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Le Maître de la lumière/XVII

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Tallandier (p. 254-256).


CHAPITRE XVII

élégie


À l’heure où Charles quittait sa sœur et son beau-frère, deux jeunes femmes, l’une très brune et l’autre très blonde, les bras chargés d’un monceau de roses, suivaient une allée retirée, dans le cimetière du Père-Lachaise. Rita, aujourd’hui plus mince, plus élancée, semblait avoir grandi depuis sa convalescence. Un reste de pâleur accusait encore le cerne de ses yeux, plus brillants que naguère et plus profonds. Maintenant, à côté de Geneviève Le Tourneur, ce n’étaient plus sa démarche, ni l’air de son visage, ni les reliefs inexprimables d’une adolescence à peine révolue, ce n’était plus rien de tout cela qui la distinguait de son amie. Deux « jeunes femmes », on l’eût dit. Les robes et la coiffure seulement tentaient d’y mettre bon ordre, mais tout le monde n’entend pas le langage des modistes et des couturières. Ce n’était plus comme sur le pont du Boyardville. Sans doute, la beauté de Mlle Ortofieri ne perdait rien à cette finesse, à cette grave pâleur et à cette ardente mélancolie. Mais sa grande peine et sa longue bataille contre la mort avaient à jamais chassé de son être les dernières traces de la divine enfance.

— Ce doit être par ici, dit-elle.

Les allées s’enchevêtraient. Cette contrée du Père-Lachaise est ombreuse et romantique. Les monuments ont une apparence d’autrefois. Les arbres eux-mêmes sont funèbres à l’ancienne mode et leur feuillage est éploré selon le saule du poète.

Geneviève et Rita cherchaient, deux yeux, parmi les stèles, entre les cyprès et les ifs. Geneviève fit halte :

— C’est là.

Une tombe allongeait sa dalle moussue dans un petit enclos qui la bordait de chaînes reliant quelques bornes. Sous un frêne pleureur, la stèle ogivale se dressait toute droite, comme le chevet d’un dur et froid lit de pierre. Et, gravés l’un sous l’autre, au plat de la table, des noms s’alignaient.

Le premier :

Paul, Maximilien, Horace Christiani
né à Silaz (Savoie) le 2 avril 1792
décédé à Paris Le 13 novembre 1832

Le second :

Louis, Joseph, César Christiani
capitaine de vaisseau
né à Ajaccio le 15 août 1769
décédé à Paris le 28 juillet 1835

Le troisième : Eugénie Christiani 1844-1850. Puis : Lucile Christiani, épouse Leboulard, 1795-1866 ; Anselme Leboulard-Christiani, 1815-1883 ; Napoléon Christiani, 1814-1899 ; Achille Christiani, 1848-1923 ; Adrien Christiani, mort pour la France, 1873-1915.

Elles lisaient en silence, immobiles, Rita plus pieusement, roses toutes deux du reflet des fleurs dont elles pressaient contre leurs seins la masse somptueuse.

Rita soupira profondément.

— Les tristes amours ! dit-elle avec un sourire fugitif et plein d’amertume.

Le soir venait après une journée sans éclat. Le soleil couchant blêmissait les branches dans les bosquets funéraires et archaïques. Les oiseaux, sur le point de disparaître pour la nuit, pépiaient à l’envi dans le grand silence du jardin des morts, et c’était infiniment triste.

Toutes les roses jonchèrent la dalle, montant vers la stèle, en buisson clair et magnifique.

Rita, interrogeant Geneviève du regard, eut un geste évasif.

— Mais oui, c’est très bien, répondit l’amie. Puisque tu tenais à t’exprimer, tu ne pouvais mieux le faire.

Rita Songeait tout haut :

— Il n’en saura rien, jamais…

Puis, avec une ironie glaciale :

— C’est discret, c’est poétique, enfin c’est parfait.

— Tais-toi ! supplia Geneviève.

— Voilà ! reprit Rita en s’éloignant pas à pas et sans cesser de regarder la tombe fleurie. Ci-gît l’amour de Charles et de Rita, 1929-1930.

Geneviève Le Tourneur se taisait.

— Viens, va, dit-elle enfin. Allons-nous-en.

— Ah ! nous avons bien le temps ! Pense que c’est la dernière fois que je me donne le droit de m’occuper de lui. Rien que cela : porter des roses ici en songeant à lui, en guise d’adieu… rien que cela me causait une joie… une joie sans égale. Alors, comme c’est fini, n’est-ce pas…

— Viens, répéta Geneviève.

Elle l’entraîna doucement.

Dans la solitude recueillie où le soir semblait en oraison, la jonchée de roses avait l’air d’une jeune fille prosternée. Rita, de loin, en se retournant, pouvait croire qu’elle avait laissé en arrière le suave fantôme de son rêve, et qu’il priait.

On ne sait pas. La prière des roses ne fut peut-être pas sans influence sur la suite des événements. Parce qu’il n’y a jamais de prière vaine, ni de rose inutile.