Le Maître de la terre/Livre II

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Traduction par Théodore de Wyzema.
Perrin et compagnie (p. 113-281).

LIVRE II

LA LUTTE

Et pouvoir fut donné à la Bête de faire la guerre aux saints, et de les vaincre. Et elle reçut autorité sur toute tribu, tout peuple, toute langue, et toute nation, Et elle fut adorée par tous ceux qui habitent la terre…
(Apocalypse, XII, 7 et 8).

CHAPITRE PREMIER

I

Le lendemain soir, Olivier Brand, assis dans son bureau, lisait l’article de tête de la dernière édition du Nouveau Peuple, où le rédacteur en chef du journal décrivait et appréciait, en ces termes, la cérémonie de la veille :

Nous commençons enfin à nous remettre un peu de l’enivrement de la nuit passée, et à nous rendre compte des suites merveilleuses que ne pourront manquer d’avoir les événements de cette nuit, à jamais mémorable. Mais, d’abord, il convient de rappeler brièvement les faits. Jusqu’à la soirée d’hier, notre anxiété persistait au sujet de la crise d’Orient, et, sur le coup de vingt et une heures, il n’y avait pas encore à Londres plus de quarante personnes qui sussent positivement que tout danger avait disparu. Pendant la demi-heure qui a suivi ce moment, le Gouvernement a pris quelques mesures discrètes : un petit nombre de personnes choisies ont été informées ; la police a été appelée, avec une demi-douzaine de régiments de troupes, pour assurer l’ordre ; le Temple de Paul a été mis en état pour la séance solennelle ; les Compagnies de chemin de fer ont reçu des instructions ; et, à vingt et une heures et demie exactement, l’avis officiel a été publié, au moyen d’affiches électriques, dans tous les quartiers de Londres, aussi bien que dans toutes les grandes villes de province. Le temps et la place nous font défaut pour décrire ici l’admirable manière dont toutes les autorités publiques se sont acquittées de leur devoir ; qu’il nous suffise de dire que, dans toute la ville de Londres, on n’a pas eu à déplorer plus de soixante accidents mortels.

Dès vingt-deux heures, le Temple de Paul était bondé jusque dans ses derniers recoins. Le chœur avait été réservé pour les membres du Parlement et les fonctionnaires publics. Les galeries du dôme étaient remplies d’une assistance de dames ; et le public était librement admis dans la nef entière. Aussi bien, ceux qui voulaient assister à la fête ont-ils été sages de se hâter ; car, un quart d’heure après, on peut bien dire que toutes les rues de Londres sont devenues intraversables.

Par un choix excellent, M. Olivier Brand avait été désigné pour parler en premier lieu. Le souvenir de l’infâme attentat dirigé contre lui par un émissaire de l’Église catholique était présent encore à tous les esprits ; et l’expression caractéristique de sa figure, aussi bien que l’accent passionné de ses paroles, ont donné à merveille le ton général de toute la séance. On trouvera plus loin le résumé de son discours. Après lui, successivement, le premier ministre, le ministre de l’Amirauté, le secrétaire des Affaires d’Orient, et lord Pemberton ont dit quelques mots confirmant l’incroyable nouvelle. Vers vingt-trois heures moins le quart, un renforcement de clameurs, au dehors, a annoncé l’approche de la délégation américaine, venue exprès de Paris pour donner plus d’éclat à la fête ; et, solennellement, les membres de la délégation sont montés sur l’estrade, après être entrés par la porte sud de l’ancien chœur. Chacun d’eux, tour à tour, a prononcé une courte allocution : mais, bien que tous aient tenu à nous le rappeler, aucun d’entre eux, peut être, n’a plus clairement mis en lumière que M. Markham ce fait essentiel, que tout le succès des efforts américains a été dû, uniquement et absolument, à M. Julien Felsenburgh. Celui-ci, à ce moment de la séance, n’était pas encore arrivé ; mais, en réponse à l’attente unanime de la foule, M. Markhama déclaré qu’on pouvait être sûr de le voir dans quelques instants. Puis il a continué en nous décrivant, autant qu’il était possible de le faire en quelques phrases, la méthode dont s’était servi M. Felsenburgh pour accomplir ce qui restera toujours, probablement, l’acte le plus étonnant de toute l’histoire humaine.

M. Felsenburgh, d’après ce qu’il nous a appris, est, d’abord, sans aucun doute, le plus grand orateur que le monde ait jamais entendu. Toutes les langues lui sont familières : durant les huit mois derniers, tout le temps que s’est poursuivi le Congrès d’Orient, M. Felsenburgh a discouru en dix-huit langues différentes. Quant à la nature particulière de son éloquence, nous aurons, tout à l’heure, l’occasion de la définir. M. Markham nous a dit aussi que cet homme admirable possède la connaissance la plus surprenante, non seulement de la nature humaine, mais de tout ce qu’il y a, dans cette nature, de proprement divin. Sans que l’on puisse deviner où il a puisé une science aussi universelle, c’est chose certaine que, dès le début, il a paru ne rien ignorer de l’histoire, des préjugés, des craintes, des espoirs, etc., de toutes les innombrables sectes et castes orientales avec lesquelles il a eu affaire. En résumé, comme l’observe très justement M. Markham, M. Felsenburgh constitue le premier produit vraiment parfait de cette nouvelle humanité cosmopolite, dont la création a été l’objet inconscient et continu de tous les efforts du monde, à travers l’histoire. Dans neuf cités de l’Orient, — Damas, Irkoutsk, Constantinople, Calcutta, Bénarès, Nankin, et trois autres, — une foule mahométane l’a acclamé comme le dernier Messie. Enfin, en Amérique, d’où a surgi cette figure extraordinaire, personne n’a rien à dire de lui que du bien. Il ne s’est rendu coupable d’aucun de ces actes de presse jaune, de corruption, d’improbité commerciale ou politique, qui ont souillé le passé de tous les hommes d’État d’autrefois. M. Felsenburgh n’a même jamais formé un parti. C’est lui en personne, et non pas son groupe, qui a tout conquis. Et tous ceux qui ont assisté à la séance de cette nuit s’accorderont à reconnaître, avec nous, que l’effet de ce discours de M. Markham a été indescriptible.

Quand ce discours a pris fin, un grand silence s’est répandu dans la foule ; et puis, pour répondre à l’émotion universelle, l’organiste a frappé les premiers accords de l’Hymne maçonnique. Bientôt, non seulement tout l’intérieur de l’édifice a retenti des paroles sacrées de ce chant ; mais au dehors aussi, le peuple rassemblé s’est mis a chanter ; et notre vieille cité de Londres, pendant quelques instants, est devenue, en vérité, le Temple du Seigneur.

Et maintenant nous voici parvenu à la partie la plus difficile de notre tâche. Aussi bien devons-nous avouer, tout de suite, que toute description échouerait à rendre compte de la séance de cette nuit.

On achevait le quatrième verset de l’Hymne maçonnique, lorsqu’une figure simplement vêtue de noir a gravi les marches de l’estrade. Personne, d’abord, n’y a fait attention ; mais, tout à coup, un mouvement s’est produit parmi les délégués ; et bientôt le chant s’est interrompu, au moment où le nouveau venu, après une légère inclinaison de tête à droite et à gauche, s’est frayé un chemin jusqu’à un siège qui lui était réservé, au premier plan de l’estrade. Et, chose singulière, aucun vivat bruyant n’a remplacé la musique de l’Hymne. Un silence profond, infini, a immédiatement dominé l’énorme foule ; et ce silence, par un magnétisme étrange, s’est communiqué même en dehors de l’édifice, dès l’instant où M. Felsenburgh a prononcé ses premières paroles.

De son discours, nous ne dirons que peu de chose. Autant qu’il nous a semblé, pas un seul reporter n’a eu le courage de baisser les yeux sur son papier, pour prendre des notes. Le discours, prononcé en espéranto, était d’ailleurs très bref et très simple. Il ne consistait qu’en une annonce rapide du grand fait de la Fraternité universelle, désormais établie ; en des félicitations à tous ceux qui auraient le bonheur de pouvoir assister au déroulement futur des destinées de l’univers, après cet accomplissement définitif du grand effort des siècles ; et, par manière de péroraison, en une exhortation à la louange de cet esprit du Monde qui, maintenant, vient de réaliser son incarnation.

Tel a été le contenu de ce discours de quelques minutes ; mais comment essayer de traduire l’impression que nous a fait éprouver la personnalité de l’orateur ? M. Felsenburgh, autant que l’on en peut juger par son apparence extérieure, est un homme d’environ trente ou trente-cinq ans. Il a le visage rasé, la taille très droite, les yeux et les sourcils noirs, sous des cheveux entièrement blancs. Pendant tout son discours, il s’est tenu immobile, les mains appuyées sur le rebord de l’estrade. Toutes ses paroles étaient dites lentement, distinctement, d’une voix merveilleusement claire et haute. Puis, quand il eut achevé, il est resté debout, au premier plan de l’estrade.

Il n’a pas obtenu d’autre réponse qu’un soupir, qui a jailli de tous les cœurs, comme si le monde entier venait de respirer librement pour la première fois ; après quoi s’est étendu sur nous, de nouveau, l’extraordinaire silence. Nombre d’yeux pleuraient ; des milliers de lèvres remuaient sans émettre aucun son ; et tous les visages étaient tournés vers la simple figure debout sur l’estrade, comme si l’espoir de toutes les âmes était concentré là. C’est d’une façon pareille que, sans doute, — si du moins la chose n’est pas une simple fiction, — des milliers d’yeux et d’âmes étaient tournés vers le personnage connu dans l’histoire sous le nom de Jésus de Nazareth.

M. Felsenburgh s’est tenu debout, un moment encore, puis il a traversé l’estrade et est sorti de la salle.

Des événements qui ont en lieu au dehors, un témoin oculaire nous a rapporté les quelques détails suivants : L’aérien blanc, qui sert de voiture particulière à M. Felsenburgh, et que connaissent désormais tous ceux qui étaient à Londres la nuit passée, avait stationné auprès de la petite porte sud de l’ancien chœur, reposant à environ vingt pieds au-dessus du sol. Rapidement, en quelques minutes, la foule a appris, ou deviné, quel était le voyageur qu’avait amené cet aérien ; et, lors que M. Felsenburgh a reparu, sur la porte, le même étrange soupir a retenti à travers tout l’espace du Cimetière de Paul, bientôt suivi du même silence. L’aérien étant descendu, son maître y est entré, et, de nouveau, le vaisseau s’est élevé à une hauteur de vingt pieds. On s’était d’abord attendu à un discours ; mais, vraiment, aucun discours n’était nécessaire, et, après une pause de quelques secondes, l’aérien a commencé cette promenade merveilleuse à travers la ville que celle-ci, certainement, n’oubliera jamais. Quatre fois, durant la nuit, M. Felsenburgh a traversé, d’un bout à l’autre, l’énorme capitale, sans dire un seul mot ; et partout l’immense soupira précédé et suivi son apparition, partout l’extraordinaire silence a marqué l’instant de son passage. Deux heures après le lever du soleil, le vaisseau blanc s’est rapidement élancé vers le nord et a disparu ; et depuis lors, personne n’a plus revu celui que nous pouvons appeler, en toute vérité, le Sauveur du Monde.

Et maintenant, que nous reste-t-il à dire ?

Tout commentaire est inutile. Nous devons ajouter simplement que cette ère nouvelle a commencé, dès hier, à laquelle ont vainement aspiré les prophètes et les rois, et ceux qui ont souffert et ceux qui sont morts, ceux qui peinent et qui sont lourdement chargés. En même temps que les rivalités intercontinentales ont cessé d’exister, le conflit des dissensions intérieures a pris fin, lui aussi. Et quant à celui qui a été le héros de l’organisation de cette ère nouvelle, le temps seul nous montrera quelle tâche il lui est encore réservé d’accomplir.

Ce qu’il a accompli déjà, en tout cas, est d’un prix incalculable. Le péril oriental a été, par lui, à jamais dissipé. Tout le monde, à présent, aussi bien les barbares fanatiques que les nations civilisées, ont clairement conscience que le règne de la guerre est fini. « J’apporte non point la paix, mais un glaive ! » disait le Christ ; et l’on sait combien amèrement vraies se sont trouvées ces paroles. — « Je n’apporte pas un glaive, mais la paix ! » est la réponse, enfin nettement formulée, de ceux qui ont définitivement renoncé à suivre le Christ, ou qui jamais n’ont accepté de le suivre. Les principes d’amour et d’union que notre Occident a appris à comprendre et à appliquer, durant le siècle passé, ont maintenant été adoptés aussi par l’Orient. Il n’y aura plus d’appel aux armes, mais à la Justice ; les hommes ne s’adresseront plus à un Dieu qui s’obstine à se tenir caché, mais bien à l’Homme, qui a appris sa propre divinité. Le Surnaturel est mort, ou plutôt nous savons aujourd’hui qu’il n’a jamais vécu. Ce qui reste à faire, c’est de mettre en œuvre ces leçons nouvelles, de déférer tous nos actes, toutes nos paroles, et toutes nos pensées au Tribunal de l’Amour et de la Justice : ce sera, sans aucun doute, la tâche des années qui viendront. Tous les codes auront à être détruits, toutes les barrières à être renversées ; chaque parti devra s’unir avec l’autre parti, chaque nation avec l’autre nation, et chaque continent avec l’autre continent. Rien ne subsiste plus de l’ancienne peur qui pesait sur nous ; nous n’avons plus à craindre ni les dangers de la vie présente, ni ceux d’une soi-disant vie future, dont l’appréhension a paralysé toute l’activité des générations précédentes. Assez longtemps l’humanité a gémi dans le travail de son enfantement ; son sang a coulé par la faute de sa propre folie ; aujourd’hui, enfin, elle se comprend elle-même, et commence à vivre. C’est dorénavant que pourront être vraiment bienheureux les doux, les pacifiques, les compatissants : car voici qu’ils vont enfin posséder la terre, et seront nommés les enfants de Dieu !

II

Ayant achevé de lire cet article, Olivier se retourna vers Mabel, et la considéra tendrement.

— Dis-le moi encore, ma chérie ! murmura-t-il : est-ce que tout cela n’est pas un rêve ?

— Un rêve ? répéta-t-elle ; non, certes : c’est, au contraire, une réalité plus réelle que toute notre vie jusqu’ici ! Ne te rappelles-tu pas que nous l’avons vu, vu de nos yeux, le Fils de l’Homme ? Oui, c’est bien le mot qui convient ! Le Sauveur du Monde, comme le dit ce journal ! Je l’ai reconnu, dans mon cœur, aussitôt que je l’ai aperçu, aussitôt qu’il s’est arrêté là, au bord de l’estrade. Il y avait comme une auréole autour de sa tête. Et, maintenant, je comprends tout. C’est Lui que nous avons attendu si longtemps ; et Il est venu, apportant dans ses mains la paix et la bonne volonté. Et quand Il a parlé, ensuite, je l’ai reconnu aussi. Sa voix était comme… comme le bruit de la mer : aussi simple,… aussi terrible,… aussi infiniment puissante. Ne l’as-tu pas entendue ?

Pour toute réponse, Olivier prit sa femme sur ses genoux et lui baisa le front.

— De tout le reste, reprit doucement la jeune femme, je m’en remets à Lui. J’ignore où Il est, et quand Il reviendra, et ce qu’Il fera. Je suppose qu’il y aura encore, pour Lui, de grandes choses à faire avant qu’Il soit pleinement connu. Et nous, en attendant, nous ne pouvons qu’aimer, espérer, et être joyeux !

De nouveau, il y eut quelques instants de silence. Puis Olivier parla.

— Ma chérie, pourquoi dis-tu qu’Il aura encore à se faire connaître ?

— Je dis ce que je sens ! répondit-elle. Les hommes, jusqu’ici, savent seulement ce qu’Il a fait, et non point ce qu’Il est. Mais cela aussi viendra, en son temps !

— Et jusque-là ?

— Jusque-là, c’est vous qui aurez à travailler pour préparer ses voies ! Oh ! mon Olivier, sois fort et fidèle !

Elle lui rendit son baiser, et s’enfuit.

Olivier resta assis, considérant, suivant son habitude, l’ample perspective qui se déroulait devant sa fenêtre. À la même heure, la veille, il quittait Paris, connaissant déjà le fait qui venait d’avoir lieu, mais ignorant encore l’homme qui en avait été l’auteur. Maintenant, il connaissait l’homme aussi, ou, tout au moins, il l’avait vu, entendu, et avait subi l’attrait surnaturel qui se dégageait de toute sa personne. Ses compagnons du gouvernement avaient éprouvé la même impression : dominés, et comme effrayés, mais en même temps excités jusqu’au plus profond de leur âme.

Olivier avait revu Felsenburgh, une fois encore, pendant qu’avec Mabel il rentrait chez lui. Le vaisseau blanc avait passé au-dessus d’eux, de sa démarche glissante et résolue, portant celui qui, si jamais un homme avait eu droit à ce titre, était vraiment le Sauveur du Monde. Puis, les deux jeunes gens étaient rentrés, et avaient trouvé le prêtre.

Et cela aussi avait été un choc étrange, pour Olivier : car, au premier abord, il lui avait semblé que ce prêtre était le même homme qu’il avait vu gravissant l’estrade, deux heures auparavant. C’était une ressemblance extraordinaire : le même visage juvénile sous des cheveux blancs. Mabel, il est vrai, ne s’en était pas aperçue : car elle n’avait vu Felsenburgh qu’à une grande distance ; et Olivier lui-même, au reste, s’était vite remis de cette première impression. Quant à sa mère, le jeune homme songeait avec effroi que, sans Mabel, la chambre de la pauvre femme aurait été la scène d’une catastrophe violente. Maintenant, tout était en paix, le présent et l’avenir se reliant merveilleusement.

L’avenir ! Olivier se rappela ce que Mabel lui avait dit des devoirs nouveaux qui allaient s’imposer aux membres du gouvernement. Il s’agissait, pour eux, de réaliser le principe qui venait de s’incarner dans ce jeune Américain mystérieux : le principe de la fraternité universelle. Ce serait une tâche énorme : toutes les relations internationales auraient à être révisées ; commerce, politique, méthodes de gouvernement, tout réclamait une transformation radicale. Et Olivier ne laissait point de : se sentir un peu épouvanté, devant l’immense perspective des travaux qui l’attendaient. Il prévoyait, en vérité, une révolution universelle, un cataclysme plus profond encore que n’aurait été l’invasion de l’Orient : mais le cataclysme, cette fois, allait avoir pour objet de convertir les ténèbres en lumière et le chaos en ordre !

Une demi-heure plus tard, comme Olivier dînait précipitamment avant de repartir pour White Hall, Mabel le rejoignit dans la salle à manger.

— Notre mère est plus calme ! dit-elle. Il faudra que nous soyons très patients, Olivier ! As-tu pris une résolution, au sujet du retour ici de ce prêtre ?

Il secoua la tête.

— Je ne puis songer à rien d’autre qu’à l’œuvre qu’il me va falloir accomplir ! répondit-il. C’est toi qui décideras : je laisse la chose entre tes mains… Mais, écoute, Mabel : te rappelles-tu ce que je t’ai dit, au sujet de ce prêtre ?

— Sa ressemblance avec Lui ?

— Oui ! que penses-tu de cela ?

Elle sourit.

— Je n’en pense rien du tout ! Pourquoi ces deux hommes ne se ressembleraient-ils pas ?

Olivier prit un biscuit, sur la table, l’avala, et se leva.

— En tout cas, la coïncidence est curieuse ! dit-il. Et maintenant, ma chérie, adieu !

III

— Oh ! mère, dit Mabel, agenouillée auprès du lit : ne pouvez-vous pas comprendre ce qui s’est passé ?

Plusieurs fois, déjà, elle avait essayé d’expliquer à la vieille dame le changement extraordinaire qui s’était accompli dans le monde : mais vainement. Il lui avait semblé que son devoir était de le lui expliquer, et qu’il était impossible que la mère de son Olivier s’anéantît sans avoir conscience de l’état nouveau où elle laissait le monde. C’était comme si une chrétienne se fût agenouillée au lit de mort d’un juif, au lendemain du dimanche de la Résurrection. Mais la vieille Mme Brand restait immobile, terrifiée, et cependant obstinément indifférente.

— Mère, reprit Mabel, écoutez-moi bien ! Ne comprenez-vous pas que tout ce que Jésus-Christ avait jadis promis est maintenant réalisé ? Le règne de Dieu a commencé : mais nous savons, à présent, qui est Dieu. Vous m’avez dit, tout à l’heure, que vous désiriez le pardon des péchés : eh bien, ce pardon, nous l’avons tous, puisque nous savons décidément que ce qu’on appelle péché n’existe pas ! Et puis, il y a la communion. Vous vous figuriez qu’elle vous faisait participer à Dieu : eh ! bien, nous participons tous à Dieu, par le seul fait que nous sommes des êtres humains ! Ne voyez-vous pas que votre christianisme était, simplement, une manière d’exprimer tout cela ? Je veux bien que, pour un temps, ç’ait été l’unique manière : mais maintenant il n’en est plus ainsi ! Et songez que cette vérité nouvelle est certaine, absolument certaine !

Elle s’arrêta un instant, désolée de ne voir aucun changement sur le vieux visage pitoyable.

— Songez comme le christianisme a échoué, comme il a divisé les nations ; rappelez-vous toutes les cruautés de l’Inquisition ; les guerres de religion ; les séparations entre mari et femme, entre parents et enfants ! Oh ! oh ! vous ne pouvez pas croire que tout cela fût bon ! Quelle espèce de Dieu, que celui qui aurait permis tout cela ? Ou bien encore, l’enfer : comment avez-vous jamais pu croire à cette chose horrible ? Je vous en supplie, mère, rendez-vous compte que cette religion d’autrefois n’était rien qu’un odieux cauchemar ! Pensez à ce qui est arrivé la nuit dernière, quand Il est venu, Lui dont vous avez si peur ! Je vous ai dit comment Il était : si calme et si fort ! et comment six millions de personnes l’ont vu. Et pensez à ce qu’Il a fait : Il a guéri toutes les vieilles plaies, Il a assuré la paix à l’univers ; et, maintenant, quelle vie merveilleuse va commencer ! Je vous en supplie, mère, consentez à abandonner ces affreux mensonges qui vous torturent !

— Le prêtre, le prêtre ! gémit sourdement la vieille femme.

— Oh ! non, non, pas le prêtre ! Il ne peut rien faire. D’ailleurs, il sait bien que ce ne sont que des mensonges, lui aussi !

— Le prêtre ! murmura de nouveau la mourante. Lui, il pourra vous répondre : il sait la réponse !

L’effort de ces paroles avait convulsé son visage, et ses doigts osseux tordaient nerveusement le rosaire qu’ils tenaient. Mabel, tout à coup, se sentit effrayée, et se releva.

— Oh ! mère, dit-elle, en la baisant au front. Voilà ! je ne vous dirai plus rien pour le moment ! Mais vous, réfléchissez à tout cela, en tranquillité ! Et surtout n’ayez peur de rien ! Je vous jure qu’il n’y a plus rien à craindre !

Seule dans sa chambre, ce soir-là, Mabel s’étonnait qu’une personne intelligente pût être aussi aveugle. Et puis quelle confession de faiblesse, en vérité, de ne penser qu’à appeler le prêtre ! C’était si absurde, si ridicule !

Elle-même avait l’impression d’être remplie d’une paix extraordinaire. Elle opposait l’individualisme égoïste du chrétien, sa préoccupation effrayée de la mort, au libre altruisme du croyant nouveau, qui ne demandait à la vie que ce qu’elle pouvait donner, et qui admettait parfaitement de rentrer lui-même dans l’immense réservoir d’énergie d’où il était issu, à la condition que l’esprit de Dieu triomphât dans l’humanité collective. Elle se disait, que, en cet instant, elle aurait été heureuse de tout souffrir, d’affronter la mort ; et le souvenir de la vieille femme mourante, là-haut, la pénétrait de pitié.

Lorsqu’elle remonta dans la chambre de sa belle-mère, avant de se mettre au lit, elle vit que la malade dormait. Sa main droite reposait sur la couverture, et toujours, entre ses doigts, retenait la singulière rangée de petites perles rondes. Mabel, doucement, s’efforça de lui enlever des doigts le rosaire ; mais la main ridée se referma sur lui plus étroitement, et un murmure sortit des lèvres entr’ouvertes. « Ah ! quelle pitié, se dit Mabel, qu’une telle âme persiste dans de telles ténèbres ! »

Trois heures sonnaient, et l’aube grise se reflétait sur les murs, lorsque la jeune femme, brusquement éveillée, aperçut, près de son lit, la garde-malade de sa belle-mère.

— Madame, lui dit cette femme, venez tout de suite ! Mme Brand est en train de mourir !

IV

Vers six heures, ce même matin, Olivier revint de la longue séance de nuit qui l’avait retenu à White-Hall. Il monta précipitamment dans la chambre de sa mère : mais ce fut pour constater que tout était fini.

La chambre était pleine de lumière matinale, et un concert d’oiseaux chantait dans le jardin. Mabel était agenouillée près du lit, tenant toujours les mains raidies de la vieille femme, la tête appuyée sur ses bras. Le visage de la morte était plus calme qu’Olivier ne l’avait vu jamais ; les lignes ressortaient avec une douceur charmante, comme des ombres sur un masque d’albâtre, et les lèvres souriaient. Le jeune homme resta immobile, un moment, attendant la fin du spasme qui l’avait saisi à la gorge ; puis il posa une main sur l’épaule de sa femme.

— Il y a longtemps ? demanda-t-il.

Mabel se redressa, et tourna vers lui ses beaux yeux désolés.

— Oh ! Olivier ! murmura-t-elle… Il y a environ une heure… Regarde !

Elle lâcha les mains mortes, et montra le rosaire qui y était encore enroulé.

— J’ai fait ce que j’ai pu ! sanglota-t-elle. Je me suis bien gardée d’être dure avec elle. Mais elle n’a pas voulu m’écouter. Elle a continué à appeler son prêtre, aussi longtemps qu’elle a pu parler.

— Ma chérie… commença Olivier.

Et il s’agenouilla, lui aussi, à côté de sa femme, se pencha en avant, et baisa les mains qui tenaient le rosaire.

— Ah ! oui, dit-il, laissons-la en paix ! et qu’elle garde son hochet, puisqu’elle l’aimait si fort !

Il s’arrêta.

— L’euthanasie ? … murmura-t-il, ensuite, avec un mélange de tendresse et d’anxiété.

— Oui, répondit-elle. Aussitôt que j’ai vu les signes de l’agonie ! elle a résisté, mais je savais que c’était ton désir.

Pendant une heure, ils causèrent, dans le jardin. Olivier, maintenant, rendait compte à sa femme de ce qui s’était passé à White-Hall.

— Il a refusé ! dit-il. Nous lui avons offert de créer pour lui une fonction nouvelle ; il aurait eu le titre de Consulteur ; il a refusé. Mais il a promis d’être toujours à notre service. Bientôt, sans doute, il va retourner en Amérique : mais, d’abord, il s’est engagé à examiner un programme que nous allons lui soumettre.

— Un programme ?

— Oui, concernant les lois des pauvres, la loi du commerce, et les relations internationales. C’est lui-même qui, tout à l’heure, nous a suggéré les points principaux des réformes urgentes.

— Il vous a fait un discours ?

— Ma foi ! non. C’est quelque chose de tout à fait extraordinaire. Jamais je n’ai vu ni rêvé rien de pareil. En fait, je ne me rappelle pas qu’il ait eu besoin, une seule fois, d’ajouter des arguments à ses propositions. Et notre adhésion a été unanime !

— Et le peuple, comprendra-t-il de la même façon ?

— Je le crois ! Il faudra, seulement, que nous nous mettions en garde contre une réaction possible. On dit, de toutes parts, que les catholiques vont être en danger. Nous avons lu, tout à l’heure, les épreuves d’un article de l’Ère qui doit paraître ce matin : ce journal propose des mesures à prendre pour protéger les catholiques.

Mabel sourit.

— Quelle étrange ironie ! dit-elle.

— Certes, reprit-il, il faut que les catholiques continuent à avoir, comme les autres hommes, le libre droit d’exister. Jusqu’à quel point ils peuvent continuer d’avoir le droit de participer au gouvernement, c’est une autre affaire : c’est de quoi nous allons avoir à nous occuper, je pense, la semaine prochaine.

— Parle-moi encore de Lui !

— Ma chérie, que veux-tu que je t’en dise ? Nous ne savons toujours rien, si ce n’est qu’il est, à l’heure présente, la force suprême du monde. La France, depuis son apparition, a recommencé à s’agiter fiévreusement ; elle lui a offert d’être dictateur : il a refusé cela aussi. L’Allemagne lui a fait une offre du même genre que la nôtre ; l’Italie lui a demandé de devenir tribun à vie ; l’Espagne est partagée en deux camps, à son sujet.

Mabel écoutait avec ravissement, les yeux perdus dans l’immensité de la perspective qui se déroulait devant elle. Et non moins immense lui apparaissait l’avenir de ces nations dont lui parlait son mari. Elle se représenta l’Europe comme une ruche active, courant çà et là, dans la chaude lumière matinale. Elle voyait la France, l’Allemagne et la variété de ses petites villes, les Alpes énormes, et, en face d’elles, les Pyrénées et l’Espagne ensoleillée ; et tout cela, ces innombrables habitants de la ruche, elle les voyait occupés d’une seule et même chose, tâchant à acquérir pour leur service particulier cette étonnante figure qui venait de surgir sur le monde, — chaque nation désirant passionnément que cet homme consentît à régner sur elle, — et Lui, s’obstinant toujours à refuser toutes leurs offres !

— Quel âge a-t-il ?

— Pas plus de trente-deux ou trente-trois ans. On dit que, jusqu’à ces mois passés, il a vécu dans une solitude complète, quelque part au fond des États du Sud. Puis il s’est présenté au Sénat ; élu, il y a fait un ou deux discours ; puis il a été désigné pour faire partie de la délégation. Et tu sais le reste !

Mabel, se retourna brusquement vers son mari.

— Mais enfin, qu’est-ce que tout cela signifie ? D’où lui vient sa puissance ? dis-le moi, Olivier !

Ce fut son tour de sourire.

— Eh ! bien, répondit-il, Markham affirme que sa puissance vient de son incorruptibilité, unie à son génie d’orateur : mais cela n’explique rien.

— Non, cela n’explique rien ! répéta Mabel.

— L’explication vraie, poursuivit Olivier, c’est la personnalité de cet homme : du moins, c’est l’étiquette qui convient le mieux. Mais cela encore n’est qu’une étiquette.

— Oui, tu as raison. Mais c’est bien celle qui convient. Et c’est ce que tout le monde a senti, au Temple de Paul, et puis, ensuite, dans les rues. Ne l’as-tu pas senti toi-même ?

— Si je l’ai senti ! s’écria Olivier, les yeux étincelants. Comment ? mais je serais heureux de mourir pour cet homme !

Ils rentrèrent dans la maison ; et, de nouveau, l’image leur apparut de la morte, couchée au-dessus d’eux.

— À propos, Mabel, dit Olivier, sais-tu qui s’était chargé d’aller prévenir ce prêtre ?

— Oui, je crois bien m’en douter.

— Eh ! bien, oui, c’était Phillips ! Je l’ai vu, cette nuit. Il ne reviendra plus ici !

— Il l’a avoué lui-même ?

— Absolument ! et je ne puis pas te répéter la manière scandaleuse dont il m’a parlé de Felsenburgh, et de tout le cours présent des choses.

Puis les jeunes gens remontèrent dans la chambre de la morte.

CHAPITRE II

I

En approchant de Rome, vers laquelle l’aérien filait à une hauteur d’environ deux cents mètres, dans la pureté merveilleuse d’une aube de juillet, Percy Franklin avait l’impression d’approcher des portes même du ciel. Car ce qu’il avait laissé derrière lui, à Londres, dix heures auparavant, lui apparaissait comme un bon échantillon de ce que devaient être les cercles supérieurs de l’enfer. C’était un monde d’où Dieu s’était retiré, mais en le laissant dans un état de profonde satisfaction de soi-même, dans un état dépourvu d’espoir comme de crainte, mais admirablement pourvu de toutes les conditions du bien-être. Non pas, au reste, que ce monde, tel que Percy l’avait quitté, fût absolument tranquille, dans sa jouissance de vivre : car jamais l’énorme ville n’avait été plus excitée, d’une nervosité plus fiévreuse. Toutes sortes de rumeurs couraient. Felsenburgh allait revenir ; il était de retour ; il n’était jamais parti. Il allait être nommé président du conseil, premier ministre, tribun, même roi, sinon empereur d’Occident. Toute la constitution anglaise allait être refaite ; le crime allait être aboli par ce même pouvoir mystérieux qui avait déjà aboli la guerre. Felsenburgh avait découvert un moyen d’assurer librement la nourriture à tous. On avait trouvé le secret de la vie, net les hommes n’allaient plus connaître ni la maladie ni la mort. Voilà ce que l’on se disait, dans les rues, dans les voitures publiques, dans les conversations intimes ! Les journaux n’étaient remplis que d’affirmations de ce genre… Oui, et à tout cela, il manquait seulement, — songeait Percy, — ce qui rend une vie digne d’être vécue !

À Paris, pendant l’arrêt de l’aérien à la grande station de Montmartre, qui jadis avait été une église du Sacré-Cœur, il avait entendu le bourdonnement de la foule, ivre de vie. La ville entière retentissait de chants joyeux, resplendissait de lumières multicolores, ressemblait à un immense théâtre où se déroulerait une fête fantastique. Puis, lorsque l’aérien s’était remis en marche, Percy avait vu les longues lignes de trains affluant dans la capitale : pareils à des serpents lumineux, ils amenaient les habitants des provinces au grand Congrès National, que les législateurs français avaient convoqué pour discuter les termes d’un nouvel appel au bienfaiteur Felsenburgh. Entre Paris et Lyon, en suite, ç’avait été l’horreur des champs abandonnés, des vieilles villes à jamais désertes, dépeuplées à la fois par la concentration dans les grandes cités et par les progrès du malthusianisme. La nuit chaude était d’une clarté exceptionnelle ; et Percy avait longtemps résisté au sommeil pour jouir de la variété et de la beauté du spectacle qui s’offrait à lui.

Cependant, il s’était endormi lorsque l’air froid des Alpes avait commencé à entourer sa voiture ; et ce n’avait été que par instants qu’il avait entrevu, à ses pieds, les pics solennels baignés de lune, les profondeurs noires des abîmes, le reflet argenté des lacs, l’entassement pittoresque des maisons grises dans les villes et villages de la vallée du Rhône. Une fois, il s’était réveillé pour de bon, en voyant passer, dans la nuit, un des grands aériens allemands, tout doré et illuminé, pareil à une phalène géante avec des antennes de lumière électrique ; et les deux vaisseaux s’étaient salués, à travers une demi-lieue d’air silencieux, avec un cri pathétique comme celui de deux oiseaux de nuit qui se rencontreraient en plein vol. Turin et Gênes dormaient, quand l’aérien les avait traversés ; Florence faisait à peine mine de se réveiller. Et maintenant, la campagne glissait rapidement, toute ridée et bosselée, à deux cents mètres au-dessous de la voiture ; et Rome allait paraître, d’un moment à l’autre. L’indicateur électrique, placé au-dessus du lit de Percy, ne désignait plus qu’une distance de moins de cent kilomètres.

Le prêtre acheva de se secouer de son sommeil, et prit, dans son sac, son bréviaire : mais son attention était distraite, en prononçant les paroles de l’office ; et, quand il eut achevé prime, il referma le livre, se renfonça sous les fourrures, et se laissa aller au cours vagabond de sa rêverie.

Il avait éprouvé un soulagement singulier, lorsque, trois jours auparavant, une lettre du cardinal-protecteur lui avait enjoint de venir à Rome, en ajoutant qu’il aurait sans doute à y faire un assez long séjour.

Il revit en pensée les journées précédentes, songeant au rapport qu’il allait devoir en faire. Depuis sa dernière lettre, sept apostasies notables s’étaient produites dans le seul diocèse de Westminster : deux prêtres et cinq laïcs très connus. De tous côtés, on parlait vaguement de révolte. Percy avait vu un document menaçant, qui, sous le nom de « pétition », demandait à l’archevêque le droit de renoncer au costume ecclésiastique, et qui portait la signature de cent vingt prêtres anglais et gallois. Les signataires de la « pétition » écrivaient que la persécution était imminente, de la part de la foule ; que le gouvernement n’était pas sincère dans ses promesses de protection ; et que, même chez les plus fidèles des catholiques, la loyauté religieuse était tendue au point de risquer d’éclater.

Quant aux commentaires qu’appelait ce fait, Percy était bien résolu à dire, devant les autorités, comme il l’avait écrit vingt fois déjà, que cette perspective de persécution était certainement fondée, mais que son importance n’était rien encore en comparaison du nouveau déchaînement de l’enthousiasme « humanitaire. » Cet enthousiasme avait infiniment grandi depuis la venue de Felsenburgh, et la publication de la paix d’Orient. L’homme, tout à coup, était littéralement devenu amoureux de l’homme. Des quantités de personnes s’étonnaient d’avoir jamais pu croire, ou même rêver, que c’était un Dieu inconnu qu’il fallait aimer ; et elles se demandaient par quel étrange sortilège elles avaient pu rester aussi longtemps plongées dans cet aveuglement. Le christianisme, le théisme même, étaient en train de s’effacer du cerveau du monde, comme s’efface un brouillard matinal au lever du soleil. Et, quant à l’avis personnel de Percy, quant aux mesures qu’il pouvait proposer, tout cela était nettement gravé dans son cœur, presque depuis le jour où il était rentré en Angleterre.

Ainsi, il mettait en ordre ce qu’il allait avoir à communiquer au cardinal Martin, lorsque, tout à coup, relevant la tête, il aperçut un dôme se dresser sur un grand tapis de verdure ; et aussitôt toutes ses réflexions et tous ses raisonnements s’arrêtèrent, et une seule idée, ou, pour mieux dire, un seul mot : Rome, le remplit tout entier.

Il se releva machinalement, sortit de son coupé, et s’avança dans le couloir central, jusqu’à la proue du vaisseau. Pendant une minute ou deux, il observa la ferme et imposante figure du pilote, debout à son poste. Cet homme se tenait immobile, les mains sur le volant d’acier qui dirigeait les vastes ailes, les yeux sur l’instrument qui lui révélait, comme le cadran d’une horloge, la force et la direction des poussées du vent ; et, de temps à autre, ses mains faisaient un mouvement léger, auquel répondaient aussitôt les grandes ailes en éventail, tantôt relevant l’aérien, tantôt le faisant descendre. En face de lui, à ses pieds, fixés sur une table circulaire, étaient différents indicateurs électriques dont Percy ignorait la signification : l’un d’eux semblait une sorte de baromètre, sans doute pour indiquer l’altitude ; un autre était une boussole. Plus loin, au delà des fenêtres bombées, s’ouvrait le bleu infini du ciel. Et le prêtre songeait combien tout cela était prodigieux, et que ce n’était là, pourtant, que l’un des innombrables aspects de la grande force contre laquelle, désormais, le surnaturel avait à lutter, dans la faible et crédule intelligence des hommes.

Il soupira, se détourna, et revint s’appuyer à la fenêtre de son compartiment.

Là, une vision étonnante se découvrit à lui, plus étrange que belle, en vérité, et ressemblant plutôt à une vision de rêve qu’à une vue réelle. À droite, c’était la ligne grise de la mer, se soulevant et retombant d’une façon à peine perceptible, aussi doucement que l’aérien lui-même. À gauche, c’était la campagne illimitée, aperçue par instants, entre les ailes de la machine, avec, çà et la, le dos jaune d’un village, aplati jusqu’au point d’être méconnaissable, ou bien l’ovale bleu d’un lac, tout cela se mêlant aux masses grises des collines de l’Ombrie ; et, devant lui, apparaissant et disparaissant d’après les mouvements de la voiture, le prêtre apercevait les contours vagues de Rome, et les énormes faubourgs neufs, le tout couronné par ce dôme bleu qui grandissait et devenait plus haut, de minute en minute. L’unique bruit, — et dont Percy avait, depuis longtemps, cessé d’avoir directement conscience, — était celui du flot continu de l’air ; et ce bruit diminuait à mesure que la vitesse de la marche décroissait, tombant à une moyenne de cinquante kilomètres par heure. Soudain, il y eut un tintement de cloche ; et Percy, tout de suite après, éprouva une étrange sensation de malaise, pendant que la voiture descendait presque en ligne droite. Il chancela, étreignit convulsivement le rebord de la fenêtre. Quand il releva les yeux, tout mouvement semblait avoir cessé ; il pouvait voir des tours, devant lui, une rangée de toits de maisons, et, plus bas, la ligne tournante d’une route, semée de petites tâches de verdure.

De nouveau, un son de cloche, que suivit, cette fois, un cri long et doux. De toutes parts, dans les coupés voisins, Percy entendait des mouvements de pieds. Un garde en uniforme passa rapidement, le long du corridor vitré. Et puis, après encore un léger rappel du malaise de tout à l’heure, le prêtre découvrit, tout à fait au niveau de ses yeux, le grand dôme, devenu gris sous le bleu du ciel. Un dernier coup de cloche ; une faible vibration pendant que l’aérien descendait dans le dock, au plancher formé d’un réseau d’acier ; des visages se montrant aux fenêtres des coupés : et Percy se dirigea vers la porte de sortie, sa valise en main.

II

Une demi-heure plus tard, assis devant un bol de café, dans une petite chambre du Vatican, le ieune prêtre anglais éprouvait encore une vague sensation de fatigue, suite inévitable du voyage trop rapide ; mais à cette sensation s’en mêlait une autre, toute de soulagement et de plaisir, à mesure qu’il se rendait mieux compte du fait de son arrivée à Rome. Combien il avait trouvé étrange, tout à l’heure, de rouler sur des pavés inégaux, dans un petit fiacre d’osier, absolument comme il avait fait vingt ans auparavant, en venant à Rome pour la première fois ! Tandis que le monde entier, à l.’entour, s’était transformé, Rome était restée immobile, — ayant d’autres affaires, pour l’occuper, que les améliorations matérielles, maintenant surtout que tout le poids spirituel du globe ne reposait que sur ses épaules. Tout dans cette ville vénérable, non seulement avait conservé son caractère d’autrefois, mais semblait même avoir encore reculé dans le temps, pour se rapprocher des conditions matérielles de la vie aux siècles passés. Aussitôt que Rome, en 1972, avait obtenu son indépendance, toutes les améliorations qu’y avait introduites le gouvernement italien avaient commencé à être abandonnées ; les tramways avaient cessé de courir dans les rues ; les aériens avaient reçu défense d’entrer dans la ville ; les bâtiments nouveaux avaient été ou bien démolis, ou bien affectés à l’usage de l’Église. Ainsi, le Quirinal servait désormais de demeure au « pape rouge » ; les anciennes ambassades étaient des séminaires ; et le Vatican lui-même, à l’exception de l’étage du haut, avait été accommodé de façon à loger les membres du Sacré Collège.

C’était, au dire des archéologues, une ville extraordinaire, l’unique exemple survivant des temps anciens. Là seulement on pouvait voir les incommodités de jadis, les horreurs du manque d’hygiène, l’incarnation d’un monde perdu dans le rêve. Et l’antique pompe de l’Église, elle aussi, revivait ; les cardinaux, une fois de plus, traversaient la ville dans les carrosses dorés ; le pape chevauchait sur sa mule blanche ; le Saint Sacrement, quand on le portait par les rues étroites et malodorantes, était accompagné du tintement des cloches et de la lumière des lanternes. Cette rétrogression monstrueuse servait encore de texte, tous les jours, pour de violentes dénonciations de la barbarie chrétienne : mais déjà le monde s’y était habitué, et n’y pensait plus que comme à une preuve de l’hostilité irréconciliable de la superstition contre le progrès.

Et cependant Percy, en revoyant, tout à l’heure, durant son trajet de la Porte du Peuple au Vatican, les vieux costumes des paysans, les charrettes de vin, bleues, blanches et rouges, les rebords des trottoirs semés de trognons de choux, les linges mouillés pendus à des cordes, d’une maison à l’autre, et les mules, et les chevaux, avait trouvé à tout cela quelque chose de réconfortant, sans pouvoir s’expliquer cette impression. Tout lui avait, en quelque façon, rappelé que l’homme était un être humain, et non pas divin comme le proclamait le reste du monde : humain et, par conséquent, porté à l’insouciance, désireux de maintenir son individualité ; humain et, par conséquent, occupé d’autres intérêts encore que de ceux de la vitesse, de la propreté, et de l’exactitude.

La chambre où était assis, maintenant, le prêtre anglais, auprès de la fenêtre ombragée par des stores, — car le soleil commençait à chauffer, — le ramenait également à plus d’un siècle et demi en arrière. Elle était traversée, dans tout son long, par une ample table d’acajou, autour de laquelle étaient disposés de hauts fauteuils de bois ; le sol était recouvert de briques rouges, avec de minuscules morceaux de nattes pour mettre sous les pieds ; les murs blancs, peints en détrempe, n’étaient ornés que de trois vieux tableaux, et un grand crucifix, flanqué de chandeliers, se dressait, sur un petit autel, à côté de la porte. C’était là tout le mobilier, à l’exception d’un bureau, entre les fenêtres, sur lequel était posée une machine à écrire : et la vue de cette machine ne fut pas sans gêner le prêtre, dans l’impression d’ensemble que lui offrait son milieu nouveau.

Déjà le poids qu’il portait sur son cœur lui était allégé, et il s’étonnait de la rapidité avec laquelle s’était produit ce grand changement. La vie, ici, semblait infiniment plus simple ; l’existence du monde intérieur était, infiniment plus que nulle autre part, considérée comme réelle, et prise au sérieux. L’ombre même de Dieu, à Rome, apparaissait plus visible : l’esprit, ici, ne trouvait plus d’impossibilité à se représenter positivement que les saints veillaient et intercédaient, que Marie siégeait sur son trône, et que le disque blanc, sur l’autel, était la personne même de Jésus-Christ. Percy n’était pas encore entièrement pacifié : mais déjà il se sentait plus à l’aise, moins désespérément anxieux, plus pareil à un enfant, plus prêt à se reposer volontiers sur l’autorité qui prétendait à régner sur lui sans explication. Douze heures auparavant, il était encore à Londres, dans le tourbillon de la vie moderne ; et voici que, désormais, ce tourbillon avait disparu, pour le laisser dans un monde tout imprégné de calme et de recueillement !

Il y eut un bruit de pas, au dehors, la porte s’ouvrit, et le cardinal-protecteur entra.

Un an seulement s’était passé depuis que Percy l’avait vu ; et cependant c’est à peine si, au premier abord, il le reconnut.

C’était un très vieil homme qu’il voyait à présent devant lui, faible, courbé, le visage couvert de rides, la tête couronnée de cheveux d’un blanc de lait, sous la petite calotte écarlate. Il portait sa robe noire de bénédictin, avec une simple croix abbatiale sur la poitrine ; il marchait lentement, d’un pas incertain, s’appuyant sur une lourde canne. Le seul signe de vigueur, chez lui, était l’éclat singulier de la ligne étroite de ses yeux, transparaissent sous les paupières tombantes. Il tendit sa main, en souriant, et Percy s’agenouilla pour baiser l’anneau d’améthyste.

— Soyez le bienvenu à Rome, mon enfant ! — dit le vieillard, avec une vivacité de voix inattendue. — On m’a dit, il y a une demi-heure, que vous étiez ici : mais j’ai pensé qu’il fallait vous laisser d’abord prendre votre café !

Percy murmura un remerciement.

— Mais maintenant il faut que nous causions un peu ! — reprit le cardinal, en l’invitant à s’asseoir.

— Le Saint-Père désire vous voir à onze heures.

Percy fit un mouvement de surprise.

— Ah ! mon enfant, c’est que nous sommes forcés d’aller très vite, par le temps qui court ! Pas une minute à perdre ! Vous avez bien compris que nous allons vous garder à Rome ?

— J’ai pris toutes mes mesures pour cela, Votre Éminence.

— Parfait !… Nous sommes très contents de vous, ici, père Franklin ! Le Saint-Père a été, plusieurs fois, vivement frappé de vos commentaires. Vous avez prévu les choses d’une façon remarquable !

Percy rougit de plaisir : c’était, presque, la première fois qu’il recevait une parole d’encouragement. Le cardinal Martin poursuivit :

— Je puis bien vous dire que nous vous considérons comme le plus précieux de nos informateurs anglais. Et c’est précisément pourquoi nous vous avons fait venir ! Il faudra, désormais, que vous nous aidiez ici, comme une sorte de consulteur. Rapporter les faits, c’est ce que chacun peut faire ; mais chacun n’est pas en état de les bien comprendre… Vous paraissez très jeune, mon père : quel âge avez-vous ?

— J’ai trente-trois ans, Votre Éminence !

— Et ces cheveux blancs vous donnent, avec cela, un air si sérieux !… Eh ! bien, mon père, voulez-vous venir avec moi dans ma chambre ? Il est huit heures ; je vous garderai jusqu’à neuf, puis vous vous reposerez un peu, et, à onze heures, je vous conduis vers Sa Sainteté !

Percy se releva, avec un étrange sentiment d’exaltation intérieure, et courut ouvrir la porte devant le cardinal.

III

Quelques minutes avant onze heures, Percy sortit de sa chambre, et vint frapper à la porte de la chambre du cardinal. Il avait revêtu sa nouvelle ferrajuola, et portait aux pieds des souliers à boucles.

Il se sentait, désormais, beaucoup plus maître de soi. Dans son entretien avec le cardinal, il s’était exprimé très librement, décrivant au vieillard l’effet que Felsenburgh avait produit sur Londres, et lui faisant l’aveu de l’espèce de paralysie morale dont il avait été, lui-même, envahi. Il avait affirmé sa croyance que le monde était au début d’un mouvement sans équivalent dans l’histoire. Il avait raconté de petites scènes dont il avait été témoin : un groupe agenouillé devant un portrait de Felsenburgh, un mourant l’invoquant, par son nom, dans son agonie ; il avait retracé l’aspect de la foule qui, à Westminster, s’était réunie pour connaître le résultat de l’offre faite à cet étranger. Il avait montré au cardinal une demi-douzaine d’articles de journaux, tout enflammés d’un enthousiasme hystérique ; et, se risquant à prophétiser, il avait ajouté que, suivant lui, l’heure de la persécution était, à présent toute proche.

— Le monde semble possédé d’une vitalité maladive, avait-il dit, comme d’une fièvre nerveuse qui n’est point près de se calmer !

Le cardinal avait approuvé, d’un signe de tête.

— Nous aussi, avait-il répondu, nous sentons un peu de cela !

Le reste du temps, le vieillard était demeuré immobile, épiant Percy de ses petits yeux, et paraissant écouter avec une attention infinie.

— Quant à vos propositions, mon père ?… avait-il commencé ensuite.

Mais il s’était interrompu :

— Au fait, c’est le Saint-Père, qui doit d’abord vous demander cela !

Puis il l’avait complimenté de son latin ; et Percy lui avait expliqué combien l’Angleterre catholique avait loyalement obéi au bref par lequel le pape, dix ans auparavant, avait décrété que le latin eût à redevenir, pour l’Église, ce que l’espéranto était en train de devenir pour le monde.

— Voilà qui est fort bien, avait dit le vieillard, et qui fera grand plaisir à Sa Sainteté !

Au coup frappé sur sa porte, le cardinal sortit de sa chambre, prit le prêtre par le bras sans lui dire un mot, et tous deux se dirigèrent vers l’entrée de l’ascenseur.

Percy ne put se retenir de hasarder une observation.

— Je suis étonné de cet ascenseur, Votre Éminence, comme aussi de la machine à écrire dans la salle d’attente !

— Et pourquoi donc, mon père ?

— Hé ! maintenant que tout le reste de Rome est revenu aux temps anciens !

Mais le cardinal le regarda, étonné.

— Ma foi, dit-il, c’est vrai ! À vivre toujours ici, je n’y pensais plus !

Un garde leur ouvrit, solennellement, la porte de l’ascenseur, salua, et, les ayant accompagnés au premier étage, les précéda encore dans un long couloir, où se tenait l’un de ses collègues. Informé par celui-ci, un chambellan, somptueusement vêtu de noir et de pourpre, vint au-devant des visiteurs.

— Votre Éminence voudrait-elle attendre ici, une minute ? demanda-t-il en latin.

Percy et le vieillard se trouvaient assis dans une petite pièce carrée, meublée aussi simplement que la salle d’audience du cardinal, et donnant l’impression d’un curieux mélange de pauvreté ascétique et de dignité, avec son pavé de briques, ses murs blanchis à la détrempe, son autel, et les deux énormes flambeaux de bronze, d’une valeur incalculable, qui se dressaient aux côtés du crucifix. Mais Percy n’avait guère le loisir de regarder autour de lui : tout son cerveau et tout son cœur étaient absorbés dans l’attente de l’entrevue qui se préparait.

C’était le Papa Angélicus que le prêtre allait voir dans un instant : cet étonnant vieillard qui avait été nommé secrétaire d’État il y avait tout juste un demi-siècle, et qui occupait, depuis neuf ans déjà, le trône pontifical. C’était lui qui, durant son secrétariat, avait décidément obtenu que la domination temporelle de Rome fût rendue au pape, en échange de toutes les églises de l’Italie cédées au gouvernement italien ; et toujours, depuis lors, il s’était employé à la tâche de faire de Rome une cité de saints. Absolument indifférent à l’opinion du monde, toute sa politique avait consisté en une chose très simple : toujours, invariablement, dans une innombrable série d’encycliques, il avait déclaré que l’objet de l’Église était de glorifier Dieu en produisant dans l’homme des vertus surnaturelles, et que toutes les actions du monde n’avaient de signification ni d’importance que dans la mesure où elles tendaient à ce seul objet. Il avait déclaré, en outre, que, puisque Pierre était la grande Roche, la cité de Pierre était la capitale du monde, et devait offrir un exemple à toutes les autres villes : ce qui ne pourrait avoir lieu que si Pierre régnait sur sa cité. Et puis, étant de venu maître de celle-ci, il s’était mis vraiment à régner sur elle. Il avait dit que, dans l’ensemble, les récentes découvertes de l’homme tendaient à distraire les âmes immortelles de la contemplation des vérités éternelles non que ces découvertes pussent être, le moins du monde, mauvaises en soi, puisqu’elles permettaient de pénétrer dans les lois merveilleuses de Dieu ; mais, pour le moment présent, elles n’en étaient pas moins trop excitantes, et trop exposées à égarer l’imagination. Et, ainsi, il avait supprimé de Rome les tramways, les vaisseaux aériens, les laboratoires, les manufactures, en déclarant qu’il y avait assez de place, pour tout cela, hors de Rome ; et, pendant que toutes ces choses étaient transportées dans les faubourgs, il leur avait substitué, en ville, des chapelles, des maisons religieuses, et des calvaires.

Après quoi, il avait continué à élever vers Dieu les âmes de ses sujets. Puisque Rome, avec ses remparts, occupait un espace limité, et, plus encore, puisque c’était chose certaine que le monde présent exerçait une action corruptrice, il n’avait permis à aucun étranger de moins de cinquante ans de venir vivre à Rome pendant plus d’un mois par an, sauf le cas d’une autorisation expresse, très difficile à obtenir. Les étrangers, naturellement, étaient libres de venir demeurer en dehors des remparts, — et c’est ce qu’ils faisaient par dizaines de milliers, — mais la ville elle-même n’avait pas le droit de leur donner asile. Et le pape avait divisé Rome en quartiers « nationaux », disant que, comme chaque nation avait ses vertus propres, chacune devait laisser briller sa lumière le plus pleinement possible. Les loyers ayant aussitôt monté, il avait légiféré contre cela en réservant, dans chaque quartier, un certain nombre de rues où les loyers devaient rester à des prix fixes, et en prononçant l’excommunication contre ceux qui outrepasseraient sa volonté sous ce rapport. Quant à la Cité Léonine, il l’avait entièrement gardée à sa propre disposition. Il avait pareillement rétabli la peine de mort, avec la même gravité sereine avec laquelle il s’était exposé à la dérision du monde civilisé par ses autres mesures, en disant que, puisque la vie humaine était sacrée, la vertu humaine devait l’être plus encore ; et il avait même ajouté, au crime du meurtre, les crimes de l’adultère et de l’apostasie, comme également passibles, en droit, de la peine capitale. Au reste, il n’y avait pas eu plus de deux exécutions depuis les neuf ans de règne, les criminels ayant, naturellement, la ressource, — à l’exception de ceux qui étaient des croyants véritables, — de s’enfuir dans les faubourgs, où la juridiction pontificale perdait tout son pouvoir.

Encore ce pape réformateur ne s’en était-il point tenu là. Une fois de plus, il avait envoyé des ambassadeurs dans tous les pays du monde, en informant les gouvernements de leur arrivée. À cela, aucune attention n’avait été prêtée, sauf pour en rire ; mais le pape avait continué, tranquillement, à affirmer ses droits. De temps à autre, des encycliques apparaissaient, dans chaque pays, exposant les exigences pontificales aussi résolument et formellement que si celles ci eussent été reconnues partout. La franc-maçonnerie, toutes les idées démocratiques, étaient obstinément dénoncées ; les hommes étaient exhortés à se rappeler leur âme immortelle et la majesté de Dieu, comme aussi à réfléchir sur le fait que, dans très peu d’années, tous serait appelés à rendre leurs comptes à celui qui était le Créateur et le Souverain du monde, et dont le vicaire, ici-bas, était Jean XXIV, P. P. dont suivaient la signature et le sceau.

Une telle ligne de conduite avait profondément étonné le monde. On s’était attendu à des cris d’indignation ou à des discussions, à l’envoi d’émissaires secrets, à des complots, à mille formes actives de protestation. Mais rien de tout cela n’était venu. C’était comme si le progrès n’avait pas encore commencé ; comme si l’univers entier n’en était pas arrivé à perdre son ancienne croyance en Dieu, et à découvrir que c’était lui-même qui était Dieu. L’étrange vieil homme s’obstinait à parler dans son rêve, à divaguer au sujet de la croix, et de la vie intérieure, et du pardon des péchés, exactement de la même manière que ses prédécesseurs l’avaient fait deux mille ans auparavant. Et le monde y voyait un signe de plus, pour prouver que Rome n’avait pas perdu seulement son pouvoir, mais encore tout sens commun ; et tandis que les uns se contentaient de rire, d’autres, de plus en plus nombreux, estimaient qu’il était urgent d’aviser à faire cesser une telle folie.

Percy revoyait tout cela, assis sur sa chaise de paille, lorsque, tout à coup, une porte s’ouvrit : un prélat vêtu de pourpre apparut, et s’inclina. Le cardinal posa vivement une main sur le genou du prêtre.

— Une seule recommandation, lui dit-il : soyez absolument sincère, et ne cachez rien !

Percy se leva, tout tremblant. Et il suivit son maître vers la porte entr’ouverte.

IV

Dans le demi-jour, une figure blanche était assise auprès d’un grand bureau, le visage tourné du côté de la porte. C’est là tout ce que vit Percy, pendant qu’il faisait sa première génuflexion. Puis il baissa les yeux, s’avança, s’agenouilla de nouveau, s’avança encore, et s’agenouilla pour la troisième fois, en soulevant à ses lèvres la frêle main blanche tendue vers lui. Il entendit la porte se refermer, au moment où il se relevait.

— C’est le P. Franklin, Votre Sainteté ! dit le cardinal Martin, se penchant à l’oreille du vieillard.

Un bras vêtu de blanc fit signe, pour indiquer deux chaises toutes proches ; et les visiteurs s’assirent.

Pendant que le cardinal, lentement, en quelques phrases latines, rappelait au pape que le jeune prêtre était cet Anglais dont la correspondance avait été souvent trouvée intéressante, Percy, remis de son premier saisissement, s’était mis à observer, de tous ses yeux.

Il connaissait bien le visage du pape, autant pour l’avoir vu lui-même, à distance, plusieurs fois, que pour en avoir vu des centaines de photographies et cinématogrammes. Il n’y avait pas jusqu’à ses gestes qui ne lui fussent familiers : le léger penchement de là tête en marque d’approbation, l’éloquent petit mouvement des mains ; mais Percy n’en avait pas moins l’impression que c’était la première fois qu’il avait devant soi la personne vivante du Chef de l’Église.

L’homme qu’il voyait était un vieillard très droit, de taille moyenne, et avec, dans toute sa personne, une apparence de grande dignité, reflétée même dans la façon dont ses mains étreignaient les bras de son fauteuil. Mais surtout le visage était remarquable, tel que Percy put l’étudier à trois ou quatre reprises, pendant que les yeux bleus du pape se tournaient vers lui. Ces yeux, d’une limpidité et d’une profondeur extraordinaires, rappelaient un peu ce que les historiens disaient de ceux du pape Pie X ; les paupières dessinaient des lignes très nettes, donnant au regard une expression un peu dure, mais que contredisait aussitôt le reste du visage. Celui-ci n’était ni gras, ni maigre, mais admirablement découpé, dans son ovale régulier. Les lèvres étaient droites et fines, avec une ombre de passion dans leur mouvement ; le nez descendait brusquement, en bec d’aigle, aboutissant à des narines finement ciselées ; le menton était ferme, fendu d’une fossette au milieu ; et tout le port de la tête avait quelque chose d’étrangement juvénile. C’était un visage exprimant la générosité et la douceur, mais, avec cela, ecclésiastique au dernier degré. Le front était légèrement comprimé aux tempes, et d’épais cheveux blancs se montraient sous la calotte blanche. Percy se rappela comment, autrefois, on avait remarqué que ce visage ressemblait, et de la façon la plus frappante, à un visage composite fait avec les photographies des prêtres les plus connus.

« Prêtre, » c’était le seul mot qui, à l’esprit du visiteur, résumât toute l’impression éprouvée. Ecce Sacerdas magmas ! Cependant, le jeune Anglais était surpris, aussi, de la juvénilité de toute la figure du pape, qui, à plus de quatre vingt-huit ans, se tenait droit comme un homme de cinquante, les épaules levées, la tête reposant sur elles comme celle d’un lutteur, et à peine quelques rides sous les tempes et autour du nez. Papa angelicus ! se répétait Percy.

Le cardinal ayant achevé ses explications, fit un petit geste ; et Percy recueillit toutes ses facultés, pour se tenir prêt à répondre aux questions qui allaient venir.

— Soyez le bienvenu, mon fils ! dit une voix très douce et sonore.

Puis le pape baissa les yeux de nouveau, prit un presse-papier dans sa main gauche, et se mit à jouer avec lui, tout en parlant.

— Maintenant, mon fils, reprit-il, je désire que vous me fassiez un discours sur les trois points que voici : ce qui s’est produit, ce qui est en train de se produire, et ce qui se produira, — en y joignant une péroraison, si vous voulez bien, sur les mesures qui, à votre avis, auraient chance d’apporter des modifications opportunes sur ce dernier point !

Percy respira fortement, s’adossa, serra les doigts d’une de ses mains dans l’autre main, fixa fermement ses yeux sur le soulier rouge, brodé d’une croix, en face de lui, et commença le discours que, cent fois au moins, il s’était répété les jours précédents.

Il établit, d’abord, ce thème : que toutes les forces de l’univers civilisé se concentraient désormais en deux camps, le monde et Dieu. Jusqu’alors, ces forces avaient été incohérentes et spasmodiques, éclatant de manières diverses : les révolutions, les guerres, avaient été comme des mouvements de foule, sans règle ni direction, indisciplinés. Et, pour répondre à cet état de choses, l’Église, elle aussi, avait agi au moyen de sa catholicité : opposant des francs-tireurs à d’autres francs-tireurs, répondant à des attaques désordonnées par autant de répliques appropriées. Mais, depuis les cent dernières années, on pouvait nettement apercevoir que les méthodes du conflit étaient en train de changer. L’Europe, en tout cas, s’était décidément fatiguée des luttes intestines. L’alliance du capital et du travail illustrait ce changement dans la sphère économique ; le partage pacifique du continent africain par les diverses nations européennes l’illustrait dans la sphère politique ; et c’était encore ce changement qu’illustrait, dans la sphère spirituelle, le développement de la religion humanitaire. Contre cette centralisation des forces du monde, l’Église, de son côté, avait tâché à se concentrer plus étroitement. Grâce à la sa gesse de ses pontifes, sous l’inspiration de Dieu tout-puissant, les lignes de son action n’avaient point cessé de se resserrer. Percy en donna pour exemple l’abolition de tous les usages locaux, y compris ceux des rites orientaux, longtemps conservés avec un soin jaloux, l’établissement à Rome des Cardinaux-Protecteurs, la tendance croissante des ordres monastiques à se fondre en un seul, et sous l’autorité d’un seul Général suprême, — bien que plusieurs de ces ordres eussent tenu à garder leurs noms anciens. Il rappela aussi de récents décrets fixant définitivement le sens et les limites de la décision de l’infaillibilité pontificale ; il rappela le remaniement du droit canon, et l’immense simplification qui s’était faite dans la hiérarchie. Mais, parvenu à ce point, il s’aperçut qu’il courait risque de rompre le fil de son discours ; et il se hâta de revenir à la signification des événements des mois précédents.

Tout ce qui avait eu lieu jusqu’alors, dit-il, ne pouvait manquer d’amener ce qui venait d’avoir lieu, c’est-à-dire la réconciliation du monde entier sur des bases autres que celle de la vérité divine. L’intention de Dieu et de ses vicaires avait été de réconcilier tous les hommes en Jésus-Christ : mais la pierre d’angle, une fois de plus, avait été rejetée, et, au lieu du chaos que l’on avait prophétisé, voici que se formait une unité sans équivalent dans l’histoire ! Chose d’autant plus dangereuse qu’elle contenait plus d’éléments incontestablement bons. Ainsi la guerre, suivant toute apparence, était désormais éteinte : et ce n’était point le christianisme qui l’avait éteinte ! Les hommes avaient compris que l’union valait mieux que la discorde : et c’est en dehors de l’Église qu’ils l’avaient compris ! En fait, les vertus naturelles s’étaient soudaine ment épanouies, tandis que les vertus surnaturelles avaient été méprisées. La philanthropie avait pris la place de la charité, le contentement celle de l’espérance, et la science s’était substituée à la foi.

— Oui, mon fils ! dit la douce voix, pleine d’affection. Et quoi encore ?

— Quoi encore ? reprit Percy… Eh ! bien des mouvements tels que celui-là ne pouvaient manquer de produire des hommes. Et l’homme de ce mouvement nouveau avait été Felsenburgh. Il avait accompli une œuvre qui, de la part d’un homme, semblait miraculeuse. Il avait mis fin à l’éternelle division entre l’Orient et l’Occident : par la seule force de sa personnalité, il avait prévalu sur les haines internationales et les luttes des partis. L’enthousiasme qu’il avait allumé dans les cœurs anglais, toujours peu enclins à s’exalter, était bien, lui aussi, une sorte de miracle. Et, de même, il avait enflammé la France, l’Espagne, l’Allemagne.

Percy décrivit, une fois de plus, les scènes singulières dont il avait été témoin, et cita quelques-unes des épithètes attribuées à Felsenburgh, même dans les journaux les plus pondérés. Ces journaux l’appelaient le Fils de l’Homme, à cause de son cosmopolitisme, le Sauveur du Monde, parce qu’il avait tué la guerre ; d’autres allaient même… — ici, la voix du prêtre trembla, — allaient même jusqu’à l’appeler Dieu incarné, parce qu’il était le plus parfait représentant de l’élément divin qui réside dans l’homme !

Le tranquille et beau visage de prêtre, qui observait Percy, ne faisait toujours aucun mouvement. Et Percy continua.

La persécution, dit-il, était certainement en train d’approcher. Il y avait eu, déjà, un ou deux coups de force populaires. Mais la persécution n’était pas à craindre. Sans doute, elle causerait des apostasies, comme elle l’avait toujours fait : mais, d’autre part, elle donnerait plus de foi aux fidèles, et purgerait l’Église de ceux dont la foi n’était que de surface. Jadis, dans les premiers temps du christianisme, l’attaque de Satan s’était produite sur le corps, avec des fouets, et du feu, et des bêtes féroces ; au seizième siècle, elle s’était produite sur l’intelligence ; au vingtième siècle, elle avait eu pour objet les ressorts les plus intimes de la vie morale et spirituelle. Maintenant, il semblait que l’assaut allait être dirigé des trois côtés à la fois. Cependant, ce qui méritait surtout d’être craint, c’était l’influence positive de l’humanitarisme. Celui-ci arrivait entouré de puissance ; il saisissait vivement l’imagination ; affirmant sa vérité au lieu de chercher à la prouver, il pénétrait dans les âmes bien plus profondément qu’au moyen de discussions et de controverses ; il semblait se frayer un chemin, presque directement et sans résistance, jusqu’au plus secret des replis du cœur. Des personnes qui avaient à peine entendu son nom se déclaraient prêtes à y adhérer ; des prêtres avaient la sensation de l’absorber, comme naguère ils absorbaient Dieu dans la communion ; des enfants s’en abreuvaient comme, autrefois, les petits martyrs s’étaient enivrés de christianisme. « L’âme naturellement chrétienne » paraissait en train de devenir « l’âme naturellement infidèle ». La persécution, s’écriait Percy, devait être accueillie comme le salut, et demandée à force de prières : mais il craignait que les autorités, ne connussent trop la manière de distribuer l’antidote avec le poison. Sans doute, il y aurait des martyres individuels, et en très grand nombre : mais ceux-là auraient lieu malgré les gouvernements, et non pas à cause d’eux. Enfin, Percy s’attendait à voir, d’un jour à l’autre, l’humanitarisme revêtir le déguisement de la liturgie et du saint-sacrifice ; quand il aurait réussi à obtenir l’adhésion des peuples pour ce déguisement sacrilège, c’en serait fait de la cause de l’Église, si Dieu ne consentait pas à intervenir !

Percy, tout frémissant, s’arrêta. Oui, mon fils ! Et qu’est-ce que vous pensez qu’il y aurait à faire !

Percy se tordit les mains.

— Saint-Père, répondit-il, la messe, la prière, le rosaire, cela d’abord et par-dessus tout ! Le monde nie le pouvoir de tout cela : mais c’est sur ce pouvoir que les chrétiens doivent s’appuyer plus que jamais ; Toutes choses en JésusChrist ! rien d’autre ne saurait servir. C’est Lui qui doit faire tout : car nous, désormais, nous ne pouvons plus rien !

La tête blanche se pencha, en signe d’approbation. Et puis elle se releva.

— Oui, mon fils !… Mais, aussi longtemps que Jésus-Christ daignera nous employer, il faut pourtant que nous servions sa cause ! De quelle manière pensez-vous que nous puissions la servir ?

— Je pense, répondit Percy, qu’un nouvel ordre, Votre Sainteté !…

La main blanche laissa retomber le presse-papier ; et le pape se pencha en avant, les yeux attentivement fixés sur le prêtre.

— Que dites-vous, mon fils ?

Percy se jeta à genoux devant le vieillard.

— Un nouvel ordre, Votre Sainteté !… Pas d’habit, ni de signe distinctif… Ne dépendant que de Votre Sainteté… Plus libre encore que les jésuites, plus pauvre que les franciscains, plus mortifié que les chartreux ! Comprenant des hommes et des femmes… Les trois vœux, et, en plus, l’intention expresse du martyre. Chaque évêque chargé du soutien des membres de l’ordre dans son diocèse, un lieutenant dans chaque pays… Votre Sainteté, qu’allez-vous penser de mon audace ?… Le Panthéon, ici, comme l’église de l’ordre ! Et le Christ crucifié comme son patron !

Le pape se releva brusquement, si brusquement que le cardinal Martin se mit debout, lui aussi, par un mouvement machinal. C’était, en vérité, comme si ce jeune prêtre, dans son zèle, fût allé trop loin.

Il y eut un assez long silence, pendant lequel le vieillard blanc se rassit. Puis, étendant sa main :

— Que Dieu vous bénisse, mon enfant ! Vous pouvez vous retirer. Le cardinal Martin vous rejoindra tout à l’heure !

CHAPITRE III

I

Lorsque Percy, ce soir-là, revit le vieux cardinal, celui-ci se borna à le complimenter de l’attitude qu’il avait eue durant son audience. Le prêtre, décidément, avait eu raison de dire toute sa pensée comme il l’avait fait. Puis le cardinal Martin lui expliqua quelles seraient, désormais, ses fonctions.

Le prêtre anglais garderait pour son usage les deux chambres où on l’avait logé. Il dirait sa messe dans l’oratoire du cardinal. À neuf heures, il aurait à venir demander ses instructions. À midi, il dînerait avec le cardinal, après quoi il serait libre de son temps jusqu’à l’Ave Maria ; et ensuite, de nouveau, il travaillerait avec son maître jusqu’au souper. Sa tâche principale consisterait à lire les correspondances anglaises, et à rédiger un rapport quotidien sur leur contenu.

Percy trouva cette vie très agréable, dans sa tranquillité sereine ; et, de jour en jour, il sentit qu’il s’y accoutumerait plus entièrement. Il était maître d’une grande partie de ses heures, qu’il occupait de la façon la plus variée et la plus charmante. De huit heures à neuf, chaque jour, il se promenait par les rues, examinant les trésors artistiques des églises, étudiant les mœurs populaires, s’imprégnant peu à peu de l’étrange sensation de naturel qui se dégageait de cette vie à la manière d’autrefois. Par instants, cette vie lui faisait l’effet d’un rêve historique ; mais parfois aussi, et de plus en plus, il lui semblait que cette vie était l’unique réalité, que c’était le monde tendu et glacé de la civilisation moderne qui était un fantôme, et que, à Berne seulement, l’âme humaine avait gardé sa simplicité native. La lecture même des correspondances ne l’affectait que superficiellement, car le torrent de sa pensée recommençait à couler, tout clair, dans son aimable canal de jadis ; et sans cesse, à mesure qu’il se détachait du monde dont il venait de sortir, il ressentait plus de calme, presque d’indifférence, à s’instruire des événements qui se produisaient dans ce monde lointain.

Les nouvelles importantes, d’ailleurs, n’étaient pas très nombreuses. Une sorte de bonace avait succédé à Parage. Felsenburgh continuait à se tenir dans la retraits ; il avait refusé toutes les offres qui lui étaient venues de la France et de l’Angleterre ; et, bien que la chose ne fût pas annoncée d’une manière formelle, on tendait à supposer qu’il était résolu à se confiner, désormais, dans l’attitude d’un simple spectateur. Cependant les divers parlements de l’Europe s’employaient aux travaux préparatoires de la réfection des codes. Suivant toute probabilité, rien de décisif n’aurait lien jusqu’aux sessions d’automne.

Et à Rame, cependant, la vie était, pour Percy, singulièrement attirante. L’antique cité était devenue, maintenant, non seulement le centre de la foi, mais, en un sens, un microcosme de l’univers chrétien. Elle était partagée en quatre grands quartiers, l’Anglo-Saxon, le Latin, l’Allemand, et l’Oriental, sans compter le Transtévère, qui était presque absolument rempli par les bureaux pontificaux, séminaires, et écoles. Les races anglo-saxonnes demeuraient dans le quartier du Sud-Ouest, comprenant l’Aventin, le Cœlius, et le Testaccio. Les Latins habitaient la vieille Rome, entre le Corso et le fleuve, les Allemands le quartier du Nerd-Est borné au sud par la rue Saint-Laurent ; et le quartier qui restait était réservé aux Orientaux, avec le Latran pour centre. De cette façon les vrais Romains avaient à peine conscience de l’intrusion étrangère ; ils possédaient une multitude d’églises, bien à eux, ils avaient le droit de poursuivre leur vie dans les rues sombres et de tenir leurs marchés en plein veut ; et c’était parmi eux que Percy se promenait le plus volontiers, dans sa passion de vie rétrospective. Mais les autres quartiers étaient, peut-être, plus curieux encore,. Il était amusant de voir, par exemple, comment un groupe nombreux d’églises gothiques, desservies par des prêtres septentrionaux, avaient jailli de terre, spontanément, dans les districts anglo-saxon et allemand, et comment les rues larges et grises de ces districts, leurs pavés plats, et unis, leurs maisons sévères, prouvaient que les hommes du Nord ne s’étaient pas convertis aux traditions de la vie méridionale. Les Orientaux, d’autre part, ressemblaient aux Latins ; leurs rues étaient aussi étroites et sombres, avec les mêmes odeurs excessives ; leurs églises étaient aussi sales, et, en même temps, aussi intimes et pieuses ; et, peut-être leurs couleurs avaient-elles un éclat plus vif encore et plus bariolé.

Au delà des remparts, la confusion était indescriptible. Si la cité même apparaissait une miniature, soigneusement découpée et ordonnée, du monde chrétien, les faubourgs représentaient le même modèle brisé en mille pièces, que l’on aurait plongées dans un sac pour les en retirer au hasard. Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, du haut du Vatican, Percy apercevait une suite infinie de toits, interrompue par des flèches, des tours, des dômes, et des cheminées ; et là-dedans vivaient des êtres humains de toutes les races qui sont sous le soleil. C’était là que se trouvaient les grandes manufactures, les édifices monstrueux de l’uni vers nouveau, les gares, les écoles, les administrations : tout cela peuplé de six millions d’âmes qui étaient venues vivre la, , transplantées par le seul amour de la religion. C’était la foule de ceux qui avaient désespéré de la vie moderne, qui s’étaient lassés du changement et de l’effort, et qui avaient fui le monde pour se réfugier dans l’Église, mais sans pouvoir obtenir la permission de demeurer à l’intérieur de Rome. Continuellement, dans toutes les directions, de nouvelles maisons s’élevaient. Un compas gigantesque, dont l’une des branches aurait été fixée à Rome et qui aurait eu une ouverture de cinq kilomètres, n’aurait point cessé de rencontrer des rues toutes pleines de maisons, sur tout le cercle de son parcours.

Mais jamais la signification de ce qu’il voyait ne s’était révélée au prêtre anglais aussi clairement qu’un certain jour d’été, où fut célébrée la fête du saint patron du pape régnant.

La matinée était encore assez fraîche, lorsque le prêtre suivit son chef, à qui il devait servir de chapelain, le long des vastes corridors du Vatican, vers la salle où le pape et les cardinaux allaient s’assembler. Regardant par une fenêtre, sur la Piazza, il lui sembla que la foule était devenue plus dense, si c’était possible, qu’une heure auparavant. L’énorme place ovale était toute houleuse de têtes, sauf un grand passage gardé par les troupes pontificales pour l’arrivée des voitures ; et, sur ce passage, tout blanc à la lumière éclatante du matin d’août, Percy voyait s’avancer des véhicules prodigieux, des éblouissements d’or et de couleurs vives, pendant que des acclamations frénétiques montaient de la foule.

Un moment plus tard, — comme Percy avait tout loisir de regarder, se trouvant arrêté dans une antichambre par l’encombrement des cardinaux, évêques, prélats, et autres dignitaires, — il découvrit enfin ce que signifiaient ces étranges calèches de gala qui arrivaient ainsi vers la basilique. Pour la première fois il comprit nettement, ayant la chose présente et vivante devant ses yeux, que c’était toute la royauté de l’ancien monde qui se trouvait là réunie.

Autour des marches de la basilique, s’ouvrait un grand éventail de carrosses, chacun attelé de huit chevaux : les chevaux blancs de la France et de l’Espagne, les chevaux noirs de l’Allemagne, de l’Italie, et de la Russie, les chevaux couleur crème de l’Angleterre. Au delà, c’étaient les puissances secondaires : la Grèce, la Norvège, la Suède, la Roumanie, les États balkaniques. On apercevait les emblèmes de quelques-uns d’entre eux, des aigles, des liens, des léopards, dressant la couronne royale au-dessus des superbes voitures.

Percy s’appuya contre le rebord de la fenêtre, et s’abandonne à sa rêverie.

Voilà donc tout ce qu’il restait de la royauté ! Il avait vu, précédemment, les palais de ces souverains, çà et là, dans les divers quartiers de la ville, avec des bannières flottant aux portes, et des hommes, en livrées écarlates, debout sur les seuils. Plusieurs fois, avec les autres passants, il

. avait salué tel roi ou tel empereur, au passage d’un landau, sur le Corso ; il avait même vu les lis de France et les léopards d’Angleterre s’avancer de front, dans une allée du mont Pincio : Les journaux lui avaient appris, de temps à autre, depuis les vingt dernières années, comment les diverses familles royales, tour à tour, s’étaient transportées a Rome, après avoir obtenu la reconnaissance papale ; et, la veille encore, le cardinal Martin lui avait annoncé que Guillaume d’Angleterre, avec la reine Caroline, venait de débarquer à Ostie : de telle sorte que, maintenant, à l’exception du Grand Turc, la série des trônes européens se trouvait au complet. Mais jamais encore, jusqu’à ce jour, Percy n’avait pleinement réfléchi à ce fait prodigieux de la réunion de toutes les royautés du monde sous l’ombre du trône de Pierre, ni, non plus, au danger menaçant qu’une telle réunion devait constituer aux yeux du monde. Il savait que, pour le moment, ce monde affectait de rire de la folie et de la puérilité de tout cela, de cette comédie désespérée de droit divin, jouée par des familles déchues et méprisées ; mais il n’ignorait point, non plus, que les hommes avaient gardé, au fond de leur cœur, leurs sentiments d’autrefois, et qu’il suffirait que ces sentiments se trouvassent réveillés…

L’encombrement céda : Percy se glissa hors du retrait de la fenêtre, et put suivre le flot qui s’écoulait lentement.

Une demi-heure après, il était à sa place, parmi les ecclésiastiques, lorsque la procession pontificale sortit du demi-jour de la chapelle du Saint-Sacrement pour pénétrer dans la nef de l’énorme église ; mais, avant même d’être entré dans la chapelle, il entendit les grandes clameurs populaires et les appels de trompettes qui saluaient l’apparition du souverain Pontife arrivant sur sa sedia gestatoria, précédé des grands éventails traditionnels. Et Percy, en entendant ces cris de la foule, se rappela, avec un subit frémissement du cœur, une autre foule qu’il avait vue dans les rues de Londres, une nuit d’été, quelques mois auparavant… Très haut au-dessus des têtes dressées, parmi lesquelles il semblait se frayer un chemin comme la poupe d’un antique vaisseau, s’avançait le dais qui recouvrait le Seigneur du monde ; et, entre lui et le prêtre, comme si c’était une vague soulevée par le même vaisseau, se mouvait la somptueuse procession, protonotaires apostoliques, supérieurs des ordres religieux, et le reste, passant avec une écume blanche, dorée, éclatante, argentée, entre les rives vivantes, sur les deux côtés. Et, devant ce vaisseau qui se dirigeait vers lui, le port de l’autel divin élevait l’imposante masse de ses piliers, au-dessous desquels brillaient les sept étoiles jaunes qui représentaient les feux de la sainteté. C’était un spectacle étonnant, mais trop vaste pour que l’observateur en reçût une autre impression que la conscience de son propre néant. Les statues géantes, les innombrables bannières, le concert indescriptible des bruits, du murmure de dix mille voix, de l’appel puissant des orgues, le vague parfum de l’encens, et, dominant tout cela, l’atmosphère toute vibrante des émotions humaines à la vue du passage de l’Espoir du monde, du vice-roi de Dieu, s’apprêtant à intervenir entre Dieu et l’homme : tout cela affectait le prêtre comme aurait fait un élixir ayant à la fois le pouvoir de calmer et de stimuler, d’aveugler tout en aiguisant la vision intérieure, d’assourdir les oreilles du corps pour mieux ouvrir celles de l’âme, d’exalter le cœur tout en le plongeant dans des abîmes d’humilité. Voilà donc, songeait Percy, voilà formulée l’antre réponse possible au problème de la vie ! Dans une lumière éclatante, il voyait devant lui, s’offrant à son choix, les deux cités de saint Augustin. L’une était celle d’un monde né de soi-même, s’organisant soi-même et se suffisant à soi-même, d’un monde interprété par des forces socialistes, matérialistes, hédonistes, et se résumant enfin dans Felsenburgh. Et quant à l’autre monde, Percy le voyait déployé sous ses yeux, lui parlant d’un Créateur, d’une création, d’un but divin, d’une rédemption, d’une réalité transcendante et éternelle, dont tout avait jailli et où tout aboutissait. L’un de ces deux hommes, Jean et Julien, était le vicaire de Dieu, et l’autre un imposteur, l’ennemi de Dieu… Et, une fois de plus, dans un nouvel élan de conviction, le cœur de Percy arrêta son choix…

Mais le moment le plus pathétique de l’inoubliable fête était encore à venir.


Lorsque Percy sortit de la nef, sous le dôme, se dirigeant vers la tribune, au delà du trône pontifical, un spectacle imprévu se présenta à lui.

Un grand espace avait été réservé, autour de l’autel et de la Confession, s’étendant jusqu’au point qui marquait l’entrée des transepts. Dans cet espace, sur des fauteuils disposés en gradins, se voyaient des rangées de visages blancs et immobiles, sous des séries de dais richement ornés. Ces dais étaient d’écarlate, comme les baldaquins cardinalices : mais chacun d’eux était surmonté de grandes cottes d’armes, que supportaient des bêtes, et que dominaient des couronnes. Et, sous chaque dais, se tenaient deux ou trois figures : et le cœur de Percy battit plus fort en les apercevant.

Il avait en face de lui les derniers survivants de l’étrange caste d’hommes qui, jusqu’au siècle dernier, avaient régné comme les Vice-régents temporels de Dieu, avec le consentement de leurs sujets ! Aujourd’hui, personne ne reconnaissait plus ce pouvoir, sauf Celui de qui ils affirmaient le tirer. Ces hommes et ces femmes, ces successeurs des anciens maures du monde, avaient enfin appris à connaître l’autorité d’En Haut, et que leurs titres ne dépendaient point de leurs sujets, mais du seul Roi suprême : bergers sans troupeaux, capitaines sans soldats à commander. Le spectacle était pitoyable : et cependant Percy ne pouvait s’empêcher d’en éprouver du respect et de l’admiration. Il s’émerveillait de ces créatures, de même espèce que lui, qui n’avaient point honte d’en appeler de l’homme à Dieu, et d’assumer des insignes que le monde ne regardait que comme de vains jouets, mais qui, pour eux, étaient les emblèmes d’une misa sien surnaturelle…

Et ce sentiment qu’éprouvait Pércy s’aviva en lui quand il vit les divers souverains s’approcher de l’autel, pour le service du culte, et, à plusieurs reprises, traverser l’espace qui s’étendait entre leurs trônes et l’autel. Imposantes figures silencieuses, nu-tête et yeux baissés respectueusement. Le roi d’Angleterre, redevenu le Defensor Fidei, portait la traîne du pape au lieu du vieux roi d’Espagne, qui, hors d’état de marcher, se tenait à genoux sur son prie-Dieu, pleurant et tremblant, tout imprégné de piété et d’amour. L’empereur d’Autriche servait le lavabo ; l’empereur d’Allemagne, à qui, jadis, sa conversion avait failli coûter la vie, en même temps qu’elle l’avait précipité de son trône, remplissait la fonction privilégiée de transporter le coussin sur lequel le pape, son seigneur, s’agenouillait devant leur Seigneur à tous deux.

Et ainsi, scène par scène, le drame magnifique se déroulait. Le murmure des foules fut remplacé par un silence qui n’était qu’une même prière muette, lorsque le petit disque blanc s’éleva entre les mains blanches, et que la frêle et pure musique angélique des voix rayonna dans le dôme. Car tous se sentaient là en présence de leur unique espoir, aussi faible et aussi puissant qu’autrefois dans la Crèche. Tous savaient, à coup sûr, qu’il n’y avait personne pour les défendre, excepté Dieu seul. Et Percy se disait que, si le sang des hommes et les larmes des femmes ne parvenaient pas à toucher le Juge suprême, et à le faire sortir de son silence, du moins ce renouvellement de la mort de son Fils unique, s’accomplissant aujourd’hui avec une si pathétique splendeur, sur cet îlot de foi, parmi un océan de risées et de haines, que cela, du moins, devait porter son fruit !

Le jeune prêtre venait de rentrer dans sa chambre, pour se reposer un moment après la fatigue des longues cérémonies, lorsque sa porte s’ouvrit, et que le cardinal Martin, encore vêtu de ses robes d’état, entra, d’un pas rapide, et referma la porte précipitamment.

— Père Franklin, dit-il d’une étrange voix sans souffle, je vous apporte une nouvelle énorme : Felsenburgh vient d’être nommé président de l’Europe !

II

Cette nuit-là, Percy ne revint dans sa chambre qu’à deux heures du matin, absolument épuisé. Tout l’après-midi et toute la soirée, il était resté en compagnie du cardinal, ouvrant les dépêches qui affluaient de tous les points de l’Europe.

Il n’y avait aucun doute possible sur l’authenticité de la nouvelle ; et tout tendait même à faire supposer que Felsenburgh, depuis longtemps, avait délibérément attendu l’offre qu’il venait enfin d’accepter, — ne s’obstinant à refuser toutes les requêtes précédentes que pour contraindre les nations à cette suprême requête collective. La veille, il y avait eu, secrètement, une réunion des diverses puissances, dont chacune avait échoué à obtenir individuellement le concours du grand homme : toutes avaient convenu de retirer leurs offres antérieures, et d’envoyer un message unique. Les honneurs proposés à Felsenburgh n’avaient jamais encore auparavant été imaginés dans une démocratie. On lui promettait un palais, et le libre choix de ses ministres, dans chaque capitale de l’Europe. Sur toutes les lois votées par les parlements, on lui promettait un droit de veto, dont les défenses garderaient une valeur absolue pendant trois ans. On consentait à ce que toute mesure décidée par lui, à trois reprises, durant trois années consécutives, devint, sans autre discussion, une loi formelle. En échange, ou ne lui demandait rien que l’engagement de se consacrer tout entier à ses nouvelles fonctions.

Et tout cela, comme le voyait clairement Percy, tout cela décuplait le danger que présentait déjà l’union de l’Europe. Tout cela impliquait la concentration des forces prodigieuses du socialisme, dirigées désormais par un chef de génie. C’était la combinaison des plus précieuses caractéristiques des deux méthodes opposées de gouvernement Et l’offre avait été acceptée par Felsenburgh, après huit heures de réflexion.

Quant à la manière dont la nouvelle avait été accueillis par les, deux autres divisions du monde, l’Orient, d’après les dépêches, se montrait enthousiaste, tandis que l’Amérique semblait partagée : Mais, en tout cas, l’Amérique était sans pouvoir ; la balance du monde penchait trop lourdement contre elle.

Percy se jeta sur son lit, sans se dévêtir, et resta étendu, le pouls battant, les yeux fermés, et avec un désespoir immense dans le cœur. Il lui paraissait que, tout a coup, le monde venait de se dresser comme un géant, au-dessus de l’horizon de Rome, et que la cité sainte n’était plus, maintenant, qu’un pauvre château de sable attendant le flot qui allait l’anéantir. Le fait de cet anéantissement, à ses yeux, était certain. De quelle manière la ruine se produirait, et sous quelle forme, et à quel moment, il ne le savait point, ni ne se souciait de le savoir : il savait seulemegt qu’elle était fatale.

Avec son habitude de s’étudier soi-même, il retourna son regard au dedans de lui, comme un médecin atteint d’une maladie mortelle se complaît amèrement à diagnostiquer ses propres symptômes. Sana compter que c’était pour lui une sorte de soulagement, de pouvoir perdre de vue le monstrueux mécanisme du monde, pour considérer, en miniature, un simple cœur humain dénué d’espérance. Pour sa religion, à présent, il n’avait plus de craintes ; aussi absolument qu’un homme peut connaître la couleur de ses yeux, il savait que sa religion était ferme, assurée, à l’abri de toute secousse. Durant les semaines qu’il venait de passer à Rome, le trouble qu’il avait naguère ressenti s’était dissipé, et le fond même de son âme lui était redevenu visible. Ou, mieux encore, le grand ensemble de dogmes, de cérémonies, de coutumes et de principes moraux au milieu duquel il avait été élevé, et que, jusqu’alors ; jamais il n’avait saisi que par parties, tantôt en découvrant un morceau et tantôt un autre, peut à peu ce système du catholicisme s’était éclairé tout entier, pour se révéler à lui dans un rayonnement merveilleux de lumière divine. Des détails qui, autrefois, l’avaient étonné ; même choqué, reprenaient, pour lui, une évidence parfaite. Il voyait, par exemple, que, tandis que la religion de l’Humanité tâchait à abolir la souffrance, celle-ci était un fait qui jamais ne se laisserait supprimer et que la religion divine était autrement raisonnable, qui reconnaissait la souffrance pour nécessaire, et lui accordait une place dans le pian total du Créateur. Ou bien il se rendait compte que, tandis que, d’un certain point de vue, ses Sens ne découvraient que l’aspect matériel du tissu composite de la vie universelle, d’un autre point de vue le surnaturel se révélait a lui avec non moins de certitude et de réalité, Il comprenait que la religion de l’Humanité ne pouvait apparaitre vraie que si l’on négligeait, au moins, une moitié de la nature de l’homme, de ses aspirations, et de ses misères ; tandis que le christianisme, avait, en tout cas, le mérite d’admettre tout ce que contenait cette nature, si même il ne parvenait pas à tout expliquer. Oui, la foi catholique était, dorénavant, plus sûre pour lui que sa propre existence : elle était vivante, absolument véritable. Il n’y avait, à y réfléchir sérieusement et impartialement, aucune hésitation possible sur le fait que Dieu existait et régnait. Et tous les chemins de la pensée du prêtre aboutissaient à la conclusion, aussi, que Jésus-Christ était l’incarnation de ce Dieu souverain, ayant prouvé sa divinité par sa mort, sa résurrection, et la suite miraculeuse de son Église jusqu’à Jean, son dernier vicaire. Toutes ces choses étaient comme des vertèbres de l’univers, des faits supérieurs au doute, immuablement vrais : si ces choses n’étaient pas vraies, c’est que rien, nulle part, n’était qu’un vain rêve.

Des difficultés ? oui, certes, il y en avait et en très grand nombre ! Ainsi le jeune prêtre ne comprenait aucunement pourquoi Dieu avait fait le monde tel qu’il était, ni comment le pain était transsubstancié en Corps vivant de Dieu : mais… mais ces choses étaient, tout simplement ! Percy songeait au voyage qu’avait fait son esprit, depuis le jour où, dans son ardeur juvénile, il avait cru que toute vérité divine pouvait être démontrée dans le domaine intellectuel. Maintenant il avait appris, pour toujours, que le naturel en appelait au surnaturel} ; que la pauvre raison humaine, assurément, n’était pas en état de contredire les mystères de la religion, mais qu’elle ne pouvait les prouver adéquatement qu’en admettant, d’abord, la Révélation comme un fait, c’est-à-dire en se plaçant à un point de vue où l’âme écoute docilement la foi et l’esprit divin. Jamais il ne s’était mieux rendu compte de l’innombrable quantité des objections que pouvait faire naître le dogme chrétien, quand on le considérait du dehors, à la lumière d’une certaine critique nécessairement condamnée à n’en laisser voir qu’une apparence trompeuse : et jamais, non plus, il n’avait mieux senti la profonde inanité, le néant éternel et fatal de ces objections.

Ainsi la fermeté de sa foi apparaissait à Percy décidément assurée et inébranlable. En présence de la catastrophe qu’il prévoyait imminente, il songeait avec joie que, du moins, son âme serait à l’abri de la destruction. Mais, sous cette certitude confiante de son cœur de croyant, il y avait sa curiosité d’homme, de témoin étonné du spectacle de la vie.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Pourquoi tout cela était-il permis ? Comment était-il concevable que Dieu n’intervînt pas, et que le Père des hommes autorisât la race tout entière de ses enfants à se soulever contre sa personne ? Que comptait-Il faire ? Est-ce que ce silence continu ne se romprait jamais ? Est-ce que ces millions d’âmes, de toutes les nations, qui naissaient et mouraient dans le blasphème, est-ce qu’elles n’étaient point, elles aussi, les agneaux de son troupeau ? À quoi donc était destinée l’Église catholique, si ce n’était pas à convertir le monde ? Et pourquoi, en ce cas, le Dieu tout-puissant avait-il permis à cette Église de se trouver réduite à une poignée de fidèles, tandis que, d’autre part, le monde trouvait sa paix en dehors d’elle et de Lui ?

Eh face de soi, Percy revoyait le monde, cette folie qui s’était emparée des peuples, les histoires étonnantes que le téléphone venait de lui apporter ! À Paris, des hommes et des femmes, avec l’ivresse mystique des anciennes Bacchantes, s’étaient percé le cœur, publiquement, sur la place de la Concorde, en criant, à une foule, non moins enthousiaste, qu’ils avaient assez longtemps vécu, et ne pouvaient point survivre aux délices de cette divinisation définitive de l’humanité. À Séville, dans un concert, une danseuse célèbre était morte de joie, au milieu d’une figure de ballet, en apprenant l’acceptation de Felsenburgh. Dans une Vallée des Pyrénées, ce matin même, tous les catholiques avaient été crucifiés par les paysans que leur excès d’allégresse avait, tout à coup, rendus furieux. En Allemagne, trois évêques avaient abjuré… et ceci… et cela… et mille erreurs qui s’étaient produites trop rapidement pour pouvoir être prévues ou arrêtées ; et Dieu continuant à ne faire aucun signe, à ne dire aucun mot !

Il y eut un petit coup à la porte ; et Percy, brusquement redressé, vit entrer, de nouveau, le vieux cardinal.

Le vieillard paraissait horriblement usé : ses yeux avaient une sorte d’éclat profond qui révélait de la fièvre. D’un petit geste, il invita Percy à s’asseoir ; et lui-même s’assit dans un fauteuil, tremblant un peu, et rassemblant ses pieds, bouclés d’argent, sous sa soutane noire aux boutons rouges.

— Il faut que vous m’excusiez, mon enfant ! Je suis anxieux pour la sécurité de l’évêque. Il devrait être ici, à cette heure !

Il s’agissait de l’évêque de Southwark, qui avait quitté l’Angleterre das la matinée de ce jour.

— Il avait bien promis de venir tout droit à Rome, Éminence ?

— Oui. Il devrait être ici depuis vingt-trois heures, et c’est bien minuit qui sonne, n’est-ce pas ?

En effet, on entendait les tintements des horloges. Tout était très calé, à présent. Dans la journée, l’air avait été vibrant dé clameurs et de bruits. La foule des Romains s’était promenée par les rues, commentant là grande nouvelle ; et, d’autre part, on disait que des bandes d’ouvriers des faubourgs avaient réussi à se glisser dans la ville, en chantant dés refrains antireligieux. Mais, de très bonne heure, les portés avaient été fermées : l’incident pouvait, tout au plus, inquiéter comme un indice de troubles à venir.

Après quelques minutes de silence, le cardinal parut commencer à se remettre de son épuisement.

— Vous paraissez fatigué, mon père ? dit-il à son jeune ami, d’un ton affectueux.

Percy sourit.

— Et Votre Éminence ? demanda-t-il.

Ce fut au tour du vieillard de sourire.

— Oh ! moi, dit-il, je n’en ai plus pour longtemps ! Et ensuite, mon père, ce sera à vous de souffrir !

Percy sursauta vivement, épouvanté.

— Mais oui ! reprit le cardinal ; la chose est déjà arrangée avec le Saint-Père : c’est vous qui me succéderez ! Inutile d’en faire un secret !

— Éminence !… murmura Percy d’une voix implorante.

Mais le vieillard l’arrêta, d’un geste de sa maigre main ridée.

— Oh ! je comprends ce qu’il en est ! dit-il doucement. Vous préféreriez mourir, n’est-ce pas, et rester en paix ? Il y en a bien d’autres, allez, qui désirent cela ! Mais il faut que nous souffrions d’abord ! Et pati et mori. Père Franklin, il faut accepter l’épreuve sans hésiter !

Une fois de plus, un long silence suivit.

La nouvelle qui venait d’être révélée à Percy était trop imprévue et trop surprenante pour produire, en lui, autre chose que la sensation d’un choc douloureux. Jamais l’idée ne lui était venue que lui, un homme de moins de quarante ans, pût être considéré comme le successeur désigné de ce sage et patient vieux prélat. Et quant à l’honneur de la chose, Percy, maintenant, était bien au-dessus de toute ambition personnelle. Il n’apercevait devant lui qu’une seule perspective : un long et cruel voyage, sur un chemin qui grimpait à pic, et avec les épaules chargées d’un fardeau trop pesant pour elles.

Cependant, il se rendit compte bientôt que le fait annoncé était inévitable : cela devait être, et il n’avait rien à dire. Mais c’était comme si un abîme de plus s’était ouvert devant lui ; et il en contemplait le fond avec une horreur muette, inexprimable.

Le cardinal fut le premier à rompre le silence.

— Père Franklin, dit-il, j’ai vu aujourd’hui un portrait de Felsenburgh. Savez-vous de qui j’ai cru d’abord que c’était l’image ?

Percy eut un sourire triste.

— Mais oui, mon père, reprit le vieillard, j’ai pris ce portrait pour le vôtre ! Et maintenant, que pensez-vous de cela ?

— Je n’en pense rien, et je n’y comprends rien, Votre Éminence !

— Eh ! bien…

Mais il s’interrompit, et, tout à coup, changea de sujet.

— Il y a eu un assassinat, dans la cité, tout à l’heure, dit-il : un catholique a poignardé un blasphémateur.

Percy, effrayé, releva les yeux.

– Oui, et l’assassin n’a pas essayé de fuir ! poursuivit le vieillard. Il est en prison.

– Et ?…

– Et il sera exécuté. Le procès commencera ce matin même… c’est bien triste ! Le premier meurtre depuis plus d’un an !

L’ironie de la situation apparaissait clairement à Percy, pendant que, immobile au fond du fauteuil, il recueillait le silence répandu dans la nuit étoilée. Il songeait à cette pauvre ville affectant que rien n’était changé, continuant à administrer ses procédés surannés de justice traditionnelle, sous la risée du monde ; et, là-bas, au dehors, sans cesse grandissaient et se concentraient les forces qui allaient mettre fin à ce pauvre jeu. Son enthousiasme de naguère semblait mort en lui. Il ne frémissait plus d’admiration à la pensée du splendide mépris des faits matériels qui, jusqu’alors, lui avait semblé si beau et si émouvant ! Il avait l’impression d’un homme observant une mouche qui repose sur le cylindre d’une machine en mouvement. Un clin d’œil, et la roue énorme aura tourné, écrasant la petite vie de l’insecte : et cependant l’homme qui observe se sent hors d’état d’intervenir. Ainsi, le surnaturel se montrait à Percy, vivant encore, et aussi parfait que jamais, mais réduit aux proportions d’un point minuscule ; et des forces immenses étaient en mouvement, l’univers ses soulevait, et Percy ne pouvait rien faire que regarder et trembler. Et pourtant, comme il se l’était dit encore tout à l’heure, il n’y avait pas une ombre sur sa foi : il savait que la mouche, dans l’ordre de la Vie, était plus grande que la gigantesque machine ; si bientôt elle se trouvait écrasée, ce n’est point sur elle que tombe fait la souffrance suprême. Mais, au delà de cette certitude, tout était, pour lui, incertain et sombre.

On entendit un bruit de pas, un petit coup sur la porte ; et un serviteur entra.

— Sa Grandeur est arrivée, Éminence ! dit-il.

Le cardinal se releva péniblement, en s’appuyant à la table. Sur le point de sortir de la chambre, s’arrêta, parut se rappeler quelque chose, et chercha dans sa poche. . — Regardez ceci, mon père ! dit-il en tendant au prêtre un petit disque d’argent. Non, pas maintenant ! attendez que je sois parti !

Percy referma la porte, et revint s’asseoir, pour examiner le petit objet rond.

C’était une pièce de monnaie, tout fraîchement frappée. Sur une des faces était l’emblème maçonnique habituel, avec les mots : « un franc », gravés au centre, en langue espéranto ; et sur l’autre face se voyait le profil d’un homme, avec cette inscription :

JULIEN FELSENBURGH, PRÉSIDENT DE L’EUROPE

III

À dix heures, le matin suivant, les cardinaux furent convoqués dans les appartements du pape, qui avait à leur faire une allocution.

Percy, de sa place parmi les consulteurs, voyait entrer les cardinaux et autres prélats, hommes de nations, de tempéraments, et d’âges divers : les Latins gesticulant, découvrant des dents brillantes, les Germains sérieux et recueillis ; un vieux cardinal français appuyé sur sa canne, et s’avançant au bras du bénédictin anglais. La salle était une des grandes pièces, simples et nues, qui remplaçaient, à présent, les anciennes chambres du Vatican. Elle avait la forme d’une chapelle, avec des rangées de sièges sur toute son étendue. Près de l’autel, sous un dais, s’élevait le trône pontifical.

Percy n’avait aucune idée de ce qui allait être dit. Comment s’attendre à des déclarations précises et définies, en présence d’une situation encore aussi incertaine ? Tout ce que l’on savait, jusqu’à cette heure, c’était la confirmation de la nouvelle d’une présidence de l’Europe, confirmation suffisamment établie, déjà, par la petite pièce d’argent. On disait aussi qu’il y avait eu, de toutes parts, une brusque poussée de persécution, aussitôt réprimée par les autorités locales. Et le bruit courait que Felsenburgh, dès ce jour, allait commencer sa tournée, de capitale en capitale. On l’attendait à Turin pour la fin de la semaine. De tous les centres catholiques du monde, des messages affluaient, implorant des instructions ; on y lisait que l’apostasie se soulevait comme un énorme flux de marée, que partout la persécution menaçait, que même des évêques commençaient à chanceler.

Quant aux intentions du Saint-Père, tout était douteux. Ceux qui savaient ne disaient rien ; et la seule chose qui se fût divulguée était que le pape avait passé toute la nuit en prière, au tombeau de l’Apôtre…

Subitement, le murmure de la salle s’éteignit, et tous les regards se tournèrent vers un même point. Un instant après, Jean, Pater Patrum, était installé sur son trône.

Au premier moment, Percy ne chercha pas même à comprendre. Il considérait, comme une peinture, dans la grande lumière poussiéreuse qui venait des hautes fenêtres, les lignes écarlates se dessinant des deux côtés et se continuant jusqu’à l’énorme baldaquin écarlate où se trouvait assise la figure blanche. Certes, ces Méridionaux avaient la notion du pouvoir effectif de la mise en scène ! Tous les accessoires étaient somptueux, imposants : l’élévation des murs, les couleurs des robes, les chaînes et les croix, et cet aboutissement des couleurs et des ors à une petite forme blanche, comme si la gloire terrestre s’épuisait et se déclarait impuissante à dire le suprême secret ! L’écarlate et la pourpre, et l’or, cela convenait à ceux qui se tenaient sur les degrés du trône, cela leur était nécessaire ; mais quant à celui qui était assis sur le trône, il n’avait pas besoin de ce luxe mortel. Et cependant, quelle expression merveilleuse apparaissait dans ce beau visage ovale, ce port impérieux de la tête, ce doux éclat des yeux, ces lèvres nettement découpées qui promettaient une parole vigoureuse ! On n’entendait pas un bruit, dans la salle, pas un souffle ni un mouvement, au dehors même on aurait dit que le monde se taisait, pour permettre au surnaturel d’exposer, en paix, sa défense, avant de proclamer bruyamment la condamnation.

Mais Percy fit un violent effort pour concentrer son attention, et, les poings serrés, il écouta.

« … Or, puisqu’il en est ainsi, mes fils en Jésus-Christ, c’est à nous de répondre ! Comme nous l’enseigne le docteur des Gentils, nous ne luttons point contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre l’esprit du mal dans les hauts lieux. « Et c’est pourquoi, nous dit encore l’Apôtre, armez-vous de l’armure de Dieu ! » Et, de cette armure, il nous en explique l’espèce : la ceinture de la vérité, le bouclier de la justice, les souliers de la paix, l’écusson de la foi, le casque du salut, et le glaive de l’esprit.

« Voilà donc avec quelles armes la parole de Dieu nous ordonne de combattre, mais non pas avec une épée : car, en vérité, le royaume de Dieu n’est pas de ce monde, et c’est pour vous rappeler les principes de cette lutte que Nous vous avons rassemblés en notre présence ! »

La voix s’arrêta, et il y eut un mouvement général, le long des sièges, comme un unanime soupir après un effort trop tendu. Puis la voix reprit, sur un ton un peu plus élevé : « Il a toujours souvenu à la sagesse de Nos prédécesseurs, comme aussi il a toujours été leur devoir, tandis qu’ils gardaient le silence à de certains moments, d’exprimer en toute liberté, à d’autres moments, la Parole entière de Dieu. De ce devoir, il ne faut pas que Nous soyons, Nous-même, détourné par la notion de Notre propre faiblesse et ignorance ; mais plutôt il faut que Nous ayons confiance que celui qui Nous a placé sur ce trône daignera parler par Notre bouche, et faire servir Nos paroles à sa gloire.

« En premier lieu, donc, il est nécessaire que Nous fassions connaître notre sentiment sur ce mouvement nouveau, comme on l’appelle, qui a été inauguré, de nos jours, par les maîtres du monde.

« Certes, Nous ne négligeons ni ne dédaignons les bénédictions de la paix et de l’union : mais Nous ne pouvons pas, non plus, oublier que la présente apparition de ces choses sur la terre a été le fruit de maintes autres chaises que Nous avons condamnées. Et c’est cette apparence de paix qui a trompé maints pommes, les amenant à douter de la promesse du Prince de la Paix ; que c’est par lui seul que nous aurons accès au Père, Cette paix véritable qui doit nous être donnée né concerne pas seulement les relations des hommes entre eux, mais aussi les relations des hommes avec leur Créateur : et c’est sur ce point nécessaire que les efforts actuels du monde se trouvent avoir échoué. Et, eu vérité, il n’est pas étonnant que, dans un monde qui a rejeté Dieu, ce sujet essentiel soit perdu de vue ! Les hommes, pervertis par des séducteurs, ont pensé que l’unité des nations était le bien le plus précieux de cette vie, oubliant les paroles de notre Sauveur, qui a dit qu’il ne venait point pour apporter la paix, mais un glaive, et que ce n’était qu’à travers bien des tribulations que nous pourrions entrer au royaume de Dieu. Et, d’abord, donc, il convient d’établir la paix de l’homme avec Dieu : après quoi l’unité de l’homme avec l’homme s’ensuivra. Cherchez d’abord le royaume de Dieu, nous dit Jésus-Christ, et alors toutes ces choses vous seront données par surcroît !

« En premier lieu, donc, Nous condamnons et anathématisons, une fois de plus, les opinions de ceux qui croient et qui enseignent le contraire de cela ; et Nous renouvelons, une fois de plus, les condamnations prononcées, par Nous-même ou nos prédécesseurs, contre toutes sociétés, organisations, ou communautés, qui ont été formées pour établir l’unité sur d’autres fondements qu’un fondement divin ; et Nous rappelons à nos enfants, à travers le monde entier, qu’il leur est défendu d’entrer dans une quelconque de ces associations, ou de l’aider ou de l’approuver d’une manière quelconque. »

Percy s’agita sur son banc, avec une ombre d’impatience… Certes, la manière était superbe, tranquille et imposante comme le courant d’un grand fleuve ; mais la matière, le fond, lui semblait un peu bien banal. Dans des circonstances comme celle-là, recommencer simplement l’ancienne réprobation de la franc-maçonnerie !…

— En second lieu, poursuivit la ferme voix, Nous désirons vous faire connaître nos intentions pour l’avenir ; et, ici, Nous allons avoir à aborder un terrain qui risque d’être considéré comme dangereux.

De nouveau, un remuement sourd de toute la salle. Percy vit trois ou quatre cardinaux se pencher en avant, la main en trompette contre l’oreille, pour mieux entendre. Évidemment, quelque chose d’important allait venir.

— Il y a bien des points, continua la haute voix, dont il n’est pas dans Notre volonté de parler à cette heure : les uns étant secrets par leur nature propre, et les autres ayant à être traités dans d’autres occasions. Mais ce que Nous disons ici, nous le disons au monde entier. Parce que les assauts de nos ennemis sont à la fois publics et secrets, telle aussi doit être notre défense. Voici donc quelles sont Nos intentions !

Le pape s’arrêta, éleva une main jusqu’à sa poitrine, et, machinalement, saisit la croix qui y était suspendue.

— L’armée du Christ, tout en étant une, consiste, en maintes divisions dont chacune a sa fonction et son objet particuliers. Dans les temps passés, Dieu a fait naître des compagnies de ses serviteurs afin de remplir telle ou telle tâche spéciale : les fils de saint François afin de prêcher la pauvreté, les fils de saint Bernard afin d’unir le travail à la prière pendant que de saintes femmes s’adonnaient à la même destination ; la Société de Jésus pour l’éducation de la jeunesse et la conversion des païens ; et puis, pareillement encore, tous ces autres ordres religieux dont les noms sont connus à travers le monde. Chacune de ces compagnies a surgi à ce moment particulier ou son intervention était nécessaire ; chacune a noblement répondu à sa vocation divine. Et chacune a en, aussi, cette gloire, de renoncer à tous les modes d’activité (même très bons en soi) qui pouvaient l’empêcher dans l’œuvre pour laquelle Dieu l’avait appelée, — suivant en cela cette parole de notre Rédempteur : toute branche qui porte du fruit, je l’émonde pour qu’elle puisse porter plus de fruit. Or, au moment où nous sommes, il apparaît à Notre humilité que tous ces ordres existants, — que Nous louons et bénissons une fois de plus, — ne sont point parfaitement appropriés, de par les conditions de leurs règles respectives, à s’acquitter de la grande tâche que requiert ce temps. Car notre lutte n’est point dirigée en particulier contre l’ignorance, que ce soit celle des païens à qui l’Évangile n’est pas encore arrivé, ou celle des hommes dont les pères l’ont rejeté ; notre lutte n’est point dirigée en particulier contre les décevantes richesses de ce monde, ni contre la fausse science, ni contre aucune de ces forteresses de l’infidélité contre lesquelles nous avons combattu dans le passé. Il semblerait plutôt que le temps est enfin venu dont parlait l’Apôtre, quand il disait que « le grand jour ne viendrait pas avant que se produisît d’abord un grand reniement, et avant que se révélât cet Homme du Péché », ce Fils de la Perdition, qui s’opposerait et s’exalterait par-dessus tout ce qui est appelé Dieu.

« Ce n’est plus contre telle ou telle force particulière que nous avons à lutter, mais contre l’immensité, désormais dévoilée, de ce Pouvoir dont le temps nous a été prédit, et dont la destruction est éternellement préparée ! »

Encore une pause. Percy étreignit le siège du simple banc de bois où il était assis, pour essayer d’arrêter le tremblement de ses mains. Au mouvement sourd de tout à l’heure avait succédé, maintenant, un silence solennel. Le pape eut une longue aspiration, tourna lentement la tête à plusieurs reprises, et puis il continua, d’un ton encore plus ferme et plus décidé :

— Il a donc paru bon à Notre humilité que le vicaire du Christ invitât lui-même les enfants de Dieu à ce combat nouveau : et, ainsi, notre intention est d’enrôler, sous le titre de l’ordre du Christ Crucifié, tous ceux qui voudront s’offrir pour ce service suprême. Ce que faisant, Nous n’ignorons point la nouveauté de notre action ; et c’est délibérément que Nous négligeons toutes les précautions qui ont été jugées nécessaires dans le passé ; ne prenant conseil, dans cette matière, de nul autre que de Celui qui nous inspire et nous guide surnaturellement.

« D’abord, Nous disons que, bien que l’obéissance et le zèle aient à être exigés de tous ceux qui seront admis dans cet ordre, Notre intention première, en l’instituant, est de compter sur l’égard de Dieu plus que sur celui de l’homme, d’en appeler à Celui qui réclame notre sacrifice plutôt qu’à ceux qui le refusent, et de dédier, une fois de plus, par un acte formel et réfléchi, nos âmes et nos corps au service de Celui qui, seul, a le droit d’exiger de nous une telle offre, et qui, seul, daigne tirer parti de notre misère.

« En un mot, Nous n’édictons aujourd’hui que les conditions suivantes :

« Personne ne pourra entrer dans l’ordre s’il n’est âgé de plus de dix-sept ans ;

« Aucun emblème, habit, ni insigne ne sera attaché à l’ordre nouveau ;

« Le fondement de la règle de l’ordre sera dans les trois vœux évangéliques, auxquels Nous ajoutons une quatrième intention : à savoir le désir de recevoir la couronne du martyre, et la résolution expresse de la recevoir.

« Chaque évêque de nos diocèses, s’il consent lui-même à entrer dans l’ordre, en sera le supérieur dans les limites de sa juridiction ; et lui seul sera exempté de l’observance stricte du vœu de pauvreté, aussi longtemps qu’il conservera son siège.

« En outre, Nous annonçons que Notre intention est d’entrer, Nous-même, dans l’ordre, comme son prélat suprême, et de faire Notre profession dès le premier jour.

« En outre, Nous déclarons que, bientôt, Nous dédierons solennellement la basilique des saints Pierre et Paul comme l’église centrale de l’ordre : dans laquelle église Nous canoniserons sans délai toutes les âmes bienheureuses qui auront sacrifié leur vie terrestre à la poursuite de leur vocation.

« De cette vocation, Nous nous bornons à dire qu’elle pourra être suivie dans les conditions les plus diverses, imposées aux membres par leurs supérieurs. Quant à ce qui concerne le noviciat, Nous en définirons très prochainement la règle. Chacun des supérieurs diocésains aura tous les droits qui appartiennent ordinairement aux supérieurs religieux, et sera autorisé à employer les membres à toute tâche qui, suivant lui, pourra contribuer à la gloire de Dieu et au salut des âmes. »

Une dernière fois, le pape releva les yeux, sans trace apparente d’émotion. Et il reprit :

— Voilà donc ce que Nous avons décidé ! Sur les autres points, Nous aurons, tout à l’heure, à prendre conseil ; mais notre désir est que, dès maintenant, les paroles que Nous venons de prononcer soient communiquées au monde entier, et que celui-ci connaisse sans délai ce que le Christ, par l’entremise de son vicaire, demande de tous ceux qui proclament son nom divin. Et nous n’offrons aucune récompense, si ce n’est celle que Dieu lui-même a promise à ceux qui l’aiment et qui sacrifient leur vie pour son service ; Nous n’offrons aucune promesse de paix, si ce n’est cette paix qui passe la raison ; Nous n’offrons aucune demeure, si ce n’est celle qui convient à des pèlerins cherchant la cité à venir ; Nous n’offrons aucun honneur, si ce n’est le mépris du monde ; et Nous n’offrons aucune vie, si ce n’est celle qui est cachée avec le Christ en Dieu !

CHAPITRE IV

I

Olivier Brand, assis dans son petit bureau particulier de White Hall, attendait un visiteur. Dix heures, déjà, allaient sonner ; et le ministre devait se trouver au conseil dès dix heures et demie. Il avait espéré que « M. Francis », quoi qu’il eût à lui dire, ne le retiendrait pas longtemps : mais, si courte que pût être la visite de cet inconnu, elle lui causait un dérangement réel, tant était prodigieuse la quantité du travail qui s’imposait à lui, depuis quelques semaines. Le dernier coup de dix heures n’avait pas sonné, à la Tour Victoria, quand la porte s’ouvrit ; et la voix d’un secrétaire annonça le nom qu’Olivier attendait.

Olivier jeta un regard rapide sur l’étranger, observa ses paupières baissées et sa bouche contractée, tâcha à définir intérieurement l’impression d’ensemble qu’il en éprouvait : tout cela pendant les quelques secondes qu’il mit à faire asseoir son visiteur. Puis il aborda l’entretien.

— Dans vingt minutes, monsieur, il faut que je sorte d’ici : mais, jusque-là…

M. Francis le rassura.

— Je vous remercie, monsieur Brand ! J’aurai amplement le temps. Mais, si vous voulez bien m’excuser…

Il tâta dans sa poche de côté, et en tira une grande enveloppe.

— Je vous laisserai ceci, dit-il, en vous quittant ! Vous y trouverez tout au long l’exposé de nos vœux, avec nos noms et le reste. Et quant à ce que j’ai à vous dire de vive voix, monsieur, le voici !

Il croisa ses jambes, s’adossa, et poursuivit, d’une voix un peu nerveuse :

— Comme vous le savez déjà, je suis une façon de délégué ! Nous avons, tout ensemble, quelque chose à vous demander et quelque chose à vous offrir. On m’a choisi comme délégué parce que l’idée venait de moi. Mais, d’abord, puis-je vous poser une question ?

Olivier l’y autorisa, d’un signe de tête.

— Je ne veux point être indiscret, reprit le visiteur : mais je crois qu’il est pratiquement certain, n’est-ce pas, que le culte divin va être restauré dans toutes les nations ?

Olivier sourit.

— Je le suppose, en effet ! dit-il. Le projet de loi a été discuté pour la troisième fois ; et, comme vous le savez, le Président, ce soir même, va nous faire connaître son avis à ce sujet !

— Il n’opposera pas son veto ?

— Nous ne le croyons pas ! Il a déjà consenti à la même chose en Allemagne.

— C’est bien cela ! dit M. Francis. Et, s’il consent, je suppose que le projet aura aussitôt force de loi ?

Olivier s’étant penché sur sa table, y prit une feuille de papier vert qui contenait le projet.

— Naturellement, vous connaissez ceci ? répondit-il. Eh ! bien, en effet, le projet aura force de loi tout de suite ; et la première des fêtes du culte sera célébrée le 1er  octobre. C’est bien la Paternité, si je me rappelle ? Oui, la Paternité !

— Il y aura un grand mouvement, ce jour-là ! reprit le visiteur, avec une flamme dans les yeux. Et nous n’avons plus que quinze jours, jusqu’au 1er  octobre !

— Oui, mais ce genre de choses ne me concerne point ! — poursuivit Olivier, en rejetant le projet sur la table. — Cependant, j’ai entendu dire que le rituel sera exactement celui qui se trouve déjà employé en Allemagne. Au fait, je ne vois aucun motif pour que nous nous singularisions sur ce point.

— Et l’abbaye de Wesminster sera l’une des églises affectées au culte ?

— Sans aucun doute !

— Eh ! bien, monsieur, dit M. Francis, je n’ignore point que la commission spéciale doit avoir étudié tout cela de très près, et arrêté déjà tous ses plans. Mais il me paraît que, pour l’organisation pratique, on aura besoin de toute l’expérience dont on pourra disposer ?

— Assurément !

— Or donc, monsieur Brand, la société que je représente est entièrement composée d’hommes qui ont été, autrefois, prêtres catholiques. Notre société est au nombre d’environ deux cents, à Londres même. — Je vais, d’ailleurs, si vous me le permettez, vous laisser la brochure qui définit notre objet et notre règle. — Et il nous a semblé que c’était là un sujet sur lequel notre expérience passée pourrait être de quelque service au gouvernement. Les cérémonies catholiques, comme vous le savez, sont très compliquées, et plusieurs d’entre nous les ont, jadis, étudiées très à fond. Nous avions coutume de dire que, dans le clergé, les maîtres de cérémonie, comme on l’a dit des poètes, ne se faisaient point, mais naissaient pour cette profession. Sans compter que chaque prêtre est, forcément, plus ou moins un cérémonialisie.

Il s’arrêta

— Eh ! bien, monsieur Francis ?…

— Eh ! bien, je suis sûr que le gouvernement doit comprendre de quelle énorme importance il est que tout marche régulièrement et sans accroc. Si le nouveau service divin, surtout à ses débuts, comportait le moindre élément de désordre ou de ridicule, cela causerait un grand dommage à l’objet qu’il poursuit. Et, ainsi, j’ai été délégué vers vous, monsieur Brand, pour vous faire savoir qu’il existe un groupe d’hommes qui ont possédé une expérience toute particulière de ces choses, et qui sont entièrement prêts à se mettre à la disposition du gouvernement.

Olivier ne put point retenir un léger sourire, sur le coin de ses lèvres. Il y avait, dans le fait de cette proposition, venant de tels hommes, et ainsi formulée, quelque chose d’étrange dont son sens naturel d’ironie était irrésistiblement frappé ; mais, en somme, la proposition n’avait rien que de raisonnable.

— Je comprends fort bien, monsieur Francis ! Je crois que ce que vous nous offrez peut, effectivement, avoir son prix. Mais, comme je vous l’ai dit, ce n’est pas de moi que cela dépend… C’est M. Snowford…

— Oui, monsieur, je sais ! Mais je suis d’abord venu vers vous, parce que c’est votre discours de l’autre jour qui nous a tous inspirés. Vous avez dit, exactement, ce qui était dans nos cœurs : que le monde ne pouvait pas vivre sans une foi, ni un culte, et que maintenant que Dieu était enfin trouvé…

Olivier agita les mains pour l’arrêter. Toute flatterie lui était pénible.

— Vous êtes bien bon de me parler ainsi, monsieur Francis ! Je ne manquerai point de prévenir M. Snowford. Je crois comprendre que vous vous proposez pour les fonctions de… de maître des cérémonies ?

— Oui, monsieur, de maître des cérémonies et de sacristain ! J’ai étudié très soigneusement le rituel allemand : il est beaucoup plus compliqué que je ne l’aurais pensé. Et sa mise en pratique exigera beaucoup d’adresse. J’imagine que, pour l’Abbaye seulement, vous aurez besoin d’au moins douze cérémoniaires !

Olivier dévisagea curieusement la maigre, fiévreuse et pathétique figure de son visiteur : il y découvrait, de plus en plus accentuée, cette sorte de masque que toujours il avait vue sur le visage des prêtres. Et, dans le cas présent, le masque laissait entrevoir une ferveur d’enthousiasme extraordinaire.

— Vous êtes franc-maçon, naturellement ? demanda-t-il.

— Oh ! naturellement, monsieur Brand !

— Fort bien ! Je parlerai de votre affaire à M. Snowford, dès aujourd’hui !

Il regardait l’heure : il avait encore trois ou quatre minutes.

— Vous avez vu la nouvelle nomination, à Rome, monsieur ? reprit M. Francis.

Olivier hocha la tête négativement. Les affaires de Rome, pour l’instant, il n’avait guère le loisir de s’en occuper.

— Eh ! bien ! le cardinal Martin est mort ! Il est mort mardi. Son successeur est déjà nommé.

— En vérité ?

— Oui ; et le nouveau cardinal est un homme dont j’ai été, autrefois, l’ami. Franklin, il s’appelle Percy Franklin !

— Hein ?

— Qu’y a-t-il, monsieur Brand ? le connaîtriez-vous ?

Olivier avait pâli, et son regard s’était assombri.

— Oui, je l’ai connu ! répondit-il d’un ton calme. Du moins, je le crois.

Olivier parut, d’abord, vouloir adresser à M. Francis une question sur le nouveau cardinal : mais il se ravisa.

— Vous n’avez rien d’autre à me communiquer ? demanda-t-il.

— Rien d’autre, pour le moment, monsieur ! répondit le visiteur. Mais permettez-moi de vous dire encore combien nous apprécions tout ce que vous avez fait, monsieur Brand ! Je ne crois pas qu’il soit possible à personne, autant qu’à nous, de comprendre ce que signifie la privation du culte ! Nous avions pensé, au début, que cette privation nous deviendrait de moins en moins sensible : mais…

Sa voix tremblait un peu, et il s’arrêta. Puis il reprit, ouvrant pleinement sur Olivier ses yeux bruns, imprégnés d’une tristesse infinie :

— Et quant au reste de ce que nous avons perdu, monsieur, nous savons bien que ce n’était qu’illusion ; mais, pour ma part du moins, j’ose espérer que toutes nos aspirations, nos prières, et nos hommages, que tout cela n’a pas été entièrement inutile. Nous nous étions trompés sur notre Dieu : mais ce qui sortait de nos cœurs n’en a pas moins trouvé son chemin jusqu’à Lui. Et voici maintenant…

Il parlait avec une exaltation croissante, dont Olivier ne pouvait se défendre d’être, lui-même, touché.

— Et maintenant, voici que M. Felsenburgh est venu ! s’écria-t-il.

Il y avait un monde de passion soudaine, dans sa voix frêle ; et le cœur d’Olivier y répondit.

— Je vous comprends, monsieur ! dit-il. Je sais tout ce que vous voulez dire !

— Oh ! avoir enfin un Sauveur ! — reprit Francis, de plus en plus enthousiaste. — Avoir un Sauveur que l’on peut voir et toucher, et adorer en personne ! C’est comme un rêve ! et cependant c’est vrai !

Olivier regarda l’heure, se leva brusquement, et, tendant la main :

— Excusez-moi, monsieur, dit-il, je suis forcé de partir ! Mais vous m’avez vraiment bien ému ! Je parlerai à Snowford. Votre adresse est écrite là, vous m’avez dit ?

Il désignait les papiers.

— Oui, monsieur Brand ! Mais il y a encore une question que je voudrais…

— Impossible de vous donner une minute de plus, monsieur ! dit Olivier, en recueillant ses papiers, sur sa table.

— Un mot seulement ! Est-ce vrai, que ce culte nouveau sera obligatoire ?

Olivier, d’un signe de tête hâtif, répondit affirmativement.

II

Ce soir-là, Mabel, assise dans la galerie, derrière le fauteuil du Président, avait déjà interrogé sa montre une demi-douzaine de fois au moins, depuis une heure qu’elle était là, chaque fois avec l’espoir que vingt heures allaient enfin venir. Elle savait maintenant, d’expérience, que le président de l’Europe n’arriverait ni une minute avant l’heure fixée, ni une minute après. L’extrême ponctualité de Felsenburgh était désormais fameuse dans l’Europe entière. Il avait dit vingt heures : ce serait donc à vingt heures juste.

Une vive sonnerie retentit, et aussitôt s’arrêta la voix sonore de l’orateur qui occupait la tribune. Une fois de plus, Mabel regarda sa montre : dans cinq minutes, Felsenburgh serait là !

Cependant, un grand changement s’était produit dans la salle, au coup de cloche. Sur toutes les rangées de sièges bruns, les membres du Parlement s’étiraient, décroisaient leurs jambes, travaillaient à corriger leur mise. Le président de la Chambre descendait rapidement les degrés qui menaient à son fauteuil, et qu’un autre président allait avoir à gravir, tout à l’heure.

L’énorme salle était remplie jusque dans les moindres recoins. Mais de toute cette foule entassée n’émanait aucun autre bruit qu’un mur mure recueilli ; et ce murmure même s’éteignit lorsque, au dehors, s’éleva la puissante clameur qui annonçait l’approche du Président.

Et Mabel songeait au bonheur qui lui était échu, de pouvoir assister à cette séance, où Felsenburgh devait consacrer l’institution du culte nouveau. Un mois auparavant, il avait consacré un projet tout semblable en Allemagne ; le lendemain il allait inaugurer la religion de l’Humanité à Madrid. Qu’allait-il dire, aujourd’hui ? Personne ne le savait, ni même s’il allait prononcer un discours ou simplement, d’un seul mot, approuver le projet. Il y avait, dans ce projet, certaines clauses dont on se demandait passionnément s’il allait les admettre, ou bien s’il y opposerait son droit de veto : telle, surtout, la clause qui rendait obligatoire le culte nouveau, pour tous les citoyens au-dessus de douze ans.

L’article du projet de loi anglais disait que, bien que le culte dût être célébré dans toutes les églises dès le 1er  octobre prochain, il ne deviendrait obligatoire qu’après la nouvelle année ; tandis que l’Allemagne, qui avait décrété la même loi un mois auparavant, l’avait rendue obligatoire tout de suite, contraignant ainsi tous ses sujets catholiques à s’expatrier sans délai ou à subir les peines édictées. Ces peines, au reste, n’avaient rien de féroce : pour une première contravention, une semaine d’emprisonnement ; un mois pour la seconde ; une année pour la troisième ; et ce n’était là qu’à la quatrième contravention que le réfractaire aurait à être emprisonné jusqu’à sa complète soumission. Et Mabel, sans trop y réfléchir, songeait que c’étaient là des conditions assez douces : car l’emprisonnement lui-même consistait dans la simple obligation de ne point sortir de sa maison, ainsi que dans l’obligation d’avoir à fournir à l’État une certaine somme de travail. Nulle trace, dans tout cela, des horreurs du moyen âge ! Et l’acte d’adhésion exigé était, lui aussi, bien facile à remplir : on demandait seulement à tous leur présence dans une église, le premier jour de chacun des quatre trimestres, pour les grandes fêtes de la Maternité, de la Vie, de la Solidarité, et de la Paternité. Les dimanches, l’assistance aux offices était purement facultative.

La jeune femme ne pouvait point comprendre qu’il se trouvât personne pour refuser cet hommage pieux. Les quatre principes que l’on allait célébrer étaient des vérités incontestables, les manifestations suprêmes de ce que Mabel appelait l’Esprit du Monde. Et que si d’autres hommes donnaient à cet Esprit le nom de Dieu, rien assurément ne les empêchait de considérer les dites fêtes comme s’adressant à ce Dieu. Où donc était la difficulté ? Ce n’était point comme si le culte chrétien fût prohibé : les catholiques pourraient continuer à célébrer leurs messes. Et cependant voici que, déjà, des troubles menaçaient de se produire en Allemagne ! Déjà l’on disait que plus de dix mille personnes de ce pays avaient abandonné leurs foyers pour se réfugier à Rome ; et le bruit courait que cinquante mille autres allaient se refuser à la simple formalité de l’adhésion, lors de la fête prochaine ! Cette conduite étonnait Mabel, et l’irritait profondément.

Pour elle, le culte nouveau était la consécration du triomphe de l’humanité. De tout temps, son cœur avait aspiré à quelque chose de tel, à une proclamation publique et collective de ce qui était, à présent, la croyance universelle. Toujours elle avait souffert de l’épaisseur intellectuelle des gens qui se contentaient des faits de la vie sans considérer leur source. Elle souhaitait de prendre part, avec ses semblables, à une fête solennelle, dans un temple consacré non point par de vaines formules sacerdotales, mais par la volonté de l’homme ; d’avoir, pour inspirer son enthousiasme, de beaux chants et l’imposante voix des orgues ; d’exprimer ses émotions en compagnie de mille autres cœurs, se prosternant avec elle devant l’Esprit du Monde ; et de chanter très haut la gloire de la vie, et d’offrir, par des cérémonies et le parfum de l’encens, un hommage symbolique à la force dont elle avait tiré son être, et qui, un jour, le lui reprendrait. Ah ! cent fois elle s’était dit que ces chrétiens, avec toutes leurs folies et leurs mensonges, comprenaient merveilleusement la nature humaine ; il est vrai qu’ils l’avaient dégradée en enténébrant la lumière, en emprisonnant la pensée, en tuant l’instinct : mais, du moins, ils avaient compris que l’homme, sous peine de déchoir, avait besoin d’adorer.

Pour son compte, elle était bien résolue à se rendre, au moins une fois par semaine, à la vieille petite église voisine de sa maison, et, là, à s’agenouiller devant le sanctuaire lumineux, à méditer sur les doux mystères, à se mettre en présence de cet Esprit qu’elle avait soif d’aimer.

Et, en attendant, voici que Felsenburgh allait venir ! De l’endroit où elle était, elle savait qu’elle ne pourrait point le voir. Il allait entrer par une porte par où lui seul avait le droit de passer, et qui donnait tout de suite sous le dais présidentiel. Mais, au moins, elle allait entendre sa voix, et son cœur frémissait de plaisir à cette pensée…

Les clameurs du dehors s’étaient tues : le Président était entré au palais. Et, en effet, Mabel voyait les longues lignes de têtes se relever ; au-dessous d’elle, elle entendait un grand bruit sourd de pieds qui remuaient. Tous les visages étaient tournés du même côté : et elle les considérait, comme un miroir, pour y Voir reflétée la lumière de Sa présence.

Puis il y eut un faible sanglot, quelque part, dans l’air : venait-il d’elle-même, ou seulement d’autour d’elle ? Il y eut le léger craquement d’une porte, suivi de trois grands coups de cloche annonciateurs ; et, soudain, une voix étrangement limpide et froide ; une voix qui ne semblait point venir d’une poitrine vivante, prononça, en espéranto, ces seules paroles :

— Anglais, j’approuve votre projet de culte !

CHAPITRE V

I

Percy Franklin, le nouveau Cardinal-Protecteur d’Angleterre, sortant d’une audience de Sa Sainteté, suivait le corridor des appartements pontificaux, en compagnie de son collègue allemand, le vénérable Hans Steinmann, tout essoufflé au moindre mouvement. Ils entrèrent dans l’ascenseur, et descendirent au rez-de-chaussée, — imposantes figures de prêtres, et bien représentatives de leurs races : l’un droit, maigre, et d’apparence un peu raide, l’autre gras et voûté, avec la marque allemande depuis ses lunettes jusqu’à ses larges pieds, sous de lourdes boucles d’argent.

Parvenu à la porte de ses bureaux, Percy s’arrêta, fit un geste profond de révérence, et laissa son compagnon poursuivre son chemin. Un secrétaire, le jeune M. Brent, s’avança vers son chef

— Éminence, dit-il, les papiers anglais sont arrivés !

Percy étendit la main, prit la liasse de papiers, puis se dirigea vers son cabinet, et s’assit.

Dans le journal qu’il ouvrit d’abord, ses yeux furent aussitôt frappés de titres gigantesques, au-dessous desquels les épaisses colonnes du texte étaient interrompues, de temps à autre, par d’autres titres sensationnels, en lettres capitales, — d’après une mode créée par l’Amérique, il y avait plus d’un siècle, et qui, depuis lors, avait toujours paru la façon la plus efficace de fournir des renseignements, rapides et inexacts, à l’intelligence du public.

Le journal était l’édition anglaise de l’Ère ; et les titres disaient :

Le Culte national. — Splendeur éblouissante. — Enthousiasme religieux. — Le Dieu nouveau dans l’Abbaye de Westminster. — Un fanatique catholique. — D’ex-prêtres faisant fonctions de cérémoniaires.

Puis le cardinal, en parcourant le corps de l’article écrit en petites phrases pittoresques, se composa, par degrés, une sorte de tableau impressionniste des scènes qui avaient eu lieu à l’Abbaye, le jour précédent, et dont les points principaux lui avaient été annoncés déjà par le télégraphe. En fait, le compte rendu détaillé ne lui apprenait rien de nouveau qui eût une importance réelle : et déjà il allait replier le journal, lorsqu’un nom le frappa. L’auteur de l’article écrivait :

« Il est convenu que M. Francis, le grand cérémoniaire, — à qui nous devons, tous, la plus vive reconnaissance pour son zèle pieux et l’habileté professionnelle qu’il a déployée, — doit prochainement se rendre dans les villes du Nord, pour faire des conférences sur le nouveau rituel. N’est-il pas curieux de songer que cet éminent fonctionnaire, tout récemment encore, officiait devant un autel catholique ? Il a été assisté, aujourd’hui, par vingt-quatre confrères, qui, tous, avaient acquis leur expérience de la même façon. que lui. »

— Mon Dieu ! — soupira Percy, s’abandonnant au flot des souvenirs que la mention du nom de Francis avait tout d’un coup réveillés en lui. Mais bientôt sa pensée se détourna du prêtre renégat pour réfléchir, une fois de plus, à la signification de l’affaire tout entière, et au jugement qu’il avait cru devoir porter sur elle tout à l’heure, devant le souverain pontife.

En somme, c’était un fait incontestable que l’inauguration du culte panthéiste avait obtenu un succès aussi prodigieux en Angleterre qu’en Allemagne. À Londres, par exemple, contrairement aux prévisions, la cérémonie s’était effectuée sans l’ombre d’emphase exagérée, ni de ridicule. Cependant, des scènes extraordinaires avaient eu lieu. Un grand murmure d’enthousiasme avait parcouru l’Abbaye, d’une extrémité à l’autre, lorsque le somptueux rideau était tombé, et que la grande figure nue de la Paternité, imposante et majestueuse, s’était dressée au dessus de l’éclat des cierges, contre l’écran pourpre qui lui servait de fond. Le sculpteur Markenheim avait parfaitement réussi dans son œuvre ; et un discours passionné de M. Brand, d’autre part, avait fort bien préparé l’âme populaire à la révélation qui allait lui être faite. L’orateur avait cité, dans sa péroraison, de nombreux passages des prophètes hébreux, annonçant la cité de paix, dont les murs s’élevaient, à présent, devant les yeux de tous :

« Surgis et brille, car ta lumière est venue, et la gloire du Seigneur est apparue sur toi !… Car voici que je crée de nouveaux cieux et une nouvelle terre ; et, de ceux qui ont précédé, l’esprit de l’homme en perdra jusqu’au souvenir. On n’entendra plus parler de violence dans ton royaume, ni de destruction entre tes frontières. Oh ! Sion, si longtemps affligée, battue de la tempête, et non consolée, regarde ; je poserai tes pierres avec des couleurs splendides, et tes fondements avec des saphirs… Je ferai tes fenêtres d’agathe, et tes portes d’escarboucles, et toutes tes frontières de pierres précieuses. Surgis et brille, car ta lumière est venue ! »

Lorsque le tintement des chaînes des encensoirs avait résonné, dans le grand silence, l’énorme foule était tombée à genoux, et était restée dans cette attitude, pendant que la fumée montait, en spirales, des mains des anciens prêtres qui officiaient. Puis, l’orgue avait commencé à rugir, et l’immense chœur, massé dans les transepts, avait déroulé l’antienne, interrompue seulement par un cri de fureur, qu’avait poussé, sans doute, quelque catholique affolé. Et, dès l’instant suivant, l’auteur de ce cri sacrilège avait été mis en pièces…

Tout cela était incroyable, profondément incroyable ! se disait Percy. Mais ce que l’on ne pouvait pas croire était arrivé ; et l’Angleterre, une fois de plus, avait retrouvé sa foi et son culte, ce couronnement nécessaire de toute vie normale. Des provinces, les mêmes nouvelles affluaient. Toutes les cathédrales avaient vu se produire les mêmes scènes. La statue de Markenheim avait été reproduite quatre mille fois, en deux jours ; et chaque centre important en avait reçu un exemplaire. Partout, le mouvement nouveau avait été accueilli avec enthousiasme ; et Percy songeait que, vraiment, si Dieu n’avait pas existé, il aurait été indispensable d’inventer un Dieu. Le cardinal s’émerveillait, aussi, de l’extrême habileté avec laquelle ce culte nouveau avait été formulé. Son rituel ne pouvait donner lieu à aucune discussion ; aucune divergence d’opinion politique ne pouvait enrayer son succès. La Vie était l’unique source et l’unique principe de la religion naissante, la Vie revêtue des robes splendides du culte ancien. On avait mentionné le nom d’un Allemand, comme auteur de ce rituel : mais personne n’ignorait que toute l’idée était venue de Felsenburgh. C’était un catholicisme sans christianisme, une divinisation admirable de l’Humanité. L’objet de l’adoration n’était point l’Homme, mais l’idée de l’Homme, privée simplement de son élément surnaturel. Le sacrifice lui-même était reconnu, l’offre volontaire de soi, répondant à l’un des instincts fonciers de notre nature ; mais sans aucun caractère de contrainte, — sans l’ombre d’une expiation imposée, par un pouvoir transcendant, à la culpabilité originelle de l’homme… Au total, se disait Percy, tout cela était absolument aussi intelligent et adroit que Satan, et absolument aussi vieux que Caïn !

L’avis que le cardinal avait donné au Saint-Père, tout à l’heure, il ne savait point si c’était un avis de désespoir ou d’espérance. Il avait conseillé la promulgation d’un décret rigoureux, interdisant formellement aux catholiques tout acte de violence. Suivant lui, les fidèles devaient être encouragés à rester patients, à se tenir complètement à l’écart du culte nouveau, à ne rien dire s’ils n’étaient pas interrogés, et seulement, à souffrir avec joie les peines encourues. Et Percy et plusieurs autres cardinaux avaient demandé que le pape les autorisât à rentrer, pour quelque temps, chacun dans son pays, afin d’encourager ceux qui hésitaient : mais le pontife avait répondu que leur mission était de rester à Rome, sauf le cas de graves événements imprévus.

Quant à Felsenburgh, les nouvelles qu’on en avait étaient de nouveau très rares. On disait qu’il se trouvait en Orient : mais tout autre détail était tenu secret. En tout cas, il apparaissait que le Président avait l’intention de ne point prendre part à la vie politique, sauf pour suggérer de temps à autre, d’importantes mesures dont il remettait l’exécution aux divers gouvernements nationaux.

Ainsi le cardinal songeait, sur sa chaise de paille, les yeux fixés sur la sainte Home telle qu’elle apparaissait de sa fenêtre à travers la brume automnale. Il se demandait combien de temps encore durerait la paix. Mais, dès à présent, il avait l’impression que l’air s’obscurcissait d’heure en heure, et que l’inévitable catastrophe qu’il pressentait n’attendait plus que l’occasion la plus insignifiante pour se déchaîner.

Enfin il sonna.

— Donnez-moi la dernière lettre du P. Blackmore ! dit-il à son secrétaire.

Percy n’avait jamais oublié les fines et pénétrantes remarques du P. Blackmore, pendant leur séjour commun à Westminster ; et l’un de ses premiers actes, comme Cardinal-Protecteur d’Angleterre, avait été d’inscrire son ancien collègue sur la liste des correspondants anglais. Il avait reçu de lui, déjà, une douzaine de lettres, dont aucune n’avait été sans contenir son grain d’or. Mais surtout il avait observé que toutes ces lettres exprimaient la crainte que, tôt ou tard, il n’y eût un acte de provocation ouverte de la part des catholiques anglais : et c’était précisément le souvenir de cette crainte qui avait inspiré Percy dans ses véhémentes instances auprès du pape, tout à l’heure. De même qu’au temps des persécutions romaines, durant les trois premiers siècles, de même, à présent, le plus grave danger pour la communauté catholique n’était point dans les mesures injustes du gouvernement, mais dans le zèle irréfléchi des fidèles eux-mêmes. Le monde ne désirait rien tant que d’avoir une occasion, un prétexte, pour lever son épée, déjà à demi tirée du fourreau. Lorsque le jeune secrétaire lui eût apporté les quatre feuillets couverts de la petite écriture tassée du P. Blackmore, Percy relut, tout de suite, le dernier paragraphe :

« L’ancien secrétaire de M. Brand, M. Phillips, que Votre Éminence m’avait recommandé, est venu me voir deux ou trois fois. Il se trouve dans un état des plus curieux. Au fond du cœur, il n’a aucune foi : mais, intellectuellement, il ne voit d’espérance nulle part que dans l’Église catholique. Il a même sollicité d’être admis dans l’ordre du Christ Crucifié, ce qui, naturellement, est impossible. Mais sa sincérité ne saurait faire aucun doute : car, s’il n’était pas sincère, il n’hésiterait pas à professer le catholicisme. Je l’ai mis en rapport avec plusieurs bons catholiques, dans l’espoir qu’ils pourraient le secourir moralement. Je serais très heureux que Votre Éminence pût causer avec lui. »

Avant de quitter l’Angleterre, Percy avait poursuivi la connaissance qu’il avait faite, dans des conditions singulières, de l’ancien secrétaire d’Olivier Brand ; et, sans trop savoir pourquoi, il avait recommandé M. Phillips au Père Blackmore. Non pas qu’il eût été particulièrement frappé du caractère de ce Phillips, qui lui avait semblé une créature hésitante, et timide : mais il n’avait pu s’empêcher de trouver extraordinaire le désintéressement avec lequel cet homme avait brisé sa position. Et, maintenant, un désir lui était venu de l’appeler près de lui. Peut-être l’atmosphère spirituelle de Rome achèverait-elle de lui rendre la foi ?

— Monsieur Brent, dit-il à son secrétaire, qu’il avait rappelé de nouveau, veuillez faire savoir au P. Blackmore qu’en effet je serai très heureux de voir ici M. Phillips, qu’il m’a proposé de m’envoyer ! Mais rien ne presse ! Que ce monsieur ne vienne pas avant janvier, sauf pour un motif urgent !

II

Le développement de l’ordre du Christ Crucifié s’était poursuivi avec un succès presque miraculeux. La proclamation du Saint-Père avait été, à travers tout le monde chrétien, comme une étincelle dans de la paille. C’était comme si ce monde chrétien eût atteint exactement le point de tension où une organisation nouvelle de ce genre était nécessaire ; et la réponse à l’appel du pape avait étonné même les plus optimistes. En fait, toute la ville de Rome, avec ses faubourgs, trois millions au moins, avait couru s’inscrire à Saint-Pierre, comme une foule affamée se précipite vers un repas, ou des marins désespérés vers l’abri d’une rade. Pendant plusieurs journées, le pape lui-même était resté assis, trônant sous l’autel de la basilique ; glorieuse et rayonnante figure donnant sa bénédiction, tour à tour, avec un beau geste muet, à chacun des membres de la multitude infinie qui accourait vers l’autel, au sortir de la communion, pour s’agenouiller devant le supérieur de l’ordre et baiser son anneau. Chaque postulant était obligé d’aller se confesser à un prêtre désigné, qui examinait strictement ses motifs et sa sincérité : de telle sorte qu’une moitié seulement avait été acceptée. Encore cette proportion était-elle infiniment plus grande à Rome que dans la chrétienté : car on ne doit pas oublier que, des trois millions de postulants romains, près de deux millions avaient subi l’exil pour leur foi, préférant une vie obscure et méprisée, sous l’ombre de Dieu, à la gloire sacrilège de leurs pays infidèles.

Le cinquième soir de l’enrôlement des novices, un incident pathétique s’était produit. Le vieux roi d’Espagne, — le second fils de la reine Victoria, — déjà sur le bord de la tombe, s’étant agenouillé devant le pape, avait chancelé au moment où il s’apprêtait à se relever ; et le pape lui-même, d’un mouvement soudain, s’était levé de son trône, l’avait saisi, et tendrement embrassé. Puis, toujours debout, le vieux pontife avait ouvert ses bras tout au large, et prononcé une allocution telle que jamais encore la basilique n’en avait entendue. « Benedictus Dominus ! s’était-il écrié, en levant au ciel son visage, avec des yeux illuminés d’extase. Que béni soit le Seigneur car il a visité et racheté son peuple ! Moi, Jean, vicaire du Christ, serviteur des serviteurs, et pécheur parmi les pécheurs, je vous ordonne d’être de bon courage, au nom de Dieu ! Par celui qui a été cloué sur la croix, je promets la vie éternelle à tous ceux qui persévéreront dans son ordre. Lui-même l’a dit : « À celui qui surmontera l’épreuve, je donnerai « la couronne de vie ! »

« Mes petits enfants, ne craignez point celui qui tue le corps, car il ne peut rien faire au delà ! Jésus et sa sainte Mère sont au milieu de nous !… »

Ainsi sa voix s’était répandue, parlant, à l’énorme foule recueillie, du sang qui déjà avait été versé à l’endroit où elle se tenait, de ce sang de l’Apôtre qui les pressait, les encourageait, les vivifiait. Ils s’étaient voués à la mort ; et si la volonté de Dieu n’était pas qu’ils périssent, leur intention serait tenue pour le fait. Ils se trouvaient, désormais, sous l’obéissance : leur volonté n’était plus à eux, mais à Dieu. Et, en échange, à eux appartenait le royaume du Ciel.

Le pape avait fini par une grande bénédiction muette de la cité et du monde ; et il n’avait point manqué là d’une demi-douzaine de fidèles pour voir, affirmaient-ils, la forme blanche d’un oiseau flottant dans l’air, pendant qu’il parlait, blanche et transparente.

Les choses qui avaient en lieu ensuite, dans la ville et dans les faubourgs, ne sauraient être décrites. Des milliers de familles avaient consenti à rompre les liens humains qui les attachaient. Les maris s’étaient dirigés vers les grandes maisons réservées pour eux sur le Quirinal ; les femmes s’étaient fixées sur l’Aventin ; tandis que leurs enfants, également remplis de confiance et d’ardeur, avaient afflué chez les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, à qui le pape avait fait donner trois rues entières pour les recueillir. De toutes parts, sur les places, s’élevait la fumée de bûchers où brillaient des objets de luxe, désormais rendus inutiles par le vœu de pauvreté, et sacrifiés avec joie par leurs possesseurs. Et, de jour en jour, de longs trains partaient des stations, en dehors des remparts, emportant les troupes joyeuses et enthousiastes de ceux que le Saint-Père avait daigné déléguer pour être le sel de la terre, le levain destiné à transformer le monde infidèle. Et, partout, ce monde infidèle avait salué leur venue d’un rire où se mêlait, déjà, une ombre de fureur. Cependant, de la chrétienté tout entière étaient arrivées des nouvelles heureuses. Les mêmes précautions qu’à Rome avaient été prises dans toutes les villes, pour l’admission des membres de l’ordre : mais sans cesse les bureaux du Vatican recevaient de nombreuses listes de personnes, décidément admises.

Et, durant la semaine qui précédait le moment présent de notre histoire, d’autres listes aussi étaient arrivées au Vatican, infiniment glorieuses et touchantes. Non seulement les évêques rapportaient que déjà, dans tous les pays, l’ordre du Christ avait commencé son œuvre, que déjà des communications, longtemps interrompues, se trouvaient rétablies, qu’une foule de missionnaires s’organisaient activement, et que les cœurs les plus désespérés, une fois de plus, renaissaient à l’espoir : par-dessus tout cela, le Vatican avait reçu déjà la nouvelle de triomphes d’une espèce plus haute, remportés par les chevaliers du Christ Crucifié. À Pais, quarante de ces chevaliers avaient été brûlés vifs, en quelques heures, au Quartier Latin, avant que la police pût intervenir. D’Espagne, de Hollande, de Russie, étaient venus d’autres noms de martyrs. À Dusseldorf, dix-huit jeunes gens et enfants, surpris pendant qu’ils chantaient matines dans l’église Saint-Lament, avaient été jetés, l’un après l’autre, dans les égouts municipaux, chacun chantant, à très haute voix, jusqu’à l’instant suprême :

Christe, Fili Dei vivi, miserere nobis !

Et, des ténèbres de l’égout, s’était élevé encore le même chant, jusqu’à ce que la foule l’eût étouffé à coup de pierres. Dans le même temps, les prisons allemandes étaient, toutes, encombrées de la première fournée des chrétiens réfractaires.

Sur quoi le monde haussait les épaules, et déclarait que ces pauvres diables s’étaient spontanément attiré leur sort : tout en ne laissant point de blâmer la violence des foules, et en sommant les autorités de ne point permettre que le peuple leur enlevât le soin de châtier la nouvelle conspiration de l’idolâtrie. Et, du matin au soir, dans l’église Saint-Pierre, les ouvriers travaillaient à installer les longues rangées des autels nouveaux, clouant sur les murs des diptyques de pierre où étaient gravés les noms de ceux qui avaient, déjà, accompli leurs vœux et gagné leur couronne.

C’étaient les premiers mots de la réponse de Dieu à la provocation du monde.

Aux approches de Noël, il fut annoncé que le souverain pontife chanterait la messe lui-même, le dernier jour de l’année, devant l’autel pontifical de Saint-Pierre, à l’intention de l’ordre du Christ ; et déjà les préparatifs avaient commencé, pour cette cérémonie.

Celle-ci devait être une sorte d’inauguration publique de la nouvelle entreprise ; et l’on savait qu’une convocation spéciale avait été adressée à tous les membres du Sacré Collège, dans le monde entier, exigeant leur présence à Rome pour le 31 décembre, sauf empêchement par maladie. Le pape, évidemment, avait dessein de faire comprendre au monde que la guerre était déclarée.

Et l’on vit à Rome, cette année-là, une fête de Noël tout à fait extraordinaire.

Percy avait reçu l’ordre de servir l’une des messes du pape, après avoir dit lui-même ses trois messes, à minuit, dans son oratoire privé. Pour la première fois de sa vie, il put assister à un spectacle dont il avait bien souvent entendu parler : la merveilleuse procession pontificale, à la lueur des torches, traversant Home depuis le Latran jusqu’à Sainte-Anastasie, où le pape venait de restaurer la coutume ancienne, abandonnée depuis près de cent cinquante ans. La petite basilique était, naturellement, réservée au nombre, très restreint, des privilégiés : mais les rues, sur tout le parcours depuis la basilique, et toute l’énorme place du Latran, n’étaient qu’une masse opaque de têtes silencieuses et de torches flamboyantes. Le Saint-Père était accompagné à l’autel, comme d’habitude, par les souverains ; et Percy, de sa place, considérait le drame céleste de la Passion du Christ joué, sous le voile de sa Nativité, par les mains de son vieux vicaire angélique.

En effet, à peine pouvait-on retrouver là une trace de la tragédie du Calvaire : c’était bien l’atmosphère de Bethléem, l’illumination céleste et non point la ténèbre surnaturelle, qui rayonnait autour du simple autel de Sainte-Anastasie. C’était l’enfant prodigieux qui reposait dans les vieilles mains du pontife, plutôt que le corps meurtri de l’homme des douleurs.

Adeste, fideles ! chantait le chœur, dans la tribune. « Venez, accourons tous, et pour adorer, non point pour pleurer ! Exultons, réjouissons-nous ! Soyons, nous-mêmes, pareils à des enfants ! Comme Jésus, pour nous, est devenu un enfant, à notre tour devenons des enfants pour Lui ! Revêtons les robes de l’enfance et chaussons les souliers de la paix ! Car le Seigneur a régné ; il est vêtu de beauté ; le Seigneur est revêtu de force, et s’est entouré les reins d’une ceinture. Il a établi le monde qui ne sera point enlevé ; son trône est préparé depuis longtemps. Il existe depuis l’éternité. Donc, réjouis-toi grandement, ô fille de Sion ; crie de joie, ô fille de Jérusalem : car voici que vient vers toi ton souverain, le seul saint, le Sauveur du monde ! Et, de souffrir, ensuite il en sera temps encore, lorsque le prince de ce monde viendra attaquer le Prince du Ciel ! »

Ainsi rêvait le cardinal, tachant à se rendre lui-même petit et simple, dans tout l’éclat de sa pompe de cour. Certes, songeait-il, rien n’est difficile pour Dieu. Pourquoi cette naissance mystique ne réussirait-elle pas à faire, une fois de plus, ce qu’elle a fait jadis, à soumettre, par la force de sa faiblesse, tous les orgueils qui s’exaltent au-dessus de Dieu ? Cette naissance, jadis, a attiré de sages rois à travers le désert, en même temps qu’elle forçait des bergers à quitter leurs troupeaux. Aujourd’hui, voici qu’elle a des rois autour d’elle, agenouillés avec le pauvre et le faible ; des rois qui ont déposé leurs couronnes, et lui ont apporté l’or de cœurs loyaux, la myrrhe du martyre désiré, et l’encens d’une pure foi ! Ne se pourrait-il point que les républiques, elles aussi, déposassent leur splendeur, que les foules enragées redevinssent apprivoisées, que l’égoïsme se renonçât, et que la soi-disant science fît enfin l’aveu de son ignorance ?…

Mais, tout à coup, Percy se rappela Felsenburgh : et son cœur défaillit d’épouvante, dans sa poitrine.

III

Six jours après, Percy se leva, comme d’ordinaire, dit sa messe, déjeuna, et s’assit pour réciter son office, jusqu’au moment où son domestique l’emmènerait s’habiller pour la messe pontificale.

Il était maintenant si habitué à recevoir de mauvaises nouvelles — d’apostasie, de mort, de déchaînement populaire, — que le repos de la semaine précédente lui avait apporté un réconfort merveilleux. Il lui semblait que ses rêveries de Sainte-Anastasie s’étaient trouvées plus vraies qu’il n’avait pensé, et que la douceur de l’antique fête n’avait pas encore entièrement perdu son pouvoir. Car presque rien d’important n’était arrivé. Quelques nouveaux martyres s’étaient produits, mais par cas isolés ; et, de Felsenburgh, on n’avait absolument rien su. Nulle part, le président de l’Europe ne s’était montré, — confiné disait-on, dans un coin de l’Orient.

D’un autre côté, Percy n’oubliait point que la journée du lendemain serait d’une portée extraordinaire, tout au moins en Angleterre et en Allemagne : car, en Angleterre, cette journée devait voir la première application de la loi rendant le culte obligatoire ; tandis que, en Allemagne, la loi devait être appliquée déjà pour la seconde fois. Hommes et femmes, les deux nations entières auraient à se déclarer pour ou contre la religion nouvelle.

Le cardinal avait reçu de Londres, quelques jours auparavant, une photographie de l’image qui allait être adorée, le lendemain, dans l’abbaye de Westminster ; et il l’avait déchirée en morceaux dans un accès de dégoût et d’indignation. La statue représentait une femme nue, grande et majestueuse, la tête et les épaules rejetées en arrière, dans l’attitude d’une personne qui contemple une vision, les bras étendus et les mains un peu soulevées, avec une expression totale d’attente, d’espérance, de ravissement ; et l’artiste, par une ironie diabolique, avait couronné ses longs cheveux de douze étoiles. Cette figure était la contre-partie de l’autre, l’incarnation de la Maternité idéale de l’Homme…

Et Percy, foulant aux pieds les morceaux blancs de l’image, répandus sur les dalles comme une neige empoisonnée, s’était élancé vers son prie-Dieu et s’y était laissé tomber, avec un désir passionné de réparation.

— Oh ! Mère ! Mère ! s’était-il écrié vers la vénérable Reine des Cieux, qui, avec son fils dans les bras, le regardait du haut de son piédestal.

Mais, ce matin du dernier jour de l’année, il se sentait de nouveau assez tranquille, et avait célébré saint Sylvestre, pape et martyr, avec une sérénité relative Le spectacle des cérémonies de la vaille, la foule des cardinaux accourus des quatre coins de l’univers, tout cela avait contribué à le rassurer de nouveau — déraisonnablement, il le savait, mais réellement. L’atmosphère même était chargée d’une attente solennelle et joyeuse. Toute la nuit, la Piazza avait été encombrée d’une énorme foule muette, guettant l’ouverture des portes de la basilique. Et maintenant la basilique, à son tour, était pleine, et la Piazza ne l’était pas moins. Tout le long de la rue jusqu’au fleuve, aussi loin que Percy pouvait voir en se penchant à sa fenêtre, s’étendait ce pavé immobile de têtes humaines. Le toit de la colonnade, lui aussi, montrait une longue rangée de têtes ; les toits des maisons étaient noirs de figures vivantes ; tout cela malgré le froid piquant d’une matinée de gel. Mais qu’importait le froid, quand on savait que, après la messe et le défilé des membres de l’ordre devant le trône pontifical, le pape allait donner la bénédiction apostolique à la cité et au monde ?

Percy acheva de réciter tierces, ferma son livre, et s’adossa dans son fauteuil, en attendant que son domestique vînt l’appeler.

Il pensait à la nouvelle solennité qui s’apprêtait, et où allait prendre part la totalité du Sacré Collège, à l’exception du Cardinal Protecteur de Jérusalem, retenu dans son lit par la maladie. De quel spectacle unique il allait être témoin ! Huit ans auparavant, il se rappelait avoir vu, de très loin, une réunion analogue ; mais le nombre total des cardinaux, alors, n’était que de soixante-trois, au lieu de soixante-cinq qu’ils étaient maintenant ; et une dizaine d’entre eux n’étaient point venus.

Tout à coup Percy entendit un bruit de paroles dans son antichambre, un pas rapide, et une voix anglaise qui semblait insister. Le domestique répondait :

— Son Eminence doit s’habiller pour la cérémonie. Impossible en ce moment !

Cette réponse fut suivie de nouvelles instances, criées d’une voix sans cesse plus fiévreuse. Percy, ennuyé d’un tel éclat, se leva et ouvrit la porte. Un homme se tenait là, que d’abord il ne reconnut point, tout pâle et le regard effaré.

— Qu’est-ce que ?… commença Percy.

Puis il sursauta.

— Monsieur Phillips ! dit-il.

L’autre étendit vers lui ses deux mains.

— C’est moi, monsieur… Votre Eminence… J’arrive à l’instant… C’est la vie ou la mort… Votre domestique me dit…

— Qui vous a envoyé ici ?

— Le P. Blackmore !

— Bonnes nouvelles ? ou mauvaises ?

Le visiteur désigna, d’un mouvement des yeux, le domestique, qui restait immobile, à quelques pas plus loin, la mine offensée. Et Percy, ayant compris le signe, mit sa main sur le bras de Phillips et l’entraîna dans sa chambre.

— Vous viendrez frapper à ma porte dans cinq minutes, Jacques ! dit-il au domestique.

Percy se dirigea vers son siège habituel, dans l’embrasure de la fenêtre, s’assit, et dit à l’homme, encore tout essoufflé :

— En un mot, monsieur, qu’est-ce que c’est ?

— Il y a un grand complot parmi les catholiques ! Ils ont l’intention de détruire l’Abbaye, demain, avec des explosifs ! Je savais que le pape…

Percy, d’un geste, l’arrête court ; et le laissant seul dans sa chambre, il sortit précipitamment.

CHAPITRE VI

I

Le quai d’atterrissage des aériens était relativement désert, ce soir-là, lorsqu’un petit groupe de six personnes y arriva, amené par l’ascenseur. Rien ne distinguait les nouveaux venus des passagers ordinaires. Les deux cardinaux-protecteurs d’Angleterre et d’Allemagne étaient vêtus de simples pelisses, sans aucun insigne particulier ; et, pareillement, leurs deux chapelains qui marchaient derrière eux, s’étaient dépouillés de toute marque distinctive de leur caractère ecclésiastique. En avant, deux domestiques portaient les bagages, et s’occupaient de retenir un compartiment.

Les quatre prêtres se taisaient, regardant machinalement l’agitation effarée des employés, ou bien considérant le mince navire, encadré d’acier, qui reposait devant eux, et dont les grandes antennes, maintenant repliées, allaient bientôt fendre l’air avec une vitesse de rêve.

Puis Percy, d’un mouvement brusque, tant de ses compagnons, se dirigea vers la fenêtre ouverte qui donnait sur Rome, et s’y appuya, les coudes posés sur le parapet.

Sous ses yeux s’étendait un spectacle merveilleux.

À cette heure du jour, le couchant commençait à s’enténébrer ; et le ciel, d’un vert tendre au-dessus de la tête de Percy, se fonçait de nuances orangées à l’horizon, bordé de deux lignes rouge sang. Tout droit en face de lui, au centre du tableau, se dressait l’énorme dôme, d’une teinte indéfinissable, à la fois gris, violet, bleu pâle, se profilant sur l’orangé du ciel. Ce dôme apparaissait suprême et souverain ; et la troupe compacte des tours, flèches, et toits, et les collines enchantées du fond, tout cela paraissait n’être que des dépendances de ce puissant tabernacle de Dieu. Déjà des lumières s’allumaient, comme elles avaient brillé là pendant trente siècles ; et de petits flocons de fumée montaient, contre le ciel rapidement assombri. Le bourdonnement de la mère des villes devenait à peine sensible, car le froid vif retenait les habitants dans leurs maisons ; et la paix du soir descendait, terminant un jour de plus et une année de plus. Au-dessous de lui, dans les rues étroites, Percy distinguait de petites figures s’empressant, comme des fourmis attardées ; le claquement d’un fouet, le cri d’une femme, le pleur d’un enfant, lui arrivaient comme des détails d’un murmure venu d’un autre monde. Et ces détails eux-mêmes, bientôt, allaient s’effacer, et la paix allait régner dans sa plénitude.

Une lourde cloche sonna, au loin, et la cité somnolente se secoua, un moment, pour souhaiter sa bonne nuit habituelle à la Mère de Dieu. Puis, de mille tours sortit la même petite musique, flottant dans l’espace immense, avec mille timbres divers, où se reconnaissaient la basse solennelle de Saint-Pierre, le ténor plus délicat du Latran, le cri aigrelet de telle vieille église des quartiers populaires, le tintement timide des couvents et chapelles : tout cela adouci et parfumé de mystère, dans cette grave atmosphère vespérale. C’était comme un mariage du son pur et de la claire lumière. Au-dessus, le ciel orangé, limpide ; au-dessous, cette extase tendre, étouffée, des cloches.

Alma Redemptoris Mater ! murmura Percy, dont les yeux s’étaient humectés de larmes. Vénérable Mère du Rédempteur, Porte ouverte du ciel, Étoile de la mer, aie pitié des pécheurs ! L’ange du Seigneur a annoncé l’événement à Marie, et elle a conçu du Saint-Esprit… En conséquence, Seigneur, daigne verser ta grâce dans notre cœur ! Permets-nous, à nous qui connaissons l’Incarnation du Christ, de nous élever, par la piété et la grâce, à la gloire de la résurrection, par l’entremise du même Christ, Notre-Seigneur !

Tout près, une autre cloche sonna vivement, rappelant le cardinal sur la terre, le ramenant aux soucis et aux douleurs de ce monde. Il se retourna, et vit l’aérien, immobile, transformé en un prodige d’éclatante lumière. Et déjà les deux prêtres, précédant le cardinal allemand, se dirigeaient vers l’entrée du vaisseau.

Les domestiques avaient retenu, pour les quatre voyageurs le compartiment de l’arrière. Percy, à son tour, s’y rendit, pour s’assurer que le vieillard allait être installé commodément ; après quoi, sans rien dire, il revint dans le corridor central, pour jeter un dernier regard sur Rome.

La porte du vaisseau avait été refermée ; et à peine Percy s’était-il mis à la fenêtre que tout l’appareil commença à frémir, sous la vibration de la machine électrique. Il y eut un bruit de paroles, quelque part, une cloche sonna, sonna de nouveau ; et une douce harmonie retentit, signal du départ. Puis la vibration cessa : brusquement, le grand mur que Percy avait devant lui s’abaissa, comme une barrière qui serait tombée tout d’un coup et le cardinal chancela sur place. Un moment après, le dôme reparut, et la ville, une frise de tours et une masse de toits sombres, s’étala comme un éventail ; et puis, avec un long cri harmonieux, la merveilleuse machine se redressa, battit l’air de ses ailes, et commença son long voyage vers le nord.

D’instant en instant, la cité s’effaçait, laissée en arrière. La voici devenue une simple tache : un peu de gris sur du noir. Le ciel semblait s’étendre, à mesure que la terre s’enfonçait dans l’obscurité : il brillait comme un vaste dôme de verre. Et lorsque Percy, une dernière fois se levant sur le bout des pieds, essaya d’apercevoir le fond extrême de l’horizon, la cité n’était plus qu’une ligne et une bulle, un point à peine distinct.

Il soupira profondément, et alla rejoindre ses compagnons.

— Expliquez-moi encore, demanda le vieux cardinal, lorsque Percy se fût installé en face de lui, un peu à l’écart, — qui est ce Phillips ?

— Ce Phillips ? Il était secrétaire d’Olivier Brand, un de nos ministres : il est venu me demander de me rendre au lit de mort de la vieille Mme Brand, et il a perdu sa place à cause de cette démarche. En ce moment, il fait du journalisme. Il est parfaitement honnête. Non, il n’est point catholique, tout en aspirant à le devenir ! Mais le P. Blackmore, pour faciliter sa conversion, l’a mis en rapport avec les catholiques ; et c’est ainsi que ces malheureux lui ont confié leur projet.

— Et eux ?

— D’eux, je ne sais rien, sinon qu’ils sont une bande de désespérés. Ils ont encore assez de foi pour agir, mais plus assez pour être patients… Sans doute, ils auront supposé que cet homme agirait avec eux. Mais, par malheur, il se trouve que ce Phillips a une conscience, et puis, aussi, qu’il voit bien que toute tentative de cette sorte serait simplement l’étincelle que le monde attend pour achever de dépouiller ce qui lui reste de sa tolérance ancienne. Ah ! Éminence, peut-être ne vous représentez-vous pas combien les sentiments sont violent contre nous ?

Le vieillard secoua la tête, tristement.

— Hélas ! murmura-t-il, je ne me le représente que trop… Et, ainsi, mes Allemands seraient dans l’affaire ? Vous en êtes sûr ?

— Éminence, il s’agit là d’un complot très vaste ! Depuis des mois déjà, on ne cesse point de le méditer. Il y a eu des réunions chaque semaine. Et, en vérité, ils ont réussi à tenir la chose secrète, merveilleusement. Vos Allemands n’ont ajourné l’exécution qu’afin que les deux attentats pussent se produire en même temps, de façon à rendre le coup plus terrible. Et maintenant, demain matin…

Percy fit un geste de désespoir.

— Et le Saint-Père ?.

— Je suis allé tout lui dire, aussitôt que j’ai su. Il a approuvé ma proposition, et vous a envoyé chercher. Ce que nous allons faire, Éminence, est l’unique chance de salut !

— Et vous croyez que nos plans pourront empêcher la catastrophe ?

— Hélas ! j’en doute fort ; mais je ne puis découvrir nul autre moyen. À Londres, je vais aller tout droit chez l’archevêque, pour m’entendre avec lui. J’y arriverai, je crois, à trois heures ; et vous, c’est vers six heures que vous serez à Berlin. Dans les deux villes, la cérémonie n’aura lieu qu’à onze heures. À ce moment-là, nous aurons fait tout ce qui sera possible. Le gouvernement saura tout : mais il saura aussi que, à Rome, nous sommes innocents. J’imagine qu’il fera annoncer la présence du Cardinal-Protecteur, de l’archevêque, et de tout le clergé, dans les sacristies. On doublera les gardes, on surveillera les entrées ; et puis… et puis le reste sera entre les mains de Dieu !

— Vous dites que ces conjurés ont deux plans différents ?

— Oui. S’ils le peuvent, ils ont l’intention de laisser tomber leurs explosifs d’en haut : sinon, trois hommes au moins ont offert de se sacrifier en lançant, eux-mêmes, les bombes dans l’Abbaye.

— Éminence, reprit le vieillard, avez-vous réfléchi à ce qui va se produire ensuite ? D’abord, s’il n’arrive rien ?

— S’il n’arrive rien, on nous accusera de vouloir faire du zèle, de chercher à nous faire de la réclame. Et si quelque chose arrive, eh ! bien, tous ensemble, nous irons devant Dieu ! Et fasse Dieu que nous puissions y aller bientôt ! — ajouta-t-il, passionnément.

— Certes, observa le vieillard, ce serait pour nous bien plus léger à porter !

— Je vous demande pardon, Éminence ! Je n’aurais point dû parler ainsi !

Cela fut suivi d’un silence, où l’on entendit seulement la petite vibration continuelle de la machine, et une quinte de toux provenant du compartiment voisin. Percy, épuisé de fatigue, appuya sa tête sur une main, et regarda par la fenêtre.

La terre, maintenant, était toute sombre ; au-dessous d’eux, un immense vide ; au-dessus, le grand ciel restait encore vaguement lumineux, et, à travers les brumes glaciales que traversait le vaisseau, des étoiles clignotaient de temps à autre.

— Il va faire froid sur les Alpes ! murmura Percy.

Puis il éclata.

— Et je n’ai pas l’ombre d’une preuve ! ajouta-t-il. Bien que la parole d’un homme !

— Et cependant vous êtes sûr ?

— Je suis tout à fait sûr !

— Éminence, — interrompit brusquement le vieillard, en dévisageant Percy de tout près, — savez-vous que la ressemblance est vraiment extraordinaire !

Percy sourit légèrement. Il était las d’entendre cette observation.

— Que concluez-vous de cela ? insista son collègue.

— C’est ce que l’on m’a souvent demandé ! dit Percy. Mais je n’en conclus rien !

— Il me semble, à moi, que Dieu a voulu signifier quelque chose ! murmura le vieil Allemand, les yeux toujours fixés sur lui.

— Mais quoi, Éminence ?

— Une sorte d’antithèse, un revers de la médaille ! Je ne sais pas.

De nouveau, un long silence.

— Ne croyez-vous pas, reprit brusquement le vieillard, qu’il y ait encore d’autres plans à faire ?

Mais Percy secoua la tête.

— Il n’y a plus de plans à faire ! répondit-il. Nous ne savons rien que le fait, aucun nom, rien ! Nous sommes comme des enfants dans la cage d’un tigre !

— J’espère que nous communiquerons l’un avec l’autre ?

— Oui, certes, si seulement nous sommes en vie !

Il était curieux de voir comment Percy, involontairement, dominait son vieux compagnon. Il n’était cardinal que depuis quelques mois, et avait à peine la moitié de l’âge du vieil Allemand ; et, cependant, c’était le plus jeune qui dictait les plans et arrangeait tout. Mais lui-même n’était guère disposé à s’apercevoir de cette différence. Dès l’instant où il avait appris l’effrayant projet, cette nouvelle mine préparée sous l’Église déjà chancelante, depuis qu’il avait assisté, ensuite, à l’imposante cérémonie, avec un secret qui brûlait son cœur et son cerveau, mais surtout depuis cette rapide entrevue avec le pape où les vieux plans avaient été détruits, et une décision essentielle prise et une bénédiction donnée et reçue, et un adieu exprimé dans un échange muet de regards, toute sa nature s’était concentrée en un seul grand effort. Il sentait à présent le désir d’action flamboyer en lui, parmi les ténèbres d’un désespoir immense. Toute la question, désormais, était simplifiée : lui-même, la cité de Rome, l’Église catholique, tout semblait ne plus dépendre que d’une seule chose, — le doigt de Dieu ! Et si ce doigt s’obstinait à rester immobile, en ce cas tout était fini : rien, désormais, n’aurait plus d’importance !

Percy avait l’impression d’aller vers l’une de ces deux choses : la honte ou la mort. Pas d’autre hypothèse possible, à moins, cependant, que les conjurés ne fussent déjà pris, avec leurs engins. Mais cela était impossible. Ou bien ils renonceraient à leur projet, sachant que les ministres de Dieu périraient avec les infidèles : et cette alternative signifiait l’ignominie d’une accusation de fraude, d’une tentative misérable pour gagner du crédit. Ou bien ces gens ne renonceraient point : ils regarderaient la mort d’un cardinal et de quelques évêques comme une faible rançon à payer, pour acheter leur revanche ; et, alors, c’était la mort et le jugement. Mais Percy avait cessé de craindre. Aucune ignominie ne pouvait plus avoir de prise sur lui, et la mort lui apparaissait pleine de douceur.

Cependant le vieillard, avec un petit geste d’excuse, avait ouvert son bréviaire, et s’était mis à le lire.

Percy l’observait avec une secrète envie. Ah ! si seulement il pouvait être aussi vieux que cet homme ! Il se sentait capable de supporter un an ou deux, encore, de cette misère, mais pas au delà. Si même les choses s’arrangeaient, il ne découvrait devant lui qu’une perspective infinie de luttes et de souffrances, d’efforts fatalement voués à l’échec. De jour en jour, l’Église s’écroulait. Le nouveau spasme de ferveur qu’avait produit la création de l’ordre du Christ Crucifié, Percy ne pouvait s’empêcher de le regarder comme un feu de paille, bientôt éteint. Après quoi, sûrement, il aurait à voir le flot de l’athéisme devenir sans cesse plus haut et plus triomphant ; Felsenburgh avait donné à ce flot un élan dont il était impossible de prévoir le terme. Et puis, une fois de plus, le cardinal songeait à la matinée du lendemain. Oh ! si vraiment cela pouvait aboutir à la mort ! Beati mortui qui in Domino moriuntur !

Mais non, c’était lâche de penser ainsi ! Percy, à son tour, prit son bréviaire, chercha la fête de saint Sylvestre, fit un signe de croix, et se mit à prier. Une minute après, les deux chapelains, qui étaient sortis dans le corridor, revinrent s’asseoir dans l’autre coin ; et tout fut silence, sauf le sanglot de la machine, et le singulier bourdonnement de l’air, que fendait le vaisseau.

II

Vers dix-neuf heures, le conducteur de l’aérien, un petit Anglais roux, passa la tête dans l’entrée du compartiment, réveillant Percy d’un lourd sommeil épuisé.

— Le dîner va être servi dans un instant, messieurs ! dit-il, en langue espéranto. Nous ne nous arrêtons pas à Turin, cette nuit !

Il referma la porte, et alla répéter le même avis dans les compartiments voisins.

Percy se réjouit d’apprendre que le vaisseau, prévenu probablement par un message sans fil, ne s’arrêterait pas à Turin : cela lui donnerait plus de temps à Londres, et pourrait même, peut-être, permettre au cardinal Steinmann d’arriver à Berlin quelques heures plus tôt. Il se leva, s’étira vivement, puis se rendit au cabinet de toilette, pour se laver les mains.

Et pendant qu’il se tenait là, devant le grand bassin à l’arrière du vaisseau, il fut fasciné du spectacle qui se découvrit à lui, par la fenêtre : car c’était le moment où l’on passait au-dessus de Turin. Un bloc de lumière, vivant et superbe, brillait à ses pieds, parmi l’abîme des ténèbres ; et Percy songea à l’importance du rôle que jouait cette tache lumineuse, dans la vie du monde. C’était de là qu’était gouvernée toute l’Italie ; dans une de ces maisons, qui lui apparaissaient comme de minuscules étincelles, des hommes siégeaient en conseil, qui disposaient de la destinée des corps et des âmes, et poursuivaient passionnément leur lutte contre Dieu. Et Dieu permettait tout cela, sans faire aucun signe ! C’était là que Felsenburgh s’était montré, la dernière fois qu’il était sorti de sa retraite, — Felsenburgh, cet homme qui lui ressemblait d’une façon si mystérieuse !

— Et, de nouveau, il sentit son cœur traversé comme d’un coup de poignard.

Quelques minutes après, les quatre prêtres étaient assis autour d’une petite table ronde, dans un compartiment de la salle à manger, au plus profond du vaisseau. Le dîner était excellent, mais les convives ne se trouvaient guère en humeur de l’apprécier. Ils restaient assis en silence : car les deux cardinaux ne pouvaient s’entretenir que d’un sujet unique, et leurs chapelains n’avaient pas encore été mis dans le secret.

L’air devenait très froid, et les courants de vapeur chaude ne suffisaient point à vaincre la température glaciale qui commençait à se répandre au-dessus des Alpes.

L’aérien était forcé de monter à près d’un kilomètre de son niveau habituel, afin de franchir la barrière du mont Cenis ; et, en même temps, il était forcé de ralentir sa marche, à cause de l’extrême rareté de l’air.

Le cardinal allemand se leva, sans attendre la fin du dîner.

— Je vais rentrer dans notre compartiment, dit-il ; je serai plus à mon aise, là-bas, sous mes fourrures !

Son chapelain le suivit docilement, laissant son propre dîner inachevé ; et Percy resta seul avec le P. Corkran, son chapelain anglais, récemment arrivé d’Écosse. Il but son vin, mangea une couple de figues, puis se retourna vers la grande fenêtre vitrée, derrière lui, pour regarder les Alpes.

Plusieurs fois, déjà, il les avait traversées ainsi ; et il se rappelait l’effet merveilleux que toujours elles lui avaient produit, mais particulièrement un jour où il les avaient vues vers midi, par un temps très clair : un éternel et incommensurable océan de blancheurs, semé de petites rides, qui, d’en dessous, étaient des pics fameux et redoutés ; et, plus loin, la courbe sphérique de l’horizon, où la terre et le ciel se mélangeaient sans qu’il fût possible de les distinguer.

Il les contemplait, à présent, ces Alpes magnifiques, avec un grand effort d’attention, résolu à se distraire de l’angoissante pensée qui s’imposait à lui, lorsque tout à coup, le vaisseau poussa un grand cri, auquel répondirent, de tout près, plusieurs autres cris semblables : après quoi, il y eut un tintement de cloches, un chœur d’appels harmonieux s’éleva, et l’air fut tout rempli de battements d’ailes.

Brusquement, comme une pierre, la voiture fut précipitée en bas ; et Percy dut se tenir à l’appui de la fenêtre, pour calmer son affreuse sensation de chute dans le vide. Enfin la chute s’arrêta, et l’aérien put reprendre sa marche en ligne droite. Au dehors, mais bien haut dans l’air, les appels continuaient ; la nuit en était tout imprégnée. Et Percy, levant les yeux, reconnut que ce n’étaient point trois ou quatre vaisseaux aériens, mais au moins une vingtaine, qui étaient en train de voler dans la direction du sud.

À l’intérieur, la voiture portait des traces nombreuses du choc soudain qu’elle avait subi. Les portes des cabinets du restaurant étaient grandes ouvertes ; des verres, des assiettes, des mares de vin s’étalaient çà et là, sur le plancher.

Dans le corridor, où Percy se hâta de passer avec son chapelain, un mélange confus de paroles et de cris rendait toute question impossible. Les deux prêtres parvinrent, non sans peine, à traverser la foule des passagers, jusqu’au compartiment où les attendait le cardinal Steinmann.

Celui-ci ne semblait pas avoir souffert de la secousse. Il expliqua qu’il s’était endormi, et avait pu se réveiller à temps pour éviter d’être jeté à terre.

— Mais qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ?

Le P. Bechlin, son chapelain, affirma qu’il avait parfaitement vu l’un des nombreux groupes des aériens, à une distance d’à peine dix ou quinze mètres. Les vaisseaux, disait-il, étaient bondés de têtes, d’un bout à l’autre. Puisil avait eu l’impression qu’ils s’élevaient, brusquement, et disparaissaient dans des tourbillons de brume.

— On est en train de s’informer, — dit le P. Corkran, qui s’était attardé dans le corridor. — Le conducteur a mis en mouvement l’appareil du télégraphe !.

Percy n’avait aucune idée de la signification d’un événement aussi imprévu : mais il ne pouvait s’empêcher d’en éprouver un pressentiment pénible. Cette rencontre d’une centaine d’aériens était chose inouïe ; le cardinal se demandait où ils pouvaient aller ainsi, vers le sud ? De nouveau, le nom de Felsenburgh lui traversa l’esprit. Était-ce encore quelque manifestation de cet homme inquiétant ?

Bientôt les bruits de voix recommencèrent dans le corridor, des voix précipitées, interrogeant, s’écriant, étouffant les sèches réponses du conducteur. Percy se leva de son coin, et résolut d’aller aux renseignements : mais, au même instant, la porte fut ouverte, du dehors. Le conducteur entra, la mine grave et véritablement effrayée, et referma la porte derrière lui.

— Eh ! bien ? lui cria Percy.

— Messieurs, je crois que vous feriez mieux de descendre à Paris ! Je sais que vous êtes des prêtres, messieurs, et, bien que je ne sois pas catholique…

Il s’arrêta de nouveau.

— Pour l’amour du ciel, parlez ! reprit Percy

— Mauvaises nouvelles pour vous, messieurs ! Cinquante aériens se rendent à Rome. Il y a eu un complot catholique, messieurs, découvert à Londres…

— Eh ! bien ?

— Oui, pour faire sauter l’Abbaye ! Et alors, on va maintenant…

— Eh ! bien ?

— Oui, messieurs, on va maintenant faire sauter Rome !

Et le conducteur sortit précipitamment.

CHAPITRE VII

I

Ce même jour, le dernier de l’année, vers seize heures, Mabel entra dans la petite église voisine de sa maison. La lumière tombait doucement ; le coucher de soleil hivernal scintillait à l’ouest de l’église, et tout l’intérieur était rempli d’une faible lueur expirante.

La jeune femme avait un peu sommeillé, dans son fauteuil, l’après-midi, et s’était réveillée avec cette étrange clarté d’esprit qui succède, parfois, à de tels sommeils. Plus tard, elle s’étonna d’avoir pu dormir aussi tranquillement, sans rien remarquer du grand nuage de crainte et de fureur qui, déjà, était en train de s’abattre sur la ville. Et ce n’est que plus tard, aussi, qu’elle se rappela une agitation extraordinaire dans la rue, quand elle était sortie, de singuliers appels de cors et de sifflets ; mais, sur le moment, elle n’y avait fait aucune attention, et était bien vite entrée dans l’église, pour méditer, suivant son habitude : car, de plus en plus, elle s’était accoutumée à aimer le calme de ce lieu et à y venir souvent, pour raffermir ses pensées, pour les concentrer sur la signification cachée sous la surface de la vie. Au reste, ce genre de dévotion était en train de devenir assez commun, parmi toutes les classes du peuple. De temps à autre, de véritables sermons étaient prononcés ; de petits livres apparaissaient, destinés à servir de guides pour la vie intérieure, et ressemblant tout à fait aux vieux livres catholiques d’oraison mentale.

Ce jour-là, Mabel s’assit à sa place ordinaire, joignit les mains, considéra d’abord, une minute ou deux, l’antique sanctuaire de pierre, l’image blanche, et la fenêtre rapidement assombrie. Puis elle ferma les yeux, et se mit à méditer, — à prier, — d’après une méthode qui lui était de venue familière.

En premier lieu, elle concentra son attention sur elle-même, se détachent de tout ce qui était purement extérieur, transitoire, se refoulant toujours plus au dedans, jusqu’à ce qu’elle eût atteint cette étincelle secrète qui, sous toutes les fragilités individuelles, faisait d’elle un membre effectif de la race divine de l’humanité.

Le second degré de sa prière consistait en un acte de pensée. Elle songeait que tous les hommes possédaient cette étincelle ; puis, réunissant toutes les forces de son imagination, elle tâchait à voir les innombrables millions de l’humanité, — les enfants naissant au monde, les vieillards qui en sortaient, les hommes mûrs qui se réjouissaient de pouvoir y vivre. Loin, à travers les siècles, son regard s’étendait, loin à travers ces âges de crime et d’aveuglement pendant lesquels la race s’était lentement élevée de la sauvagerie et de la superstition jusqu’à une pleine conscience de soi ; ou bien elle considérait les temps encore à venir, se dirigeant vers un point de perfection qu’il lui était impossible de comprendre tout à fait, faute d’y être, elle-même, arrivée. Et cependant, se disait-elle, cette perfection a déjà commencé ; les douleurs de l’enfantement sont passées, et déjà est venu Celui qui doit être l’héritier des temps !

Enfin par un troisième acte de foi, elle se représenta l’humanité entière, le feu central, dont chaque étincelle n’était qu’un rayonnement, cet être divin immense, impassible, qui s’était réalisé à travers les siècles, et que les hommes avaient appelé Dieu, jadis, sans le connaître, mais que maintenant ils avaient reconnu comme la réunion transcendante d’eux tous.

Et, à ce point de sa prière, elle s’arrêta, contemplant la vision de son âme, élevée au-dessus de son individualité personnelle, et buvant, lui semblait-il, à longues gorgées, l’éternel esprit de vie et d’amour…

Un bruit plus fort, sans doute, vint la troubler et lui fit rouvrir les yeux. Elle aperçut, devant elle, les dalles encore vaguement éclairées, les marches du sanctuaire, et la grande figure blanche de la Maternité, qu’une rangée de cierges illuminait parmi l’obscurité environnante. C’était ici qu’autrefois les hommes avaient adoré Jésus, cet Homme des douleurs ensanglanté, qui, de son propre aveu, n’avait pas apporté la paix, mais un glaive ! Ici, ils s’étaient agenouillés, les aveugles chrétiens désespérés !

De nouveau le bruit s’éleva, au dehors, frappant sa paix comme d’un coup de poing, sans qu’elle en comprit encore le motif.

Elle se releva, son cœur battant un peu plus vite ; une fois seulement elle avait entendu un bruit analogue, dans un square où des hommes se pressaient autour d’un aérien tombé…

D’un pas rapide, elle s’avança vers la porte du transept, et sortit dans la rue.

Celle-ci semblait extraordinairement vide et sombre. À droite et à gauche se dressaient les maisons ; au-dessus d’elles, le ciel, presque noir, était faiblement teinté de rais roses ; mais il semblait qu’on eût oublié d’éclairer les trottoirs. Et pas une seule créature vivante en vue !

Mabel se préparait à poursuivre son chemin, lorsqu’un bruit de pas précipités l’arrêta ; et, tout de suite, un enfant parut, une petite fille, accourant, essoufflée et terrifiée :

— Les voilà qui arrivent, les voilà ! sanglotait l’enfant, en s’élançant vers la jeune femme…

Puis elle saisit sa robe et se serra contre elle.

— Qui donc ? demanda Mabel. Qui est-ce qui arrive ? ’ Mais l’enfant cacha son visage dans les jupes qui l’abritaient ; et, dès l’instant suivant, s’entendit un fracas de voix et de pas sonores.

En tête du cortège, venait un escadron volant d’enfants, à la fois rieurs et épouvantés, poussant des cris inarticulés, et sans cesse retournant la tête, avec quelques chiens aboyant au milieu d’eux ; puis des femmes accouraient, sur les deux trottoirs. Mabel aurait voulu interroger, mais elle ne le pouvait pas. Ses lèvres remuaient, mais aucun son n’en sortait. Une immense frayeur s’était emparée d’elle.

Le cortège, à présent, s’était épaissi ; une troupe de jeunes gens s’avançaient, tous parlant et criant très haut, et, derrière eux, une foule confuse, pareille à une énorme vague dans un chenal de pierre : des hommes et des femmes se distinguant à peine les uns des autres, dans cet entassement de visages. La rue, tout à l’heure vide, était maintenant encombrée, au plus loin que Mabel pouvait voir ; sans cesse le courant de têtes coulait, se précipitait ; et, pendant tout ce temps, la petite fille se cachait convulsivement dans les robes de Mabel.

Et bientôt, par-dessus les têtes de la foule, certaines choses commencèrent à apparaître, des objets que la jeune femme ne pouvait pas distinguer dans l’obscurité, des bâtons, des formes fantastiques, des fragments d’étoffe ressemblant à des bannières. Des visages tordus de passion la considéraient, de temps à autre, au passage ; des bouches ouvertes lui lançaient des cris : mais elle ne les voyait ni ne les entendait. Elle n’avait d’attention que pour ces étranges emblèmes, tendant les yeux dans les ténèbres, tâchant à distinguer les formes confuses, et devinant à demi, mais craignant de deviner.

Tout à coup, des lampes cachées dans les murs des maisons, la lumière jaillit, cette forte et douce lumière engendrée par la grande machine souterraine, et que, jusqu’alors, dans la passion de ce jour, tout le monde avait oubliée. En un clin d’œil, tout se changea, d’une troupe de fantômes et de formes vagues, en une impitoyable réalité de vie et de mort.

Devant Mabel, passait un grand brancard supportant une figure humaine, dont un bras pendait, avec les mains traversées comme de clous. Puis venait le corps un d’un enfant, empalé sur une pique de fer, la tête tombant sur la poitrine, les bras dansant à chaque pas des porteurs. Et puis, c’était la figure d’un prêtre, encore vêtu d’une soutane noire avec une aube blanche ; et sa tête, sous une calotte noire, s’agitait, sautait avec la corde qui la soutenait.

II

Ce soir-là, Olivier rentra chez lui une heure avant minuit.

Ce qu’il avait vu et entendu, dans la journée, était encore trop vivace et trop proche pour qu’il pût le juger avec sang-froid. De ses fenêtres de White-Hall, il avait assisté à l’envahissement du Square du Parlement par une foule comme jamais, à coup sûr, il n’y en avait eu de pareille en Angleterre, depuis les origines du christianisme : une foule animée d’une fureur véritablement surnaturelle, et prenant sa source au delà de la vie mentale ordinaire. Trois fois, durant les heures qui avaient suivi la divulgation du complot catholique, Olivier avait de mandé au premier ministre s’il ne convenait point de faire quelque chose pour calmer le tumulte ; et trois fois la réponse, toujours aussi ambiguë, avait été que la police faisait tout ce qui était possible, mais qu’on ne pouvait songer à user de la force, en un tel moment.

Pour ce qui était de l’expédition des aériens vers Bome, Olivier y avait donné son adhésion en silence, comme tout le reste du conseil. Snowford, seul, avait pris la parole. Il avait dit que c’était un acte de châtiment judiciaire, regrettable, mais inévitable. Dans les circonstances présentes, la paix ne pouvait être assurée que par l’emploi de procédés de guerre, — ou plutôt, toute guerre ayant désormais disparu, par des procédés de rigoureuse justice expéditive. Les catholiques s’étaient montrés les ennemis déclarés de la société ; celle-ci avait le de voir de se défendre et de garantir, à tout prix, la sainteté de l’existence humaine. Olivier avait écouté tout cela, sans rien dire.

La nuit, en courant au-dessus de Londres, dans un des aériens du ministère, il avait aperçu maints détails de ce qui s’accomplissait au-dessous de lui. Les rues étaient aussi brillantes qu’en plein jour, claires et sans ombre dans la lumière blanche ; et chaque rue s’agitait convulsivement, comme un serpent. Dans l’air, s’élevait un rugissement continu de voix, ponctué de cris. Çà et là, Olivier voyait s’élever la fumée d’incendies ; et, comme il passait au-dessus de l’un des grands squares du sud de Battersea, il avait distingué quelque chose comme un millier de fourmis, dispersées, s’enfuyant de tous côtés. Ce que tout cela signifiait, il n’avait pas eu de peine à le comprendre. Et, plus que jamais, il avait déploré que l’homme fût encore bien loin d’être pleinement civilisé.

Il tâchait à détourner sa pensée de la scène qui l’attendait chez lui. Quelques heures auparavant, sa femme lui avait parlé, au téléphone : et ce qu’elle lui avait dit lui avait brusquement donné le désir de tout abandonner pour aller la rejoindre. Et cependant ce qu’il trouva, en rentrant chez lui, dépassa encore tout ce qu’il avait craint.

Dans le petit salon, quand il y pénétra, aucun bruit ne s’élevait, sauf le bourdonnement lointain des rues d’alentour. La chambre semblait étrangement sombre et froide. L’unique lumière qui y arrivât venait de l’une des fenêtres, dont un rideau avait été tiré : et là, se profilant contre le ciel clair, une femme était debout, immobile, paraissant écouter… Il pressa le bouton de la lumière électrique, et Mabel se retourna lentement vers lui. Elle était vêtue de sa robe de ville, un manteau jeté sur les épaules. Son visage était presque celui d’une étrangère, absolument décoloré, avec les lèvres serrées, et les yeux remplis d’une émotion indéfinissable, colère ou terreur, ou angoisse, ou peut-être tout cela à la fois.

Ainsi elle se tenait, dans la lumière de la fenêtre, immobile, le regardant.

Pendant une minute, Olivier n’osa point parler. Il se dirigea vers la fenêtre, la referma, et ramena les rideaux. Puis, doucement, il prit par un bras la forme raidie.

— Mabel, dit-il, Mabel !

Elle se laissa entraîner vers le sofa, mais sans répondre à son contact. Il s’assit près d’elle et la considéra, avec une sorte d’appréhension désespérée.

— Ma chérie ! dit-il, je suis anéanti !

Elle continuait à le regarder. Il y avait, dans sa pose, cette rigidité que simulent les acteurs : mais il savait trop que, chez sa femme, il ne s’agissait pas de simulation. Une ou deux fois déjà, précédemment, il avait observé chez elle une expression analogue, sous l’effet d’une horreur intense : une fois, en particulier, elle avait eu cette expression en découvrant une tache de sang sur son soulier.

Parmi le silence de la chambre, de nouveau, il entendit le grondement étouffé de la foule invisible qui faisait tumulte, dans les rues voisines.

Il savait que deux sentiments luttaient, dans le cœur de la jeune femme : sa fidélité à sa foi humanitaire, et sa haine de ces crimes commis au nom de la justice ; mais maintenant, en la dévisageant, il voyait que ces deux éléments opposés se livraient un combat mortel, que toute l’âme de Mabel n’était qu’un champ de bataille, et que, décidément, c’était la haine qui l’emportait.

Tout à coup, comme un hurlement de loup, la voix de la foule s’éleva, puis retomba ; et la tension intérieure de la jeune femme se brisa subitement. Elle s’élança vers Olivier, qui la saisit par les poignets ; et ainsi elle resta, serrée dans ses bras, le visage appuyé contre sa poitrine ; et tout le corps soulevé de profonds sanglots.

Longtemps encore, elle se tut ; Olivier comprenait tout, mais ne parvenait pas à trouver des paroles. Il l’attira seulement un peu plus près, baisa plusieurs fois ses cheveux, et essaya de préparer ce qu’il voulait lui dire.

Mais elle, après un moment, releva vers lui son visage enflammé, le fixa avec un mélange de tendresse et de souffrance, et, ayant laissé retomber sa tête contre sa poitrine, commença de murmurer des paroles entrecoupées.

Il pouvait à peine saisir quelques mots, çà et là : mais il savait trop bien tout ce qu’elle disait !

Elle disait que c’était la ruine de tous ses espoirs et la fin de toutes ses croyances. Qu’on lui permit de mourir, de mourir, et d’oublier enfin toutes choses ! Espoirs et croyances, tout avait été balayé par cet éclat meurtrier d’un peuple qui partageait sa foi ! Ces gens-là n’étaient pas meilleurs que les chrétiens ! Ils dépassaient même en cruauté les hommes dont ils se vengeaient ! Les ténèbres régnaient en eux, aussi noires que si le sauveur du monde, Felsenburgh, ne fût pas venu ! Tout était perdu !… La guerre, et la passion, et le meurtre, étaient rentrés dans le corps d’où elle les avait crus chassés à jamais… Les églises incendiées, les catholiques traqués, les corps de l’enfant et du prêtre portés par les rues, la destruction des églises et couvents… Un flot de plaintes s’écoulait d’elle, incohérent, interrompu par des sanglots, des images d’horreur, des reproches ; et sans relâche elle tordait ses mains, sur les genoux d’Olivier.

Il la souleva, et l’écarta un peu de lui. Tout épuisé qu’il fût par les fatigues de la journée, il sentait qu’il avait le devoir de la calmer. Jamais, encore une crise aussi grave ne s’était produite chez elle ; mais il connaissait aussi le merveilleux ressort qui, chaque fois, finissait par la remettre sur pied.

— Reste assise en face de moi, ma chérie ! lui dit-il. Là !… donne-moi ta main !… Et maintenant, écoute-moi !…

Il lui débita le plaidoyer, vraiment très habile et très éloquent, que, d’ailleurs, il s’était adressé à lui-même durant toute la journée. Les hommes, dit-il, étaient loin encore d’être parfaits : dans leurs veines coulait le sang de soixante générations de chrétiens… Mais on devait se garder de désespérer : la foi dans l’homme était l’essence de la religion, la foi dans les éléments les meilleurs de l’homme, dans ce que celui-ci était destiné à devenir, non pas dans ce qu’il était à présent. On se trouvait au début de la religion nouvelle, et non pas encore à sa maturité ; et il était naturel qu’on découvrit de l’aigreur dans le jeune fruit… Et puis, il fallait songer aussi à la provocation ! Il fallait se rappeler le crime monstrueux que ces catholiques avaient projeté, la façon dont ils avaient résolu de frapper au cœur la foi nouvelle !

— Ma chérie, disait-il, un homme ne change pas en un instant ; et puis, pense un peu à ce qui serait arrivé si ces chrétiens avaient réussi !… Je t’assure que je condamne tout cela aussi sévèrement que toi ! J’ai vu, ce soir, deux ou trois journaux qui sont aussi méchants et ignobles que tout ce que les chrétiens ont jamais pu faire. Ces journaux exultent à l’idée des horreurs commises, sans se douter que cela risque de faire reculer le mouvement, de nous ramener de vingt ans en arrière !… T’imagines-tu donc que tu sois seule de ton avis, et qu’il n’y ait pas des milliers d’autres cœurs qui haïssent et détestent ces violences ?… Mais à quoi bon avoir la foi, si ce n’est point pour être assuré que la bonté prévaudra ? La foi, la patience, l’espoir, voilà les armes par lesquelles nous vaincrons !

Il parlait avec une conviction passionnée, les yeux fixés sur elle, tout concentré dans l’effort de lui communiquer sa propre pensée, comme aussi d’effacer les vestiges des derniers doutes qu’il sentait en soi-même.

Et, en effet, peu à peu, l’expression d’horreurt frénétique qui emplissait les yeux de la jeune femme disparut, pour y être remplacée simplement par celle d’une vive souffrance, à mesure que la personnalité d’Olivier recommençait à dominer la sienne. Cependant, la crise n’était pas encore finie.

— Mais cette expédition vers Bome ? s’écria-t-elle cette flotte d’aériens ! Cela, c’est délibéré et fait de sang-froid : ce n’est point l’éclat sauvage de la foule !

— Ma chérie, cela n’est pas plus délibéré, ni fait de sang-froid, que le reste ! Nous sommes tous humains, nous manquons tous de la maturité que nous devrions avoir ! C’est vrai que le conseil a autorisé l’expédition ; mais il n’a fait que l’autoriser, rappelle-toi cela !…

Mais Mabel l’interrompit, pour répéter une de ses paroles.

— Autorisé ! reprit-elle. Et toi aussi, Olivier, tu as autorisé cette chose abominable ?

— Ma chérie, je n’ai rien dit, ni pour ni contre ! Et je te jure que, si nous avions voulu empêcher le projet, il y aurait eu encore plus de sang versé, et que la nation aurait perdu les seuls hommes qui fâchent à la guider ! Nous sommes restés passifs, faute de pouvoir rien faire !

— Ah ! mais il aurait mieux valu mourir !… Olivier, laisse-moi mourir, au moins ! Je ne puis point supporter tout cela !

Par ses mains, qu’il tenait encore dans les siennes, son mari l’attira plus près de lui.

— Mon amour, lui dit-il gravement, ne peux-tu pas avoir un peu de Confiance en moi ? Si je te disais ce qui s’est passé aujourd’hui, certainement tu comprendrais tout ! Mais fais-moi confiance, crois bien que je ne suis pas sans cœur ! Et puis, pense aussi à Julien Felsenburgh !

Pendant un moment, il vit des traces d’hésitation dans ses yeux : un conflit se livrait en elle, entre sa confiance en lui et son horreur de tout ce qui était arrivé. Puis, une fois de plus, sa confiance en lui prévalut. Le nom de Felsenburgh acheva de faire pencher la balance, et elle s’apaisa, en versant un flot de larmes.

— Oh ! Olivier, dit-elle, je le sais, que je puis me fier à toi ! Mais je suis si faible, et tout est si terrible ! Et lui, Felsenburgh, c’est vrai qu’il est si fort et si bon ! Demain, n’est-ce pas, Olivier, il sera avec nous ?

Les deux jeunes gens étaient encore assis et causaient, lorsque les horloges de la ville sonnèrent minuit. Mabel, toute frémissante de la lutte, releva les yeux sur son mari, avec un tendre sourire, et il put voir que la réaction espérée s’était, enfin, pleinement produite.

— La nouvelle année, mon cher mari ! dit-elle, en se pressant contre lui. Je te souhaite une heureuse nouvelle année ! Oh ! mon chéri, secours-moi !

Elle le couvrit de baisers, puis se recula un peu, les mains toujours dans les siennes, le considérant avec deux grands yeux brillants, pleins de larmes.

— Olivier, reprit-elle, il faut que je te fasse un aveu !… Sais-tu ce que j’étais en train de me dire, lorsque tu es arrivé ?

Il répondit non, d’un signe de tête, en la dévorant du regard. Comme elle était charmante, et comme il l’aimait !

— Eh ! bien ! murmura-t-elle, je me disais qu’il m’était impossible de supporter tout cela !… Olivier, tu comprends ce que je veux dire ?

Le cœur d’Olivier s’arrêta de battre, à ces mots ; et, d’un mouvement éperdu, il la ramena tout près de lui.

— Mais à présent, cela est passé, tout à fait passé ! s’écria-t-elle. Olivier, je t’en supplie, ne me regarde pas avec cet air épouvanté ! Si ce n’était pas entièrement passé, je n’aurais pas trouvé le courage de t’en parler !

De nouveau, leurs lèvres se rencontrèrent, et un long baiser leur fit oublier le reste du monde. Mais soudain, dans la chambre voisine, la vibration du timbre électrique les réveilla de leur extase ; et Olivier, comprenant ce que signifiait cet appel du téléphone, sentit, même en ce moment bienheureux, qu’un tremblement d’angoisse et de crainte lui secouait le cœur.

— Cet appel ! dit la jeune femme, avec une nuance d’appréhension.

— Mais nous sommes d’accord, n’est-ce pas, et tout est bien entre nous ? demanda-t-il.

Le visage de Mabel n’exprima que tendresse et confiance.

— Oui, mon chéri, tout est bien ! Et comme la sonnerie, impatiente, devenait plus aiguë :

— Va, Olivier ! ajouta-t-elle Je t’attends ici !

Une minute après, il était de retour, les lèvres serrées, avec une expression singulière sur son visage blême. Il vint tout droit vers sa femme, lui prit de nouveau les mains, et la fixa dans les yeux, sans rien dire. Dans leur cœur, à l’un et à l’autre, la résolution et la foi refoulaient l’émotion de tout à l’heure, qui n’était pas encore entièrement apaisée.

Olivier soupira longuement, et dit enfin, d’une voix sourde :

— Oui ! C’est fini !

Les lèvres de Mabel remuèrent, et il vit une pâleur de mort monter à ses joues. Il l’étreignit fortement.

— Écoute, lui dit-il, il faut que tu saches, et que tu acceptes ! C’est fini ! Rome a péri ! Maintenant, il s’agit pour nous de construire quelque chose de meilleur !

Elle ne répondit rien, mais toute sanglotante, se jeta dans ses bras.

CHAPITRE VIII

I

Longtemps avant l’aube, ce premier matin de la nouvelle année, les approches de l’Abbaye se trouvaient déjà bloquées. Les rues Victoria, Great-Georges, White-Hall, Millbank, étaient encombrées d’une foule immobile. Tous les toits et balcons d’où l’on avait vue sur l’Abbaye ne formaient qu’une masse de têtes.

On avait annoncé, depuis une semaine, qu’en considération de l’énorme demande de places, à l’église, toute personne qui présenterait un certificat cultuel dans un bureau de police serait considérée comme ayant accompli son devoir civique ; et l’on avait fait savoir aussi que la grande cloche de l’Abbaye sonnerait, au moment de l’adoration de l’image symbolique : de telle sorte que la foule qui remplissait les rues et les places avait un peu l’impression de prendre sa part de la cérémonie.

La ville était littéralement devenue folle, la veille, lorsqu’avait été révélé le complot catholique. Cette révélation avait eu lieu vers quatorze heures, une heure après que le complot avait été dénoncé à M. Snowford ; et, presque immédiate ment, toute la vie commerciale de Londres avait cessé. Vers quinze heures, tous les magasins, la Bourse, les bureaux de la Cité, comme par une impulsion irrésistible, s’étaient fermés ; et, depuis ce moment jusqu’aux environs de minuit, où la police s’était enfin trouvée en force pour intervenir, de véritables armées d’hommes, des escadrons hurlants de femmes, des troupes de jeunes gens frénétiques avaient paradé dans les rues, criant, dénonçant, et tuant. Peu de rues avaient échappé à la dévastation. La cathédrale de Westminster avait été envahie, on avait détruit tous les autels, et des indignités indescriptibles s’étaient produites. Un vieux prêtre, qui se préparait à porter le Saint-Sacrement à un malade, avait été saisi et étranglé. L’archevêque, avec deux autres évêques et onze prêtres, avait été pendu à l’extrémité nord de l’église. Trente-cinq couvents avaient été démolis. Saint-Georges n’était plus qu’un monceau de cendres fumantes. Et les journaux du soir disaient que, pour la première fois depuis l’introduction du christianisme en Angleterre, pas un tabernacle catholique ne restait debout, à vingt lieues de l’Abbaye. Le Nouveau Peuple, en majuscules énormes, affirmait que a la ville de Londres était enfin purifiée de tout vestige de l’ignoble et malfaisante superstition de la croix ».

Vers seize heures, on apprit qu’une cinquantaine d’aériens venaient de partir pour Rome ; et, une demi-heure après, la nouvelle arriva que Berlin, de son côté, venait d’envoyer une escadre plus nombreuse encore. À minuit, — lorsque déjà, heureusement, la police avait commencé à rétablir un peu d’ordre dans les mouvements de la foule, — les affiches électriques annoncèrent que l’œuvre de destruction était achevée, et que « le séculaire foyer de la pestilence chrétienne » avait définitivement cessé de « menacer la paix et le bonheur du monde ».

Les journaux du lendemain apportèrent les détails de la catastrophe. Ils disaient comment, par une chance merveilleuse, presque toute la hiérarchie de l’univers chrétien s’était trouvée rassemblée au Vatican, qui avait été le premier endroit attaqué. À présent, pas un seul édifice, à Rome, ne restait debout. La Cité léonine, le Transtévère, les faubourgs, tout avait été anéanti ; car les aériens s’étaient soigneusement partagé la ville étendue au-dessous d’eux, avant de commencer à lancer les explosifs ; et, cinq minutes après le premier choc et le premier éclat de fumée, l’entreprise de purification était terminée. Alors, les aériens s’étaient dispersés dans toutes les directions, poursuivant les automobiles et autres voitures qui emmenaient des fuyards ; et l’on supposait que plus de trente mille de ces fuyards avaient été ainsi réduits à néant.

« Il est vrai, ajoutait le Studio, que maints trésors de grande valeur ont à jamais disparu. Mais ce n’est la, à coup sûr, qu’une faible rançon pour payer un bien aussi précieux que l’extermination finale et complète de la peste catholique. Car il arrive un moment où la destruction devient l’unique moyen de guérison, pour un bâtiment trop infecté de vermine. » Le journal disait que, maintenant que le pape avec son collège de cardinaux, et toutes les ex-royautés de l’Europe, et tous les plus ardents chrétiens du monde habité, avaient péri, une recrudescence de la superstition n’était plus guère à craindre. Cependant, on devait se garder d’un excès de confiance. Il restait encore des catholiques ; et l’on savait assez com bien l’audace de ces misérables était effrénée. Aussi avait-on le devoir, tout au moins, de ne plus leur permettre de prendre aucune part à la vie publique, dans aucune nation civilisée.

Les télégrammes des autres pays attestaient que, partout, l’exécution de la nuit avait été accueillie avec une approbation unanime. Seuls quelques journaux à tirage restreint déploraient l’incident, ou plutôt l’état d’esprit que cet incident avait révélé. Ils espéraient que, désormais, l’humanité n’aurait plus jamais besoin de recourir à la violence. Mais, en somme, tout le monde s’accordait à se réjouir du fait lui-même, et des conséquences qu’il ne pourrait manquer d’avoir pour l’humanité. Il n’y avait plus, désormais, que l’Irlande qui demeurât un lieu inquiétant : et déjà plusieurs journaux la sommaient de rentrer dans l’ordre, sous peine d’avoir à disparaître de la même façon.

Vers neuf heures, l’impatience de la foule atteignit son plus haut degré. De toutes parts, on entendait des murmures, des cris. Puis une immense clameur s’éleva, lorsque se montrèrent, sur la place de l’Abbaye, quatre grandes voitures revêtues des insignes du gouvernement : c’étaient, se disait-on, les cérémoniaires et autres officiants, se dirigeant vers la Cour du Doyen, où la procession allait se réunir.

À neuf heures et demie, les cloches éclatèrent bruyamment. Aussitôt le peuple rassemblé au tour de l’Abbaye entonna un grand chœur, d’une solennité à la fois recueillie et triomphale ; mais ce chant magnifique, dont les premières notes avaient été chantées avec un ensemble parfait, ne se poursuivit point jusqu’au bout avec la même ampleur, car, de proche en proche, un murmure vint s’y mêler, annonçant que Felsenburgh allait assister à la cérémonie. Depuis plus de quinze jours, l’Europe avait été sans nouvelles du Président ; on avait su, simplement, qu’il se livrait au repos et à la méditation dans sa mystérieuse retraite d’Orient ; et d’autant plus profonde était, maintenant, l’émotion causée par cette nouvelle imprévue de la présence du grand homme à Londres.

Cependant, les automobiles et les petits vaisseaux aériens affluaient, à présent, de toutes les directions, amenant les privilégiés qui avaient obtenu le droit de pénétrer dans le temple. Et maintes fois, des acclamations 5 étaient propagées de bouche en bouche, saluant l’arrivée des personnages notoires : lord Pemberton, Olivier Brand et sa charmante jeune femme, Snowford, les délégués des diverses nations du continent. Il n’y avait pas jusqu’à la mélancolique figure de M. Francis, le grand cérémoniaire, qui, tout à l’heure, n’eût été accueillie par de respectueux vivats. Puis, vers onze heures moins le quart, le flot des arrivées s’était arrêté ; la barrière qui réservait un passage pour les voitures avait été enlevée, et la foule, avec un soupir de soulagement, avait pu se répandre sur toute la chaussée. Après quoi, de nouveau, le nom de Felsenburgh avait reparu sur toutes les lèvres : le peuple, d’un élan unanime, appelait, réclamait son maître.

Le soleil était à présent très haut, toujours pareil à un disque de cuivre, au-dessus de la Tour Victoria ; et la blancheur de l’Abbaye, les lourds tous gris du Parlement, les nuances infiniment variées des toits, des têtes, des affiches, tout cela commençait à sortir de la brume qui, jusqu’alors, l’avait à demi-effacé.

Une cloche, toute seule, sonna, durant les cinq minutes qui précédaient l’heure. Quand elle cessa de sonner, les oreilles de ceux qui se tenaient aux environs des grandes portes de l’Ouest perçurent les premiers accords de l’orgue colossal, renforcés de vibrants appels de trompettes. Et puis, soudain, un silence énorme tomba sur la foule.

II

Lorsque la cloche seule s’était mise à sonner, retentissant comme un coup de vent continu, à l’intérieur des hautes voûtes, Mabel était venue s’asseoir dans le fauteuil qui lui était réservé : et, maintenant, de tous ses yeux, elle contemplait le spectacle merveilleux qui se déroulait devant elle.

D’une extrémité à l’autre et d’un côté à l’autre, l’intérieur de l’Abbaye lui présentait une immense mosaïque de visages humains. Le transept sud, en face d’elle, n’était qu’une masse de têtes, depuis le bas jusqu’à la rosace de verre. Le chœur, par delà l’espace libre ménagé devant l’autel, était rempli de figures blanches, en jupes et en surplis ; et non moins encombrée apparaissaient la galerie de l’orgue, et toute la nef s’étendant à l’infini. Entre chaque groupe de colonnes, derrière les stalles du chœur, des estrades avaient été dressées, portant des sièges somptueux, dont pas un n’était inoccupé. L’espace entier était animé d’une fine et transparente lumière, qu’on aurait crue celle du soleil d’été, mais qui provenait de lampes électriques placées à l’extérieur de toutes les fenêtres. Et le murmure de dix mille voix semblait un accompagnement naturel des appels mélodieux qui vibraient au-dessus de lui. Enfin, plus émouvant encore que le reste de ce que voyait la jeune femme, s’ouvrait, à ses pieds, le sanctuaire vide, couvert d’un tapis, avec, au fond, l’énorme autel, le rideau splendide cachant l’image symbolique, et le grand trône, attendant Celui qui allait venir.

Mabel avait besoin d’être rassurée par l’espoir de cette venue de Felsenburgh : car, de ses émotions de la nuit passée, elle ne pouvait s’empêcher de garder un souvenir douloureux, comme d’un effrayant cauchemar. Depuis le premier choc de ce qu’elle avait vu en sortant de la petite église, jusqu’au moment où, dans les bras de son mari, elle avait appris l’anéantissement de Rome, elle avait eu l’impression que le monde nouveau autour d’elle, s’était brusquement corrompu et décomposé. Il lui semblait incroyable que le monstre furieux qu’elle avait entendu rugissant dans la nuit pût être cette Humanité qu’elle avait reconnue pour son Dieu. Toujours elle avait pensé que la vengeance, et la cruauté, et le meurtre, étaient le produit de la superstition chrétienne, désormais morte et ensevelie, depuis l’avènement de l’Ange de Lumière : et, voici que, maintenant, force lui avait été de reconnaître que ces horreurs continuaient à vivre !

Toute la soirée, jusqu’à l’arrivée de son mari, elle avait douté, résisté à ses doutes, essayé de recouvrer la confiance qui s’était répandue en elle pendant sa méditation de l’église. Elle s’était dit que la tradition ne mourait que lentement ; elle s’était rappelé tout ce qu’Olivier lui avait souvent répété des résultats obtenus déjà par la civilisation, et de ceux qui restaient à obtenir encore. Mais rien n’avait pu prévaloir contre l’épouvante et le dégoût qui la pénétraient. Elle avait même pensé à mourir, comme elle l’avait dit à son mari ; l’idée lui était venue de renoncer à sa propre vie, dans son désespoir au sujet du monde. Très sérieusement, elle y avait songé ; c’était là une solution parfaitement d’accord avec sa doctrine morale. D’un consentement unanime, les êtres inutiles, les mourants, étaient délivrés de l’angoisse de vivre ; les maisons spécialement réservées à l’euthanasie lui prouvaient assez combien un tel affranchissement était légitime. Et si d’autres y recouraient, pourquoi s’en priverait-elle, en présence de ce poids qu’elle se sentait incapable de porter ? Et puis, Olivier était rentré, il avait réussi à ramener en elle la confiance et l’espoir ; et le cauchemar s’était dissipé, pour ne plus lui laisser qu’un souvenir confus. Mais, surtout, c’était le nom de Felsenburgh qui avait eu le pouvoir de la tranquilliser.

— Pourvu qu’Il vienne ! soupirait-elle. Pourvu que mon espérance ne me trompe pas !

Peu à peu, elle se rendit compte que les cris qu’elle entendait au dehors réclamaient, eux aussi, la venue de Felsenburgh ; et cette pensée contribua encore à la rassurer. Ces tigres sauvages n’étaient donc pas sans savoir où cher cher leur rédemption : ils comprenaient ce qui devait être leur idéal, pour éloignés qu’ils fussent, eux-mêmes, d’y atteindre ! Ah ! si seulement Felsenburgh venait, tous les problèmes se trouveraient résolus ! La vague sinistre se briserait sous son appel de paix, les sombres nuages s’éloigneraient, le rugissement se changerait en silence ! Et, sûrement, Felsenburgh allait venir ! Il connaissait sa fiche, il devinait combien ses enfants avaient besoin de lui !

La cloche s’arrêta ; et durant la minute qui précéda le commencement des chants, Mabel entendit, très claire, par-dessus les murmures de l’intérieur, la voix unanime du peuple, au dehors, qui continuait à réclamer son Dieu. Puis le grondement, large, immense, de l’orgue s’élever, soutenu par le cri des trompettes et la vibration rythmée des tambours. Le cœur de Mabel battit plus vite, et sa confiance renaissante frémit et sourit en elle, à mesure que les accords puissants l’envahissaient, avec leur beauté triomphale. De toute son âme, elle songeait que, malgré tout, l’homme était Dieu, un Dieu qui, la veille, avait en un moment d’oubli de Soi, mais qui se relevait à présent, en ce matin d’une année nouvelle, écartant les brumes, dominant ses mauvaises passions. Le Tout-Puissant, le Bien-Aimé, Dieu, c’était l’Homme : et Felsenburgh était son incarnation. Oui, elle avait le devoir de croire à cela ! et, vraiment, de toute son âme, elle y croyait !

Elle vit alors que, déjà, la longue procession se déroulait dans le temple, tandis que, par un art imperceptible, la lumière devenait de plus en plus intensément belle. Les voici, ces ministres d’une pure foi ! hommes graves qui savaient à quoi ils croyaient, les voici qui descendaient lentement, — deux par deux, conduits par des suisses en grand apparat, et eux-mêmes étalant à la lumière colorée toute la splendeur de leurs tabliers, insignes, et joyaux maçonniques !

Le visage plus anxieux que jamais, M. Francis, dans sa robe solennelle, se tenait à l’entrée du sanctuaire, attendant la procession ; et déjà l’espace réservé aux officiants commençait à se remplir, lorsque, tout à coup, Mabel se rendit compte que quelque chose d’imprévu venait de se produire ;

En effet, le murmure des voix, à l’intérieur de l’Abbaye, avait brusquement cessé, et un grand flot d’émotion agitait les vallées et les collines de têtes, devant Mabel, comme un coup de vent remue les épis. Et elle-même, dès l’instant d’après, était debout, étreignant le dossier du siège qui précédait le sien ; et son sang battait à coups précipités, comme une machine trop chauffée, dans chacune de ses veines. Au même instant, avec un bruit qui ressemblait à un immense soupir, toute l’assemblée s’était dressée sur ses pieds.

L’ordre même de la procession faillit se troubler. Mabel vit M. Francis s’élancer tout à coup, dans la net, avec des gestes d’affolement. Çà et là, d’autres hommes couraient et se poussaient, des tabliers flottaient, des mains faisaient des signes angoissés, des paroles entrecoupées se croisaient de toutes parts. Et puis, comme si un dieu avait ramené le calme, d’un mouvement du doigt, le désordre cessa brusquement ; un grand soupir retentit ; et, dans la lumière colorée qui remplissait la nef, la jeune femme aperçut la figure d’un homme, seul, s’avançant.

III

Ce que Mabel vit, et entendit, et sentit, pendant les instants qui suivirent, en ce premier jour de la nouvelle année, jamais elle ne put se le rappeler exactement. Elle perdit, pour un instant, sa conscience continue d’elle-même et son pouvoir de réflexion, sans doute sous l’effet de sa faiblesse, après le grand conflit intérieur de la veille. Elle n’avait plus en elle cette faculté qui emmagasine, étiquette, et classe les faits : elle n’était plus qu’un être observant, pour ainsi dire, d’un seul coup, et percevant toutes choses sur un même plan. La vue et l’ouïe semblaient ses seules fonctions, communiquant directement avec un cœur enflammé.

Elle ne sut même point à quelle minute précise elle avait reconnu que l’homme qui entrait était Felsenburgh. Elle paraissait l’avoir reconnu, même avant qu’il entrât ; et ses yeux le suivaient, comme fascinés, pendant qu’il s’avançait sur le tapis rouge, superbement seul, gravissant les trois marches de l’accès du chœur, puis, continuant à passer et à repasser devant elle. Il était vêtu de sa solennelle robe anglaise, noire et écarlate : mais c’est à peine si elle eut le loisir de le remarquer. Pour elle, comme pour chacun des milliers d’êtres qui remplissaient l’Abbaye, personne n’existait plus que Lui seul ; le vaste assemblage qu’elle avait vu tout à l’heure avait maintenant disparu, fondu et transfiguré en une atmosphère vibrante d’émotion humaine. Nulle part, il n’y avait personne que Julien Felsenburgh. Et la paix et la lu mière brillaient, comme une auréole, autour de lui.

Enfin, il atteignit sa place réservée ; et Mabel put distinguer un moment son profil, pur et fin comme la pointe d’une canif, sous ses cheveux blancs. Il souleva légèrement une manche fourrée d’hermine, fit un geste bref, et, tout de suite, les dix mille assistants se rassirent. Et, de nouveau, il y eut un silence.

Il se tenait, à présent, parfaitement immobile, les mains jointes, et le visage fixé obstinément devant lui ; on eût dit que celui qui avait attiré à lui tous les yeux, et dominé tous les cœurs, attendait que son autorité devint plus complète encore, et que le monde entier ne fût plus qu’une volonté, un désir, tout cela dans sa main. Puis, après un long temps de cet étrange silence, il parla…

De cela encore, Mabel dut s’avouer, plus tard, qu’aucun souvenir précis ne lui restait ; il n’y avait pas eu en elle cette opération cons ciente par laquelle, d’habitude, elle contrôlait, approuvait ou condamnait ce qu’elle entendait. L’image la plus satisfaisante qui, par la suite, résumât pour elle son impression durant ce discours était celle-ci : que pendant que l’orateur parlait, c’était elle-même, Mabel, qui parlait. Ses propres pensées, ses sentiments divers, ses souffrances, sa déception, ses espoirs nouveaux : tous ces modes intérieurs de son âme, dont à peine elle se rendait compte, voici maintenant que cet homme les reprenait, et jusqu’au flux et reflux le plus changeant de ses idées ! Et voici qu’il proclamait tout cela au monde, après l’avoir purifié et rehaussé merveilleusement ! Pour la première fois de sa vie, elle comprenait pleinement ce que signifiait la nature humaine : car c’était son Propre cœur qui flottait dans l’air de l’Abbaye, porté par cette voix immense. Home avait péri ; en Angleterre, en Allemagne, en Italie, des rues s’étaient remplies de sang, et cela parce que l’Homme, pour un instant, était retombé jusqu’au niveau de la nature du tigre. « Oui, ce que l’on n’aurait pu croire s’est produit, criait la grande voix ; et, pendant plusieurs générations, l’Homme aura désormais à rougir de honte en se souvenant que, un jour, il a tourné le dos à la lumière clairement apparue ! »

Il n’y avait point, dans ce discours, d’appels au pathétique, pas de peintures de palais écroulés, d’hommes s’enfuyant, de l’œuvre terrible des explosifs. L’orateur ne voulait voir que les scènes, plus horribles encore, qui avaient eu pour théâtre les cœurs de la foule, et qui avaient, brusquement, ramené l’homme à ce temps affreux de son enfance où il n’avait pas encore appris ce qu’il était et ce qu’était son rôle.

Non point que l’on dût se repentir ! disait encore la puissante voix. Mais il y avait quelque chose d’infiniment supérieur au repentir : la connaissance des crimes dont l’homme était capable, et la volonté de mettre à profit cette connaissance. Rome avait disparu, et la façon dont sa disparition s’était opérée avait été déshonorante pour l’humanité nouvelle ; et cependant combien cette disparition de Rome allait, à l’avenir, rendre plus respirable l’atmosphère de la vie universelle !… Sur quoi, comme le vol d’un aigle, la parole de Felsenburgh s’élançait brusquement au plus haut du ciel ; sortant du hideux abîme où elle était descendue pour un instant, parmi les cadavres dépecés et les maisons en ruine, elle montait dans un air infiniment pur et lumineux, emportant avec elle la rosée des larmes et l’arome de la terre. Et de même que, tout à l’heure, elle ne s’était pas fait faute de frapper et d’humilier le cœur humain mis à nu, de même à présent, elle n’épargnait rien pour relever ce cœur douloureux et ensanglanté, pour le réconforter par la divine vision de l’Amour.

Le Président s’était tourné, tout à coup, vers la statue voilée, derrière l’autel :

— Oh ! Humanité ! s’était-il écrié, notre mère à tous !

Et alors, pour ceux qui l’entendaient, le suprême miracle s’était accompli. Car il leur avait semblé que ce n’était plus un homme, ni même l’Homme, qui parlait, mais un être d’espèce supérieure, parvenu au degré du surnaturel. Puis le rideau était tombé, et, unanimement, les dix mille assistants avaient eu l’impression de voir, debout en face l’un de l’autre, la Mère, au-dessus de l’autel, blanche et protectrice, et l’Enfant, incarnation passionnée d’amour, lui criant, de sa tribune :

— Oh ! ma mère, notre mère à tous !

Après quoi, il l’avait louée en magnifiques, en puissants hommages, avait proclamé sa gloire, sa force, sa maternité immaculée, et les sept glaives d’angoisse qui transperçaient son cœur, au spectacle des souffrances et des folies de ses fils. Et il lui avait promis de grandes choses : la reconnaissance de ses innombrables enfants, la tendresse et le dévouement des générations à naître. Il l’avait appelée la Porte du ciel, la Tour d’ivoire, la Consolatrice des affligés, la Souveraine du monde ; et tous les yeux extasiés qui, à ce moment, considéraient la statue, avaient cru que le grave et solennel visage de la Mère lui souriait, doucement.

Maintenant, il avait gravi les dernières marches du sanctuaire, les mains toujours étendues, et toujours continuant à répandre un flot prodigieux d’hommages mystiques. Le voici devant l’autel ; le voici agenouillé, humblement prosterné aux pieds de sa Mère l

Et, pendant quelques secondes, avant que la jeune femme retombât sur son siège, aveuglée de larmes, elle avait encore aperçu la petite figure à genoux devant la grande statue, souriante et transfigurée dans la délicieuse lumière dont elle était baignée. Et Mabel s’était dit que, enfin, la Mère avait trouvé son Fils.

Mais, alors, l’enthousiasme de la foule avait cessé de se contenir. Un véritable océan de têtes et de bras s’était soulevé dans toute l’Abbaye, l’air s’était rempli d’une clameur énorme, et les voûtes et les colonnes avaient tremblé, secouées par une frénésie pieuse. Et ainsi, parmi la lumière surnaturelle, sous un fracas de tambours, entremêlés au tonnerre de l’orgue, dix mille voix affolées avaient proclamé Felsenburgh leur Seigneur et leur Dieu.