérieux qui mène au cœur et avant tout faire cesser la violence.

— Pourquoi n’essayez-vous pas de leur parler, de suivre cette route mystérieuse, que vous semblez si bien connaître ?

— Ils sont bien mal préparés ; à cette heure, la colère et l’orgueil les affolent ; cependant, si vous le désirez, vous, j’essaierai.

— Je vous en prie, dit-elle en pliant son regard sous celui du jeune homme.

Il lui pressa la main et marcha d’un pas décidé. En se dirigeant vers la maison, Simon passa près du père Antoine :

— Monsieur le principal, lui dit-il, avant d’entamer la violence, laissez-moi tenter la douceur. Je crois n’être point sans influence sur les élèves. Je vais leur parler ; j’ai l’espoir qu’ils consentiront à m’entendre.

Le principal était un esprit faible, facile à influencer ; le sous-préfet, qui était pour le parti de la force, l’avait déjà convaincu quand Simon vint s’offrir.

— Je vous conseille, répondit-il d’un ton bourru, de prêcher aujourd’hui la patience et le pardon, après avoir poussé les enfans à la mutinerie et au mépris de l’autorité, comme vous ne cessez de le faire depuis votre arrivée ici ; sous prétexte de faire des soldats, vous ne faites que des insurgés. Je suis mécontent, très mécontent, monsieur !

Le bonhomme avait besoin d’une victime pour passer sa colère, Simon venait à point.

— Si je me suis trompé, répondit-il, c’est une raison de plus pour me laisser racheter mes erreurs, et je vous offre de le faire, monsieur le principal.

Le père Antoine était de ceux que l’humilité exaspère :

— Allez au diable ! dit-il, nous n’avons que faire de vous ici, nous avons déjà trop de brouillons.

— Si vous le prenez ainsi, répondit Simon, je n’ai plus qu’à me retirer. Mais vous regretterez peut-être de m’avoir laissé partir.

— C’est possible. En attendant, je vous salue.

Et le bonhomme reprit sa promenade agitée.

Simon se retourna vers la jeune femme, qui écoutait avec inquiétude, lui fit un geste qui disait : — Je n’en peux faire davantage, — et, traversant la foule, sortit précipitamment du collège.

À ce moment, le surveillant, cause involontaire de l’émeute, voulut lui-même faire une tentative. Il avait à peine pris la parole que, par les fenêtres rouvertes, des objets de toute sorte furent lancés avec rage ; une table de nuit l’atteignit à la jambe, il dut s’enfuir à cloche-pied. Le père Rousselin le reçut dans ses bras ; il était temps, le pauvre homme allait défaillir. Mlle Juliette accourut, traînant un siège, sur lequel le blessé s’affaissa lourdement.

La jambe était fortement endommagée. Par la déchirure du pantalon, on voyait perler des gouttes de sang.

Mademoiselle courut à la pharmacie et rapporta du vulnéraire.

Pour la première fois, depuis bien longtemps, le vieil homme se trouvait aussi près d’elle. Leurs mains se confondaient dans le travail charitable ; il maintenait l’étoffe pendant qu’elle regardait la blessure. Un léger tremblement agitait tous ses membres et le rendait maladroit ; il ne disait rien, mais une sorte d’aboiement sortait de sa poitrine.

Cependant les autorités ne pouvaient se mettre d’accord. Le sous-préfet avait élevé la prétention de diriger l’assaut ; les pompiers et les gendarmes refusaient d’obéir. Ils critiquaient à haute voix le plan qui leur était soumis. Le principal était au désespoir ; ce n’était point assez de la révolte des élèves, il fallait encore que la guerre éclatât dans l’armée régulière.

La nuit était tout à fait venue ; le blessé avait été emporté au parloir. On agitait maintenant la question de lancer la garde nationale. Mlle Juliette, exaspérée, revenait dans la cour après avoir pansé la blessure du surveillant ; elle se précipita vers les hommes en entendant la proposition des magistrats.

— Comment, dit-elle, pas un de vous ne saura trouver la parole qu’il faut dire à ces pauvres égarés ! Comment, nous aurons la honte de voir mettre l’ordre chez nous par des étrangers ! il faudra des soldats pour réduire des enfans ! Eh bien, si les hommes ne peuvent rien, moi, une femme, je saurai me faire entendre.

Avec un geste simple et plein de grandeur, elle mit à la main l’écharpe blanche qui couvrait sa chevelure blonde et s’avança résolument vers l’ennemi.

La situation devenait grave : les enfans, qui n’auraient certainement pas voulu blesser une femme, surtout celle-ci, pouvaient la tuer sans la voir : il ne faisait plus assez clair pour distinguer.

Comme elle arrivait au pied du mur, un cri déchirant, une voix aiguë et mince domina tous les bruits. Le père Rousselin avait aperçu Mademoiselle. Il l’atteignit au moment où les projectiles commençaient à tomber. Une barre de fer venait de friser la tête de la jeune femme. Il n’était plus timide ; il la prit durement par la taille, avec une force dont on ne l’aurait pas cru capable, la courba violemment à ses pieds et la couvrit de son petit corps. Il avait perdu son chapeau dans la course et se tenait droit, bravant les coups, fier d’être utile à celle qu’il aimait et d’offrir sa vie pour la protéger.

Au-dessus des cris poussés par les insurgés, on entendait sa petite voix perçante criant : — Trêve, trêve ! vous ne voulez pas tuer une ?..

Il n’acheva pas, il lâcha Mlle Juliette, porta vivement la main à son front, et tomba à la renverse, comme foudroyé par une balle. Un encrier de plomb l’avait atteint à la tempe droite… Le sang inondait sa face.

La jeune femme, à cette vue, oubliant le danger, se mit vivement debout.

— Lâches, lâches ! cria-t-elle, vous venez de commettre un meurtre ; il ne vous manque plus maintenant que de tuer une femme.

Elle agitait son écharpe blanche au-dessus de la tête du blessé.

Malgré le vacarme, sa voix fut entendue. Un des élèves se pencha pour s’assurer que ce n’était point une ruse de guerre ; — En apercevant, aux dernières lueurs du jour, un corps étendu et une femme agenouillée, il jeta un cri d’alarme. Les fenêtres se refermèrent ; les insurgés redevenaient des enfans effrayés du crime qu’ils avaient commis en jouant à la révolution. Ils s’interrogeaient du regard. Lequel avait jeté la mort ? Ils tremblaient de découvrir le coupable, et aussi de sentir un meurtrier parmi eux ; la pensée d’un cadavre, là, tout près, leur donnait le frisson. On allait peut-être les obliger à le voir. La fièvre était tombée, ils ne disaient plus rien, ils étaient abattus ; ils essayaient entre eux de se disculper à voix basse, mais tous avaient lancé des objets pouvant donner la mort ; si un seul avait tué, ils étaient tous également coupables ; comment cette pensée leur venait-elle si tard ?

Ils espéraient encore que la blessure n’était pas mortelle, — mais quel était le blessé ?

Les insurgés étaient maintenant aussi pressés de se rendre qu’ils avaient été prompts à organiser la défense ; quelques-uns s’employaient déjà à déblayer la porte. Montés sur la barricade, ils jetaient les lits au milieu du dortoir, d’autres en bas les remettaient vivement en place, tous avaient un besoin vague d’agir pour ne pas penser.

Comme la porte était enfin débarrassée, quelqu’un cria derrière en heurtant avec violence :

— Ouvrez, ouvrez, vous venez de tuer le père Rousselin !

Le père Marengo ! Ce fut pour eux un coup terrible ; le pauvre père Marengo Rousselin, lui dont la vie était faite de gaîté, de danses et de chansons ; lui dont la venue chaque jour apportait un sourire sur les lèvres ; lui enfin dont le nom était synonyme de fête. Horreur ! la fatalité avait voulu qu’il devînt la victime de leur folie criminelle.

La porte fut ouverte ; le visage de l’émissaire apparut, violemment éclairé par la lanterne qu’il avait à la main. Sa pâleur ne laissait aucun doute. Les élèves, tête basse, descendirent lentement l’escalier obscur sans prononcer un mot. Les poitrines d’enfans étaient oppressées par une anxiété terrible.

Au bas des marches, le principal attendait, son trousseau de clés à la main ; il était cramoisi de colère.

— Assassins ! assassins ! criait-il. Vous serez fusillés, entendez-vous, fusillés. — Pacot ! Pacot ! ici !

Pacot était un pauvre vieux pion qui remplissait, au collège, successivement, tous les emplois. Surveillant de cour,.. maître d’étude, concierge les jours de sortie, quand il n’avait plus rien à faire, il balayait les classes. C’était un peu le factotum et le patito de la maison. Toujours coiffé d’une calotte de velours noir élimé, il avait l’air d’un vieux sacristain. Il arriva plus tremblant que les élèves.

— Pacot, vous allez me conduire ces misérables à la salle no 4 et vous les enfermerez en attendant les gendarmes.

VII.

Pendant ce temps, on avait transporté le pauvre père Rousselin au plus près, dans la chambre de mademoiselle, la seule qui fût au rez-de-chaussée. On l’étendit sur le lit de la jeune femme. Il était toujours sans connaissance.

Le médecin arriva et fit évacuer la chambre, qui s’était remplie de curieux. Il ne resta au chevet du malade que le principal, l’abbé qui était accouru, et Mlle Juliette, tenant une lampe pour éclairer le docteur.

Le pauvre homme ne donnait aucun signe de vie ; il était plus blanc que les oreillers sur lesquels reposait sa tête. Le sang qui filtrait à travers les linges coupait la face d’une ligne rouge qui se perdait dans son col.

Sa perruque s’était un peu dérangée ; elle penchait sur l’oreille, et donnait à son visage un aspect qui prêtait à rire, en dépit de la gravité des événemens.

Le médecin défit avec précaution le bandage. Mademoiselle, presque aussi pâle que le blessé, approcha la lampe, l’abat-jour projeta une lueur violente et ferme sur le visage. La blessure apparut dans toute son horreur : le front était ouvert depuis le sourcil jusqu’à l’oreille ; le sang, qui n’était plus contenu, s’écoula en bouillonnant sur les lèvres de la plaie béante.

Le docteur prit le crâne à deux mains.

— L’os est brisé, dit-il, et la veine ouverte. — Puis, se retournant vers le proviseur : — C’est bien grave, ajouta-t-il.

Le pouls était d’une faiblesse extrême ; on envoya chercher de l’amadou pour tamponner le front, et le sang cessa de couler.

Mademoiselle essaya d’introduire entre les mâchoires du mourant une goutte d’eau de mélisse, mais elle n’y put parvenir.

C’était sinistre. Son pantalon de nankin remonté laissait voir ses bas chinés et ses escarpins de maître de danse ; ses petites mains pendaient inertes le long des draps, au bout des manches étroites de sa redingote à boutons de métal.

Il respirait à peine : allait-il mourir ainsi ?

Le docteur demanda des sels ; mademoiselle courut à la pharmacie, il n’y en avait pas dans sa chambre, elle en ignorait l’usage pour son compte.

Elle mit le flacon sous les narines du blessé, sans obtenir le moindre signe de vie.

— Et c’est pour moi, disait-elle, pour moi, car ce plomb m’était destiné. Va-t-il donc mourir sans que j’aie pu lui dire merci ? — Peut-être à cette heure regrettait-elle sa cruauté. Penchée sur lui, elle eût voulu maintenant lui souffler de sa vie ; elle mettait la main sur le cœur, l’appelait doucement, bien doucement, les lèvres à l’oreille.

Sous la chaleur de cette haleine aimée, le vieux maître ouvrit enfin les yeux, mais sans remuer la tête, il n’en avait pas la force. Il laissa errer un regard vague autour de lui, fixa mollement le médecin et le principal, mais sans les reconnaître ; il paraissait surtout étonné.

Ses yeux tombèrent enfin sur Mlle Juliette. Il eut un mouvement de joie et de reconnaissance. Il fit un effort, se retourna, et l’attirant doucement à lui : — Pas blessée, vous ? Ah ! tant mieux.

La mémoire lui revenait, comme au sortir d’un rêve.

Il reconnut cette chambre dont il avait été banni, et que la mort venait de lui rouvrir. Il joignit les deux mains, s’étendit doucement avec un geste de bien-être et de possession, et de nouveau perdit connaissance.

La pauvre fille souffrait cruellement ; elle restait clouée au chevet du moribond par une sorte de piété filiale. L’homme avait disparu. Ses ridicules s’étaient effacés… La mort qu’on sentait présente enveloppait le groupe d’une poésie sinistre. Malgré tout, son esprit s’échappait pour aller vers l’autre ; elle eût voulu les réunir, mais Simon n’avait pas reparu.

Toute la nuit, mademoiselle veilla sans prendre aucun repos. Le regard fixé sur la face du vieil homme, elle se tenait accoudée silencieuse au pied du lit. Dans la crainte d’un dénoûment fatal, le docteur n’avait pas voulu quitter le blessé ; il ronflait dans le grand fauteuil de perse.

Elle était prise de terreur quand le malade était agité par un spasme ; elle éveillait le médecin. Il semblait à chaque instant qu’il allait passer ; le docteur soulevait la paupière, pressait le pouls, la rassurait et continuait son somme bruyant en homme habitué à ces veillées funèbres et qui n’a pas de temps à perdre en doléances inutiles.

Les nuits sont courtes en juin. Le crépuscule vint heureusement apporter une diversion consolante aux tristesses obscures. Un jour blanc envahit lentement la chambre. Mademoiselle ouvrit la porte pour laisser pénétrer le parfum du matin. Une fraîcheur aiguë et douce à la fois l’agita d’un léger frisson et contribua à l’éveiller tout à fait. Elle aspira l’air avec délices. Le temps était calme, une lueur rosée montait derrière les coteaux, la vallée était inondée de brouillard, les peupliers montraient leur tête grêle au-dessus des nuées cotonneuses ; les chauves-souris chassées par le jour rentraient dans leurs tanières, éveillant les moineaux qui remplissaient l’air de leurs piaillemens d’écoliers. Le soleil, un instant caché derrière l’écran de brume qui montait de la rivière, éclatait enfin sur le ciel pur comme un vaste éventail de feu. La lumière inonda la chambre. Le vieil homme porta la main à son visage et fit un effort pour s’abriter du jour. Le docteur et mademoiselle coururent à lui. Il ouvrit les yeux, mais son regard était vide et vague. Il ne reconnaissait personne. La raison s’était perdue pendant cette nuit de lutte contre la mort.

La fièvre était intense, le médecin n’osait se prononcer, il fallait attendre. Le blessé ne paraissait pas souffrir ; sa figure avait repris son calme. Ses yeux, fixés sur un point vague, demeuraient grand ouverts, comme ceux des enfans qui ne voient point encore et qui sourient aux anges.

Juliette, un peu soulagée par le jour qui apportait sa lumière, son parfum et sa chaleur, s’éloigna pendant qu’on déshabillait le vieil homme, jusqu’alors, on n’avait encore osé le faire. Il ne fallait point songer à le transporter ; il resta dans la chambre de mademoiselle, qui dut s’installer elle-même au premier étage.

Le lendemain, le père Antoine avait licencié le collège ; il voulait frapper par cette grande leçon l’esprit des élèves. Ce départ précipité fit diversion pendant quelques jours à l’inquiétude de Juliette ; mais quand la maison fut déserte, que la grande cour fut devenue silencieuse, elle éprouva un vide immense.

Le pauvre père Rousselin n’était plus immédiatement menacé, mais il revenait bien lentement à la vie. Il ne se souvenait plus de rien : la vue de sa garde-malade amenait parfois un sourire sur ses lèvres, mais il n’aurait su dire pourquoi. Le docteur craignait que la raison ne fût définitivement perdue. Pourtant il avait des heures de calme pendant lesquelles il semblait penser et se souvenir, mais c’était bien fugitif.

Au bout d’une semaine, le père Rousselin put se lever. On lui remit sa perruque et sa longue redingote. Appuyé au bras de mademoiselle, il se traîna péniblement jusqu’à la porte pour se chauffer au soleil. Elle avait mis sa chaise tout près de son fauteuil pour abriter leurs deux têtes sous une large ombrelle blanche.

Le pauvre homme était méconnaissable ; sa vieille face avait pris des tons de bois séché, son œil était atone, sa bouche seule avait conservé, dans ses plis, un sourire de béatitude inconsciente, reste des temps heureux. Il était haletant et sans force, sa tête roulait sur le dossier de son fauteuil sans qu’il pût la soutenir et la diriger. Cependant le grand air et la chaleur l’avaient ranimé. Juliette lui fit prendre un doigt de vin sucré ; sous cette influence, un peu de sang lui revint au visage. Dans un effort, sa tête s’étant inclinée du côté de la jeune femme, un rayon d’intelligence et de mémoire traversa ses yeux agrandis. Il dégagea sa main et la tendit à mademoiselle, qui la prit ; elle était glacée ; il essaya de parler, mais le son s’évanouit sur ses lèvres. Une grosse larme vint mouiller sa paupière. Juliette l’essuya du bout de ses doigts roses, puis elle le fit rentrer avec une douce autorité filiale. Quand il fut assoupi, elle revint à la porte surveiller comme chaque jour le chemin par lequel Simon devait revenir. Elle se sentait heureuse de payer au vieillard sa dette de reconnaissance, mais elle souffrait beaucoup de l’absence du jeune homme. Maintenant que le collège était licencié, qu’il n’avait plus rien à faire, peut-être allait-il partir comme beaucoup d’autres, partir sans la voir, partir après avoir éveillé en elle un sentiment de vie et d’espérance. Elle ne pouvait croire qu’il fût possible de retomber ainsi brusquement dans l’ombre après avoir entrevu le ciel.

Un jour, par une belle matinée chaude, le père Rousselin, à son réveil, s’était senti un peu de force. Quand mademoiselle vint s’informer de la nuit, elle le trouva vêtu comme autrefois ; il s’était traîné à la glace pour remettre sa perruque droite et enfermer son cou dans une haute cravate de batiste. Son gilet à fleurs flottait sur sa maigre poitrine, et ses pauvres petites jambes faisaient des saillies osseuses sous son pantalon de toile jaune.

Il accueillit la jeune femme avec un joyeux sourire.

— Hein ! dit-il, vous ne vous attendiez pas ?., je suis tout à fait bien. — Il se mit debout, cambra sa petite taille. — Avant peu, je pourrai reprendre mon cours.

Il avait oublié l’événement, il croyait simplement qu’il avait été malade ; il essaya d’aller à mademoiselle avec cette démarche sautillante qui était sa façon de marcher ; mais, au premier pas, il trébucha et serait tombé, si elle n’était venue promptement le soutenir.

— Je suis encore faible ; c’est singulier, dit-il, pourtant je voudrais sortir. Si vous vouliez, vous qui êtes si bonne, si bonne, appuyé sur vous, j’irais jusqu’à la rivière.

Elle assujettit le bras du vieil homme sous le sien, et lentement, lentement, ils traversèrent la cour ; il s’arrêtait à chaque pas, il était haletant, le grand air lui donnait le vertige ; quand il se sentait faiblir, il s’abandonnait avec confiance sur le bras qui le soutenait, il se sentait bercé et porté à la fois. Les parfums de la jeune femme, mêlés à la senteur des plantes, enivraient sa pauvre tête affaiblie. Pour lui, cette première promenade était une caresse prolongée.

Quand ils furent arrivés à la terrasse, elle l’adossa contre la grille et traîna jusqu’à lui un siège rustique ; il s’assit lourdement et resta longtemps, sans rien dire, à regarder la prairie qui reverdissait.

Tout à coup, au bruit d’un craquement de feuilles, Juliette s’était retournée. Simon venait lentement à elle ; il était pâle et maigri. Elle courut à lui.

— Enfin, vous voilà. Ah ! que j’ai été inquiète et malheureuse. Vous n’avez pas revu le principal ?

— Non, répondit-il. C’est ma première visite au collège, et ce n’est pas pour lui que je viens.

Sa première sortie était donc pour la voir. Elle se sentait rougir rien qu’à cette pensée. Ils marchèrent près l’un de l’autre vers le père Rousselin.

Le vieil homme, en les voyant venir, avait exprimé un mouvement de révolte. Il s’était mis à trembler en essayant de se mettre debout, mais ses forces l’avaient trahi. Que venait-il faire ici, cet homme qu’il avait oublié ; maintenant qu’il avait conquis, au péril de sa vie, celle qu’il aimait, venait-il la lui disputer encore ?

Sa vieille face respirait le défi. En dépit de ses forces, il semblait résolu à lutter.

Cependant Simon venait à lui, la main tendue ; le vieil homme hésitait à la prendre, pourtant il lui donna la sienne. Il tremblait tellement, qu’il la garda plus longtemps qu’il n’était nécessaire ; mais l’émotion, jointe à l’ivresse d’une première sortie, était trop forte pour sa pauvre tête ; il laissa tomber ses bras, s’affaissa sur le dossier de sa chaise rustique et perdit connaissance.

La pauvre fille ne savait que faire, elle appela du secours. On emporta le bonhomme, qui revenait lentement à lui. En arrivant à la chambre, Juliette se retourna : Simon avait disparu.

De la journée, le père Rousselin n’adressa la parole à sa garde-malade et ne voulut accepter ses soins. Mais, tout à sa joie, mademoiselle ne fit guère attention aux boutades capricieuses de son vieil enfant.

Simon revint le jour suivant.

— Pourquoi êtes-vous parti sitôt hier ? lui dit-elle.

Il parut embarrassé et ne répondit pas.

— Si j’ai fait quelque chose qui vous ait déplu, dites-le-moi franchement, pour l’éviter désormais.

— Je vous le répète, dit-il, ce sont des enfantillages.

Pourtant il quittait Juliette. Quand ils arrivaient à la porte de la chambre du bonhomme, il se refusait à entrer, et manifestait un mouvement de colère quand il voyait la jeune femme en sortir.

Quelquefois elle ouvrait son piano, et, sur sa prière, jouait au vieux maître les airs qu’il ne pouvait plus dire. Quand Simon, en entrant dans la cour, entendait le son aigre du clavecin, il retournait sur ses pas, et, de la journée, on ne le voyait reparaître. Juliette finit par s’en apercevoir et refusa désormais de jouer, sans pourtant comprendre.

Le père Rousselin, maintenant, presque chaque jour prenait le bras de Juliette ; il essayait ses forces. Le plus souvent, par la grande chaleur de l’après-midi, elle le conduisait au jardin, réduit parfumé, calme et ombreux, qui s’étendait derrière le collège : il était réservé exclusivement au principal, qui le cultivait de ses mains pendant les congés et les récréations. Le dimanche, l’été, on y dressait la table d’amis ; on était là tout à fait à l’abri des importuns.

C’était un fouillis de plantes poussant sans art et presque sans culture. En cette saison, les arbres en fleurs s’épanouissaient au soleil. Autour des murs, une tonnelle basse, couverte de vigne, de clématites et d’aristoloches, restait noire d’ombre à côté des rayons de lumière qui, passant à travers les branches, s’étalaient sur le sol en larges taches chaudes. Un grand catalpa semait sur le sable un tapis de fleurs blanches ; par-dessus tout, un pénétrant parfum de giroflées sauvages.

Tout cela était bien capiteux pour la tête affaiblie du pauvre vieux maître à danser. En arrivant, mademoiselle l’installait bien à l’ombre. Il était longtemps encore à se remettre. Parfois, il s’endormait au pied du grand arbre, dont les grappes, en tombant, le couronnaient de fleurs. Juliette alors le quittait pour aller rêver seule. Quand il se sentait bien et qu’il était en verve, il demandait son violon, et là, pour lui et pour elle, il jouait ses airs favoris. Les cordes ne vibraient pas bien fort sous ses doigts desséchés, mais il y avait dans son exécution lente et mélancolique un charme particulier d’élégie.

Il n’avait jamais reparlé du passé ; il avait pourtant parfois dans son regard un accent de passion qui trahissait ses regrets. Un sourire de pitié pour lui-même lui venait aux lèvres ; il levait alors les yeux au ciel comme pour implorer l’oubli.

Simon ne venait presque plus. Juliette se désolait ; que devait-elle faire ? Quelle pouvait être la cause de ce nouvel abandon après ces jours d’intimité qui lui avaient été si doux ?

Un soir pourtant, il vint les surprendre au fond de leur sanctuaire. En apercevant le couple, il recula et voulut fuir sans bruit ; mais Juliette, qui l’attendait toujours, l’avait aperçu.

Elle le saisit par le bras ; il était pâle et plus ému qu’elle.

— Vous allez me dire ce que vous avez contre moi. Je ne vous abandonne pas que vous ne m’ayez répondu.

— Oui, dit-il, je le veux. Aussi bien je souffre assez moi-même ; c’est indigne de nous, je le confesse, mais je me révolte malgré moi de cette intimité constante avec un homme, un malade, un vieillard, si vous voulez, mais qui n’est ni votre parent, ni même votre ami. Vous payez une dette, en cela. Je vous admire, mais la reconnaissance a des limites et ma tristesse n’en a pas.

Juliette l’écoutait ravie, elle frappait le sol d’impatience, elle attendait un mot qu’il ne disait pas.

— Vous ne voulez donc pas me dire toute votre pensée ?

— Est-ce que vous ne l’avez pas devinée ? est-ce que vous ne sentez pas que je suis jaloux de tout ce qui vous occupe, de tous ceux qui vous approchent ?

— Oh ! grand Dieu ! que je suis heureuse. Oh ! mon ami, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez. Comment, c’est pour lui, pour ce pauvre être ! Mais regardez-le donc et dites s’il peut entrer en moi autre chose qu’un sentiment charitable ! Je ne discute pas, je suis bien trop contente. Mais, mon ami, je vous fais juge : après ce qu’il a fait pour moi, mon devoir n’est-il pas de me consacrer à lui jusqu’au bout ? Ne boudez plus, venez chaque jour vous faire consoler : j’aurai deux malades au lieu d’un, mais vous, je ne veux pas vous guérir. Partez maintenant, mon âme n’est plus inquiète : mais à demain ! à toujours !

Elle passa ses deux mains sur le visage de celui qu’elle aimait, et cette caresse innocente la laissa dans une sorte d’extase.

La jeune femme courut à son vieil enfant, elle eût voulu le remercier de la jalousie qu’il avait excitée : elle lui devait son bonheur ; mais il sommeillait, il n’avait rien entendu. Il s’éveilla au bruit des pas de Juliette et aperçut le jeune homme qui s’éloignait.

— Qu’avez-vous, dit-il, vous êtes toute joyeuse ?

— C’est que vous êtes mieux, dit-elle.

— Non, ce n’est pas le motif ; vous avez plus que cela aujourd’hui.

Il lui prit la main et l’attira doucement.

— Écoutez, Juliette, laissez-moi vous appeler ainsi, maintenant… Je ne sais pas grand’chose de la vie, j’ai vécu en dedans et je me suis éveillé tard : un triste réveil ! Mais j’ai vécu vite : aucune torture, aucune joie du cœur ne me sont inconnues. J’ai été si heureux et j’ai tant souffert que je crois bien que j’en meurs. — Il passa la main à son front : — Ça, dit-il, ce n’est rien, ailleurs est tout le mal. J’ai du moins retenu de cette triste aventure une grande clairvoyance à découvrir chez les autres ce que j’ai ressenti en moi. Vous aimez Simon, et Simon vous aime, c’est son plus grand mérite à mes yeux. En quittant ce monde, donnez-moi la consolation de vous savoir heureuse et la joie d’y avoir contribué. J’aurais aimé en lui des idées plus saines : vous méritez d’être la femme d’un homme bien pensant. L’amour, espérons-le, fera ce miracle. Mon bien que je vous avais offert au prix de ma personne, je vous l’abandonne sans conditions ; c’est encore moi qui suis l’obligé. Tant de courage et de grandeur d’âme devaient éclairer Juliette sur la douleur nouvelle qu’elle allait faire subir. C’était trop déjà des souffrances qu’il avait endurées à cause d’elle, il l’aimait encore assez pour la vouloir heureuse au prix du repos de ces derniers jours. Pouvait-elle accepter ce sacrifice ? Non. Ce qu’elle venait de faire était mal. Elle devait cacher son amour, dût son cœur éclater, pour épargner à son vieil enfant un chagrin qui pouvait lui coûter la vie. Sa résolution était prise ; elle aurait le courage de ne plus voir Simon. Comme elle eût voulu reprendre les paroles qu’elle avait dites ! Elle se trouvait lâche d’avoir oublié le pauvre être dans un élan de passion involontaire. Elle voulait du moins, s’il devait mourir, que celui qui l’avait tant aimée n’eût pas la douleur de la voir à un autre.

Elle se laissa tomber aux pieds du vieil homme :

— Mon pauvre ami, lui dit-elle, vous avez fait un mauvais rêve pendant votre sommeil. Regardez-moi bien et retenez ce que je dis : — Si je ne vous ai point aimé comme vous le méritez, peut-être, soyez assuré du moins que j’ai pour vous autant d’affection que j’en puis avoir. Ne pouvant être à vous, je veux n’être à personne. Ne me parlez plus de Simon, je viens de lui faire entendre qu’il n’ait plus à songer à moi. Promettez-moi de n’y plus songer vous-même. Je vous y aiderai, je vous assure.

À mesure que la jeune femme exprimait ce pieux mensonge, le visage du vieux Rousselin montrait un bien-être égal à celui d’un malade auquel on donne de l’air. Il regardait Juliette pour s’assurer qu’elle disait vrai. Mais mademoiselle était si calme, sa parole douce et lente accusait une résolution si absolue, une franchise si réelle, qu’il éprouva une joie profonde. Il mit la main sur ses cheveux blonds.

— Maintenant, votre bras, ces fleurs me font mal.

Mademoiselle le mit sur pied ; un vertige affreux le força de se rasseoir. Il fut longtemps avant de revenir à lui et put difficilement regagner sa chambre. La fièvre le prit en rentrant, et le lendemain il n’eut pas la force de sortir ; il était d’une faiblesse extrême.

Simon revint ; mais, comme Juliette l’avait promis, elle refusa de le voir.

Malgré tout il se levait encore, il voulait mourir en homme ; si la mort venait à l’improviste, il importait de la recevoir simplement et de lui faire sa plus belle révérence.

— Je veux, disait-il, qu’on voie comment sait mourir un maître à danser de l’ancien régime.

Pourtant les syncopes devenaient plus fréquentes. Un commencement de paralysie affectait ses bras. Un jour il pria Juliette de lui mettre une cravate blanche et de lui passer l’habit bleu des jours de fête. Elle obéit sans chercher à comprendre.

— Maintenant, dit-il, priez Simon de venir.

Elle l’envoya chercher. Quand tous les deux furent devant lui, il éclaira sa face de son meilleur sourire.

— Mes enfans, leur dit-il d’une voix attendrie, en tendant à la jeune femme un petit portefeuille vert à fermoir d’argent, voici mon cadeau de noce. Je veux fermer les yeux et m’endormir à jamais sur un tableau d’amour. Je sais que vous vous aimez ; j’emporte la consolation d’avoir assuré votre bonheur. Simon, embrassez votre femme.

Le jeune homme tendit les bras. Juliette, au moment de s’y laisser tomber, se retourna du côté du vieil homme ; son visage était si peu d’accord avec les paroles qu’il avait prononcées, qu’elle recula ; il était pâle et sa bouche restait contractée par un tremblement convulsif. Les derniers sentimens humains se révoltaient et résistaient à la volonté, mais il devint promptement maître de lui. La jeune femme s’était approchée.

— C’est fini, dit-il en reprenant son bon sourire. — Maintenant, Juliette, ouvrez votre épinette et jouez-moi la Gavotte, ce sera l’air des fiançailles. — Puis, s’adressant à Simon : — Jeune homme, convenez qu’il vaudra toujours mieux que celui des Lampions.

La jeune femme ouvrit lentement le piano et commença le vieil air. Le maître se dressa sur son fauteuil, souleva péniblement ses petits pieds, chaussés d’escarpins, les agita mollement pour ébaucher son dernier pas ; puis, tout à coup, cessa de marquer la mesure. Juliette se retourna : il était retombé inerte, les yeux grand ouverts. Pendant que Simon ouvrait la porte pour donner de l’air, le vieillard prit les mains de la jeune femme, qui s’était agenouillée, l’attira à lui, mit ses lèvres froides sur son front et lui murmura tout bas, bien bas :

— C’est encore bon de mourir où j’aurais voulu vivre !

Il poussa un grand soupir, sa tête retomba sur le dossier du fauteuil de perse. Et cette âme trop grande dut se sentir heureuse d’échapper enfin à ce corps trop petit.

Mlle Juliette se pencha : aucun souffle ne sortait plus des lèvres du vieil homme. Elle mit le doigt sur ses paupières et les abaissa pour jamais.

On dit que ceux qui meurent emportent sur le cristal de leurs yeux l’image de la dernière personne qu’ils ont vue sur la terre ; peut-être le pauvre vieux maître à danser est-il descendu dans la tombe avec ce souvenir vivant de celle qu’il avait aimée.


ADRIEN CHABOT.