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Le Maître de la lumière/XIXI

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Tallandier (p. 271-278).


CHAPITRE XIX

cartoux


Charles, au sortir de cette maison où la lumière s’était faite avec une étrangeté si imprévue, héla un taxi. Ils y montèrent tous trois. Bertrand et Colomba furent dépo­sés à leur porte. Un peu avant treize heures, l’historien descendait de voiture, rue de Tournon.

Dans la cour, en levant les yeux, il vit le valet de chambre qui, du haut d’une fenêtre, semblait guetter son retour — action très normale à l’heure du déjeuner.

Mais il trouva le domestique sur le seuil de l’appar­tement et qui l’attendait dans l’entrebâillement de la porte.

— M. de Certeuil est au salon, dit-il à mi-voix.

— Quoi ? fit Charles, persuadé d’avoir mal entendu.

— M. de Certeuil est là depuis midi. Comme je lui ai dit que Monsieur rentrerait sûrement pour le repas, il a tenu à rester.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda Charles, extrêmement intrigué. Certeuil ici ! Aujourd’hui ? et à cette heure ? Certeuil qui veut me voir absolument ? Comment se fait-il que les Ortofieri ne l’aient pas retenu à déjeuner, avenue Hoche, avec les notaires ? Bizarre, bizarre ! »

Il s’empressa vers le salon. Luc de Certeuil se leva de sa chaise en souriant. Détail inhabituel, il tenait à la main une serviette de cuir, ce qui lui prêtait l’air nouveau d’un homme d’affaires.

— Pardonnez-moi, mon cher Christiani, de me faire recevoir à une heure aussi indue. Mais j’ai à vous soumettre une proposition qui ne manquera certainement pas de vous intéresser.

L’homme parlait avec sa rondeur accoutumée. Mais cette rondeur, toujours artificielle, était peut-être moins habilement jouée qu’à l’ordinaire.

Charles, très froid, distant, se tenait sur la réserve.

— Asseyez-vous, je vous prie, dit-il, sans nuance.

Toujours souriant et blafard de cette pâleur crayeuse qui aujourd’hui frappait davantage le regard, Luc se rassit et dressa sur ses genoux le grand portefeuille de cuir que sa forte main, baguée d’une chevalière à ses armes et tenant des gants crème, assurait paisiblement. De l’autre bras, il arrondit un geste, pour entrer en matière.

— Voici ce qui m’amène, mon cher Christiani. Je viens vous proposer une affaire. Imaginez-vous que j’ai en ma possession, depuis longtemps, des… papiers, des documents qui, je le présume, ont beaucoup de valeur… historique. Et, mon Dieu, je m’en dessaisirai avec plaisir en votre faveur. Je le répète, d’ailleurs, pour éviter tout malentendu dès l’abord : c’est une affaire. Une affaire comme une autre.

Un court silence régna. Charles, quelque peu figé, cherchait à mettre de l’ordre dans sa stupéfaction.

— Voyons, dit-il, vous m’offrez de me vendre des documents historiques ; c’est bien cela, n’est-ce pas ? Vous. À moi, Je vous demande pardon, Certeuil, si j’insiste. Je vous avoue que votre démarche est tellement inattendue, pour ne pas dire… étonnante… Car enfin, pour l’accomplir, cette démarche, il faut que vous y soyez contraint par une impérieuse nécessité. Parlons net : vous avez grand besoin d’argent.

— C’est cela ! fit Luc avec une allègre désinvolture. Et j’ai pensé — continuons à parler net — que vous me paieriez mes parchemins un bon prix.

— Mais enfin, reprit Charles, interloqué, étant données les circonstances actuelles, — que je n’ai pas à vous rappeler, Certeuil, — je dois conclure que, pour vous adresser à moi, vous vous trouvez dans une situation non seulement très précaire, mais encore… spéciale. Car, si vous n’offrez pas personnellement des garanties dont peut-être un prêteur pourrait se contenter, — que diable ! il n’en va plus de même quand on considère en vous le fiancé de Mlle Ortofieri, fille du banquier ! Voilà un titre qui devrait vous ouvrir à deux battants tous les coffres-forts de tous les prêteurs du monde ! Pourquoi n’allez-vous pas frapper à la porte de l’un ou de l’autre ? N’avez-vous pas, dans toutes vos relations, cent amis pour un qui vous avanceront les sommes qu’il vous plaira, sur la dot de Mlle Ortofieri ? Pourquoi préférez-vous ce petit trafic ? Il y a une raison !

— C’est que, répondit Luc, de plus en plus souriant, je ne suis plus le futur mari de Mlle Ortofieri.

— Hein ? Vos fiançailles sont rompues ?

— On ne saurait mieux le formuler.

— Tiens ! tiens ! fit Charles, qui ne put se retenir de considérer Luc de Certeuil avec une ironie investigatrice.

Un soupçon d’embarras fut visible sur les traits pâles du jeune sportsman.

— Depuis tout à l’heure, dit-il, Mlle Ortofieri est libre. Je me suis rappelé qu’elle avait eu l’heur de vous plaire. « Mais, me suis-je dit, il ne suffit pas qu’elle soit libre pour que ce charmant garçon l’épouse. Il faut encore que certains obstacles tombent, qui s’opposent à cette union… » Vous m’entendez, cher ami ?

— Et alors ? dit Charles, au comble de la curiosité et du mépris.

— Eh bien ! c’est tout simple. Les papiers que je vous apporte, qui sont ici, dans ma serviette, ont le pouvoir d’aplanir toute difficulté…

— Vous êtes fantastique ! fantastique, Certeuil ! Allons ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je demande à voir clair, moi ! J’ai besoin de tout connaître, et vous m’autoriserez, je vous prie, à vous poser quelques questions. Procédons par ordre. Que s’est-il passé, ce matin ? Pourquoi n’êtes-vous plus fiancé ?

— Bah !… Vous rappelez-vous, mon cher, cette longue conversation que nous eûmes, vous et moi, à Saint-Trojan, l’automne dernier ? N’avez-vous pas remarqué, alors, quand vous m’eûtes confié — imprudemment, d’ailleurs — votre admiration pour Mlle Ortofieri, combien j’hésitai avant de vous confier, moi, que j’étais presque son fiancé ?

— Si fait, je m’en souviens.

— C’est que j’étais fort embarrassé. Je me demandais si, plutôt que de courir la chance d’un mariage incertain, je ne ferais pas mieux de vous vendre tout de suite — et très cher, naturellement — le moyen d’épouser celle que vous aimiez. Vos révélations venaient de m’ouvrir de nouvelles perspectives, moins avantageuses, il est vrai, que ce mariage vers lequel je louvoyais depuis des mois, mais aussi beaucoup plus sûres. Car, hélas ! je craignais qu’au dernier moment mes espérances nuptiales ne se heurtassent à certain butoir, — comme il est arrivé ce matin. Après avoir âprement réfléchi, pesé le pour et le contre (cruelle alternative !), je me suis décidé à tenter le mariage, quitte à retomber sur l’autre solution si le mariage venait à manquer. Il a manqué ; je suis ma ligne de conduite, je retombe sur la négociation de mes papiers. Évidemment, si j’avais su, je vous aurais épargné ces mois d’attente. Vous m’en excuserez ; les affaires sont les affaires, et, après tout, les mœurs actuelles étant ce qu’elles sont, il se pouvait parfaitement que la famille Ortofieri acceptât ce qui, ce matin, les a tous enflammés d’une noble indignation…

— Mais, à la fin, qu’est-ce donc ?

— C’est mon nom, surtout, vous le savez, qui m’avait permis de conquérir la sympathie de M. et Mme Ortofieri, — mon nom et mes titres nobiliaires dont je n’ai, d’ailleurs, jamais fait étalage… Malheureusement, ce nom n’est pas le mien et je n’ai point de titres, ce qui s’est révélé par devant notaire, pas plus tard qu’aujourd’hui. En ces temps où l’on rencontre force gens qui sont reçus partout et portent de faux noms, j’avais espéré que cela passerait… Cela n’a point passé. Ainsi soit-il ! Et voilà comment Luc de Certeuil, qui se nomme en réalité Lucien Cartoux…

Charles bondit.

— Cartoux ! s’écria-t-il. Vous vous nommez Cartoux ?

— Je comprends votre surprise, dit Luc. « Cartoux », cela vous rappelle, n’est-il pas vrai, ce brave policier qui déposa, en 1835, contre Fabius Ortofieri ? Il était mon aïeul, en effet. Je ne m’en cache pas, et je l’ai reconnu fort gentiment tout à l’heure, devant le banquier Ortofieri, qui n’a pu m’en faire grief. Mon grand-père n’a-t-il pas accompli son devoir ?

— Très bien ! Très bien ! ricana Charles Christiani. Vous vous appelez Cartoux, votre aïeul était le Jean Cartoux du procès Ortofieri, et vous venez me vendre des papiers qui — c’est probable — se rapportent à ce procès ? Des papiers provenant — je le présume — du policier en question ?

— Vous l’avez dit, et je n’avais pas l’intention de faire mystère d’une chose aussi facile à deviner.

— Ah ! ah ! triste sire que, vous êtes ! Comment ! c’est pour en arriver à cette abjecte négociation que, pendant dix mois, vous nous avez laissé souffrir, elle et moi, le martyre ! Comment ! lorsqu’elle était à deux doigts de la mort, vous pouviez, d’un mot, la sauver, et vous n’avez rien dit !

— Je ne prétends pas à la vertu, dit Luc avec une sournoise fermeté.

— Laissons ce sujet, décida Charles. Je ne suis pas chargé de vous juger. Causons affaires, comme vous dites. Ces documents, bien entendu, sont probants, indiscutables ?

— Je vous en donne ma parole d’honneur !

— Laissez-moi rire.

— Bon. Eh bien ! je vous assure, plus modestement, que ces papiers renferment la preuve indéniable que Fabius Ortofieri ne fut pas le meurtrier de César Christiani.

— Je suppose donc que, plusieurs années sans doute après la mort de Fabius, survenue durant sa détention préventive, votre grand-père, le policier Cartoux, fut informé de certains faits nouveaux relatifs à l’assassinat ?

— Ce n’est pas tout à fait cela, mais cela revient au même. Vous serez fixé lorsque je vous aurai mis en possession du document.

— Il n’y en a donc qu’un seul ?

— Un seul, en effet,

— Combien ? demanda Charles.

— Le million.

— Peste ! Un million ! Comme vous y allez, mon cher homme ! Un million pour la confession de Jean Cartoux, matelot à bord de la Finette, commandant César Christiani ! Jean Cartoux, inspecteur de la Sûreté, de service boulevard du Temple, le 28 juillet 1835 ! Jean Cartoux, assassin de son ancien capitaine !

Luc cria, hurlant presque :

— Comment savez-vous ça ?

— Vos calculs étaient faux, mon pauvre Certeuil. Vous avez trop attendu. Ce matin, moi aussi, j’ai appris quelque chose. C’est le jour des révélations, il faut le croire ! César Christiani, avant de mourir, a formellement reconnu et dénoncé son meurtrier, et nous sommes maintenant plusieurs à le savoir !

— Pas de chance ! soupira Luc, qui s’était repris avec une merveilleuse rapidité. Dites plutôt que c’est le jour des tapes. Je manque tout. Si j’avais pu me douter de ce qui arrive, c’est moi qui n’aurais pas hésité, à Saint-Trojan !… Enfin, rien ne sert d’y revenir. Au revoir, Christiani. Puisque vous savez tout, puisque ce document n’a aucune valeur pour vous.

— Pardon, dit Charles avec négligence, en tant qu’historien je suis curieux de tout ce qui touche à l’Histoire et je parierais que la confession de Jean Cartoux renferme des détails intéressants. Je consens, pour cette seule raison à vous l’acheter.

— Combien ? dit Luc à son tour.

— À ma discrétion.

— Cela ne vaut plus cher, dédaigna le ci-devant Certeuil. Allons, j’ai confiance en vous. Prenez l’objet. J’accepterai ce que vous me donnerez.

— Merci, dit Charles en recevant un cahier de parchemins reliés par une humble ficelle.

Il le jeta dans un tiroir qu’il ferma et dont il empocha la clé.

— Maintenant, payons, dit-il.

— Tout de même, fit Luc, pas moins de cinq cents francs ?

— Attendez.

Charles sortit son stylo et un carnet de chèques.

— Dites-moi, vous êtes « à la côte », n’est-il pas vrai ?

— C’est-à-dire que…

— Pas de vanité. Répondez-moi franchement.

— Oui, dit Luc. Et même pire : coulé.

— Si je vous aide à vous remettre à flot, me jurez-vous de changer d’existence ?

— Parbleu ! Je ne demande que ça ! s’écria Luc.

— Jurez.

— Je le jure, et de bon cœur.

— Bien. Alors, pour débuter, je vais mettre ce chèque au nom de Lucien Cartoux, n’est-ce pas ?

— Mais « Cartoux » c’est le nom d’un assassin !

— D’un assassin que vous n’êtes pas ! Tandis que « Certeuil » c’est le nom d’un escroc que… que vous avez été.

— Merci pour ce « passé composé » du verbe être. Allons ! C’est dit. Certeuil, Luc de Certeuil est mort. Mettez : Lucien Cartoux.

— Nous commençons à nous entendre. Voici le chèque.

Luc, ébloui, passa la main sur son front :

— Vous êtes un chic type !

— Pas tant que cela, répliqua Charles en le prenant par l’épaule. D’abord, une promesse comme celle que vous venez de faire, cela n’a point de prix. Et puis…

— C’est trop ! Quand même, c’est trop !

— Et puis, poursuivit Charles, il était juste et nécessaire que votre victime prit sa petite revanche. Le document que vous venez de me remettre a plus de valeur pour moi que je ne vous l’ai laissé croire. Je n’avais pas de preuve incontestable. Grâce à vous, maintenant, plus rien ne me fait défaut.

— Eh bien ! j’en suis ravi, foi de Certeuil ! Au temps : foi de Cartoux !

— À la bonne heure !

— Il ne me reste plus qu’à me retirer…

Le valet de chambre s’avança discrètement :

— Madame fait dire à Monsieur que le déjeuner…

— Je me sauve ! dit Luc avec confusion.

— Sauvez-vous donc, reprit Charles, et dans les deux sens du terme !

— Au revoir, mon sauveur !

Charles prit sans affectation la main qu’on lui tendait un peu à la légère. Mais, très nettement :

— Adieu, dit-il.