Le Maître de l’œuvre - V

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Hachette (p. 179-208).


V

Deux martyrs



Huit ans s’étaient écoulés depuis le serment de Marie. Son fiancé avait noblement répondu à son religieux enthousiasme. La tour de l’église de Norrey s’élevait, gracieuse et coquette, au-dessus des peupliers les plus élancés.

Rien de mieux ordonné que l’ensemble de l’édifice ; rien de plus élégant, de plus achevé que ses moindres détails. On n’y voyait pas les lourds et massifs piliers de l’époque romane ; on n’y voyait pas les formes contournées, les tours de force qui, plus tard, caractérisèrent l’architecture dite flamboyante. C’était un des types les plus heureux de cette belle période du treizième siècle, dont la Sainte-Chapelle est l’idéal. Là, tout est si bien prévu que l’œil n’est blessé par aucune défectuosité ; tout est si bien à sa place, qu’on ne saurait ajouter ni retrancher le plus petit ornement sans nuire à l’effet général. Les colonnettes s’élancent légèrement, des deux côtés du chœur, pour se rejoindre à la voûte et s’y épanouir en un gracieux bouquet, comme ces fusées qui décrivent dans l’air leur lumineuse parabole et se terminent par une gerbe de feux du Bengale. La ténuité des piliers ne vous cause aucun effroi ; car ils sont aussi solides qu’élégants. Ils ne ressemblent pas à ces géants difformes qui n’ont, pour soutenir leurs grands corps, que des jambes amaigries, mais à ces hommes bien proportionnés, dont chaque partie du corps s’est logiquement développée.

Une ornementation simple, de grandes lignes, l’union intelligente du beau et de l’utile, voilà ce qui fait le charme et le prix de la petite église de Norrey.

Au moment où nous retrouvons François, le jeune maître de l’œuvre était au milieu de son chantier. Les ouvriers travaillaient et jasaient autour de lui, sans que l’idée de les surveiller ou d’écouter leurs propos vînt troubler sa rêverie. Appuyé contre un bloc de pierre, les yeux fixés sur le corps carré de la tour qui n’attendait plus que sa pyramide pour que l’édifice fût dignement couronné, le jeune homme semblait abîmé dans de profondes réflexions. Une expression de mortelle tristesse était répandue sur ses traits. Le vent lui fouettait insolemment dans le visage ; et il demeurait, les bras croisés, immobile, et dans un morne accablement. Son travail lui valait l’admiration des hommes. Mais de combien de douleurs n’avait-il pas été la source ?

Huit longues années s’étaient passées depuis la promesse de Marie. On lui avait défendu de la voir. La pauvre fille était enfermée ou surveillée. Pierre Vardouin l’accompagnait, chaque fois qu’elle mettait les pieds hors de la maison. Impossible de le fléchir, impossible même de parvenir jusqu’à lui. Il se barricadait chez lui, comme dans une forteresse. A plusieurs reprises, François avait envoyé sa mère chez le maître de l’œuvre de Bretteville pour essayer de le toucher. Mais Pierre Vardouin ne voulut pas l’écouter et lui ferma sa porte. Hélas ! la pauvre femme n’eut point l’occasion de tenter une nouvelle épreuve ; une courte maladie l’enleva à l’affection de son fils.

Ce fut pour François le plus affreux des malheurs. Privé de l’amour de Marie, privé des consolations de sa mère, il eut un horrible vertige, en se sentant réduit à ses seules forces morales. Pas un être qui s’intéressât à lui, pas une bouche amie pour lui dire de ces douces paroles qui sont la nourriture du cœur ; personne à aimer !

Le jeune homme fut arraché à ses sombres pensées par une petite altercation qui venait de s’élever entre ses ouvriers.

— J’imagine, disait un tailleur de pierre, qu’il est fort inutile de s’exténuer à polir des cailloux, pour que le diable s’amuse à les mettre en morceaux.

— Ma foi ! je suis de l’avis de Greffin, dit un autre ouvrier.

— Qui, d’entre nous, aura le courage de garder l’église cette nuit ? demanda un troisième.

— Pas moi, certes !

— Ni moi.

— Il faudrait avoir des griffes au bout des doigts, reprit Greffin, pour affronter les esprits de l’enfer.

— Alors ta femme pourrait servir de sentinelle, dit un bouffon de la compagnie.

— Je ne comprends pas qu’on plaisante sur les choses sérieuses, répondit Greffin visiblement contrarié.

— Vous rappelez-vous la statue de la Vierge, que j’avais portée hier soir dans la nef ? demanda un sculpteur, qui arriva fort à propos pour empêcher une querelle.

— Si je me la rappelle ! dit un tailleur de pierre : c’est ce que tu as fait de mieux !

— Eh bien, voilà ! dit le sculpteur.

Et il se frappa le cou du tranchant de la main.

— Elle est brisée ? demandèrent les ouvriers en chœur.

— On lui a tranché la tête ! répondit le sculpteur. Je savais, ajouta-t-il, que Kerlaz avait reçu l’ordre de passer la nuit dans l’église. Je m’apprêtais à y aller pour lui tenir compagnie, lorsque le pauvre garçon s’est avancé à ma rencontre avec une mine à faire trembler. Une bosse affreuse lui cachait la moitié d’un œil.

— Il est tombé ? demanda-t-on.

— Non ; mais il s’est battu.

— Avec qui ?

— Avec un esprit qui a le poing solide, allez !… Il paraît qu’il s’éclairait (l’esprit bien entendu) avec une petite lanterne sourde. Il prenait toutes ses aises, afin de mieux briser ma statue. Alors Kerlaz, qui est un rude compère et qui n’a pas peur, s’est approché de lui tout doucement. Mais au moment où il allongeait la main pour l’empoigner, il a reçu un terrible coup en plein visage. Lorsqu’il a rouvert les yeux : bonsoir ! l’esprit était parti… Il ne restait plus que la bosse. Comme je ne tiens pas à être défiguré, j’ai pris la ferme résolution de ne pas monter la garde dans l’église.

— Je vous éviterai cette peine, dit François qui s’était approché du groupe des parleurs. Je veillerai moi-même, cette nuit, à la sûreté de l’église. J’entends que désormais il ne soit plus question de toutes ces histoires ridicules. Suivez-moi, ajouta-t-il en s’adressant au sculpteur. J’ai besoin de vous.

François s’avança à grands pas vers la maison qu’il occupait à l’extrémité du chantier. Il pria le sculpteur de patienter quelques instants ; puis il s’approcha d’une table et se mit à écrire, sous la dictée de son cœur. Il ferma sa lettre et la donna à l’ouvrier, qui attendait ses ordres sur le seuil de la porte.

— Morbrun, lui dit-il d’une voix émue, vous connaissez la maison de Pierre Vardouin. Courez à Bretteville, et tâchez de remettre ce billet entre les mains de Marie.

— Mais vous n’ignorez pas que le maître de l’œuvre ne permet à personne d’approcher de sa maison, encore moins de sa fille ?

— Je m’en rapporte à votre esprit inventif. Rappelez-vous seulement que ce billet doit passer de vos mains dans celles de Marie. Soyez prudent.

François s’assit sur un banc placé devant la maison et regarda s’éloigner Morbrun, qui courait sur la route de Bretteville avec la rapidité d’un lièvre poursuivi par une meute.

Ce n’était pas un garçon à sentiments bien vifs. La tête jouait un plus grand rôle que le cœur dans son affection pour François. Homme d’esprit lui-même, il se faisait un honneur d’obéir aux volontés d’un maître intelligent. Bref c’était un de ces caractères portés naturellement au bien, et chez lesquels la soumission au devoir est un instinct plutôt qu’une vertu.

Tandis que Morbrun dévorait ainsi l’espace, il cherchait un moyen ingénieux pour tromper la surveillance de Pierre Vardouin. Dès qu’il fut devant la maison du maître de l’œuvre, il prit la désinvolture et la voix d’un homme aviné. Tout en trébuchant et maugréant à la façon des ivrognes, il vint rouler avec force contre la porte extérieure. Le bruit de sa chute attira du monde. Une fenêtre s’ouvrit au-dessus de lui.

— Qui est là ? dit une voix de jeune fille.

— Quelqu’un qui désirerait parler à Pierre Vardouin, répondit le sculpteur avec accompagnement de fioritures d’ivrogne.

— Il est sorti.

— C’est ce que je voulais savoir, dit Morbrun en se redressant d’aplomb sur ses jambes.

Puis, tirant la lettre de sa poche :

— Je viens de Norrey, reprit-il, et je vous apporte ce billet, qu’on m’a chargé de vous remettre.

Marie poussa un cri de joie et tendit la main pour saisir le billet ; mais la fenêtre était trop élevée au-dessus du sol. Alors elle ôta prestement le cordon qui faisait plusieurs fois le tour de sa taille. En moins d’une minute le cordon fut descendu, la lettre attachée et introduite dans la chambre. Marie fit un geste de remercîment à Morbrun et referma la fenêtre. Son cœur battit violemment, quand elle décacheta la lettre ; et ses yeux se remplirent de larmes, à mesure qu’elle avançait dans sa lecture. Voici ce que lui disait François :

« Que devenez-vous, Marie ? Vous rappelez-vous votre promesse ? Pensez-vous toujours à votre ami d’enfance ? Oh ! vous ne sauriez imaginer combien de fois j’ai maudit le jour où je me suis engagé, au pied du Christ, à mériter votre estime et celle des hommes ! Que me sert la gloire ? Cette vaine renommée, je la donnerais pour un instant passé auprès de vous. On répète autour de moi que mon œuvre est belle. Les mères seraient jalouses de voir leurs enfants recueillir les hommages qu’on m’accorde. Mais tout cet encens, tous ces éloges que j’avais tant désirés, loin de me satisfaire, ils me brisent le cœur ! En m’imposant l’obligation de couronner dignement mon travail, ils semblent par cela même m’éloigner encore de vous. Moi qui aurais voulu passer ma vie auprès de vous ! Moi qui n’aurais demandé pour tout bonheur que de vous voir, de vous entendre !

« Il ne m’est donc plus permis d’écouter votre voix, de serrer votre main, de vous dire que je vous aime. Et pourtant j’ai soif d’affection ; mon âme est pleine de douleurs, et je n’ai personne avec qui pleurer !… Ma mère, ma pauvre mère ! elle n’est plus là pour me donner des consolations. Je n’ai même plus la force de la résignation. Je me sens tout prêt à blasphémer. Je ne sais quelle voix me crie que vous m’aimez toujours ; et cependant le doute, l’inquiétude me torturent à chaque heure du jour et de la nuit. J’ai du courage et j’ai peur. Je suis fort et je tremble ! Ce n’est déjà plus un pressentiment. On m’a dit que votre père veut vous marier. Ce bruit-là est absurde, n’est-ce pas ? Ce serait un crime de vous supposer capable d’un parjure. Mais si votre père vous enferme comme dans une prison, il peut bien vous conduire de force à l’autel. Cette pensée me brise le cœur, et je ne me sens plus maître de ma volonté. Marie, ayez pitié de moi ! Il faut que je vous parle, que j’entende votre voix, que je touche votre robe, dussiez-vous vous attirer la colère de votre père. Ce soir, je vous attendrai auprès de l’église de Norrey. Venez, lorsque le soleil aura disparu à l’horizon, venez rendre le calme au cœur de votre ami…

« Oh ! ne craignez rien ; si sa raison l’abandonne parfois, c’est quand il désespère de vous voir. Votre présence le guérira. Ne craignez rien ! Nous ne serons pas seuls. Ma mère elle-même nous entendra, nous surveillera, comme autrefois. Sa tombe sera sous nos pieds, à côté de celle de mon père. Adieu, Marie ! Pardonnez-moi ; mais ne me refusez pas ! »


La jeune fille n’eut pas le loisir de s’abandonner à l’émotion que lui causaient les plaintes de François. On venait de refermer brusquement la porte de la rue, et les pas de son père résonnèrent pesamment sur les degrés de l’escalier. Elle n’eut que le temps de cacher la lettre et de passer son mouchoir sur ses yeux. Pierre Vardouin était déjà dans la chambre.

— Ces pleurs-là n’auront donc pas de fin ? dit le maître de l’œuvre d’une voix dure.

— Je pensais aux jours de mon enfance, répondit Marie en essayant de sourire.

— Tu auras bien assez de sujets de chagrin dans l’avenir sans en demander au passé, reprit Pierre Vardouin. Quand tu auras vieilli comme moi, tu connaîtras le prix des larmes.

— Je ne suis pas encore endurcie, dit Marie.

— Voilà précisément le mal, continua Pierre Vardouin en déposant son manteau. Dans la vie, les parents se contentent des fruits amers et abandonnent les bons aux enfants. Mauvaise éducation ! Ils n’ont plus de courage dans les jours malheureux.

— Il y a des exceptions, soupira Marie.

— De quoi te plains-tu ? Je ne te donne pas assez de liberté peut-être ?

— Vous m’enfermez à clef.

— Par saint Pierre, mon patron ! je te sais gré de ta franchise. J’oubliais que les filles se fatiguent de l’autorité paternelle, quand elles ont dépassé vingt ans.

En disant cela, Pierre Vardouin se mit à sourire. Marie, encouragée par son air affable, eut une lueur d’espérance. Elle courut vers son père et lui fit mille caresses.

— Vraiment ! mon père, dit-elle en cherchant à lire dans ses yeux, vous auriez l’intention ?…

— De te marier… Qu’y a-t-il là d’étonnant ?

Marie poussa un cri de joie. Cette révélation répondait au plus cher de ses désirs.

— Tu consens donc à quitter ton vieux père ? dit le maître de l’œuvre en passant doucement la main dans les cheveux de sa fille.

— Tôt ou tard, mon père, il le faudra bien.

— Et : mieux vaut tôt que jamais ? dit Pierre Vardouin en retournant le proverbe.

Marie ne chercha point à répondre à cette plaisanterie. Elle se serait d’ailleurs mal défendue. Son visage était rayonnant.

— Vous l’avez donc vu ? demanda-t-elle à son père.

— Aujourd’hui même.

— Il vous a dit combien il a souffert ?

— Sans doute. Le pauvre garçon attendait depuis si longtemps. Il s’est jeté à mon cou en pleurant. Alors, pour le consoler : « Dans peu de jours, lui ai-je dit, dans peu de jours, Louis Rogier, vous serez le plus heureux des hommes. »

Les joues de Marie se couvrirent d’une pâleur mortelle.

— De qui voulez-vous parler ? demanda-t-elle avec angoisse.

— De Louis Rogier, parbleu ! du fils de l’échevin.

— Ce n’est pas lui ! s’écria la jeune fille en laissant tomber sa tête dans ses mains. Ah ! vous êtes cruel, mon père.

— Quoi ! tu pensais encore à l’autre ?

— Il a ma parole, répondit simplement Marie.

— Il n’y tient guère, crois-moi. S’il t’aimait sincèrement, est-ce qu’il aurait mis huit ans, et plus, à construire l’église de Norrey ?

— Il n’a fait que son devoir.

— Oui ; mais il est plus épris de son œuvre que de toi, ma pauvre enfant. On le salue du nom de maître illustre ; tout Bretteville va admirer son travail… On me délaisse moi ! pour ce misérable apprenti, qui sait à peine bégayer son art… La fumée de l’orgueil lui dérobe le souvenir de ce qu’il nous doit. Il rêve déjà une alliance plus relevée. Il te dédaigne.

— Je ne le crois pas.

— Il ne pense plus à toi ; j’en ai des preuves.

Indignée de la conduite de son père, Marie fut tentée de le confondre en mettant sous ses yeux la lettre de François. Mais elle s’arrêta à temps, dans la crainte de compromettre son bonheur et celui de son amant.

— Quel est donc le mérite de François ? poursuivit Pierre Vardouin. On lui prodigue les éloges ; mais cela durera-t-il ? Quelle est sa fortune ? A-t-il de la naissance ?

— Mais je l’aime ! s’écria Marie d’un ton déchirant.

Pierre Vardouin comprit en cet instant que tout l’avenir de sa fille était attaché à la satisfaction de son amour pour François. Son premier, son bon mouvement, celui que lui dictait son instinct de père, allait peut-être lui arracher un consentement. Marie attendait son arrêt en frémissant, lorsqu’un bruit de voix, parti de la rue, parvint jusqu’aux oreilles de Pierre Vardouin et paralysa son élan généreux.

— Il est impossible, disait-on, de voir quelque chose de plus beau que l’église de Norrey. La construction de Pierre Vardouin est une bicoque, en comparaison de celle de François !

Quand il se fait une perturbation dans les lois de la nature, le physicien n’a plus qu’à déposer ses instruments d’expérimentation en attendant la fin du désordre. Ne doit-il pas en être de même du moraliste ? Que viendrait faire sa science en présence des cataclysmes du cœur humain ? Sa méthode, si incertaine d’ailleurs, oserait-elle balbutier une explication des orages qui troublent le cœur et aveuglent l’esprit, au point d’anéantir les affections les plus saintes ? Qu’il se taise alors ; ou, s’il veut faire de la statistique, qu’il constate une monstruosité de plus.

La jalousie de Pierre Vardouin s’était réveillée, plus active, plus effroyable que jamais. Il ne se contentait pas de haïr François de toutes les forces de son âme. Il embrassait dans son inimitié tout ce qui pouvait porter quelque intérêt à son ancien apprenti. Il lança un regard terrible à sa fille et sortit en blasphémant.

Marie profita de son absence pour s’abandonner librement à sa douleur. Il était trop évident à ses yeux qu’elle n’avait plus à espérer que dans la miséricorde de Dieu. Elle attendit avec résignation le retour de son père. Leur souper fut, comme on l’imagine, d’une tristesse mortelle. Pas un mot ne fut échangé entre le père et la fille. Marie retenait à peine ses sanglots.

Cependant la nuit commençait à remplir tout de son ombre, et l’heure du rendez-vous approchait. La jeune fille aurait cru commettre un sacrilége si elle n’eût pas tenté l’impossible pour aller donner des consolations à François. Elle sentait elle-même le besoin de pleurer avec lui. Son père sortait habituellement le soir. Elle surveillait donc avec une impatience fébrile les moindres mouvements du maître de l’œuvre.

Enfin il se leva de table plus tôt que de coutume, prit son manteau et descendit l’escalier avec précipitation.

Au bruit épouvantable que la porte fit en se refermant, Marie put juger du degré d’irritation de son père. Elle s’approcha de la fenêtre et le suivit des yeux aussi longtemps que l’obscurité le lui permit. Puis elle se demanda par quels moyens elle parviendrait à s’échapper de la maison. Ses mouvements indécis témoignaient du peu de succès de ses recherches. Soudain le feu de la résolution brilla dans son regard ; elle prit la lampe et descendit examiner la porte qui donnait sur la rue. Ses yeux se levèrent vers le ciel avec une admirable expression de reconnaissance.

— Mes pressentiments ne m’ont pas trompée ! s’écria-t-elle. Dans sa colère, il a oublié ses précautions habituelles… Je suis libre !

En même temps elle attirait la porte, qui gémit péniblement sur ses gonds.

— Il me tuera peut-être à mon retour, pensa-t-elle, mais François va savoir que je l’aime encore !

Et la courageuse fille se mit à courir dans la direction du village de Norrey. Elle n’eut pas fait trois cents pas qu’elle entendit marcher à sa rencontre. Saisie de frayeur, elle se jeta précipitamment de côté et chercha une cachette derrière une haie d’aubépine.

Le vent chassait au ciel de grands nuages, aux contours bizarres. De temps à autre, cependant, la lune apparaissait au milieu de vapeurs irrisées, brillante comme un miroir d’argent qui réfléterait les rayons du soleil. Au moment où Marie se croyait le mieux à couvert, un des gros nuages se déchira, et des flots de lumière se répandirent sur la route et sur la campagne.

Deux cris de joie signalèrent cette victoire de l’astre sur les ténèbres. Dans l’homme qui lui avait causé tant d’effroi, Marie venait de reconnaître François.

Les deux jeunes gens échangèrent un rapide regard et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Je savais bien que vous ne me refuseriez pas ! s’écria François, quand il se fut rendu maître de son émotion.

— Douterez-vous de mon amour maintenant ? lui demanda Marie.

— Vous êtes bonne, répondit François en déposant un baiser sur le front de la jeune fille.

— Voyons ! donnez-moi votre bras, dit Marie. Et promenons-nous gravement, comme de grands parents.

— Où faut-il vous mener ?

— A Norrey. Je ne connais pas encore votre chef-d’œuvre.

— Vous exagérez…

— Non pas ! reprit Marie. Je compte sur un chef-d’œuvre, sans quoi je ne vous pardonnerais pas de m’avoir fait attendre huit ans le plaisir de vous admirer.

— En effet, voilà huit ans que je souffre !…

— Est-ce un reproche ? dit Marie.

— Pour cela, non, répondit François. Vous n’avez fait que votre devoir en me faisant jurer d’illustrer mon nom. Mais votre père devait-il se montrer si impitoyable ?

— Oh ! ne me parlez pas de mon père ! interrompit Marie. Soyons tout entiers au bonheur de nous voir !

Ils étaient arrivés au détour du sentier, et l’église se dressait devant eux dans toute sa magnificence.

— Dieu, que c’est beau ! s’écria Marie. Oh ! que je suis contente, que je suis fière de vous, François !

En, même temps elle enlaça ses deux bras autour de son cou et lui prodigua mille caresses, en lui disant les plus douces choses. Ces quelques minutes de bonheur firent oublier à François ses huit années de souffrance. Ses yeux, admirables en ce moment d’enthousiasme et de félicité, se promenaient avec amour de Marie à l’édifice en construction, et ses lèvres cherchaient en vain des mots qui répondissent aux sentiments qui remplissaient son âme.

Mais il n’est pas de langue capable de traduire ces sublimes béatitudes, si fugitives d’ailleurs qu’elles sont bientôt suivies d’une tristesse mortelle. Le front de François s’inclina, chargé de langueur.

Et n’est-ce pas le propre des natures élevées d’associer au bonheur présent un pénible souvenir, de ne jamais goûter une joie, un plaisir sans y trouver d’amertume, de penser, en voyant l’enfant, à l’aïeul qui n’est plus !

— Que je suis heureux ! s’écria-t-il d’une voix émue… Si ma mère pouvait partager ma joie !

Marie suivit la direction des yeux de son amant. Elle aperçut alors deux petites croix de bois qui se penchaient l’une vers l’autre, comme pour se rejoindre, au-dessus de deux tertres couverts de gazon.

— Prions ! dit Marie en tombant à genoux ; Dieu pourrait nous punir d’avoir oublié les morts.

— Marie, s’écria tout à coup François, n’avez-vous pas entendu du bruit ?

— Je ne sais. Mais je ne puis m’empêcher de trembler. Il me semble que la nuit est glaciale. L’obscurité augmente de plus en plus… J’ai peur, François !

— Tranquillisez-vous ; je suis là pour vous protéger, répondit le jeune homme en couvrant Marie d’un épais manteau qu’il avait tenu jusque-là sur son bras.

— Il se fait tard, reprit Marie. Soyons raisonnables, et séparons-nous. Mon père peut rentrer d’un instant à l’autre. Vous figurez-vous bien sa colère, s’il ne me trouve pas à la maison ?

— On jurerait qu’il y a de la lumière dans la tour, interrompit François.

— C’est peut-être un reflet de la lune, dit Marie.

— Mes yeux me trompent rarement, reprit le jeune homme.

Il se dirigea vers l’église.

— Restez ! dit Marie avec un tremblement dans la voix.

— Les ouvriers, continua François, prétendent que ce sont des esprits. Je croirais plus volontiers à la malveillance. Esprits ou malfaiteurs, je vais bientôt avoir sondé ce mystère.

— Ne vous exposez pas ! s’écria Marie en cherchant à retenir son ami.

— Ne craignez rien, répondit-il. Je serai bientôt de retour.

A ces mots, il entra résolûment dans l’église et prit un ciseau laissé là sur le sol par les compagnons, pour s’en faire une arme au besoin.

Marie l’avait suivi dans la nef, en proie à une vive terreur. Elle s’agenouilla sur une dalle et commença une fervente prière. Le jeune homme montait rapidement les marches du petit escalier de la tour.

Arrivé au terme de sa course, son pied heurta contre une masse informe qui lui barrait le passage. Il se baissa et sentit le corps d’un homme sous ses doigts. François ne savait pas ce que c’est que la peur. Il empoigna fortement le bras de l’inconnu et l’entraîna avec vigueur.

— Je te tiens enfin ! s’écria-t-il en prenant pied sur la plate-forme. Si tu n’es pas un esprit de l’enfer, je vais apprendre au moins comment tu te nommes.

Le prisonnier sortit de la pénombre et parut dans un demi-jour. Le jeune homme lâcha sa proie, en poussant un cri de surprise et d’effroi.

C’était Pierre Vardouin.

Il y eut quelques minutes d’un silence mortel.

— Que faisiez-vous là à cette heure ? demanda enfin François, dont la poitrine se soulevait par bonds violents.

— N’est-il pas permis au maître de visiter le travail de son élève ?

— Mais vous brisiez des sculptures ! reprit François avec indignation. Vous n’aviez donc pas assez de me briser le cœur, en me refusant la main de Marie !

— Proclame partout que ton église a été construite sur mes plans, dit Pierre Vardouin d’une voix sourde, et demain tu conduiras Marie à l’autel.

— Que je fasse cette infamie ? s’écria le jeune homme, chez qui l’orgueil de l’artiste se réveilla plus fort que l’amour. J’aimerais mieux mourir !

— Eh bien, soit ! dit Pierre Vardouin avec un sourire affreux.

Et, plus prompt que l’éclair, il se précipita sur le jeune homme, qu’il étreignit de ses bras nerveux. François, pris à l’improviste, n’eut pas le temps d’opposer de résistance. Il fut soulevé et porté sur le bord de la plate-forme.

— Réfléchis encore ! dit Pierre Vardouin en le tenant suspendu sur l’abîme.

François ne répondit pas. Il avait réussi à dégager celle de ses mains qui tenait le ciseau. Mais l’arme ne fit qu’effleurer le front de Pierre Vardouin, qui lâcha prise. Et François roula dans le vide. Son corps rencontra un restant d’échafaudage, s’y arrêta un instant, puis rebondit et vint s’affaisser au pied de la tour avec un bruit sourd.

Cependant la lune éclairait de ses tristes reflets l’intérieur de l’église.

Marie continuait de prier pour son amant. L’absence prolongée de François la frappa de terreur. Elle se leva, pâle comme une morte, et s’approcha, en chancelant, de la porte qui donnait accès à la tour.

Au moment où elle mettait le pied sur la première marche, la figure sombre de Pierre Vardouin s’offrit à ses regards. Elle faillit tomber à la renverse ; mais elle retrouva subitement toute son énergie à la pensée du danger que François avait couru. Et saisissant une des mains du maître de l’œuvre :

— Vous tremblez, dit-elle. Qu’avez-vous fait de François ?

— Le malheureux s’est tué ! balbutia Pierre Vardouin en baissant les yeux sous le regard pénétrant de sa fille.

Marie bondit hors de l’église et courut au pied de la tour.

Le corps de François était étendu à terre. Sa tête reposait sur le tertre d’une tombe, comme s’il se fût endormi pour toujours sur la couche des morts.

Marie se jeta à genoux et posa la main sur le cœur du jeune homme.

— Il respire ! dit-elle en levant les yeux au ciel avec une divine expression de reconnaissance.

— Qui est là ? soupira faiblement le jeune homme.

— C’est moi ; c’est votre Marie.

— Je vous attendais, Marie. Je savais bien que vous viendriez me fermer les yeux.

— Ne parlez pas ainsi ! répondit Marie tout en larmes… Tenez, maintenant que votre tête repose sur mes genoux, les couleurs semblent vous revenir… Oh ! personne ne m’enlèvera mon trésor !

— Je le sens, Marie, mon heure est venue… Je souffre !… Ma pauvre église, je ne l’achèverai donc pas ?… Que personne ne la termine… qu’elle reste inachevée, comme ma destinée !

— Si vous m’aimez, François, vous reprendrez courage… Mon père est parti pour chercher du secours…

— Votre père ! s’écria François avec horreur.

— Quoi ? dit Marie plus pâle que son amant.

— Je lui pardonne tout, murmura François.

Pas un mot d’accusation ne sortit de sa bouche. Ce sublime effort l’avait épuisé, et sa tête retomba lourdement sur les genoux de la jeune fille. Folle de douleur et d’amour, Marie serra François contre sa poitrine et lui donna un baiser brûlant. Le jeune homme se ranima sous cette étreinte passionnée, et ses yeux reprirent tout leur éclat.

— Marie, dit-il ; au nom du ciel ! laissez-moi.

— Je vous abandonnerais !…

— Vous n’avez jamais vu mourir… Je veux vous épargner cet horrible spectacle.

— Mais… vos yeux s’animent et votre voix est sonore ?

— Mon père était ainsi quand il tomba du haut de son échafaudage. Il nous parla avec force… puis… tout d’un coup…

— Oh ! vous me désespérez, François ! s’écria Marie en éclatant en sanglots.

— Voyez-vous comme le ciel s’illumine ? reprit François. Toutes ces étoiles qui brillent au-dessus de nos têtes, ce sont les cierges de mes funérailles, les funérailles du pauvre… Et pourtant je voudrais si bien vivre, vivre pour vous, pour mon église, pour ces beaux astres ! Nous aurions eu tant de bonheur ! Mais Dieu ne le veut pas, et nous nous reverrons au ciel. Marie, vous vous rappelez ce petit buisson d’églantier où vous aviez cueilli une rose ?… Vous le planterez sur ma tombe, et tous les ans… Oh ! mes yeux se troublent… Mon Dieu, mon Dieu !… Votre main, Marie… Encore un baiser !

Marie approcha ses lèvres de celles du jeune homme.

Quand elle releva la tête, l’ange de la mort avait passé entre les deux amants ; et l’âme de François était allée rejoindre celle de sa mère.

Absorbée qu’elle était dans sa douleur, la jeune fille n’entendit pas son père qui revenait de laver sa blessure à une source voisine. Pierre Vardouin l’ayant appelée, elle leva vers le maître de l’œuvre ses yeux égarés. Un frisson glacial parcourut alors tous ses membres. Elle venait d’apercevoir le front meurtri de son père ; et, de là, son regard s’était abaissé fatalement sur le ciseau que François tenait encore dans la main droite.

L’affreux mystère s’était fait jour dans son esprit. Elle poussa un cri d’horreur et tomba presque inanimée aux pieds de François.

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Marie eut le malheur de survivre à son amant. A cette époque, on n’avait pas encore appris à se soustraire au désespoir par une mort volontaire.

Douce, affectueuse comme par le passé, la jeune fille continua d’habiter sous le même toit que son père. Plus elle le voyait triste et rongé par les remords, plus elle redoublait de soins et d’attentions. En présence d’un tel dévouement, le maître de l’œuvre vécut dans la persuasion que sa fille ne se doutait pas de l’affreuse vérité.

Cependant Pierre Vardouin ne pouvait se faire à l’idée de voir les plus belles années de Marie se consumer dans l’isolement. Le bourreau eut pitié de sa victime. Il voulut lui préparer un avenir heureux.

Mais, au premier mot de mariage, la jeune fille se révolta. Elle répondit simplement :

— L’église de Norrey n’est pas achevée. C’est là le délai que vous m’avi ez imposé pour mon mariage. J’attendrai !

Ce refus porta un coup funeste au vieux maître de l’œuvre. Ses facultés baissèrent rapidement, et cet homme orgueilleux devint la risée et le jouet des enfants du village. Marie seule avait le don de le distraire. Elle consentait à mettre ses robes de fête pour amuser le pauvre insensé.

Il y a certes plus de grandeur à supporter une telle existence qu’à monter sur le bûcher des persécutions ; et les martyrs, dont les religions ont le plus le droit de s’énorgueillir, sont peut-être ceux-là même qui ont le courage de vivre tout en ayant la mort dans l’âme.

A partir de la mort de son père, le temps que Marie ne consacra pas à visiter les malheureux, elle le passa à prier sur la tombe de François. Souvent, après l’accomplissement de ce pieux devoir, elle dirigeait ses pas vers le petit bois, voisin du village de Norrey, et s’asseyait sur le banc de gazon où nous l’avons vue recevoir le touchant aveu de la passion de François. Alors sa pensée se reportait vers ces temps de bonheur et d’espérance, et des larmes amères coulaient de ses yeux.

Tous, humbles ou puissants, n’avons-nous pas un lieu de prédilection, où promener nos regrets et exhaler notre douleur ?

On raconte que Marius, lorsqu’il se promenait sur le rivage de Minturnes, pendant que l’on préparait le navire qui devait protéger sa fuite, tournait souvent ses regards du côté de la ville éternelle. Que lui disaient alors ses souvenirs et son immense orgueil inassouvi ? Il passait la main sur son front, comme pour en arracher son angoisse, et, levant vers le ciel ses yeux humides, il semblait lui demander d’abréger son supplice.

La prière de Marie fut mieux entendue de la Divinité que celle de l’ambitieux.