Le Maître de la lumière/XI

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Tallandier (p. 149-169).


CHAPITRE XI

le vieux crime


Malgré l’assurance que « toute décision » était « différée », Charles Christiani continua de penser qu’il fallait aller vite en besogne. En matière de fiançailles, on ne peut tenir bien longtemps suspendus les événements, et Luc de Certeuil n’était pas homme à se laisser amuser. Une solution, dans un sens ou dans l’autre, devait intervenir au plus tôt. Le plan était de rapprocher autant qu’il se pourrait la date à laquelle, en présence de témoins et toutes précautions ayant été prises, on procéderait à la rétrovision du meurtre de César.

Cette séance extraordinaire ne pouvait avoir lieu qu’à Paris. C’est là qu’on trouverait toutes les commodités désirables, tous les conseils, le maximum de garanties.

Charles, cependant, se retint d’agir précipitamment, et fixa son départ au surlendemain seulement. Il voulait emporter, en effet, tout ce qui lui semblerait propre à servir ses efforts ; non seulement la plaque précieuse entre toutes, mais les autres, mais l’aquarelle de Lami, le manuscrit secret, les Souvenirs du corsaire, sa correspondance, jusqu’au moindre document, écrit ou autre, se rapportant à César. Et dans ce dessein, il prit le parti de visiter de fond en comble le château, d’en fouiller les meubles, d’examiner avec soin les surfaces qui pouvaient être, clandestinement, des plaques de luminite, disposées là par César.

C’est pourquoi il contrôla tous panneaux obscurs, de lambris, de portes d’armoires et bahuts, voulant vérifier si ce n’étaient point des plaques que la lumière n’avait pas encore traversées. Et il démonta tous les tableaux sous verre, et que l’image peinte ou gravée que l’on voyait à travers n’était pas une image d’autrefois. Il fit même, en décadrant ainsi une vieille Tentation de saint Antoine, la réflexion que, si le verre eût été une plaque de luminite, et si la gravure avait été enlevée après avoir jadis séjourné dans son cadre, on aurait continué pourtant à la voir, pendant des années, là où elle n’était plus ; et maintenant, derrière la glace, il ne trouverait plus rien, quoique la glace montrât toujours la gravure.

Aucune glace, aucun verre, aucun panneau n’étaient suspects. Aussi bien, dans le cas où César eût placé quelque part d’autres plaques de luminite, son manuscrit secret en aurait fait mention très probablement. Et, par ailleurs, si la luminite encore obscure passait facilement inaperçue, il n’en était pas de même de la luminite qui avait commencé d’émettre sa lumière. Celle-là eût été repérée avant que Charles s’en mêlât ; on n’en saurait douter, surtout si l’on veut bien réfléchir à ceci : que, tout naturellement, la substance, parfois, montrait en pleine nuit des vues de grand jour ou des vues de nuit bien éclairées de lampes ou de lustres, de lune ou d’étoiles, et que c’était par hasard que les plaques de la fenêtre haute avaient fait si exactement coïncider avec les soirs et les matins de 1929 les soirs et les matins de 1829. Sans quoi le vieux Claude et la vieille Péronne auraient pu voir en plein midi le fantôme nocturne de César agiter sa faible lueur derrière une fenêtre presque ténébreuse, et, la nuit, la petite chambre haute leur eût semblé baignée d’un soleil inexplicable.

Avec l’aide intelligente du chauffeur Julien, ces opérations de contrôle furent conduites rondement. La journée du lendemain n’était pas achevée que, dans la remise, l’automobile contenait déjà, sous forme de paquets entourés de couvertures amortissantes, les principaux éléments d’une contre-enquête comme, de mémoire d’homme, on n’en avait jamais menée. Charles trouverait à Paris les autres éléments, à savoir : toutes choses venant de César et conservées rue de Tournon, — les pièces du procès Ortofieri, classées au Palais de Justice, où Charles les avait déjà compulsées, — aux Archives nationales, les vingt-sept cartons du procès Fieschi, qu’il importait sans doute d’étudier subsidiairement, — enfin certains documents que Rita Ortofieri ne refuserait assurément pas de prêter, concernant son aïeul.

Le lendemain, de très bonne heure, Charles fit ses adieux aux deux serviteurs. L’aube était grise et blafarde. Le ciel pendait en haillons de nuages sur les montagnes terreuses et jaunies. Les toits mouillés luisaient désolément. La route miroitait, semée de flaques d’eau. Une odeur de vin sortait du pressoir, et un petit char à quatre roues, traîné par deux vaches, s’en allait, pas vite, avec des tonneaux, dans un bruit de moyeux grinçants et d’essieux craquants et cliquetants.

— Merci bien, monsieur Charles, dit Claude.

— Oh ! oui, merci ! renchérit Péronne avec gratitude.

— Croirez-vous encore au servant ? dit Charles.

Mais Claude préférait un autre sujet de conversation :

— Alors, à quand, monsieur Charles ?

Il s’appuyait à la portière, son chapeau à la main.

— Je ne sais. Au printemps, à Pâques…

À Pâques ! D’ici là, sa destinée se serait fixée. Quelle âme aurait-il quand il reverrait, à l’époque des marronniers fleuris et des lilas, ce triste paysage ruisselant qui sentait aujourd’hui l’herbe humide, la feuille morte et le vin nouveau ? Bonheur ou malheur ?

— Allez, Julien. En route ! Au revoir, Péronne, Claude !

La voiture laquée, étincelante, parée de mille éclats et d’autant de reflets, démarra en souplesse sous le « débridé ». Des gerbes d’eau jaillirent au passage des énormes pneus abordant les ornières.

À Pâques ! Énigme ! Mystère de l’avenir !

« Et pourtant, tout est écrit ! pensait Charles. Je ne sais où, ce qui va se passer maintenant est écrit, représenté d’avance, comme sur une plaque fantastique, — une plaque impossible à concevoir, celle-là, dans le domaine physique ! »

Et il cherchait à deviner quelle avait été l’âme de César, quand il avait quitté Silaz en berline de poste, un siècle auparavant, pour atteindre Paris dix jours plus tard, avec ses oiseaux et ses singes : Paris où l’attendait, au détour de l’avenir, embusqué derrière le 28 juillet 1835, l’assassin avec son pistolet.

César, c’est certain, eût été plus surpris de voir son petit-fils filer à cent à l’heure sur les routes de Savoie, que Charles ne l’avait été d’apercevoir son grand-père monter en chaise au bout d’une avenue plantée de cent années !

Charles s’assura que les mouvements de la voiture ne pouvaient nuire aux plaques de luminite. La crainte d’un accident, d’une brisure, commençait à le hanter. Et il se demandait s’il y avait au monde un trésor plus précieux que ce paquet emmitouflé où, par l’effet d’un prodige naturel, — aussi rarissime maintenant que la présence, sur terre, d’une de ces bêtes dont l’antique espèce est à peu près éteinte, — une scène centenaire se déroulait, retenue comme les glaces millénaires retiennent parfois, intacts, des mammouths tout entiers, — comme les résines, les gommes, les ambres préhistoriques retiennent, eux aussi, des insectes qui semblent vivre encore et seulement dormir. Une scène sanglante. Une scène dont son bonheur ou sa détresse dépendait, selon le visage du meurtrier qui apparaîtrait dans le cabinet de César…

À moins que l’assassin ne se fût caché pour tirer…

À moins que des choses ne se fussent produites, auxquelles on ne pouvait penser ! Des choses absolument imprévisibles et qui réduiraient à néant toutes les espérances de clarté !

Et penser qu’il n’y avait, pour tout savoir, pour être fixé, qu’à empoigner cette plaque, à dissocier ses feuillets !…

Erreur. Charles se souvenait très imparfaitement des traits de Fabius Ortofieri, l’homme qu’il fallait reconnaître ou non.

« Je n’ai vu de lui… » songeait-il.

— Je n’ai vu de lui, et ce n’est pas hier, qu’un mauvais portrait, — répétait Charles Christiani, le lendemain après-midi, en s’adressant à Bertrand Valois. C’est une médiocre lithographie qui fut mise en vente à l’époque du crime et dont la famille Ortofieri a, du reste, acheté presque toutes les épreuves (ainsi que l’espérait l’auteur, je suppose !)

Bertrand Valois, une flamme vive animant son regard, et flairant le vent de son nez malicieux, fit halte devant son futur beau-frère. Car il allait et venait dans la chambre de celui-ci, rue de Tournon.

— Mlle Ortofieri nous confiera d’autres portraits, n’est-ce pas ? C’est la base de notre entreprise.

— Elle fera, j’en suis sûr, tout ce que je lui demanderai.

Le jeune auteur dramatique, sur un coup de téléphone de Charles, était venu déjeuner avec les Christiani. Mme Christiani, n’avait pas encore été mise au courant des projets de son fils, elle ignorait le premier mot de sa découverte, ne s’étant même pas souciée d’apprendre pourquoi Claude, à Silaz, avait réclamé le secours de son maître. Mais Colomba savait l’essentiel depuis l’arrivée matinale de son frère, et Bertrand venait d’entendre en sa présence, le récit de Charles, qu’il avait écouté comme le sultan Schariar dut se repaître des histoires de Schéhérazade.

Il était ébloui, charmé, transporté d’enthousiasme, impatient d’agir.

Les paquets étaient là, au fond d’un vaste placard ouvert, qu’on pouvait refermer à la moindre alerte. Et, dans cette ombre qu’elles éclairaient d’une lumière fabuleuse, les plaques, déballées, perçaient des semblants de fenêtres : une sur le parc de Silaz, une autre sur la petite chambre haute, la troisième, l’inestimable troisième, sur le cabinet de César, boulevard du Temple. Et, dans cette plaque, César lui-même fumait sa pipe à sa fenêtre, tournant le dos, regardant les promeneurs, les voitures, les nuages du printemps 1833.

On le vit se retourner, l’air souriant, à l’entrée d’une jeune fille qui pénétra dans le cabinet par la porte du salon et se mit à lui parler. Elle était fort jolie ; dix-sept ou dix-huit ans, pas davantage ; coquettement habillée d’une robe d’indienne, avec une collerette et un petit tablier noir ; coiffure lisse à grandes coques haut perchées, nouées d’un nœud aux larges ailes ; manches ballonnées ; bas blancs ; légers escarpins dont les rubans s’entrecroisaient autour de sa fine cheville.

— Quelle est celle-ci ? fit Bertrand. Ce n’est pas une visiteuse.

— Elle est charmante, dit Colomba. Qui cela peut-il être, Charles ? Pour une servante, je la trouverais bien dégagée…

— Ce n’est pourtant pas non plus une parente, répondit Charles. À cette époque-là, César ne comptait parmi ses proches aucune jeune fille. Ah ! parbleu, m’y voici ! C’est Henriette Delille !

— Qui ça, Henriette Delille ? demanda Bertrand.

— Une orpheline que César recueillit à la fin de l’année 1832, si j’ai bonne mémoire. C’était la fille d’un de ses anciens lieutenants, qui, avant de mourir, lui avait légué cette petite, dont il fut nommé tuteur. César détestait les domestiques. Henriette a tenu son ménage jusqu’à la fin. On lui donnerait dix-huit ans ; je crois bien qu’en 1833 elle n’en avait que seize. C’est une bien jolie personne !

— Eh ! Eh ! Est-ce que notre César aurait eu quelque inclination pour sa pupille ?

— Ses Souvenirs, en tout cas, n’en font rien présumer. Il ne lui a laissé par testament qu’une somme convenable. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue après la mort de son tuteur. C’est elle qui a découvert le cadavre, au soir du 28 juillet 1835. Sa déposition figure au dossier du procès Ortofieri.

— Pourrais-tu, dit Bertrand, me donner un aperçu de ce procès ?

— Rien n’est plus simple. J’ai là, dans ma bibliothèque, toutes les notes que j’ai prises naguère, et qui résument l’instruction. Accorde-moi deux minutes, et je reviens.

Le cabinet de Charles attenait à sa chambre. Ces deux pièces, prenant vue sur les jardins et sur le chevet de l’église Saint-Sulpice, étaient enfouies dans un silence de petite ville provinciale. Un travailleur ne pouvait souhaiter une retraite plus quiète, en plein cœur de Paris.

Pendant que Charles fouillait dans ses archives, Bertrand et Colomba, les mains enlacées, regardaient toujours le vieux César s’entretenir avec sa protégée. Il l’enveloppait d’un regard très doux, mais aussi très paternel, et la petite Henriette, gaiement respectueuse, ne semblait ni le craindre, ni toutefois le traiter familièrement. On voyait leurs lèvres remuer, leurs gestes et leurs expressions accompagner leurs paroles ; et, chose frappante, il y avait, dans ces mouvements et ces jeux de physionomie, une valeur caractéristique qui étonnait, une forme à laquelle on ne se serait pas attendu : quelque chose d’étranger — d’étranger, non pas à notre pays, mais à notre temps. On devinait qu’ils prononçaient parfois des mots tombés aujourd’hui en désuétude, et qu’à d’autres mots ils donnaient un accent qui nous ferait sourire. Bertrand se souvenait d’un très vieux bonhomme qu’il avait connu et qui ressassait : « Louis-Flippe, Louis-Flippe ; je l’ai vu passer, Louis-Flippe ! » Henriette et César, comme ce bonhomme, devaient dire : « Louis-Flippe ». Bertrand l’assura à Colomba, et, comme tout est prétexte aux amoureux pour se caresser, ils s’embrassèrent sur-le-champ, avec des rires, en l’honneur de Louis-Flippe.

Charles rentrait, portant des notes bien sanglées dans un cartonnage, et un fichier de petites dimensions. Il toussota :

— Hum ! Hum !

— À ta disposition ! fit Bertrand qui, non sans rire, s’écarta de sa fiancée.

L’historien s’assit devant une table et commença la revue de ses papiers.

— Voici, dit-il. Le 28 juillet 1835, à quatre heures du soir, une jeune fille, déclarant se nommer Henriette Delille, se présenta au poste de police du Château-d’Eau, accompagnée d’un sieur Tripe. Devant le commissaire de police Dyonnet — celui-là même qui, quatre heures auparavant, avait enfermé dans son « violon » Fieschi ensanglanté, presque mourant — Henriette Delille s’expliqua.

« En rentrant tout à l’heure à la maison, dit-elle à peu près, j’ai trouvé, étendu et baignant dans son sang, le cadavre de mon tuteur, M. César Christiani. Aussitôt je suis sortie sur le palier, pour appeler à l’aide. Ce monsieur, qui s’appelle Tripe, m’a entendue. Il est accouru et m’a assuré qu’en effet mon tuteur était mort et que la seule chose à faire était de prévenir la police. Je l’ai prié de venir avec moi jusqu’ici.

« Immédiatement, le commissaire Dyonnet se rendit sur les lieux avec un sergent de ville et M. Joly, chef de la police municipale, qui se trouvait au poste pour veiller à certaines suites de l’attentat et de l’arrestation de Fieschi. Ces fonctionnaires, parvenus au premier étage du numéro 53, boulevard du Temple, ne doutèrent pas que César Christiani n’eût été touché par une balle de la machine. La température du corps, déjà froid, sa rigidité, indiquaient que la mort s’était produite vers midi. La nature de la blessure révélait qu’une balle l’avait faite. La fenêtre ouverte plaidait également en faveur de la thèse qui, logiquement, s’imposait au premier abord : César, victime additionnelle de la machine infernale. Il est vrai que le cadavre était orienté la tête vers la fenêtre, les pieds vers la porte d’entrée, et qu’il gisait sur le dos, — présentation qui semblait contredire la conjecture d’une balle ou d’un éclat de mitraille ayant frappé César Christiani après avoir ou non ricoché sur le pavé du boulevard. Le projectile avait atteint le vieillard par devant, en pleine poitrine, et si César, foudroyé, était tombé à la renverse, il devait sembler évident qu’on avait tiré sur lui d’un point opposé à la fenêtre. M. Dyonnet et son supérieur, M. Joly, ne s’arrêtèrent pas, sur le moment, à cette considération, et nous aurions tous raisonné comme eux. En effet, rien n’était plus simple que de supposer ceci : César debout, au centre de la petite chambre, fait face à la fenêtre, s’en approche sans doute pour voir passer le roi Louis-Philippe et son brillant état-major. Fieschi, là-bas, du haut de sa maison rouge, commet son crime. Une balle perdue frappe César, qui tombe. Mais pourquoi ne tomberait-il pas en tournant sur lui-même ? Il peut tomber aussi, le nez en avant, dans le sens de sa marche, et, par terre, il peut alors se retourner sur le dos, dans une convulsion d’agonie ou dans un suprême effort !

— Parfaitement juste, approuva Bertrand.

Charles reprit :

— Dans le cabinet de César, en présence du corps, M. Dyonnet et M. Joly achevèrent d’interroger Henriette Delille et ce Tripe qui ne joue qu’un rôle des plus effacés dans toute la procédure. Tripe passait devant la porte du 53, examinant les ravages de la machine infernale et les affreux débris, les taches rouges qui souillaient encore le boulevard. Il avait entendu des appels. C’est tout ce qu’il savait. Pour le reste, il ne pouvait que confirmer les dires d’Henriette Delille.

« Celle-ci déposa que, le matin, après avoir déjeuné avec son tuteur (je vous rappelle qu’à cette époque les bourgeois déjeunaient à dix heures et dînaient au plus tard à six heures), elle était partie avec des compagnes pour aller voir la revue des gardes nationales aux Champs-Élysées, vers le Carré Marigny. En effet, cette revue était une manifestation très imposante. Pour fêter le cinquième anniversaire des Trois Glorieuses et de l’avènement de la monarchie de Juillet, Louis-Philippe avait ordonné un grand déploiement de troupes. Elles s’étendaient, à droite et à gauche des voies, depuis le Carré Marigny jusqu’à la Bastille, en passant par la Concorde, la rue Royale et les boulevards. Mais la cavalerie et l’artillerie étaient massées aux Champs-Élysées où les arbres formaient, par surcroît, un décor plus agréable que les vieilles maisons du boulevard du Temple ; et voilà pourquoi Henriette Delille, cédant à l’amour des éperons et de la nature, s’était rendue au Carré Marigny.

« Elle dit que son tuteur lui avait donné campos jusqu’au soir, c’est-à-dire jusqu’à cinq heures. Néanmoins, elle était rentrée plus tôt, à cause de l’attentat. Elle serait même revenue immédiatement après l’avoir appris, si elle avait connu l’emplacement réel de la catastrophe ; mais, dans Paris atterré, les rumeurs s’accordaient pour situer la maison de Fieschi beaucoup plus près du Château-d’Eau qu’elle n’était en réalité ; on la disait voisine de l’Ambigu-Comique. Et, certaine à la fois que César n’avait couru aucun danger et qu’il ne pouvait s’inquiéter à son sujet, Henriette, avec ses amies, avait continué à remonter les Champs-Élysées après la dislocation des troupes. Cependant, la consternation générale l’ayant peu à peu gagnée, elle n’avait pas profité de toute sa liberté et elle était rentrée environ à quatre heures. Peut-être aussi « un sourd pressentiment s’était-il glissé dans son sein », comme l’exprime le touchant procès-verbal qui nous apprend tout cela.

« Questionnée plus tard sur l’état de l’appartement lors de sa rentrée, Henriette Delille affirma que la porte du palier était fermée, de même celle qui faisait communiquer l’antichambre et le cabinet. La porte du salon était ouverte, — du moins, spécifia-t-elle, la porte donnant dans le cabinet, car toutes les autres issues du salon se trouvaient closes. Elle ne dit rien des oiseaux ni des singes, ce qui donne à croire que l’ordre régnait dans cette bizarre ménagerie ; mais nous pouvons supposer que le fracas tonitruant de la machine infernale et du coup de feu simultané, tiré dans l’appartement même, avait dû violemment agiter Pitt, Cobourg et leurs congénères.

« De toute évidence, le fracas s’est confondu avec le coup de pistolet, insista Charles Christiani, puisque personne ne l’a entendu, par la fenêtre ouverte, sur ce boulevard qui était plein de soldats et de peuple, à l’heure où, sans discussion possible, nous sommes forcés d’admettre que le pistolet fit son office. Il était donc absolument normal que MM. Joly et Dyonnet ne soupçonnassent en aucune façon qu’une détonation d’arme à feu avait éclaté indépendamment de l’explosion de la machine, — explosion qui, du reste, fut prolongée comme un feu de peloton, décomposée en une suite saccadée de détonations roulantes qui durèrent plus d’une seconde.

« Le lendemain, il leur fallut changer d’avis. Les médecins légistes s’étaient prononcés, après l’autopsie.

— Excuse-moi de t’interrompre, dit Colomba qui suivait avec attention la petite conférence de son frère. Mais pourquoi la fenêtre n’aurait-elle pas été fermée au moment du meurtre, puis ouverte par le meurtrier ?

— C’est douteux, d’abord parce que César avait dû l’ouvrir, par ce beau temps, par cette magnifique journée de juillet, pour voir commodément la parade. La preuve, c’est que, ayant la vue très mauvaise, il avait installé un télescope devant l’accoudoir, afin de dévisager le roi, les princes, les maréchaux et le fameux petit M. Thiers, — télescope qui fut trouvé à la place que je viens d’indiquer, entre les battants de la fenêtre, ainsi qu’en témoigne l’aquarelle de Lami. Ensuite, pourquoi le meurtrier aurait-il ouvert cette fenêtre, l’ayant vue fermée ? Pourquoi, alors aurait-il dressé cette lunette d’approche entre les battants ? Cette mise en scène soignée n’aurait eu qu’un but, à mon avis : faire croire que César avait été tué par la machine infernale ; car, pour qu’il en eût été ainsi, la fenêtre étant close, celle-ci eût été traversée par le projectile. Mais alors…

— Alors, acheva Bertrand, alors, le meurtrier aurait à coup sûr parachevé sa mise en scène…

— Naturellement ! dit Charles. C’est ce que j’allais dire !

— Comment cela ? s’enquit Colomba.

— Parbleu ! continua Bertrand. Il l’aurait parachevée en plaçant le cadavre dans une position qui ne laissât pas l’ombre d’un doute sur la provenance de la balle, je veux dire qu’il aurait disposé le corps face à la fenêtre.

— Tu remarqueras, du reste, dit Charles à sa sœur, que, en 1835, la détonation d’un pistolet était quelque chose de très formidable, et que, par suite, si l’explosion de la machine ne l’avait pas masquée, on l’aurait entendue du boulevard, même à travers une fenêtre close, surtout si cette fenêtre était au premier étage.

« Cela posé, j’en reviens à la première opinion de MM. Joly et Dyonnet, et je ne puis que les absoudre de s’être abusés. Aussi bien, devant le rapport des médecins légistes, ils s’empressèrent de s’incliner et de reconnaître leur erreur.

— C’est une chance, dit Bertrand, qu’on ait pratiqué l’autopsie. Dans les conditions que tu viens d’exposer, il se pouvait parfaitement que l’affaire fût classée, le meurtre mis au compte de Fieschi purement et simplement et l’autopsie jugée inutile.

— Non. Car, de toute façon, un examen superficiel du cadavre était obligatoire et les rapports médicaux relatent que l’aspect extérieur de la plaie suffisait à convaincre de la vérité un spécialiste. Il s’agissait d’une balle tirée à bout portant et qui, cependant, était restée dans le thorax de la victime. En effet, on trouva le plomb dans une vertèbre, qu’il avait fendue après avoir traversé le cœur.

« Dès le 29 juillet, il fut évident que César avait été tué d’un coup de pistolet tiré dans son cabinet de travail, de près, de trop près sans doute pour admettre que l’assassin se tînt alors dans l’antichambre. La mort avait été instantanée, César s’était abattu d’une seule pièce, sur place, et n’avait pu, à terre, esquisser le moindre mouvement, étant déjà mort avant de tomber.

« C’est ici que se place l’accusation portée contre Fabius Ortofieri par ma famille représentée par le jeune Napoléon Christiani, petit-fils du défunt ; Lucile Boulard et son mari le magistrat, fille et gendre de César, et même leur fils, Anselme, le futur conseiller, le « futur père » de notre cousine Drouet, lequel, paraît-il, ne fut pas le moins acharné, malgré ses vingt ans, à la perte de Fabius. Il faut dire, au demeurant, que Napoléon Christiani lui-même venait à peine d’atteindre sa majorité.

« Si quelqu’un était désigné comme ayant eu des raisons de tuer César, c’était bien, reconnaissons-le, Fabius Ortofieri, son ennemi héréditaire, avec lequel il avait personnellement quelques difficultés, — de petites difficultés à vrai dire, mais que le tempérament et la rancune des deux hommes envenimaient.

« Sur-le-champ, les Christiani furent convaincus que Fabius avait fait le coup. C’était lui qui s’était débarrassé de César. La concomitance, du meurtre et de l’attentat de Fieschi était-elle due au seul hasard ? Cela semblait à nos aïeux peu probable. Entre Fieschi, Corse, et Fabius Ortofieri, Corse, il devait y avoir quelque correspondance mystérieuse qu’on découvrirait peut-être par la suite. Pour l’heure, ce qui s’imposait, c’était la culpabilité de Fabius.

« Leboulard s’en ouvrit au parquet et au juge d’instruction commis pour instruire à la fois cette affaire et celle de la machine infernale : M. d’Archiac. Mais il le fit avec toute la discrétion d’un magistrat rompu aux habitudes du Palais et qui, sachant combien il est délicat d’accuser sans preuves, n’apporte à la justice qu’une simple indication.

« Malheureusement pour Fabius, un témoin terrible se dressa contre lui en la personne du policier Cartoux.

« Fabius, invité par le juge d’instruction à venir librement, comme ennemi de César, préciser les relations qu’il avait entretenues avec lui, fut reconnu par ce Jean Cartoux, présent à sa comparution.

« Jean Cartoux, de service en civil, boulevard du Temple, le 28 juillet, avait vu… Mais j’ai là une copie de son rapport, écrit aussitôt que l’assassinat de César fut séparé de l’attentat de Fieschi. Ce rapport est daté du 30 juillet.

« J’ai l’honneur d’exposer les faits suivants :

« Bien que je bénéficie d’un congé de quarante-huit heures qui m’a été accordé sur ma demande le 28 dernier au soir, vu la grande fatigue du travail de la nuit précédant la revue, pendant laquelle nuit nous avons opéré des perquisitions dans les maisons des boulevards Saint-Martin et du Crime… »

— Voilà un bavard, dit Colomba. Mais quel est ce boulevard du Crime ?

— C’était le boulevard du Temple, expliqua Charles. On le surnommait ainsi à cause des nombreux théâtres qui s’y trouvaient où l’on jouait des drames et des mélodrames dont les personnages s’entre-tuaient à l’envi.

— Mais à quelles perquisitions ce Jean Cartoux fait-il allusion ? demanda Bertrand Valois.

— On se doutait vaguement, le 28, depuis la veille, qu’un attentat serait commis au passage du roi. Un nommé Boireau, employé par Fieschi et ses complices à certains préparatifs et mis au courant sur le tard et confusément, de leur véritable but, bavarda, par gloriole, le 27 juillet. Un de ses camarades d’atelier, sans trop démêler si Boireau voulait plaisanter, apprit de lui qu’une machine infernale ferait explosion dans un souterrain, entre l’Ambigu et la Bastille. Le père du camarade rapporta ces paroles au commissaire de police. Celui-ci les transmit au préfet Gisquet, incrédule peut-être, qui, par la voie hiérarchique, en informa Thiers, lequel, tardivement instruit, ne put avertir les princes qu’au moment de monter à cheval. Le rapport que le ministre avait reçu avec une lenteur si regrettable portait qu’un souterrain devait sauter à hauteur de l’Ambigu. Il était trop tard alors pour tenir compte de ce renseignement dont l’origine semblait, d’ailleurs, un racontar et dont l’allure romanesque accusait le caractère fantaisiste.

« Mais la police notait pas restée inactive et on avait visité, dès trois heures du matin, toutes les maisons avoisinant l’Ambigu. Le malheur fut que, le renseignement étant exact, on se trompa d’Ambigu, car il y en avait deux : l’Ambigu-Comique, ouvert en 1828 boulevard Saint-Martin, et l’ancien Ambigu, situé au 76 du boulevard du Temple, — pas très loin, celui-là, de la maison de Fieschi. On ne pensa qu’à l’Ambigu-Comique, car l’ancien Ambigu avait été Remplacé par les Délassements-Comiques, et c’était par habitude que la population du quartier disait encore « Ambigu » pour désigner le théâtre du numéro 76. On peut supposer que, sans cette erreur, la maison de Fieschi aurait été fouillée comme les autres, de la cave au grenier et que l’attentat aurait avorté. Le préfet de police avait d’ailleurs négligé de faire arrêter Boireau, qui ne fut appréhendé que le 28 au soir, quand la calamité était consommée.

« Je reprends, si vous le voulez bien, la lecture du rapport Cartoux. Voyons :

« Bien que je bénéficie, etc., etc., apprenant qu’un homme a été trouvé assassiné dans la maison partant le numéro 53 du boulevard du Temple, je tiens à faire connaître sans délai à mon supérieur hiérarchique que je crois pouvoir donner à ce sujet certaines indications.

« Étant de service le mardi 28 juillet, à midi, sur le boulevard du Temple, côté des numéros impairs, entre la rue Charlot et la rue du Temple, qui est le côté où Sa Majesté devait passer en allant vers la Bastille avant de revenir en longeant l’autre côté, j’ai remarqué un individu bien vêtu qui stationna quelque temps devant la porte du 53, puis se décida brusquement à pénétrer dans cette maison.

« Je faisais les cent pas derrière la foule, surveillant la façade des maisons, ainsi qu’il m’avait été prescrit. Néanmoins, les façons de ce bourgeois attirèrent mon attention. Il semblait préoccupé. Au lieu de regarder, comme tout le monde, la chaussée qui était bordée, de ce côté-là, par les gardes nationaux et, de l’autre, par l’infanterie de ligne, il allait et venait, jetant à la dérobée des coups d’œil sur les fenêtres. Cependant, je dois reconnaître qu’il ne m’inspirait pas d’inquiétude. Il avait l’air de chercher quelqu’un à l’une de ces fenêtres, dont la plupart étaient garnies de spectateurs.

« Lorsqu’il disparut dans le vestibule du 53, les tambours battaient aux champs vers le Château-d’Eau, annonçant l’approche de Sa Majesté et de son escorte. Au moment où le cortège parvint à ma hauteur, je redoublai de vigilance, observant, de toute mon attention, suivant les ordres, les maisons et leurs abords. Je ne pensais plus à cet homme, lorsque la machine infernale fit tout à coup les ravages que l’on connaît. Je me précipitai alors vers la maison rouge d’où s’élevait la fumée de l’explosion et, je dus, pour cela, traverser la boucherie et le désordre du boulevard.

« Jusqu’au soir, je fus occupé des conséquences de l’attentat. Puis je quittai le service, harassé de fatigue. Hier, 29, je goûtai un repos bien gagné. Ce matin seulement, la pensée de l’homme m’est revenue en mémoire lorsque j’appris l’heure et les circonstances du meurtre de M. César Christiani. J’ai tout lieu de présumer que son assassin n’est autre que l’individu agité que j’ai vu s’élancer vers le numéro 53 et qui, sur l’heure, n’avait pas frappé outre mesure mon imagination ; d’où il résulte que son signalement n’est pas gravé dans mon souvenir avec précision. Toutefois, je me ferais fort de le reconnaître s’il m’était présenté. »

« Ce rapport fit une grande impression sur M. Duret d’Archiac. Avant de faire introduire dans son cabinet Fabius Ortofieri, il installa auprès de lui, en posture de secrétaire, le policier Jean Cartoux, qui put tout à loisir examiner le comparant. Quand celui-ci se fut retiré, il affirma que c’était bien là l’homme du boulevard. Il reconnaissait son teint bruni, ses favoris noirs, sa décoration de Juillet, sa stature et sa démarche.

« Fabius, le lendemain, était écroué. Il nia de toutes ses forces, prétendant n’avoir jamais voulu la mort de César, et, d’autre part, avoir assisté à la revue place de la Bastille.

« Mais personne ne l’y avait vu. Il ne pouvait exciper d’aucun alibi. Les déclarations d’un agent de la force publique l’accusaient formellement. De telles circonstances étaient de nature à convaincre notre aïeul et notre grand-tante que Fabius Ortofieri avait assassiné leur grand-père et père. Ils se portèrent donc partie civile au procès et vous pouvez être certain que l’accusé eût été condamné par la Cour d’assises si son décès ne lui avait épargné cette honte.

— En somme, conclut Bertrand Valois, toute l’accusation reposait sur les dires de ce roussin.

— Et sur le fait que César n’avait pas d’autre ennemi connu que Fabius.

— Ils ne s’en voulaient pas à mort, pourtant !

— Cela ne ressort pas des documents que nous possédons. Mais une chose m’impressionne depuis que j’ai découvert cette plaque de luminite accrochée par César dans son cabinet de travail.

— Quoi ?

— Simplement le fait qu’il l’avait accrochée là et qu’il la décrochait fréquemment, pour y voir ce qui s’était passé chez lui en son absence. Pourquoi se serait-il donné la peine d’installer contre le mur cet espion insoupçonnable s’il n’avait pas éprouvé je ne sais quelles craintes ? La première idée qui m’est venue à ce propos c’est qu’il redoutait des visites subreptices…

— Les sociétés secrètes abondaient dans ce temps-là. Crois-tu qu’il fit partie de l’une d’elles ?

— Je ne le crois pas. Certes, il n’était partisan d’aucune monarchie, constitutionnelle ou autre. Mais ses Souvenirs nous le montrent, dans une certaine mesure, indulgent à Louis-Philippe qui, lui-même, ne haïssait pas le souvenir de Napoléon dont il devait faire revenir les cendres à Paris. L’année 1835 est d’un temps où les bonapartistes se tenaient fort tranquilles. Après l’empereur, ils avaient perdu le duc de Reichstadt ; il était à peine question du prince Louis-Napoléon, le futur Napoléon III, qui ne devait commencer à faire vraiment parler de lui qu’en 1836, à Strasbourg. J’ai donc la conviction que César n’était pas suspect au gouvernement du roi-citoyen et même que sa disgrâce n’était plus que de l’indifférence. Selon moi, il n’eût tenu qu’à lui d’être bien en cour. Un homme qui avait déplu aux Bourbons pouvait plaire aisément à celui qui venait de les chasser. Au fond, c’est César qui ne voulait rien demander et non pas Louis-Philippe qui dédaignait ses services.

— Ce qui me trouble, moi, dit Colomba, c’est la simultanéité de l’attentat de Fieschi et du meurtre de César. On admet difficilement que le hasard seul soit en cause, Fieschi, Ortofieri, Christiani, ce sont trois Corses, il n’y a pas à sortir de là !…

— Je te ferai remarquer, dit Charles, que l’origine corse de Fieschi ne fut pour rien, absolument pour rien, dans son crime. Lui aussi, parbleu ! avait aimé Napoléon qu’il avait servi en Russie, sous l’uniforme ; mais, je le répète, le bonapartisme, en 1835, n’avait plus d’objet, temporairement, Fieschi fut l’instrument des sociétés secrètes, acharnées contre Louis-Philippe, parce que celui-ci avait fait tourner à son profit la révolution de juillet 1830, destinée à établir la république. Mais c’est à peine si Fieschi savait pour quelle cause il allait commettre son forfait. Assassin dans l’âme, il s’est soumis à des maîtres ténébreux, sans même les connaître bien, ni les connaître tous, et il a mis à mort, d’un seul coup, une foule d’innocents, moins par ambition que par vanité, moins surtout par conviction que par cruauté féroce et rancune sociale.

— Monsieur l’historien, dit Bertrand, ne crois-tu pas que nous nous écartons…

— Non, fit Charles en souriant. Tout cela se tient. J’en ai le pressentiment, comme Colomba. Et si je ne me trompe, le mal ne sera pas grand ; nous aurons fait un peu d’Histoire, cela sert toujours à quelque chose.

Aucun d’eux, pendant cet entretien n’avait détourné les yeux de la plaque de luminite où, si merveilleusement, ils voyaient au naturel le futur décor des actions passées dont ils venaient de causer. Maintenant, Henriette Delille s’était retirée. César Christiani fumait sa pipe de terre, assis auprès du guéridon, en lisant Le Moniteur. À travers les carreaux de la croisée on apercevait, là-bas, la maison dite de Fieschi, ou plutôt la maison qui serait plus tard celle dite de Fieschi…

À la fenêtre, nantie d’une jalousie, qui servirait d’embrasure aux vingt-quatre canons de fusil composant la machine infernale, Charles, armé d’une jumelle, distingua le profil d’une jeune femme qui cousait paisiblement. Le soleil donnait dans cette chambre, sur un modeste papier de tenture jaune, à fleurs, qui, vraisemblablement, était déjà celui que les constats de 1835 décrivaient : déchiré par places, rapiécé grossièrement.

Charles avait laissé la plaque telle qu’il l’avait trouvée. Seulement, il l’avait remboîtée dans le cadre de sapin, dont les huit tenons, la maintenant dans la feuillure, assuraient la cohésion des minces, très minces tables que César, autrefois avait désunies, pour les besoins de sa mystérieuse surveillance. La lumière, depuis lors, avait fait son chemin dans la substance, les images du passé s’y étaient avancées et toute la partie la plus ancienne de ce passé se trouvait prise dans l’épaisseur intacte de la plaque, — épaisseur qui constituait, du reste, la presque totalité de la profondeur d’ensemble, puisque la plaque renfermait quatre-vingt-seize années de lumière retardée et que César n’en avait feuilleté que deux années et quelques mois.

À présent, les fines tables que César avait méticuleusement détachées faisaient voir l’envers du dessin à la plume de la grand-mère Estelle, le Serment d’Amour, tamisant à travers sa feuille une clarté pauvre, — la clarté, probablement, de la chambre à coucher de Silaz, aux persiennes presque toujours closes.

Charles avait fait à Bertrand et à Colomba une démonstration complète des propriétés de la luminite. D’abord déroutés par un phénomène aussi nouveau, ils s’en étaient formé, assez vite, une conception très claire, en rapport avec la simplicité de ses effets. Et, dans le ravissement qu’ils éprouvaient à regarder dès maintenant revivre ce qui avait vécu, gens, bêtes et choses, César avec sa bonne pipe, passants, chevaux, hirondelles, mouches venant se poser sur la plaque, maisons du boulevard, quadruple rangée d’ormes où voletaient des moineaux, décor historique aujourd’hui disparu à cause des reconstructions et de l’ouverture de la place de la République, — ils n’en étaient pas moins dominés par l’idée que, bientôt, à l’heure que Charles choisirait, la sanglante journée du 28 juillet apparaîtrait dans ce cadre et qu’ils seraient les témoins du meurtre de César Christiani.

Et Bertrand Valois, pratique avant tout, réalisateur autant que peut l’être un auteur dramatique à succès (ce n’est pas rien), revint à ce qu’il considérait justement comme la première des nécessités :

— Des portraits de Fabius Ortofieri, mon vieux Charles ! Voilà ce qu’il nous faut ! Le plus de portraits possible ! Tout est là.

— J’ai fait le nécessaire, dit Charles avec une placidité souriante. Écrire à Mlle Ortofieri, il n’y fallait pas songer. Mais j’ai trouvé, dans l’Annuaire des Téléphones, l’adresse de Mme Le Tourneur qui doit rentrer à Paris aujourd’hui ou demain, si ce n’est déjà fait. Et je lui ai adressé, dès mon arrivée, une lettre explicative qu’on attendait, j’en suis sûr, avec une impatiente avidité. En même temps, je lui demande de pressentir Rita, relativement aux portraits de son grand-père.

— Bien, travaillé, jugea Bertrand.

— Je compte beaucoup sur toi, dit Charles.

— Pour quelle besogne ?

— J’estime indispensable de savoir, heure par heure, ce qui a pu se passer, dans le cabinet de César, plusieurs jours avant le 28. Mettons une quinzaine de jours.

— Rien n’est plus sensé.

— Mon plan consiste donc, dès que nous aurons pris toutes les dispositions préliminaires, à mettre à nu, par des coupes progressives, la surface de cette plaque correspondant, le jour de cette opération, avec le 15 juillet 1835. Ensuite, un observateur devra rester en permanence devant la plaque. Nous devrons nous relayer, pour cette faction, toi, moi, Colomba aussi, d’autres collaborateurs si c’est utile, pendant les douze jours que durera cette phase précédant le crime.

« Pendant toute la journée du 28 juillet 1835, des appareils de prise de vues cinématographiques en couleur tourneront la vision de cette journée critique. Je ne puis songer à faire cinématographier les douze ou vingt-quatre heures antérieures ; mais cette période n’en sera pas moins enregistrée, pour que nous puissions la revoir une seconde fois si c’était nécessaire.

— Enregistrée ? Sans le concours du cinéma ? Comment cela ? dit la jeune fille. Ah ! pardon ! je comprends ! au moyen d’une autre plaque de luminite vierge ! — Pourquoi vierge ? rétorqua Bertrand. N’importe laquelle ! Le pouvoir de la luminite est inépuisable, n’est-ce pas, Charles ?

— Bien entendu. Je ne saurais trop redire que le seul intérêt d’une plaque vierge est d’apparaître complètement obscure, tant sur ses deux faces que sur ses tranches.

— Évidemment, reconnut Colomba. Que je suis sotte !

— Vous me permettrez de vous démentir ! fit Bertrand. Tout cela est trop neuf pour qu’on puisse, du premier coup, se l’assimiler. Quelle merveille ! Son nez spirituel, son nez voluptueux humait, semblait-il, dans l’espace, un parfum rarissime.

— Puis-je compter sur toi, sur vous deux ?

— Ça ne se demande pas ! dit Bertrand, confirmé par sa fiancée. Dans combien de temps espères-tu commencer ?

— Quand j’aurai les portraits de Fabius et quand je me serai assuré, pour la grande journée, le concours et l’assistance de certaines personnalités.

— Quelles ?

— Des savants, des historiens, des magistrats, des témoins officiels et des représentants de la famille Ortofieri

— En effet, dit Bertrand. Nous ne pourrons pas faire autrement. Il sera indispensable de mettre le banquier au fait de la contre-enquête. Et le secret est impossible à garder.

— Nous tâcherons cependant de conserver à l’affaire de famille — qui est une affaire criminelle — un caractère tant soit peu privé et confidentiel. Quant à la luminite, elle est comprise dans le patrimoine de l’humanité, et nous n’avons pas le droit de la soustraire à la Science, plus qu’il ne nous appartient de priver l’Histoire d’une vision directe et d’un film cinématographique de l’attentat de Fieschi. J’avais d’abord espéré mener les choses en catimini, mais…

— Tu as raison, mon petit Charles, déclara Bertrand. Tout cela nous dépasse ; nous ne sommes pas les maîtres.

À peine avait-il parlé qu’on frappa délibérément à la porte.

Charles referma le placard sur les prodigieux tableaux qu’il contenait.

— Entrez !

Le valet de chambre apportait un message pneumatique sur un plateau.

— Pour monsieur, dit-il.

Le jeune homme dépouilla le pneu.

— Eh ! fit-il. C’est de cette bonne Le Tourneur. Avant même d’avoir reçu ma lettre, elle me prie de passer chez elle !

— Que c’est amusant ! s’écria Colomba, à l’étourdie. On en fera une comédie, n’est-ce pas, Bertrand ?

— Moi, dit Bertrand, je verrais plutôt une pièce pour le Châtelet. Une féerie moderne…

Mais Charles, silencieux, les regarda d’un air de reproche. Son espérance n’était pas de taille à l’égayer.