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Le Maître de la lumière/V

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 77-87).


CHAPITRE V

la merveilleuse réalité


Charles alluma sa lampe électrique. Le chauffeur en fit autant.

La cage du petit escalier de la chambre haute était absolument vide. On le vérifiait avec autant de facilité que de certitude, les marches n’étant que des planches posées à claire-voie.

Ils gravirent ces marches, l’un derrière l’autre. Le premier, Charles se trouva sur l’étroit palier, contre la porte de la petite chambre haute.

Là, il écouta, et là, puérilement, il hésita.

Aucun bruit.

Il poussa la porte, d’un coup, ayant tourné le bouton avec rapidité.

Les deux minuscules projecteurs de poche firent bien leur office.

La petite chambre haute était déserte. Glacialement, durement, mélancoliquement déserte. Il n’y avait personne derrière le battant de la porte, personne sous le sopha. Rien, dans l’atmosphère, ne vous confiait qu’un homme venait de séjourner là, trois heures durant, avec sa lampe allumée.

Charles, qui promenait partout le rayon éblouissant de sa pile de poche, poussa une exclamation.

— Regardez ça ! dit-il en désignant la bibliothèque.

— Eh bien ! c’est une toile d’araignée…

— Ça ne vous dit rien ? Réfléchissez. Cette toile d’araignée est placée de telle sorte qu’on l’arracherait en ouvrant la bibliothèque. Or, cette bibliothèque a été ouverte tout à l’heure. Nous avons vu l’homme ouvrir et refermer ce vantail ! Ça, par exemple, c’est prodigieux ! Il faut que Claude se rende compte ; je vais l’appeler.

Pour ce faire, il se tourna vers la fenêtre, par laquelle il comptait héler le vieux régisseur.

La stupéfaction le pétrifia.

— La… La lune ! Regardez la lune ! prononça-t-il d’une voix rauque.

— Bon Dieu, monsieur Charles, mais c’est la pleine lune, ça !

— Oui, une lune toute ronde et qui se trouve à l’orient, — une lune qui s’est levée il y a trois quarts d’heure à peine, alors que, nous le savons, la lune, cette nuit, est en croissant et elle va se coucher par là, à l’occident ! C’est un rêve ! On nous a fait boire quelque chose…

Sans plus palabrer, Julien courut à la fenêtre du fond (celle du sud), en poussa vivement les persiennes, qui claquèrent…

Le croissant de nacre apparut au sud-ouest.

— Deux lunes ! s’exclama Charles, qui était resté en face du rond d’argent montant dans le ciel pur.

Il s’approcha davantage de la fenêtre qui donnait sur cette pleine lune.

— Julien, je deviens fou 1 cria-t-il.

— Quoi donc encore ?

— Venez, approchez, éteignez votre lampe, et voyez. Puis dites-moi… La marquise… vous… l’apercevez ?

— Non, monsieur. Elle n’y est plus. Elle a disparu.

— Ce n’est pas tout !… Le parc…

Il y avait de quoi devenir dément, en effet. Les grands marronniers étaient maintenant de petits arbres. Les pelouses, escamotées, faisaient place à une vigne percée d’une allée droite, au bout de laquelle s’élevait un léger pavillon rustique. Tout cela, dans un grand clair de lune, était aussi visible qu’en plein jour.

— Comprenez ! Comprenez bien ! disait Charles. Ceci est le jardin d’autrefois, le château d’autrefois, le château avant l’adjonction de la marquise, avant 1860 ! Je possède des dessins, des peintures de ce temps-là, on ne peut s’y tromper ! Ce petit pavillon, là-bas, est irrécusable !

— Quel pavillon ? Je n’en vois pas ! fit Julien. Et, du reste — est-ce que j’ai la berlue ? — la marquise est revenue, monsieur Charles !

— Mais non ! balbutia le jeune homme, anxieux.

— Mais si ! insista l’autre, non moins inquiet.

— Ah ! Je crois comprendre !

Charles avait remarqué que Julien, à présent, regardait dehors non par les mêmes vitres que lui, mais à travers la partie de la fenêtre qui, tout à l’heure, vue de l’extérieur, semblait bouchée et qu’ils avaient maintenant à leur droite. L’historien, à son tour, se plaça devant cette moitié de fenêtre — qui comportait deux vitres — et revit le paysage moderne, ses hauts marronniers, sa marquise, ses pelouses et son ciel sans lune de ce côté-là.

— J’y suis tout à fait ! annonça-t-il avec une merveilleuse allégresse.

Julien attendait, bouche bée, l’explication.

À ce moment, Claude, ayant vu d’en bas les deux hommes gesticuler, les ayant entendus parler et ouvrir la fenêtre du sud, arriva sur les lieux du prodige.

— Voici deux carreaux bien singuliers, dit Charles en désignant la moitié gauche de la fenêtre. Quand on les regarde de l’intérieur, on voit, au travers, le jardin tel qu’il était avant 1860, — peut-être beaucoup d’années avant 1860. Et quand on regarde ces carreaux de l’extérieur, on voit, au travers, la petite chambre haute comme elle était jadis, — comme elle était avant 1829, année où mon aïeul César Christiani a quitté Silaz pour n’y jamais revenir.

Claude n’y voyait encore que du feu. Mais Julien, plus renseigné, demanda pourquoi Charles savait que la vision leur avait montré une chambre antérieure à 1829 et au départ de « ce monsieur son grand-père ».

— Parce que, révéla Charles, parce que c’est lui que nous avons vu. Et c’est vous qui avez gagné votre pari, Claude. Il s’agit bien réellement d’un fantôme, d’un spectre absolument vrai, d’un servant indiscutable. Et, comme le surnaturel n’existe pas, il faut conclure que ce phénomène est des plus naturels, et que notre fantôme n’est qu’une image tout à fait explicable.

« Qu’on se place d’un côté ou de l’autre de ces deux vitres surprenantes, ce qu’on découvre au delà n’est pas ce qui s’y trouve, mais ce qui s’y trouvait avant 1829, ou en 1829 avant l’automne, époque du départ en question, quand César Christiani s’en est allé à Paris.

— Mais comment cela peut-il se faire ?

— Je le cherche… Je le cherche…

« D’abord, je me rappelle maintenant avec beaucoup de précision, un fait dont je ne m’étais souvenu que vaguement, tout à l’heure, sous le marronnier, au moment où j’ai constaté que la moitié de la fenêtre semblait bouchée (la moitié gauche, qui, à présent que nous sommes dans la chambre, se trouve naturellement à notre droite).

« Ce fait, c’est que, depuis mon enfance, j’ai toujours vu l’autre moitié recouverte de plaques que je prenais pour des plaques de bois. Entendez-moi bien : l’autre moitié ; non pas celle qui me semblait bouchée tout à l’heure, mais l’autre, celle qui est maintenant pour nous la moitié gauche, celle où se produit la fantasmagorie. Oui : des plaques obscures, que je croyais être des planches. Je supposais que, faute de verre, on avait, un jour, autrefois, exécuté là une réparation provisoire, et puis qu’on avait négligé, par la suite, de substituer des vitres à ces planches. La demi-fenêtre vitrée et la fenêtre du sud donnaient, d’ailleurs, un jour très suffisant dans cette chambre. Si je m’étais souvenu de cette particularité quand vous m’avez parlé des apparitions, je vous aurais tout de suite demandé à quel moment on avait remplacé par des carreaux de verre les deux panneaux opaques.

— Mais, rétorqua le régisseur, à aucun moment ! Moi, n’est-ce pas ? je n’ai jamais fait grande attention à ces détails. Ce que je peux certifier, c’est que, depuis plus de trente ans que je suis au service de votre famille, M. Charles, le vitrier n’a fait aucune réparation dans la petite chambre haute.

— Tiens !… médita Charles. Aussi bien, en y réfléchissant, on arrive à conclure, en effet, que ces panneaux ont dû être placés là du temps même de César Christiani. Mais alors, il faut admettre que, soudainement, ils ont cessé d’être opaques, pour devenir tels que nous les voyons, c’est-à-dire révélateurs d’une époque consommée…

— « Rétroviseurs », osa le chauffeur Julien, comme les miroirs qu’on adapte aux automobiles pour voir derrière la voiture, pour voir le chemin parcouru…

Charles sourit :

— Ce ne doit pas être tout à fait ça. Car notre passé ne me semble pas pouvoir être observé directement, du moins par nous-mêmes.

— Naturellement, dit Julien : puisqu’il n’existe plus.

— Si, dit Charles. Le passé existe toujours dans l’ordre de la lumière, dans l’ordre de l’optique ; mais jusqu’ici, notre passé à nous, habitants de la Terre, n’avait pu tomber sous nos propres regards. Cela ne l’empêche pas de s’éterniser visuellement, comme tous les passés où règne la lumière. Ainsi, quand nous regardons les étoiles, c’est leur passé que nous voyons. Car la lumière, malgré sa rapidité de trois mille kilomètres à la seconde, met cependant des années pour nous parvenir de l’étoile la plus proche, autrement dit pour nous envoyer l’image de cette étoile. Si bien que nous ne voyons jamais, au firmament, que les étoiles telles qu’elles brillaient il y a dix, vingt, cinquante, cent ans, selon la distance qui nous en sépare, et non pas telles qu’elles brillent au moment où nous les contemplons.

« En somme, trouva-t-il après un silence, ces carreaux agissent exactement comme si la lumière mettait, à les traverser, autant de temps qu’elle en met à franchir d’immenses espaces célestes. Tout se passe comme s’ils étaient des condensés d’espace, des comprimés de distance… Je crois que c’est là dans ce sens qu’il faut chercher la solution de cette merveilleuse énigme, — quelle que soit, au premier abord, l’étrangeté de cette formule ; mais je ne doute pas d’en trouver une autre, qui sera recevable, puisqu’elle sera vraie.

« De toute façon, je m’explique à présent pourquoi, du dehors, une fois la nuit venue, et une image lumineuse étant produite par ces carreaux mystérieux, la partie gauche de la fenêtre nous paraissait obscure et recouverte d’un rideau quelconque. C’est tout simplement parce que, derrière les carreaux ordinaires comme derrière les autres, il n’y avait en réalité que de l’ombre. Seulement, les carreaux… « rétroviseurs » nous montraient les clartés du passé qu’ils contiennent.

— Mon Dieu, M. Charles, dit Claude, tout cela commence à devenir à peu près clair pour moi ; mais comment expliquerez-vous que ces carreaux se soient mis subitement à mirer le temps jadis, puisque ni vous ni moi ne nous étions jamais aperçus de rien ? Ils ont été, comme qui dirait, morts, inanimés, durant des années et des années ; et tout à coup, crac ! les voilà vivants et qui nous donnent le cinéma…

— Laissez-moi le loisir d’étudier la question, dit Charles. Je n’ai rien expliqué encore, quoi que vous en disiez. J’ai simplement décrit le phénomène, en le comparant à ce qui se passe dans le ciel des astres.

« Vérifions quelque chose.

Il ouvrit alors la fenêtre, non sans peine, ce qui lui prouva qu’on ne l’avait pas fait depuis très longtemps.

Comme il s’y attendait, les images inexplicables suivirent le mouvement du battant. Quelle que fût la position de celui-ci, on apercevait toujours à travers, d’un côté le parc lunaire, de l’autre la chambre sombre, comme si le battant eût toujours occupé sa position primitive dans la fenêtre fermée.

Charles réfléchissait sans relâche.

— Apportez-moi des outils, Claude, je vais enlever ces deux carreaux ; ce sera plus commode pour les examiner. Et montez-nous une bonne lampe à essence.

Une demi-heure plus tard, les deux carreaux du battant de fenêtre étaient transportés dans la chambre de Charles Christiani.

Et Charles Christiani se livrait sur eux à des investigations méticuleuses.

C’étaient des plaques relativement pesantes et fort épaisses. Quand on les examinait par la tranche, cette tranche apparaissait composée d’une infinité de raies très minces dont les unes étaient noires, d’autres lumineuses et d’autres plus ou moins claires ou obscures. Il palpa cette tranche, cette coupe ; elle lui sembla de contexture feuilletée.

Les plaques avaient été fixées dans le châssis de la croisée à l’aide de pointes et de mastic, comme des vitres ordinales, mais beaucoup trop épaisses.

Ce qui souleva d’émerveillement celui qui les étudiait, ce fut qu’elles se comportaient exactement comme les vitres d’une fenêtre et pas du tout comme un écran à projection ou bien le verre dépoli d’une chambre noire.

Nous nous expliquons immédiatement.

S’il s’agit d’un écran ou d’un fond de chambre noire, vous avez beau changer de place par rapport à ces plans, c’est toujours la même image qui vous apparaîtra. Baissez-vous, élevez-vous, écartez-vous sur les côtés, vous n’en découvrirez pas, pour cela, un pouce d’image supplémentaire.

Au rebours, Charles, déjà tout ébahi d’avoir dans sa chambre à coucher ces vues vivantes attachées à un autre lieu, s’aperçut que, suivant sa position, il en faisait varier le champ et la perspective, de même que, lorsqu’on regarde par une fenêtre, soit de gauche, soit de droite, soit en plongeant, soit d’en bas, soit de face, soit de près, soit de loin, le paysage, au gré de ces mouvements, se cache par-ci, se découvre par-là, modifie les rapports de ses lignes, se développe ou se réduit.

Charles essaya de se rappeler quel aspect présentait naguère la substance secrète lorsqu’elle était encore opaque et qu’il l’avait aperçue en venant travailler dans la petite chambre haute. Il crut ne pas se tromper en évoquant une surface mate, analogue à une ardoise polie, ou bien a du bois dur et noir, ou noirci ; c’était d’ailleurs l’idée d’un bois de poirier ou d’ébène qui s’attardait en lui avec le plus de ténacité. Mais maintenant, à cause de la contexture feuilletée, il penchait à croire que c’était là une espèce d’ardoise et il supposait :

« Une matière naturelle ? Non. Un produit fabriqué, plus vraisemblablement. »

Quand on frappait du doigt cette « ardoise », elle rendait un son très sourd, très étouffé. Ce qui fit que Charles pensa à cet autre corps formé de feuillets innombrables : le mica.

Pour l’heure, que faire de plus ?

La nuit s’avançait. Les trois serviteurs s’étaient retirés, beaucoup moins émus que ne le méritait une découverte aussi sensationnelle, mais dont toute la portée leur échappait de même que toute l’étrangeté.

Le grand lit, sous ses courtines vieillottes, entr’ouvrait ses draps d’une blancheur hospitalière. Mais Charles n’avait pas la moindre envie de se coucher.

Il lui semblait être électrisé, avoir dans le sang comme du champagne ! Une magnifique exaltation l’animait. Il était pareil au premier qui découvrit l’existence de l’électricité, la force de la vapeur, la possibilité de parler à distance ou les propriétés toutes-puissantes d’un liquide ou d’un gaz.

Et aussi, l’historien qu’il était éprouvait là une volupté incomparable. Ouvrier du passé, aimant les époques disparues comme le musicien aime les sons et le sculpteur le marbre, il jouissait d’une joie aiguë à posséder dans cette chambre, en face de lui, ces choses, ces deux merveilles semblables qui étaient, quoique présentes, du passé. Du passé réel, palpitant. Elles étaient le lieu extraordinaire où, du moins pour les yeux, la vie du monde se déroulait avec un retard d’un siècle environ. Elles étaient de l’Histoire, non pas cinématographiée, mais admirablement actuelle, quoique séculaire !

Il en frissonnait. D’autant que, confusément, mais avec une véhémence croissante, avec un trouble qu’il finit par préciser, la conviction le gagnait, superstitieuse, que l’apparition de César Christiani n’était pas l’effet du hasard. Que cette apparition fût scientifique, cela lui importait peu. En fut-il jamais d’autres, au surplus ? Et rien peut-il arriver, même du ciel, qui ne soit conforme aux lois de la Création ? Le fait indiscutable était que César venait d’apparaître, revenant naturel, mais revenant quand même ; et à quel moment parmi les milliards de moments de la durée ? Juste à l’heure où la mémoire de sa mort tragique s’opposait au bonheur de son arrière-petit-fils.

Coïncidence ? Un poète qui mettrait en vers cette histoire ferait rimer le mot avec « Providence ».

Oh ! bien sûr, cela ne pouvait rien changer à la situation directement. Mais, pour Charles, cela prenait un sens profond, fatidique. C’était on ne savait quel encouragement, un signe, autre chose encore de plus inexprimable et qui, enveloppé de mystère, dégageait un obscur appel à des sentiments nouveaux, imprécis mais salutaires.

Rien ne frappe les hommes autant que le croisement imprévu des événements aux carrefours de la destinée ; ils sont toujours tentés de nommer l’aiguilleur autrement que hasard ; ceux qui ne résistent pas à la tentation sont heureux.

Aussi peut-on dire que Rita Ortofieri était de cette fête pourtant solitaire. Charles, débordant d’idées, d’émotions, exultant d’enthousiasme, s’était aperçu que désormais, en dépit de sa volonté, il ne pourrait plus goûter de joie, ni souffrir, ni éprouver quelque vive réaction, sans associer Rita à son propre sort, Rita même absente, lointaine, vieillie, morte ! La pensée de Rita ne pourrait jamais lui devenir étrangère. Il fallait se l’avouer : elle ne l’avait pas quitté un instant. Ni la diversion berçante du voyage, ni la bizarrerie étourdissante de l’aventure consécutive n’avaient réussi à éloigner cette présence imaginaire. Et comment n’aurait-elle pas pris un nouveau relief à l’heure où Charles, séparé de tous, environné de silence et de paix, se trouvait en tête à tête avec une nuit d’autrefois, et contemplait — c’était magique ! c’était terrible et ravissant ! — cette façade toute blême de lune, derrière quoi dormait ce César Christiani dont, il connaissait la mort future, l’assassinat par Fabius Ortofieri !

Car la nuit du passé se déroulait dans les deux carreaux, paisible et lente, mais pas plus lente ni plus rapide que la nuit du présent. Et Charles ne se rassasiait pas d’assister à ces heures tombées dans le néant.

Tout à coup il vit, au fond du tableau d’autan, la planète Vénus scintiller dans une ombre plus pâle, et le ciel blanchissant découper en silhouette la dentelure de l’horizon.

Il retourna l’une des plaques et vit dans son rectangle les premières lueurs de l’aube éclairer la petite chambre haute, comme si, accroché à la gouttière de la tour, il eût épié, à travers la fenêtre, cet intérieur.

Mais le spectacle de l’extérieur l’intéressait davantage. Il y revint donc.

L’aurore ancienne répandit sur le jardin d’antan sa rosée, ses rayons, sa tendresse nuancée.

À peine le soleil avait-il paru que des paysans se dirigèrent vers la vigne. Les uns portaient des culottes courtes et de gros bas. D’autres étaient en pantalon. Mais tous — tous ces gens morts aujourd’hui — arboraient des costumes qui ressemblaient à des déguisements. Une charrette traînée par un cheval fut amenée. On déchargea des cuveaux. Une douzaine d’hommes et de femmes entrèrent dans la vigne. C’était la vendange.

Alors il vit s’ouvrir la porte du château — celle que la marquise devait plus tard abriter — et le châtelain matinal sortit.

Il était vêtu, comme la veille, de sa veste verte à col brun. Un large pantalon de marin, à rayures, flottait autour de ses jambes. Son chapeau de feutre avait de grands bords relevés en rouleaux. Un singe gambadait à ses côtés, un magnifique perroquet vert et jaune se tenait sur son épaule.

Charles, féru de tout ce qui était de l’Histoire, n’avait rien oublié des annales du capitaine César. Il savait le nom du perroquet : Pitt, le nom du chimpanzé : Cobourg, noms facétieusement trouvés par César pour caricaturer l’Anglais et l’Autrichien, adversaires de la Révolution et de Napoléon Ier ; et rien ne pouvait l’amuser autant que de voir, auprès de l’ancien corsaire, ces animaux qui tenaient leur bonne place dans ses Souvenirs.

Il vit le maître entrer dans l’allée de la vigne ; les serviteurs le saluer avec un empressement respectueux, qui a bien disparu de nos mœurs. Puis un solide gaillard, qui semblait commander aux autres, fit approcher une vieille femme en bonnet, toute courbée sous les ans, et Charles comprit qu’il expliquait à César quelque chose au sujet de cette vieille. En effet, César tendit une bourse rebondie à la pauvre femme, qui se mit à lui baiser les mains, tandis que Pitt et Cobourg s’évertuaient, chacun à sa façon.

La scène de l’aumône fut pour Charles un trait de lumière, car (il s’en souvenait fort bien) César, dans ses écrits, avait consigné cette largesse faite par lui a une vendangeuse digne d’intérêt, lorsqu’il était sur le point de quitter Silaz pour Paris.

Il en résultait que ce jour automnal, si merveilleusement conservé et restitué par les plaques rétrospectives, était un des derniers jours du mois de septembre 1829.

À ce moment, Charles s’aperçut que le soleil s’était levé sur le présent comme sur le passé et que commençait une nouvelle journée du mois de septembre 1929.

Un siècle, juste, séparait les deux matinées qu’il contemplait en même temps.