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Le Maître de la terre/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Théodore de Wyzema.
Perrin et compagnie (p. v-418).

L’édition anglaise de ce livre est précédée d’une « Note de l’Éditeur » et d’une Préface de l’auteur, toutes deux très courtes. La « Note » nous avertit que le Maître de la Terre est « une parabole, illustrant la crise religieuse qui, suivant toute vraisemblance, se produira dans un siècle, ou même plus tôt encore, si les lignes de nos controverses d’aujourd’hui se trouvent prolongées indéfiniment ; … car celles-ci ne peuvent manquer d’aboutir à la formation de deux camps opposés, le camp du Catholicisme et le camp de l’Humanitarisme, et l’opposition de ces deux camps, à son tour, ne peut manquer de prendre la forme d’une lutte légale, avec menace d’effusion de sang pour le parti vaincu ». Et voici maintenant, traduite tout entière, la Préface de M. Robert-H. Benson :

« Je me rends bien compte que ce livre est, à un très haut point, un roman d’aventures, et que, de ce fait, – comme aussi sous maints autres rapports, — il est sujet à des objections et critiques sans nombre. Mais c’est que je n’ai point découvert de meilleur moyen, pour exprimer, sous la forme d’un roman, les principes que j’avais à cœur d’exprimer (et que je crois passionnément être vrais), que de les pousser jusqu’à leur limite extrême, — ce qui devait, fatalement, les faire paraître sensationnels. Du moins ai-je toujours tâché à ne point crier trop haut, et à garder, autant que possible, considération et respect pour les opinions opposées aux miennes. Quant à savoir si j’y ai réussi, c’est une autre question, et à laquelle je me garderai bien de vouloir répondre. »

Ces deux citations ont assez de quoi définir l’objet du Maître de la Terre, et les motifs dont s’est inspiré l’auteur en l’écrivant, pour que le traducteur français se trouve dispensé d’y rien ajouter. Je dirai seulement que M. Robert-Hugh Benson est aujourd’hui, sans aucun doute, le premier des romanciers catholiques de son pays, — ou, peut-être même, de toute l’Europe, depuis la mort de notre cher et grand J. K. Huysmans, — et que jamais encore autant que dans son Maître de la Terre il n’a fait voir, réunis et fondus en un ensemble vivant, ses dons précieux de conteur, de peintre, et de philosophe. Il a, d’ailleurs, apporté, à la forme littéraire et au style de son dernier roman, un soin que je crains que le lecteur français ne puisse guère apprécier, encore que je me sois efforcé de mon mieux à en garder un reflet dans ma traduction ; et c’est expressément pour la présente édition française du Maître de la Terre qu’il a écrit quelques-unes des plus belles pages des deux derniers chapitres, — ce dont il faut que je lui affirme ici, publiquement, ma reconnaissance.


T. W.


PROLOGUE


— Laissez-moi d’abord me recueillir un moment ! — dit le vieillard, en se rejetant au fond de son fauteuil.

Les trois hommes étaient assis dans une chambre de dimensions moyennes, très silencieuse, et aménagée avec l’extrême bon sens de l’époque. Elle n’avait ni fenêtres ni porte ; car, depuis soixante ans déjà, les hommes, dans le monde entier, s’étant avisés que l’espace n’est point borné à la surface du globe, avaient commencé à se créer des demeures souterraines. La maison du vieux M. Templeton se trouvait à quinze mètres environ sous le niveau des quais de la Tamise, dans une situation justement considérée comme fort commode : le vieillard, en effet, n’avait à faire qu’une centaine de pas pour atteindre la gare du second Cercle central des Automobiles, et un demi-kilomètre pour arriver à la station des Bateaux Volants de Black Friars. Cependant, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, il ne sortait plus guère de chez lui.

La chambre où il recevait ses deux visiteurs était toute recouverte du délicat émail de jade vert prescrit par le Comité de l’Hygiène ; elle était éclairée de la lumière solaire artificielle qu’avait découverte le grand Reuter, quarante ans auparavant ; sa couleur était fraîche et plaisante, absolument comme celle d’un bois au printemps ; et le classique calorifère grillagé, qui l’échauffait et la ventilait, la maintenait invariablement à la température de dix-huit degrés centigrades.

M. Templeton était un homme simple, se contentant de vivre comme avait vécu son père, avant lui. Le mobilier de sa chambre, notamment, était un peu suranné, à la fois dans son exécution et dans son dessin : tout construit, pourtant, d’après le système moderne des meubles en émail absestos doux, sur armature de fer, indestructibles, plaisants au toucher, et imitant à merveille les variétés de bois les plus délicates. Quelques étagères, chargées de livres, s’alignaient des deux côtés de la cheminée électrique, à piédestal de bronze, devant laquelle étaient assis les trois hommes ; et dans deux des coins de la pièce attendaient les ascenseurs hydrauliques, dont l’un conduisait aux chambres à coucher, l’autre à la grande antichambre accédant sur le quai.

Le P. Percy Franklin, l’aîné des deux visiteurs, était un homme de figure originale et attirante. À peine âgé de trente-cinq ans, il avait des cheveux d’un blanc de neige. Ses yeux gris, sous leurs sourcils noirs, avaient un éclat étrange, ardemment passionné : mais son nez et son menton proéminents, ainsi que la coupe très nette de ses lèvres, rassuraient l’observateur sur sa maîtrise de soi et sa volonté. C’était un de ces hommes que l’on ne peut rencontrer, au passage, sans éprouver le besoin de les dévisager.

Son collègue et ami le P. Francis, assis de l’autre côté de la cheminée, se rapprochait beaucoup plus du type moyen : malgré l’expression fine et intelligente de ses grands yeux bruns, l’ensemble de ses traits dénotait un caractère manquant d’énergie ; et l’on devinait même, dans le mouvement de ses lèvres, dans la façon dont il tenait ses paupières à demi baissées, une certaine tendance à la rêverie sans objet.

Quant à M. Templeton, c’était, tout bonnement, un très vieil homme, avec un vigoureux visage tout ridé, — entièrement ras, d’ailleurs, comme l’étaient alors tous les visages du monde. Il reposait doucement dans l’ample fauteuil, appuyé sur ses coussins d’eau chaude, une couverture étalée sur ses jambes.

Enfin il parla, s’adressant d’abord à Percy, qui s’était assis à sa gauche.

— Eh ! bien, dit-il, c’est une très grosse affaire, pour moi, de me rappeler avec précision des choses aussi lointaines ; mais voici, du moins, comment je me représente l’enchaînement des faits ! En Angleterre, la première alarme sérieuse qu’ait éprouvée notre vieux parti conservateur lui est venue de l’élection du fameux « Parlement du Travail », en 1917. Cette élection nous a prouvé combien profondément l’hervéisme avait, désormais, imprégné toute l’atmosphère sociale. Certes, il y avait eu déjà nombre de théoriciens socialistes, auparavant : mais aucun n’était allé aussi loin que Gustave Hervé, surtout pendant les dernières années de sa vie, ni n’avait obtenu autant de résultats. Cet Hervé, comme peut-être vous l’aurez lu dans les manuels d’histoire, enseignait le matérialisme et le socialisme absolus, et poussait à l’extrême toutes leurs conséquences logiques. Le patriotisme, d’après lui, était un dernier vestige de la barbarie ; et le plaisir, la satisfaction aussi complète que possible de tous les besoins présents, constituait l’unique bien et l’unique devoir. Et d’abord, naturellement, tout le monde s’était moqué de lui. Dans notre parti, surtout, on soutenait que, sans une religion, sans une forte organisation politique et militaire, ce serait chose impossible de contraindre les hommes à conserver un ordre social, même le plus élémentaire. Mais on se trompait, apparemment, et Hervé n’avait que trop raison. Après la ruine définitive de l’Église de France, au début du siècle, et les massacres populaires de 1914, la bourgeoisie du monde entier se mit sérieusement à un travail de réorganisation ; et c’est alors que commença l’extraordinaire mouvement dont nous voyons aujourd’hui les effets, un mouvement qui tendait à supprimer toute distinction de patries ou de classes sociales, après avoir supprimé toute institution militaire. C’était la franc-maçonnerie — ai-je besoin de vous le dire ? — qui dirigeait tout ce mouvement. Né en France, celui-ci s’étendit bientôt à l’Allemagne, où déjà l’influence du socialisme marxiste…

— Oui, monsieur, — interrompit respectueusement Percy, — mais c’est surtout l’histoire des événements en Angleterre…

— L’Angleterre ! Eh ! bien, voici ! Donc, en 1917, le Parti du Travail parvint au pouvoir, et ce fut le début réel du communisme. Cela se passait à un moment dont je n’ai pu, moi-même, garder aucun souvenir personnel : mais je sais que c’est toujours de cette période que mon père datait l’origine de l’état de choses nouveau. Je m’étonne, seulement, que la réforme n’ait point marché plus vite : je suppose qu’il restait encore, chez nous, un grand fonds de l’ancien levain tory. C’est à cette date que le Times a cessé de paraître : mais chose étrange, ce n’est qu’en 1935 que la Chambre des Lords, depuis longtemps dépouillée de toute importance, a été supprimée officiellement. Quant à l’Église Établie, elle avait cessé d’exister dès 1929. Car il faut vous dire que les « ritualistes », — comme s’appelaient ceux qui, parmi les Anglicans, continuaient à avoir besoin d’un dogme défini et d’un culte, — après un effort désespéré pour amener à leur cause le Parti du Travail, revinrent en masse à l’Église catholique, à la suite de la « Convocation » anglicane de 1919, où fut décidément abandonné le Credo de Nicée. Tout le reste de l’Église anglicane, d’autre part, se fondit dans ce qu’on appelait l’Église Libre ; et cette Église Libre ne réclamait, au total, qu’une simple adhésion de sentiment. La Bible, dorénavant, avait complètement cessé d’être tenue pour une autorité digne de quelque foi ; les nouveaux assauts de la science allemande, vers 1920, avaient achevé de ruiner son crédit, aux yeux de tout ce qui n’était point catholique ; et mon père m’a souvent assuré que, dès les premières années du siècle, la divinité du Christ n’avait plus eu, pour les protestants du monde entier, qu’une valeur purement verbale.

« L’Église catholique, pendant quelque temps, fit alors des progrès extraordinaires. Tous les esprits religieux s’étaient ralliés au catholicisme, tandis que la grande masse des hommes rejetaient absolument le surnaturel, et devenaient, jusqu’au dernier, matérialistes et communistes. Malheureusement, ce ne fut qu’un feu de paille. Vers 1940, à la clôture du Concile du Vatican, — ouvert au dix-neuvième siècle, et qui, jusque là, n’avait jamais été dissous — nous perdîmes un grand nombre d’adhérents. Mais, surtout, il y eut l’incessant progrès des communistes. Jamais vous ne sauriez vous imaginer l’émotion universelle qui s’empara de la nation lorsque, en 1947, fut voté et promulgué le Bill des Industries nécessaires. Bien des hommes de notre parti, il est vrai, étaient persuadés que cette nationalisation des principaux métiers allait marquer la fin de toute entreprise : mais, comme vous ne l’ignorez pas, il n’en fut rien, Au fond, la nation entière désirait cette réforme, sans en avoir nettement conscience, et surtout depuis le moment où l’on avait municipalisé les chemins de fer. Puis vint la réorganisation des retraites ouvrières et des pensions de vieillards ; et vous pouvez bien penser quel surcroît de puissance en ont retiré les communistes. Puis ce furent le bill de réforme des prisons, et l’abolition de la peine de mort ; puis la loi définitive de 1959 sur l’enseignement, interdisant toute instruction religieuse dans les écoles ; puis l’abolition effective de l’héritage, supprimant tout ce qui s’était conservé de l’ancien système…

— Et comment avons-nous fait pour nous tenir à l’écart de la grande guerre de l’Europe avec l’Orient ? demanda Percy.

— Oh ! ceci serait une longue histoire ; en un mot, c’est l’Amérique qui nous a retenus ; et, du même coup, nous avons perdu l’Inde et l’Australie. Mais notre ministre Braithwaite, très habilement, a réparé cette perte en nous obtenant, une fois pour toutes, le protectorat de l’Afrique. Au reste, nous verrons mieux tout cela sur la carte !

Percy, pendant quelques instants, considéra silencieusement la grande carte géographique que le Vieillard venait d’ouvrir devant lui. C’était une carte du monde moderne, mais comparé avec la répartition politique des diverses régions un siècle auparavant : et rien n’était plus curieux que la différence des multiples bariolages, qui représentaient les petites nations de jadis, et des trois grandes plaques de couleur correspondant aux trois grands empires de la fin du vingtième siècle.

D’abord, le doigt de M. Templeton se promena sur l’Asie. Les mots Empire d’Orient couraient à travers le jaune pâle, depuis les monts Ourals, à gauche, jusqu’au détroit de Behring, à droite, s’étendant, avec leurs lettres géantes, sur l’Inde, la Nouvelle-Zélande, et l’Australie. La tache rouge que le doigt désigna ensuite était sensiblement moindre, mais cependant assez importante, puisqu’elle recouvrait toute l’Europe, et toute la Russie asiatique jusqu’aux monts Ourals. Enfin, la République Américaine formait une tache bleue, répandue sur l’ensemble du continent transatlantique, et qui se répandait encore tout à l’entour, en une pluie d’étincelles bleues sur le blanc des mers.

— Oh ! oui, cela est beaucoup plus simple qu’autrefois ! dit simplement le vieillard.

Percy referma l’atlas et le remit sur la table.

— Et maintenant, monsieur, à votre avis, demanda-t-il, que va-t-il arriver ?

Le vieil homme d’État catholique eut un sourire d’indécision.

— Ce qui arrivera ? dit-il. Dieu seul le sait !

Si l’empire d’Orient se décide à se mettre en mouvement, nos États-Unis d’Europe ne pourront rien contre lui. Et le fait est que je ne comprends pas pourquoi l’Orient ne s’est pas encore mis en mouvement, jusqu’ici ! Je suppose qu’il en est empêché par ses divisions religieuses.

— Vous ne croyez pas que l’Europe se désunisse ? demanda le prêtre.

— Oh ! non ! certainement non ! Nous nous rendons trop compte, désormais, du danger que nous courons ! Mais, tout de même, il n’y aura que Dieu qui puisse vraiment nous empêcher de périr, si l’empire d’Orient se décide enfin à nous attaquer. Car cet empire connaît maintenant sa force ; et que sommes-nous, en comparaison de lui ?

— Mais, au sujet de la religion, reprit Percy, que croyez-vous qu’il arrive ?

M. Templeton, visiblement las, aspira d’abord une longue bouffée de son inhalateur d’oxygène. Après quoi, avec sa courtoisie habituelle, il se mit en devoir de répondre.

— Pour résumer la situation, dit-il, il n’y a plus au monde que trois forces qui comptent : le catholicisme, l’humanitarisme, et les religions de l’Orient. Sur ce dernier terrain, je ne saurais rien prédire : la récente union des Chinois et des Japonais achève de dérouter tous nos calculs. Mais en Europe et en Amérique, incontestablement, le conflit n’existe qu’entre les deux autres éléments que je viens de nommer. Tout le monde, il est vrai, a fini par reconnaître qu’une religion surnaturelle implique forcément une autorité absolue, et que le jugement individuel, en matière de foi, n’est autre chose que le commencement de la décomposition. Et il est vrai, aussi, que, puisque l’Église catholique est l’unique institution qui prétende détenir une autorité surnaturelle, elle est assurée de l’hommage de tous les chrétiens qui conservent, à un degré quelconque, la croyance dans le surnaturel. Tout cela est certain : mais, d’autre part, il ne faut pas oublier que l’humanitarisme, contrairement à l’attente générale de naguère, est en train de devenir lui-même une religion organisée, malgré sa négation du surnaturel. Il s’est associé au panthéisme : sous la direction de la franc-maçonnerie, il s’est créé des rites qu’il ne cesse point de développer ; et il possède, lui aussi, un Credo : « L’homme est dieu », etc. Il a donc, désormais, un aliment effectif et réel pouvant être offert aux aspirations des âmes religieuses : il comporte, lui aussi, une part d’idéal, tout en ne demandant rien aux facultés spirituelles. Et puis, ces gens-là ont à leur disposition toutes les églises, — sauf les quelques chapelles qu’ils ont daigné nous laisser, — toutes les magnifiques cathédrales d’Angleterre et du continent ; et, dans tous les pays, ils commencent enfin à encourager les élans du cœur. Et puis ils sont libres, eux, de déployer abondamment leurs symboles, tandis que cela nous est interdit ! Je suis d’avis que, avant dix ans, leur doctrine sera légalement établie comme religion officielle, dans l’Europe entière.

« Et nous, les catholiques, pendant ce temps, nous reculons toujours ! En Amérique, je suppose que nous avons encore, nominalement, un quarantième de la population, — grâce à l’admirable mouvement catholique du début du vingtième siècle. En France et en Espagne, nous ne comptons, pour ainsi dire, plus ; en Allemagne, notre nombre diminue de jour en jour. En Italie ? Là, nous avons reconquis Rome, qui de nouveau nous appartient exclusivement ; mais le reste de la presqu’île est perdu pour nous. Ici, enfin, nous gardons toute l’Irlande, et peut-être un soixantième de l’Angleterre, de l’Écosse, et du Pays de Galles ; mais notre proportion était d’un sur quarante, il y a vingt ans encore. En outre, depuis ces temps derniers, les énormes progrès de la psychologie sont en train de nous causer un dommage qui ne va plus cesser de grandir. Autrefois nous n’avions contre nous que le matérialisme pur et simple : et, bien des hommes le trouvaient trop cru, trop grossier. Maintenant, voici la psychologie qui remplace l’ancien matérialisme, et qui, au lieu de nier le surnaturel, se pique de l’admettre, en l’expliquant à sa façon ! Hélas ! mon père, la chose n’est point douteuse, nous reculons ! Et nous allons continuer de reculer ; et je crois même que nous devons nous tenir prêts pour une catastrophe, d’un moment à l’autre !

— Cependant… commença Percy.

— Vous vous dites que j’ai des vues bien sombres, pour un vieillard sur le bord du tombeau ! Que voulez-vous ? je vous ai ouvert toute ma pensée. J’ai beau faire, je n’aperçois aucun espoir ! Et il me semble que, dès maintenant, il suffirait du moindre incident pour accomplir notre ruine. Non, voyez-vous, je n’aperçois aucun espoir, jusqu’au jour où…

Percy releva brusquement les yeux sur son interlocuteur, comme si les derniers mots de celui ci avaient répondu à l’aboutissement de ses propres pensées.

— Jusqu’au jour où notre Seigneur reviendra, ainsi qu’il l’a promis ! reprit le vieil homme d’État.

Percy resta encore immobile quelques instants ; puis il se leva.

— Je vais être forcé de partir, monsieur, dit-il ; voici qu’il est dix-neuf heures passées ! Je vous remercie infiniment. Venez-vous, mon père ?

Le P. Francis se leva aussi, et les deux visiteurs s’apprêtèrent à sortir.

— Eh ! bien, mon père, dit le vieillard, en s’adressant à Percy, revenez me voir l’un de ces jours, si vous ne m’avez pas trouvé trop bavard ! Je suppose que vous allez avoir à écrire votre lettre pour Rome ?

Percy fit un signe de tête affirmatif.

— J’en ai écrit une moitié ce matin, dit-il : mais, étranger comme je le suis, depuis l’enfance, aux choses de l’Angleterre, j’ai senti qu’il me fallait me renseigner d’abord, auprès de vous, sur les origines et les causes de la situation, avant de me risquer à exposer celle-ci sous son jour véritable ; et combien je vous suis reconnaissant de m’avoir éclairé ! Au fait, c’est un gros travail, et d’une responsabilité énorme, cette lettre quotidienne que je suis chargé d’écrire au Cardinal-Protecteur ! J’ai l’intention d’y renoncer bientôt, si seulement le cardinal veut bien me le permettre…

— Mon cher enfant, s’écria le vieux M. Templeton, ne faites point cela ! Si vous m’autorisez à vous parler en toute sincérité, j’ai l’impression que vous êtes doué d’une observation extrêmement pénétrante ; et Rome a besoin d’être informée par des gens tels que vous…

Percy sourit modestement, et se dirigea vers la porte.

— Venez, mon père ! dit-il à son compagnon.

Les deux prêtres se séparèrent en arrivant sur le quai : et Percy, resté seul, s’arrêta, quelques minutes, à contempler la scène automnale qui se déroulait autour de lui. Ce qu’il avait entendu, chez le vieillard, lui semblait éclairer étrangement le magnifique tableau de prospérité qui s’étalait à sa vue. L’air était aussi lumineux qu’au milieu du jour ; car, depuis les derniers progrès de la lumière artificielle, Londres ne connaissait plus de différence entre le midi et la nuit. Le jeune prêtre se trouvait dans une façon de cloître vitré, dont le sol était tapissé d’une préparation de caoutchouc sur laquelle les pieds ne produisaient aucun son. Au-dessous de lui, circulait un double torrent infini de personnes, allant à droite et à gauche, sans autre bruit que le murmure des conversations, dont la plupart en langue espéranto. À travers la vitre dure, et transparente qui fermait, d’un côté, le passage public, le prêtre apercevait une route large et noire, entièrement vide ; mais, tout à coup, une grande clameur retentit du côté de Westminster, pareille au bourdonnement d’une ruche géante, et, dès l’instant d’après, un grand objet lumineux passa sur la route ; et puis l’intensité de la clameur s’éteignit peu à peu, à mesure que le grand Train National Automobile, arrivant du sud, poursuivait son chemin vers l’est. C’était là une voie privilégiée, où, seules, les voitures de l’État avaient permission de passer, et à une vitesse n’excédant point cent cinquante kilomètres à l’heure.

Tous les autres bruits étaient étouffés, dans cette ville caoutchoutée. Les trottoirs roulants des piétons passaient à quelque cent mètres plus loin, et la circulation souterraine ne se faisait sentir que par un léger frémissement du sol. Mais, au moment même où Percy allait se remettre en marche, une note musicale résonna, soudain, qui semblait jaillir de la voûte du ciel, un long accord d’une beauté et d’une intensité merveilleuses ; et le prêtre, en relevant les yeux des flots paisibles de la Tamise, — qui seule s’était, jusqu’alors, refusée à se laisser transformer, — vit, très loin au-dessus de lui, se détachant sur les nuages vivement éclairés, un long objet mince, imprégné d’une douce lumière, qui glissait vers le nord, et bientôt disparut, sur ses ailes déployées. Ce délicieux appel musical, c’était la voix des lignes européennes de grands Bateaux Volants, pour annoncer l’arrivée d’un de leurs « aériens » dans les diverses stations où il s’arrêtait.

« Jusqu’au jour où Notre-Seigneur reviendra ! » se redisait Percy ; et, pour un instant, de nouveau, son ancienne angoisse lui étreignit le cœur. Combien c’était chose difficile, de tenir les yeux fixés sur cet horizon lointain, tandis que le monde se déployait, tout proche, avec tant d’attrait dans sa force et dans sa splendeur !

Tristement, le prêtre reprit sa marche, se demandant combien de temps encore le P. Francis, son compagnon, arrivé hier de Rome avec lui, garderait la force de résister à une telle épreuve ; et puis, après un dernier regard jeté sur les eaux tranquilles du fleuve, il descendit le large escalier qui menait à la voie souterraine.

LIVRE PREMIER

L’AVÈNEMENT

En ce temps s’élèveront beaucoup de faux prophètes qui séduiront un grand nombre de personnes,

Et, parmi le développement de l’iniquité, la charité de plusieurs se refroidira…

Et l’on verra paraître des faux Christs en même temps que des faux prophètes et ils feront de grands prodiges, et montreront de grands signes, au point d’induire en erreur les élus même, si la chose était possible.

(Évangile selon saint Mathieu,
     xxiv, 11, 12 et 24).

CHAPITRE PREMIER

i

Olivier Brand, le nouveau député de Croydon, était assis dans son cabinet, les yeux tournés vers la fenêtre, par-dessus son élégante et légère machine à écrire.

Sa maison se dressait à l’extrémité de l’une des crêtes des anciennes montagnes du Surrey, maintenant tout entaillées et creusées de tunnels, de telle sorte que, seul, désormais, un communiste pouvait y trouver un spectacle un peu réconfortant. Immédiatement au-dessous de la vaste fenêtre, le sol descendait en pente rapide environ cent cinquante pas, pour aboutir à une haute muraille ; et, au delà, le monde créé par l’homme s’étendait triomphalement à perte de vue. Deux larges voies, enfoncées à vingt pieds sous le niveau du sol, se rencontraient, brusquement, pour former désormais une voie unique. Celle de gauche était la Première Ligne de Brighton, celle de droite la Ligne de Tunbridge. Chacune d’elles était partagée, sur toute sa longueur, par un mur de ciment ; d’un côté, sur des rails d’acier, couraient les tramways électriques, tandis que l’autre était réservé au passage des voitures automobiles, se divisant, à leur tour, en trois catégories : d’abord les voitures de l’État, dont la vitesse était de deux cents kilomètres à l’heure ; en second lieu les voitures particulières, qui n’avaient pas le droit d’aller à une vitesse de plus de cent kilomètres ; et enfin la Ligne Nationale Populaire, d’une vitesse de cinquante kilomètres, avec des arrêts réguliers de cinq en cinq kilomètres. Et c’est de ce côté aussi, parallèlement au parcours des automobiles, que s’allongeaient les deux voies réservées aux piétons, aux cyclistes et aux cavaliers.

Derrière l’énorme espace occupé par ces routes, s’ouvrait une plaine infinie de toits, avec de petites tours, çà et là, pour marquer les édifices publics, depuis le district de Caterham, sur la gauche, jusqu’à Croydon, à peu près en face : tout cela clair et brillant dans l’atmosphère sans fumée ; et, plus loin encore, à l’ouest et au nord, les basses collines suburbaines se détachaient sur un ciel bleuâtre d’avril.

Ce paysage était singulièrement silencieux, en comparaison du mouvement continu qui le remplissait ; à l’exception du frisson bourdonnant des rails d’acier, lorsqu’un train passait, et, par instants, de l’exquise résonance des grands moteurs aériens, on n’entendait, dans le cabinet d’Olivier, absolument rien d’autre qu’un murmure étouffé et confus, qui imprégnait doucement l’air, comme le murmure des abeilles dans un jardin. Olivier, d’instinct, aimait tous les signes de la vie humaine, toutes les traces de travail ou de récréation ; et il regardait, dans l’atmosphère transparente, avec un sourire vaguement rêveur. Mais bientôt il serra les lèvres, remit les doigts sur les touches de sa machine à écrire, et poursuivit la rédaction du discours qu’il préparait.

Il y avait deux ans que, s’étant marié, le jeune député avait loué à l’État cette petite maison, située très heureusement à tous points de vue. Construite dans un angle de l’une de ces vastes toiles d’araignées qui recouvraient, à présent, tout le pays, elle était assez voisine de Londres pour ne lui coûter que fort peu, — car toutes les personnes riches s’étaient retirées au moins à cent kilomètres du cœur affairé de l’Angleterre ; — et, cependant, elle était aussi calme qu’il pouvait la désirer. D’un côté, Olivier se trouvait à dix minutes du Parlement, de l’autre à vingt minutes de la mer ; et l’arrondissement électoral qu’il représentait s’étalait devant lui, comme une carte ouverte. Sans compter que, en cinq minutes de plus, il pouvait se transporter à la grande Station Terminus de Londres, où il avait à sa disposition les premières lignes d’État allant dans tous les sens. Pour un homme politique de fortune modeste, et souvent appelé, comme il l’était, à parler à Édimbourg, tel lundi, et à Marseille le lendemain mardi, il était aussi commodément logé que personne, peut-être, de sa condition.

C’était un homme de figure éminemment agréable et sympathique, à peine âgé d’une trentaine d’années, les cheveux noirs, coupés de près, les yeux bleus, petits, mais d’une expression à la fois virile et attirante, la peau blanche et fine. Ce jour-là, en particulier, il paraissait extrêmement satisfait de soi-même et de toutes choses. Ses lèvres remuaient légèrement, pendant qu’il écrivait, ses yeux frémissaient d’excitation ; et souvent il s’arrêtait, de nouveau, pour considérer distraitement la perspective qui s’ouvrait devant lui.

On frappa à la porte ; un homme, d’âge moyen, entra, portant une liasse de papiers, déposa les papiers sur la table, sans dire un mot, et fit mine de vouloir s’éloigner. Mais Olivier, d’un signe, l’invita à rester.

— Eh ! bien, monsieur Phillips ?

— Il y a des nouvelles de l’Orient, monsieur ! dit le secrétaire.

Olivier posa la main sur les papiers.

— Un message complet ? demanda-t-il.

— Non, monsieur : la communication s’est interrompue, une fois de plus ! Mais le nom de Felsenburgh est encore mentionné !

D’un geste rapide, Olivier souleva la lourde liasse de feuilles imprimées, et se mit à les parcourir.

— La quatrième feuille, monsieur ! dit le secrétaire.

Olivier secoua la tête d’un geste d’impatience ; et M. Phillips, comprenant le désir de son chef, se hâta de sortir.

La quatrième feuille du courrier, imprimée en rouge sur papier vert, sembla absorber profondément l’attention d’Olivier : car il la relut deux ou trois fois, adossé dans son fauteuil. Puis il soupira, puis, de nouveau, regarda vers la fenêtre.

Tout a coup, la porte se rouvrit, et une grande et svelte jeune femme apparut.

— Eh ! bien, mon chéri ? demanda-t-elle.

Mais Olivier hausse les épaules, d’un air mécontent.

— Rien encore de définitif ! répondit-il. D’ailleurs, écoute ceci !

Il reprit la feuille verte, et commença de la lire tout haut, pendant que la jeune femme s’asseyait sur le rebord de la fenêtre, auprès de lui.

C’était vraiment une créature charmante, cette jeune femme, avec des yeux gris sérieux et ardents, des lèvres rouges pleines de santé, et un port de tête et d’épaules infiniment gracieux. Elle avait traversé lentement la pièce, et maintenant venait de s’asseoir, dans son ample robe brune, avec une attitude à la fois toute simple, délicate, et noble. Et, les yeux étincelants de curiosité, elle écoutait la dépêche que lisait son mari :

« Irkoutsk, 14 avril. — « Hier — comme — les jours passés. — Mais — bruit — d’une — défection — du parti — suffite. — Les troupes — continuent — se rassembler. — Felsenburgh — a parlé — devant — foule — tongouse. — Avant-hier, — attentat — anarchiste — contre le — Lama. — Felsenburgh — parti — pour — Moscou. — Il veut… »

— Voilà, et puis rien d’autre ! ajouta Olivier, — d’un ton très ennuyé. — La communication s’est de nouveau interrompue !

— Mais qu’est-ce que c’est donc que ce Felsenburgh ? interrogea la jeune femme.

— Ah ! ma chère enfant, voilà ce que le monde entier est en train de se demander ! On ne sait rien de lui, jusqu’à présent, si ce n’est que, au dernier moment, il a été admis à faire partie de la délégation américaine envoyée en Orient. Le Herald a bien publié sa biographie, l’autre jour ; mais tous les faits que contenait l’article ont été démentis. Ce qui est sûr, c’est que Felsenburgh n’est encore qu’un tout jeune homme, et qui a vécu dans une obscurité complète jusqu’à présent.

— En tout cas, le voici bien sorti de son obscurité ! observa la jeune femme.

— Oh ! certes. On dirait vraiment que c’est lui qui dirige toute l’affaire ! Jamais les dépêches ne font mention des autres. Quel bonheur, au moins, qu’il soit du bon parti !

— Mais toi, que penses-tu de tout cela ?

Olivier, qui avait tenu les yeux fixés sur elle, détourne son regard vers l’horizon.

— Je pense que tout va dépendre de ces jours prochains ! répondit-il. Il n’est point douteux que, depuis cinq ans déjà, l’Orient s’est préparé à attaquer l’Europe. L’intervention de l’Amérique, seule, l’a retenu ; et voici maintenant une dernière tentative pour l’arrêter ! Mais pourquoi est-ce ce Felsenburgh qui se trouve à la tête de l’entreprise nouvelle…

Il s’interrompit un moment, puis reprit :

— Assurément, ce doit être un linguiste extraordinaire ! Voici, peut-être, la dixième nation devant laquelle il parle ! En vérité, je me demande qui cela peut bien être !

— N’a-t-il pas un prénom ?

— Julien, je crois. L’un des messages l’appelait ainsi.

— Et que fait le gouvernement ?

— Au travail nuit et jour, ici comme dans le reste de l’Europe. Si la guerre se produit, ce sera une catastrophe effroyable !

— Vois-tu quelque chance qu’elle soit évitée ?

— Des chances, répondit lentement Olivier, j’en vois deux : l’une, c’est que l’Orient ait décidément peur de l’Amérique ; l’autre, c’est qu’on puisse le persuader de se tenir tranquille par humanité. Car enfin, si ces peuples d’Orient parvenaient à comprendre que la coopération est l’unique espoir du monde… Mais, avec ces maudites religions dont ils ont l’esprit saturé !…

La jeune femme soupira, et, se détournant aussi, considéra la vaste étendue de toits, sous la fenêtre.

En effet, la situation était infiniment sérieuse. Cet énorme empire d’Orient, consistant en une fédération de nombreux États, sous le pouvoir du Fils du Ciel, rendue plus solide encore par la fusion récente des dynasties japonaise et chinoise, — n’avait point cessé de consolider ses forces et de prendre conscience de son pouvoir, durant les trente-cinq années dernières ; depuis le jour, surtout, où il avait mis ses maigres mains jaunes sur l’Australie et l’Inde. Et, pendant que le reste du monde apprenait à se pénétrer de l’inanité de la guerre, les races d’Orient n’avaient pensé qu’à la guerre. On pouvait s’attendre, maintenant, à voir toutes les civilisations des siècles passés replongées, une fois de plus, dans le chaos.

Pour Olivier, cette perspective d’avenir était, littéralement, affolante. Tandis qu’il regardait par sa fenêtre, et voyait s’étaler paisiblement devant lui l’immensité de Londres, tandis que son imagination parcourait l’Europe, et partout y découvrait la même victoire définitive du sens commun et du fait sur les fables insensées du christianisme, la pensée lui semblait intolérable de la simple possibilité que tout cela fût de nouveau balayé, remplacé par le tourbillon barbare des sectes et des dogmes : car tel était le résultat certain d’une intervention de l’Orient en Europe. « Le catholicisme lui-même revivrait ! » se disait Olivier : cette religion singulière qui avait brillé d’un nouvel éclat autant de fois que la persécution avait été sur le point de l’éteindre ; et, entre toutes les formes de religion, le catholicisme était, aux yeux d’Olivier, la plus grotesque et la plus avilissante. Très loyalement, il s’effrayait de cette perspective, bien plus encore que de l’effusion de sang qui inonderait l’Europe, si l’empire d’Orient réalisait son projet. Comme il l’avait dit vingt fois à Mabel, il ne gardait qu’un espoir, au point de vue religieux : c’était que le panthéisme quiétiste, qui, pendant tout le vingtième siècle, avait fait des pas de géant aussi bien dans l’Est que dans l’Ouest, parvint, un jour, à réfréner la frénésie mystique qui animait les fraternités orientales. Aussi bien, le panthéisme était-il sa propre foi. Pour lui, « Dieu » était la somme, toujours en développement, de la vie créée, et l’unité personnelle de chaque individu formait un élément de cet être divin. D’où il concluait que les rivalités individuelles étaient la plus grande des hérésies, et le plus grand obstacle à tout progrès : celui-ci ne pouvant résulter que de la fusion des individus dans la famille, de la famille dans l’État, et des États particuliers dans le grand État universel.

Et cependant Olivier et sa femme, — ils s’étaient soumis à ce contrat à terme qui était, désormais, le seul mariage reconnu par l’État, — ces deux jeunes gens étaient bien éloignés de l’épaisse sottise qui constituait le lot ordinaire des matérialistes purs. Le monde, pour eux, vibrait d’une vie d’ensemble très ardente, qui s’épanouissait dans la fleur, dans l’animal, et dans l’homme. Le roman et la poésie de ce monde, pour être compréhensibles, ne leur en paraissaient pas moins admirables : et, d’ailleurs, ce monde n’était point sans comporter des mystères qui séduisaient plutôt qu’ils ne déconcertaient, car ils déployaient des beautés nouvelles à chacune des découvertes que faisaient les hommes.

Mais l’unique condition de l’édification et du progrès de la Jérusalem nouvelle, sur la planète qui se trouvait être la résidence de l’homme, c’était la paix, et non cette épée que le Christ, autrefois, s’était vanté d’apporter : c’était une paix qui jaillissait de la raison, au lieu de la dépasser, une paix fondée sur la notion que l’homme était tout, et ne pouvait se développer que par son union avec les autres hommes. Si bien que, à Olivier et à sa femme, le vingtième siècle apparaissait comme une véritable Révélation ; peu à peu les superstitions anciennes étaient mortes, et une lumière nouvelle s’était répandue ; l’esprit du monde s’était élevé, le soleil avait illuminé l’humanité ; et, maintenant, ils éprouvaient un mélange d’horreur et d’effroi à voir les nuées se rassembler du côté de cet Orient où, toujours, toute superstition avait en son berceau.

Mabel se leva, et mit sa main sur l’épaule de son mari.

— Mon bien-aimé, lui dit-elle, il ne faut pas que tu te laisses abattre ; cet orage peut passer comme les précédents ! Et, n’est-ce pas ? c’est déjà beaucoup que l’Orient consente à écouter les Américains ! Et puis, tu dis toi-même que ce M. Felsenburgh semble être du bon parti !

Sans lui répondre, Olivier lui prit la main, et la baisa tendrement.

ii

Au déjeuner, une demi-heure après, Olivier parut singulièrement mal à l’aise ; et c’est de quoi sa mère, une vieille dame de près de quatre-vingts ans, se rendit compte aussitôt, sans doute, car, après un coup d’œil jeté sur lui, et un simple mot de bonjour, elle retomba dans le silence. C’était cependant une bien agréable chambre, cette salle à manger, toute voisine du cabinet d’Olivier, et meublée, suivant l’usage universel, dans des tons vert clair. Ses fenêtres donnaient sur un minuscule jardin, derrière la maison, et sur la haute muraille tapissée de lierre qui servait d’enclos à la propriété. Les meubles, eux aussi, étaient du type habituel : une table ronde, assez grande, se dressait au milieu, entourée de trois hauts fauteuils, pourvus des angles et des coussins les mieux adaptés aux convenances du corps ; et, au centre de la table, un piédestal, pareil à une large colonne ronde, supportait les plats. Il y avait plus de trente ans déjà que, dans toutes les maisons, la coutume s’était établie de placer la salle à manger au-dessus de la cuisine, et de monter ou de descendre les plats au moyen d’un appareil hydraulique qui aboutissait au centre de la table des repas. Quant au plancher, il était revêtu tout entier de la préparation en liège absestos inventée en Amérique, étouffant le bruit, plaisante à la fois pour les pas et pour les yeux.

Ce fut Mabel qui rompit le silence.

— Et ton discours de demain ? demanda-t-elle à son mari.

Cette question parut ranimer un peu Olivier, et le remettre en train.

Le fait est que Birmingham commençait à s’agiter ; on se reprenait à réclamer, une fois de plus, le libre-échange avec l’Amérique, faute de pouvoir trouver en Europe des débouchés suffisants ; et c’est Olivier que le gouvernement avait chargé de calmer ces aspirations mécontentes. Il se proposait de dire aux gens de Birmingham que, en tout cas, leur agitation resterait forcément vaine jusqu’au jour où l’affaire de l’Orient se trouverait réglée : mais on lui avait permis d’ajouter que le gouvernement était tout à fait partisan du retour prochain au libre-échange : à eux de prendre patience et de rester calmes, en attendant !

— Ces gens sont stupides, déclara-t-il, d’un ton fâché ; stupides et d’un égoïsme sans bornes ! Ils sont pareils à des enfants qui pleurent et crient pour manger, tout en sachant que leur dîner viendra dans quelques instants.

— Et tu leur diras cela ?

— Qu’ils sont stupides ? Certainement !

Mabel considéra son mari avec un sourire charmé. Elle savait fort bien que la popularité d’Olivier reposait surtout sur ses habitudes de franchise : car rien ne plaît tant aux masses que d’être grondées, injuriées, par un homme intelligent, courageux, et doué d’un pouvoir magnétique d’éloquence. Elle-même, d’ailleurs, n’aimait rien autant chez son mari.

— Et comment iras-tu ? lui demanda-t-elle.

— Par l’aérien. Je prendrai celui de dix-huit heures à Black-Friars : la séance est à dix-neuf heures, et je serai de retour à vingt et une.

Après quoi, il se remit vigoureusement à manger ; et sa mère, rassurée, le regardait avec son patient et affectueux sourire de vieille femme.

Mabel, ayant fini son déjeuner, tambourinait doucement sur la nappe, de ses doigts sveltes et légers.

— Hâte-toi de finir, mon chéri ! dit-elle, car il faut que je sois à Brighton dès trois heures !

Olivier avala précipitamment sa dernière bouchée, posa son assiette sur la plate-forme du milieu de la table, puis, ayant constaté que plats et assiettes s’y trouvaient tous installés, pressa un ressort. Aussitôt, sans le moindre bruit, la plate-forme disparut.

La vieille Mme Brand était une personne d’apparence saine et vigoureuse, toute rose par-dessus ses rides, et ayant, sur la tête, une résille comme les femmes en portaient cinquante ans auparavant. Mais on sentait que, ce jour-là, une inquiétude ou un chagrin troublait sa bonne humeur ordinaire. Ce fut elle qui, la première, se leva, et sortit de la salle à manger.

— Sais-tu si maman a quelque chose ? demanda Olivier.

— Oh ! répondit Mabel, c’est toujours l’affaire de ces viandes artificielles ! La pauvre femme ne peut pas s’y habituer ; elle croit que nous allons en être, tous, malades.

— Et rien d’autre ?

— Non, mon chéri, je suis sûre qu’il n’y a rien d’autre ! Elle n’aurait point manqué de m’en parler, s’il y avait eu quelque chose.

Quelques instants après, la jeune femme sortit, à son tour, et Olivier la suivit des yeux jusqu’à la grille du jardin. Il avait été un peu troublé, deux ou trois fois, les jours passés, par quelques paroles étranges qui avaient échappé à sa mère. Celle-ci, dans sa première enfance, avait reçu une éducation chrétienne ; et son fils avait parfois l’impression que des traces de cette influence de jadis se réveillaient en elle. C’est ainsi qu’elle avait déterré, parmi ses vieux livres, un certain Jardin de l’âme ; et souvent elle se plaisait à le lire, tout en protestant qu’elle n’attachait aucune importance à son contenu. N’importe, Olivier aurait préféré qu’elle brûlât ce mauvais livre : car il savait que la superstition est chose tenace, et fort capable de reprendre possession d’un cerveau affaibli. Le christianisme, d’après lui, était une croyance à la fois barbare, à cause de la ridicule impossibilité de ses dogmes, et stupide, et triste, et ennuyeuse, à cause de la façon dont elle s’écartait du courant joyeux de la vie humaine. Mais il savait que cette misérable croyance survivait encore, çà et là, dans de petites églises sombres. Et il se rappelait le mélange de dégoût et d’horreur qu’il avait éprouvé, un jour, en assistant à une cérémonie dans la cathédrale catholique de Westminster. Quelle honte, si, à présent, sa propre mère se mettait à regarder avec faveur ces folies dégradantes !

Quant à lui, Olivier, aussi loin qu’il pouvait se rappeler ses opinions politiques, toujours il avait été violemment opposé aux concessions que l’on avait cru devoir accorder à Rome et à l’Irlande. Toujours il avait estimé intolérable que cette ville et ce pays fussent laissés à la disposition des sectateurs d’un culte aussi insensé et aussi malfaisant : il considérait Rome et l’Irlande comme des serres chaudes de sédition, en même temps que comme des taches de lèpre sur la face de l’humanité. Jamais il n’avait pu se mettre d’accord avec ceux qui prétendaient qu’il valait mieux que tout le poison de l’Occident se trouvât concentré en deux endroits, au lieu de continuer à être répandu dans l’Europe entière. Et, cependant, c’est cette dernière opinion qui avait prévalu. Rome avait été livrée entièrement au vieillard blanc, en échange de toutes les cathédrales et églises monumentales de l’Italie : et Olivier s’indignait de penser que les ténèbres du moyen âge régnaient, aussi épaisses que jamais, dans l’ancienne capitale du monde. Pour ce qui était de l’Irlande, cette nation, trente ans auparavant, aussitôt qu’elle avait obtenu son home rule, s’était déclarée catholique, et, du même coup, avait ouvertement rejeté toute institution communiste. L’Angleterre avait consenti, en souriant, à cette révolution irlandaise : trop heureuse d’être délivrée, elle-même, d’agitations possibles, par le départ immédiat pour l’Irlande d’une bonne moitié de sa population catholique. Et maintenant toute sorte de choses grotesques se produisaient de nouveau, dans l’île catholique : l’autre jour encore, Olivier, avec un plaisir amer, avait lu la nouvelle d’apparitions, dans un village irlandais, d’une dame en bleu, et d’autels édifiés à l’endroit où s’étaient posés les pieds de ce fantôme. Mais la cession de Rome au pape l’indignait bien plus vivement encore : car il sentait que le transfert à Turin du gouvernement italien avait privé celui-ci d’une grosse part de son prestige, tandis que la vieille folie religieuse se trouvait auréolée de tous les souvenirs historiques associés à l’idée de Rome. Sa seule consolation était de se dire qu’une telle situation ne pouvait plus durer bien longtemps, et que déjà une foule d’hommes politiques et de journalistes, dans toutes les parties du monde, commençaient à proclamer la nécessité d’y mettre fin.

Rentré dans son cabinet, Olivier se tint debout quelques minutes à la fenêtre, s’enivrant de la glorieuse vision de solide raison qui se déroulait sous ses yeux ; il considérait le développement infini des toits, les énormes voûtes vitrées des bains et gymnases publics, les dômes des écoles où, chaque matin, la jeunesse s’instruisait des devoirs et des droits de l’état de citoyen ; et les quelques flèches même des églises ne parvenaient point à distraire sa vue de la vivante grandeur du spectacle environnant. Il songeait à cette ruche infinie d’hommes et de femmes qui, remplissant l’espace ouvert devant lui, avaient enfin appris pour toujours les principes de l’Évangile nouveau : à savoir, qu’il n’y avait d’autre dieu que l’homme, d’autres prêtres que les chefs d’État, ni d’autres prophètes que les maîtres d’école.

Et c’est d’un cœur tout réchauffé qu’il se remit à la rédaction de son discours de Birmingham.

Sa jeune femme, elle aussi, s’abandonnait librement à la rêverie, tandis que, enfoncée dans un ample fauteuil, avec son journal sur les genoux, le wagon automobile l’emportait dans la direction de Brighton. Sans doute, les nouvelles de l’Orient la tourmentaient plus qu’elle ne l’avait fait voir à son mari : mais elle ne pouvait se décider à penser qu’il existât un réel danger d’invasion. Toute la vie occidentale était désormais si raisonnable, si tranquille ! Le monde avait enfin posé le pied sur un roc si solide ! Comment imaginer que l’humanité se laissât de nouveau ramener dans les anciens marécages de l’ignorance et de la sauvagerie ? Non ! cela était contraire à toutes les lois de l’évolution ! Et pourtant, si cette catastrophe se produisait ? Si la marche du progrès, une fois de plus, se trouvait arrêtée par un éclat soudain des forces secrètes et malfaisantes de la nature ?…

Dans le demi-compartiment voisin, deux hommes s’entretenaient des travaux publics en cours d’exécution, décrivant la hâte fiévreuse qui présidait à ces travaux. Mais ces images, sans que Mabel sût pourquoi, l’inquiétaient plus qu’elles ne l’attiraient. D’autre part, impossible de songer à considérer le paysage, par les fenêtres de la voiture automobile : sur ces grandes lignes, la vitesse de la marche interdisait de rien voir. Du moins la jeune femme tâchait-elle à se distraire en examinant le plafond blanc du wagon, les délicieuses peintures dans leurs encadrements de chêne, les grands globes qui, au-dessus des voyageurs, répandaient une douce et charmante lumière. Puis le grand appel retentit ; la légère vibration devint un peu plus sensible ; et, dès l’instant suivant, la porte automatique s’ouvrit, et la jeune femme se trouva sur le quai de la station de Brighton.

Comme elle descendait l’escalier qui conduisait au Square de la Station, elle remarqua un prêtre qui marchait devant elle. Vu ainsi de dos, avec ses cheveux blancs, il semblait un vieillard mais très droit et solide : car, il s’avançait d’un pas admirablement ferme. En bas de l’escalier, il s’arrêta, se retourna à demi ; et alors, à sa grande surprise, Mabel découvrit que son visage était celui d’un jeune homme, avec de beaux traits énergiques, d’épais sourcils noirs, et des yeux gris d’un éclat singulier. Un moment après, il se remit en marche, et la jeune femme, à quelques pas derrière lui, pénétra dans le square, poursuivant son chemin vers la maison de sa tante.

Mais, soudain, sans autre avertissement qu’un coup de sifflet aigu qui semblait venir du plus haut des airs, une série d’événements extraordinaires se produisirent.

Une grande ombre tourbillonna au-dessus de Mabel, un bruit de déchirement se fit entendre, puis un autre bruit, pareil au soupir d’un géant ; et comme la jeune femme s’arrêtait, effrayée, voici qu’un objet énorme, avec un nouveau bruit pareil à celui de milliers de chaudrons brisés, vint s’abattre devant elle, sur le sol caoutchouté ; et puis l’objet se tint immobile, remplissant la moitié du square, et agitant, à sa partie supérieure, deux longues ailes, qui tournaient, frappaient l’air comme les bras de quelque monstre préhistorique, tandis que des cris et des gémissements humains s’élevaient, nombreux et confus, de sous la machine.

Mabel ne se rendit aucun compte de ce qui suivit ; mais, quelques minutes après, elle se sentit poussée en avant par une pression violente, et, tremblant de la tête aux pieds, s’aperçut qu’elle était sur le point de poser le pied sur quelque chose qui ressemblait à un corps humain écrasé. Une espèce de langage articulé sortait de ce corps ; Mabel saisit distinctement les noms de Jésus et de Marie ; puis tout à coup, derrière son dos, elle entendit une voix qui lui disait :

— Veuillez me laisser passer, madame ! Je suis un prêtre !

Elle resta immobile quelque temps encore, interdite par la soudaineté de l’aventure ; et c’est presque inconsciemment qu’elle vit le jeune prêtre aux cheveux gris se mettre à genoux, et tirant un crucifix qu’il portait sous son manteau ; elle le vit se pencher sur le mourant, agiter sa main, approcher le crucifix des lèvres ensanglantées, et puis, s’étant relevé précipitamment, aller recommencer le même manège auprès d’une autre des victimes de la catastrophe. Mais bientôt, du haut des marches d’un grand hôpital, à droite, des hommes descendirent, tête nue, chacun tenant à la main un objet qui avait la forme des appareils photographiques d’autrefois ; et Mabel, comprenant qui étaient ces hommes, sentit son cœur bondir de soulagement. C’étaient les exécuteurs de l’euthanasie ; l’appareil qu’ils portaient allait mettre fin aux souffrances des agonisants, les faire passer doucement, délicieusement, dans le royaume de l’éternel repos. Puis la jeune femme eut la sensation d’être prise par les épaules et refoulée en arrière ; et longtemps encore elle dut rester là, au premier rang d’une foule compacte de gens de police et de curieux, avant d’être enfin autorisée à continuer sa marche vers la maison de sa tante.

iii

Olivier fut saisi d’une frayeur atroce, lorsque sa mère, une demi-heure plus tard, accourut lui apprendre que l’un des grands aériens nationaux venait de tomber dans le Square de la Station de Brighton, juste au moment où le train de quatorze heures et demie venait d’y décharger ses voyageurs. Il savait ce que signifiait cette nouvelle : car un accident du même genre s’était produit, deux ans auparavant sur la Place du Marché d’une petite ville du sud de l’Écosse. Cela signifiait que tous les passagers de l’aérien étaient tués, comme aussi, probablement, maintes autres personnes qui s’étaient trouvées sur le lieu de l’accident et que le choc subit avait écrasées. Et, par conséquent… le télégramme était assez explicite : Mabel, certainement, devait s’être trouvée dans le square, à cette minute !

Il envoya un message affolé à la tante de sa femme, pour s’informer ; après quoi, il se laissa tomber dans un fauteuil, tremblant de tous ses membres. Sa mère, à peine moins angoissée, s’était assise près de lui.

— Plaise à Dieu !… lui arriva-t-il, une fois, de murmurer, parmi ses larmes.

Mais aussitôt elle s’arrêta, toute confuse, en voyant son fils se retourner vers elle.

Le fait est que Dieu, ou son remplaçant le Destin, s’était montré pitoyable. Moins d’un quart d’heure après, M. Phillips accourut, tout rayonnant de bonheur, apporter la réponse rassurante de Brighton ; et bientôt Mabel elle-même entra dans la chambre, très pâle, mais le sourire aux lèvres.

— Ma chérie ! s’écria Olivier, en s’élançant vers elle avec un profond sanglot.

Elle n’avait que peu de choses à lui raconter. Aucune explication du désastre n’avait encore été publiée : on lui avait dit seulement que les ailes de l’aérien, sur l’un des côtés, avaient cessé de fonctionner. Du moins elle décrivit ses propres impressions, l’ombre gigantesque qu’elle avait vue descendre du ciel, le sifflement lugubre de l’appareil, et le bruit de la chute. Puis elle s’arrêta.

— Eh ! bien, chérie ? lui demanda Olivier, qui s’était assis tout contre elle, et avait pris l’une de ses mains dans les siennes.

— Figure-toi qu’il y avait un prêtre, là-bas ! dit Mabel. Je l’avais d’ailleurs déjà vu auparavant, à la descente de la gare !

Olivier eut un petit rire méprisant.

— Et tout de suite il s’est mis à genoux, reprit-elle, avec son crucifix dans la main, avant même l’arrivée des médecins. Dis-moi, mon chéri, est ce qu’il y a vraiment des gens qui croient à tout cela ?

— En tout cas, ils s’imaginent qu’ils y croient ! répondit son mari.

— Toute la chose avait été si… si soudaine ; et, cependant, tout de suite, il était là, comme s’il s’était attendu à ce qui a eu lieu ! Mais, enfin, Olivier, comment peut-on avoir de telles croyances ?

— Les hommes sont prêts à croire n’importe quoi, pourvu qu’on les y accoutume d’assez bonne heure !

— Et cet homme avait l’air de croire aussi, je veux dire le mourant ! J’ai vu ses yeux… Olivier, mon chéri, qu’est-ce que tu dis, toi, aux gens, quand ils vont mourir ?

— Ce que je leur dis ? Mais rien ! Que veux-tu que je leur dise ? Au reste, je ne crois pas que j’aie encore vu mourir personne.

— Ni moi, jusqu’à tout à l’heure ! reprit la jeune femme, avec un petit frisson. Les gens de l’euthanasie, d’ailleurs, sont vite arrivés, et tout a été fini en quelques minutes.

Olivier, tendrement, lui pressa la main.

— Ce doit avoir été affreux, ma chérie ! tu en trembles encore !

— Non, mais écoute !… Vois-tu, si j’avais eu quelque chose à leur dire, à ces mourants, j’aurais été heureuse de le leur dire aussi ! Ils étaient à quelques pas de moi. Et j’ai bien cherché : mais j’ai vu que je ne savais rien, absolument rien, qui pût les consoler ! Je ne pouvais pourtant pas songer à leur parler de l’humanité !

— Ma chérie, tout cela est bien triste, mais, au fond, cela n’a guère d’importance ! Le mal est désormais accompli…

— Et… et ces pauvres gens… c’est tout à fait fini ?

— Mais oui, sans doute !

Mabel tint ses lèvres serrées, un instant ; puis elle soupira. Elle avait eu, dans le train de retour, une sorte de méditation très agitée. Elle savait parfaitement que ce n’étaient que ses nerfs qui se trouvaient en jeu ; mais, n’importe, elle ne parvenait point à les apaiser. Comme elle l’avait dit à son mari, c’était la première fois qu’elle voyait la mort.

— Et alors, ce prêtre, reprit-elle, ce prêtre ne croit pas que tout soit fini ?

— Ma chérie, je vais te donner une idée des choses qu’il croit ! Il croit que cet homme, à qui il a montré le crucifix et sur lequel il a prononcé des formules, que cet homme est maintenant vivant quelque part, malgré l’anéantissement de son cerveau ; quelque part, mais il ne sait pas où. Car, ou bien cet homme se trouve dans une sorte de fourneau, où il est condamné à brûler à petit feu ; ou bien, s’il a de la chance, et que ce morceau de bois qu’il a baisé ait produit bon effet, il est quelque part derrière les nuages, en présence de trois personnes qui n’en font qu’une, tout en étant trois. Et il croit qu’il y a, dans cet endroit, une foule d’autres personnes, notamment une certaine dame en bleu, et un grand nombre d’hommes et de femmes en blanc, dont quelques-uns ont la tête sous le bras, et qui tous tiennent des harpes et chantent sans arrêt, et trouvent cet exercice infiniment agréable. Voilà ce qu’il croit, ce prêtre ! Et tout cela, vois-tu, ce n’est que pure folie ! Ou bien tout cela, peut-être, est beau, — je connais des hommes intelligents qui le prétendent : mais, très certainement, rien de tout cela n’est vrai !

Mabel eut un gentil sourire rassuré. Jamais elle n’avait entendu ces choses exprimées d’une façon aussi amusante.

— Hé ! sans doute, mon chéri, rien de tout cela n’est vrai ! Mais comment donc ce prêtre peut-il y croire ? Il avait l’air, pourtant, lui aussi, d’un homme très intelligent !

— Vois-tu, mon amour, si l’on t’avait dit, dans ton berceau, que la lune est un fromage vert, et que, toujours, depuis lors, on te l’eût répété, tu aurais bien de la peine à ne pas le croire, à présent ! Mais tu sais bien, toi-même, dans le fond de ton cœur, que ce sont les gens de l’euthanasie qui sont les seuls vrais prêtres !

Mabel eut un soupir de satisfaction. Elle se releva.

— Olivier, tu n’as pas ton pareil pour rassurer et pour consoler ! Mais maintenant, il faut que je remonte dans ma chambre, je suis encore toute secouée !

Déjà parvenue près du seuil, elle s’arrêta, et montra à son mari l’une de ses bottines.

— Regarde ! dit-elle, d’une voix défaillante. Il y avait, sur l’extrémité de sa bottine, une étrange tache, couleur de rouille ; et Olivier vit la jeune femme devenir toute blanche. Il courut la prendre dans ses bras.

— Allons, ma chérie, dit-il, un peu de courage !

Elle leva les yeux sur lui, sourit bravement, et sortit.

Une demi-heure après, M. Phillips reparut dans le bureau d’Olivier, avec une autre liasse de papiers.

— Toujours pas de nouvelles de l’Orient, monsieur ! dit-il.

CHAPITRE ii

i

La correspondance de Percy Franklin avec le cardinal-protecteur d’Angleterre occupait le prêtre, directement, au moins pendant deux heures chaque jour, et, indirectement, toute la journée.

Depuis les huit dernières années, le Saint-Siège avait, une fois de plus, modifié sa manière d’agir, pour l’accommoder aux besoins du temps. Désormais, chaque province importante du monde possédait non seulement un prélat métropolitain chargé de l’administrer, mais aussi un représentant à Rome, ayant à se tenir en rapport avec le pape, d’un côté, et, de l’autre, avec les fidèles qu’il représentait. Le « cardinal protecteur » d’Angleterre au Vatican était un abbé Martin, de l’ordre de Saint-Benoît ; et Percy, nouvellement revenu de Rome, avait pour office, ainsi qu’une dizaine d’autres prêtres et laïcs (avec lesquels il lui était interdit de s’entendre pour leur travail commun), d’écrire, tous les jours, un long mémoire sur toutes les nouvelles qui parvenaient à sa connaissance.

Aussi était-ce une vie singulièrement active et remplie, celle que menait, à présent, le jeune prêtre. On lui avait assigné deux chambres, dans la maison de l’archevêque, à Westminster ; et il se trouvait attaché au clergé de la cathédrale, mais avec une liberté individuelle très grande. Il se levait très tôt, et, pendant une heure, se livrait à une méditation, après laquelle il disait sa messe. Puis, ayant expédié son déjeuner, et fait encore une prière, il s’asseyait à sa table de travail, pour arrêter le plan et réunir les matériaux de sa lettre. À dix heures, il était prêt à recevoir des visites ; et, jusqu’à midi, d’ordinaire, il s’occupait à causer, soit avec ceux qui venaient le voir pour leurs propres affaires, ou avec les quelques prêtres ou reporters laïcs qui avaient mission de recueillir pour lui des extraits de journaux, en les accompagnant de leurs propres commentaires. Il déjeunait ensuite avec les autres prêtres de l’archevêché, et, dans l’après midi, allait voir les personnes qu’il avait à consulter. Vers seize heures, enfin, après avoir récité le reste de son office, et fait une station au Saint-Sacrement, il se mettait à rédiger sa lettre, ce qui lui demandait toujours beaucoup de soin et de réflexion. En outre, deux fois par semaine, il était tenu d’assister aux vêpres dans l’après-midi, et c’était lui encore qui, habituellement, chantait la grand’messe du samedi.

Un jour, environ une semaine après sa visite à Brighton, il était en train de terminer sa lettre, lorsque son domestique vint lui dire que le P. Francis l’attendait, en bas.

— Je descends tout de suite ! répondit Percy, sans relever la tête.

Il écrivit les dernières lignes, puis, cela fait, se mit en devoir de relire toute sa lettre, rédigée en latin, et dont voici, par exemple, la première page :

Westminster, ce 14 mai.


« Éminence,

« Depuis hier, j’ai eu quelques renseignements nouveaux. Il paraît désormais certain que le projet de loi consacrant l’espéranto comme langue d’État sera voté en juin. Cette loi, comme je l’ai déjà noté, sera une dernière pierre du mur qui va rattacher l’Angleterre au reste de l’Europe… On s’attend, d’autre part, à l’entrée d’un assez grand nombre de juifs dans la franc-maçonnerie. Ici encore, c’est le culte de l’humanité qui opère. Ce matin même, j’ai entendu le rabbin Siméon parler à cet effet, dans la Cité, et j’ai été frappé des applaudissements unanimes qu’il a recueillis… De toutes parts grandit l’espérance qu’un homme va bientôt se trouver pour diriger le mouvement communiste, dans l’Europe entière, et unir plus étroitement les forces du parti. Un article curieux du Nouveau Peuple, que je vous envoie ci-joint, déclare que la venue d’un tel homme est inévitable, étant donnée la situation présente de la cause ; car cette cause a eu des prophètes et des précurseurs pendant plus d’un siècle, et leur disparition, à l’heure présente, doit certainement être le signe de l’avènement d’un homme supérieur à eux. N’est-il pas curieux de voir comme ces idées nouvelles coïncident, du moins par leur surface, avec les idées du monde juif d’il y a vingt siècles ?… J’ai appris aujourd’hui l’abjuration d’une très vieille famille catholique, les Wargrave de Norfolk, ainsi que celle de leur chapelain Micklem, qui semble avoir, depuis quelque temps déjà, activement travaillé à préparer ce reniement de ses maîtres. Tous les journaux annoncent le fait avec satisfaction, mais simplement à cause du rang exceptionnel des Wargrave : car, hélas ! de telles abjurations sont désormais si fréquentes que, d’ordinaire, on ne songe même plus à les remarquer… Ici, je constate une grande inquiétude parmi les laïcs. Sept prêtres du diocèse de Westminster nous ont quittés, au cours des trois derniers mois ; mais, d’autre part, j’ai le plaisir de pouvoir annoncer à Votre Éminence que l’archevêque a reçu dans la communion catholique, ce matin, l’ex-évêque anglican de Carlisle, avec cinq membres de son clergé… »

Percy remit la feuille sur la table, réunit la dizaine d’autres feuilles qui contenaient ses extraits et découpures de journaux, glissa le tout dans une enveloppe imprimée. Puis il prit sa barrette et se dirigea vers l’ascenseur.

Dès l’instant où il pénétra dans le petit salon, il comprit que la crise redoutée avait eu lieu. Le P. Francis paraissait fatigué et souffrant : mais il y avait, dans l’expression de ses yeux et de sa bouche, quelque chose de dur qui décelait une résolution désormais inébranlable. Il se releva pour saluer son ancien ami.

— Mon père, dit-il, je suis venu vous dire adieu ! Il m’est impossible de rester plus long temps dans cet état !

Percy fit de son mieux pour ne montrer aucune émotion. D’un petit signe, il invita le P. Francis à s’asseoir, puis il s’assit lui-même en face de lui.

— C’est la fin de tout ! reprit le visiteur, d’une voix qu’il tâchait à rendre ferme et assurée. Je ne crois plus à rien ! Mais, au reste, il y a déjà un an que je ne crois plus à rien !

— Vous voulez dire que vous n’éprouvez plus rien ? rectifia Percy.

— Oh ! non, ce n’est pas seulement cela ! poursuivit l’autre. Je vous dis qu’il ne me reste plus rien ! Je ne puis plus même discuter, désormais ! Je suis simplement venu vous dire adieu !

Percy n’avait rien à répondre. Depuis plus de huit mois, il avait travaillé à persuader son ancien camarade et ami, depuis le premier moment où le P. Francis lui avait dit que sa foi s’en allait. Il se rendait bien compte de la lutte cruelle qui s’était livrée dans cette âme malade ; et, de tout son cœur, il plaignait la pauvre créature qu’il avait vue irrésistiblement entraînée dans le tourbillon triomphant de l’humanité nouvelle.

Il songeait que, en vérité, les faits extérieurs étaient étrangement forts contre la vieille foi, à l’heure présente ; et que cette foi, — sauf pour celui qui savait profondément que la volonté et la grâce sont tout, et que l’émotion pure n’est rien, — que cette foi se trouvait un peu dans la situation d’un enfant qui s’aventure à jouer au milieu de l’immense machinerie d’une usine en mouvement. Percy se demandait même jusqu’à quel point il avait le droit de blâmer la conduite du P. Francis, encore que sa conscience lui affirmât qu’il y avait, dans cette conduite, malgré tout, un élément blâmable et que notamment son ami, de tout temps, avait accordé trop de place au cérémonial, dans sa religion, tandis qu’il n’avait jamais eu le sentiment ni le goût profonds de la prière.

De telle sorte qu’il prit bien soin en tout cas, de ne rien laisser voir d’une compassion qu’il se reprochait, tout en ne pouvant pas s’empêcher de l’éprouver douloureusement.

— Naturellement, — reprit le P. Francis, d’un ton vif, — vous continuez à penser que tout cela est de ma faute ?

— Mon cher père, — répondit Percy, immobile sur sa chaise, — je sais que cela est de votre faute ! Écoutez-moi ! Vous dites que le christianisme est absurde et impossible ; or, vous n’ignorez point qu’il ne peut pas être cela ! Il peut être faux, — malgré ma certitude foncière de sa vérité absolue, — mais il ne peut pas être absurde, étant donné que, aujourd’hui encore, des hommes instruits et vertueux persistent à y croire. Dire qu’il est absurde, c’est simplement se laisser aveugler par l’orgueil, c’est écarter tous les croyants chrétiens qui croient au christianisme, non seulement comme se trompant, mais comme n’ayant point d’intelligence…

— Soit donc ! interrompit Francis. Mettez alors que je crois seulement que le christianisme est faux ! Je retire l’autre chose !

— Mais non, vous ne la retirez pas ! — reprit Percy, sans se troubler. — Vous vous obstinez à croire que le christianisme est absurde, vous me l’avez dit vingt fois ! Eh ! bien, je vous le répète, c’est là de l’orgueil, et qui suffit à tout expliquer ! Dans ce genre de crises, l’attitude morale importe seule. Peut-être, cependant, y a-t-il aussi d’autres motifs…

Le P. Francis sursauta.

— Oh ! la vieille histoire ! dit-il aigrement.

— Si vous me donnez votre parole d’honneur qu’il n’y a point de femme en jeu dans l’affaire, je vous croirai ! Mais, en vérité, comme vous le dites, c’est une vieille histoire !

Ces vives paroles furent suivies d’un long moment de silence. Percy, sentait maintenant, que tout effort était inutile. Chaque jour, depuis huit mois, il avait parlé à son ami de cette vie intérieure où nous découvrons que les vérités sont vraies, et où nous trouvons la garantie de nos actes de foi ; chaque jour il avait recommandé la prière et l’humilité ; mais le P. Francis lui avait invariablement répondu que c’était là conseiller une sorte d’auto-suggestion. Évidemment le cas était désespéré, et le jeune prêtre avait hâte que cette dernière entrevue prît fin.

Le visiteur sembla deviner sa pensée.

— Vous en avez assez de moi ? dit-il. Je m’en vais !

— Je n’ai nullement assez de vous, mon cher père ! répondit Percy avec simplicité. Je vous plains seulement, et de toute mon âme. Car, moi, voyez-vous, moi qui vous aime et qui souhaiterais votre bonheur, je sais profondément que tout ce que vous reniez est vrai !

Son ancien ami le considéra longuement.

— Et moi, s’écria-t-il, je sais que cela n’est pas vrai ! Certes, je donnerais beaucoup pour pouvoir y croire encore ; je sens que jamais plus je ne serai heureux ; mais… mais c’est bien fini !

Percy soupira. Combien de fois il avait dit à cet homme que le cœur était un don divin non moins précieux que l’esprit, et que négliger l’un de ces deux éléments, dans la recherche de Dieu, c’était courir au-devant de la ruine ! Mais le P. Francis n’avait pas voulu voir en quoi ces paroles s’appliquaient à lui. Il avait répondu par les vieux arguments de la psychologie, déclarant que les suggestions de l’éducation suffisaient à rendre compte de tout.

— Et, à présent, je suppose que vous allez rompre tous rapports avec moi ! reprit-il.

— C’est vous qui vous séparez de moi ! dit Percy.

Et vous savez bien qu’il m’est impossible de vous suivre !

— Oui…, mais ne pouvons-nous pas rester amis ?

Une chaleur soudaine afflua au cœur du prêtre resté fidèle.

— Amis ? dit-il. Hélas ! mon pauvre Jean, quelle espèce d’amitié est désormais possible entre nous ?

Le visiteur se releva brusquement.

— Soit ! Je m’en vais !

Et il fit un pas vers la porte.

— Jean ! s’écria Percy d’une voix tremblante, est-ce ainsi que vous me quittez, et faut-il vraiment que nous nous séparions ?

Il tendait sa main ouverte à son ancien ami. Celui-ci le regarda un moment, ses lèvres frémirent, et puis, s’étant retourné vers la porte, il s’enfuit sans ajouter un seul mot.

ii

Percy se tint debout, immobile, jusqu’au moment où il entendit la sonnerie automatique du dehors, annonçant que le P. Francis venait de quitter l’archevêché. Alors le prêtre sortit du salon, à son tour, et pénétra dans le long couloir qui conduisait à la cathédrale. En passant par la sacristie, il entendit de loin, au fond de l’église, le murmure de l’orgue, accompagnant le chant des vêpres dans le chœur. Le jeune prêtre s’avança dans le transept, et s’agenouilla.

Le soir approchait. Le grand temple sombre n’était éclairé que par des reflets épars de la lumière du dehors, pénétrant à travers de somptueux vitraux récemment donnés par un lord converti. Devant Percy s’étendait le chœur, avec une double rangée de chanoines en surplis blancs et en chapes de fourrure ; au milieu, sous un vaste baldaquin, brûlaient les six lumières qui avaient brûlé là, chaque jour, depuis plus d’un siècle ; et, plus loin encore, c’étaient les hautes lignes de l’abside, avec la voûte profonde où l’on voyait le Christ régner dans sa majesté. Percy laissa errer ses yeux autour de lui, pendant quelques instants, avant de commencer sa prière : il admirait la beauté du lieu, écoutait les chœurs magnifiques, les appels de l’orgue, et la fine voix nuancée du prêtre. À gauche, brillait l’éclat réfracté des lampes, allumées devant le Sacrement ; à droite, une douzaine de cierges jetaient une lueur vacillante au pied de la gigantesque croix, supportant ce Pauvre divin qui invitait tous ceux qui le regardaient à partager son supplice.

Puis le prêtre se cacha le visage dans les mains, soupira, et se mit à prier.

Il commença, comme il faisait toujours, par un acte délibéré de renoncement au monde sensible. Il s’efforça de descendre jusqu’au fond de soi-même ; et bientôt l’appel de l’orgue, le bruit des pas, la dureté du banc de bois sous ses genoux, tout cela disparut pour lui, et il eut l’impression de n’être rien qu’un cœur qui battait, et un esprit qui enfantait d’incessantes images, Puis il fit une nouvelle descente : il renonça à tout ce qu’il était et possédait, et eut conscience que son corps même s’évanouissait, tandis que son esprit et son cœur, dominés par la sublime présence qui se dressait devant eux, se soumettaient docilement à la volonté de leur maître. De nouveau il soupira, en sentant cette Présence se rapprocher de lui ; il répéta machinalement quelques paroles, et tomba enfin dans cette paix qui suit le suprême renoncement à la pensée personnelle.

Ainsi il resta assez longtemps. Très loin, au-dessus de lui, retentissait la musique merveilleuse, mais elle était désormais pour lui aussi indifférente que les bruits de la rue pour un homme qui dort. Il se trouvait maintenant en deçà du voile des choses, au-delà des barrières de la sensation et de la réflexion, dans ce lieu secret dont un effort obstiné lui avait appris le chemin, dans cette région singulière où les réalités véritables apparaissent avec une évidence directe, où les perceptions vont et viennent avec la rapidité de l’éclair, où l’Église et ses mystères sont vus du dedans, auréolés de gloire.

Après quoi, il s’éveilla de nouveau à la conscience, et commença une oraison intérieure

« Seigneur, me voici en face de vous ! Je vous connais ! Je sais qu’il n’y a rien d’autre que vous et moi… et je remets tout entre vos mains, votre prêtre apostat, votre peuple, le monde, et moi-même ! »

Il s’arrêta et concentra ses pensées jusqu’à ce que tout ce qu’il avait dans l’esprit s’étendît devant lui, comme une plaine au pied d’une montagne.

« Moi-même, Seigneur, sans votre grâce, je me trouverais dans les ténèbres et dans le malheur. C’est vous seul qui me soutenez et me sauvez ! Conservez et achevez votre ouvrage dans mon âme ! Ne me laissez point défaillir pour une minute ! Car si vous écartiez de moi votre main, aussitôt je tomberais au plus profond néant ! »

Les yeux de son âme allaient maintenant çà et là, du calvaire dans le ciel jusqu’aux agitations et aux soupirs terrestres. Il voyait le Christ mourir de désolation, pendant que la terre tremblait et gémissait ; il voyait le Christ régner sur son trône, en robe de lumière ; il le voyait résider, patient et silencieux, sous les espèces de son sacrement… Puis il attendit que le Christ lui parlât, et les paroles qu’il attendait lui vinrent si douces et délicates, rapides comme des ombres, que sa volonté s’épuisait dans l’effort de les saisir, et de les fixer, et d’y répondre… Il voyait le corps mystique dans son agonie, étendu sur le monde comme sur une croix, et muet à force de douleur ; et le sang vivant coulait, goutte par goutte, de sa tête, de ses mains, et de ses pieds. Au-dessous, le monde était rassemblé, plein de raillerie et de belle humeur : « Il a sauvé les autres, mais, lui-même, il ne peut pas se sauver !… Qu’il descende seulement de la croix, et nous croirons en lui ! » Au loin, derrière des buissons, et dans des creux du sol, les rares amis de Jésus regardaient et sanglotaient ; Marie elle-même se taisait, percée de sept glaives ; et le disciple qu’il avait aimé ne trouvait point de paroles de consolation.

Et il sentait aussi qu’aucun mot ne serait dit du haut des cieux ; les anges eux-mêmes avaient reçu l’ordre de mettre l’épée au fourreau, et d’attendre l’éternelle puissance de Dieu ; car l’agonie était à peine commencée, et mille horreurs devaient se produire encore avant qu’arrivât la fin, la somme dernière de la crucifixion… Et Percy, méditant et analysant l’éternelle leçon comprenait que le chrétien, désormais, ne pouvait plus que veiller et attendre, jusqu’au jour où le corps mystique sortirait décidément du tombeau. Cet univers intérieur, dont un immense effort lui avait appris le chemin, était à présent tout imprégné d’angoisse ; il était amer comme le fiel, éclairé de cette pâle lueur que la grande souffrance physique fait surgir dans les yeux, et traversé d’une longue note continue qui ressemblait à un gémissement.

« Seigneur ! murmura-t-il, comment pourrai-je supporter cela jusqu’au bout ? »

Mais, dès l’instant suivant, la terrible vision s’était effacée. Percy se passa la langue sur les lèvres, pour les humecter, et ouvrit ses yeux sur l’abside enténébrée, devant lui. L’orgue maintenant se taisait, le chœur avait cessé, et les lumières étaient éteintes. Les reflets du soleil couchant, eux aussi, avaient disparu ; et c’étaient de sombres visages glacés qui le considéraient, du haut des murs et de la voûte. De nouveau, il se retrouva à la surface de la vie ; et à peine, déjà, se rappelait-il ce qu’il venait d’entendre et de voir.

Comme il s’avançait ensuite vers la chapelle du Saint-Sacrement, toujours très droit et le pas assuré, il vit une vieille femme qui paraissait l’observer attentivement. Il hésita un instant, se demandant si c’était une pénitente qui désirait se confesser ; et elle, voyant son hésitation, fit un pas vers lui.

— Je vous demande pardon, monsieur ! commença-t-elle.

Son « monsieur » indiquait que ce n’était pas une catholique. Percy souleva sa barrette.

— Puis-je faire quelque chose pour vous ? demanda-t-il.

— Je vous demande pardon, monsieur ; mais est-ce que vous n’étiez pas à Brighton, au moment de l’accident qui s’y est produit, il y a deux mois ?

— En effet, j’étais là !

— Ah ! c’est bien ce que je pensais : ainsi, c’est vous que ma belle-fille a vu !

Elle le dévisagea avec un mélange de doute et de curiosité, promenant sur lui ses petits yeux ridés.

— Je vous demande pardon, monsieur, mais…

— Eh ! bien, demanda Percy, s’efforçant de ne laisser poindre aucune trace d’impatience dans le ton de sa voix.

— Est-ce vous qui êtes l’archevêque, monsieur ?

Le prêtre sourit, montrant ses dents blanches.

— Non, madame, je ne suis qu’un pauvre prêtre ! C’est Mgr Cholmodeley qui est archevêque. Moi, je suis le P. Percy Franklin !

La vieille femme ne dit rien, mais, les yeux toujours fixés sur lui, fit un geste de salutation qui rappelait les « révérences » des femmes d’autrefois ; et Percy, pressant le pas, poursuivit son chemin jusqu’à la chapelle du Sacrement, où il avait coutume d’aller achever la série de ses dévotions.

iii

Ce soir-là, au dîner des prêtres, il y eut un grand entretien sur l’expansion extraordinaire de la franc-maçonnerie. Cette expansion durait déjà depuis bien des années, et les catholiques avaient toujours parfaitement reconnu ses dangers. Ç’avait été, d’abord, au début du vingtième siècle, l’assaut organisé par les francs-maçons contre l’Église de France ; et ce que l’on avait soupçonné était devenu une certitude, lorsque, en 1918, le P. Jérôme, ex-franc-maçon devenu moine dominicain, avait fait ses révélations sur les secrets de la maçonnerie. Mais, ensuite, le P. Jérôme était mort, tout naturellement, dans son lit : et ce fait avait beaucoup contribué à rassurer l’opinion publique. Puis s’étaient produites les splendides donations faites par des francs-maçons, en France et en Italie, à des hôpitaux, des orphelinats, et autres institutions charitables ; et ainsi, une fois de plus, les soupçons avaient commencé à se dissiper. De nouveau, la majorité des esprits « raisonnables » avaient eu l’impression que la franc-maçonnerie n’était rien qu’une grande société philanthropique. Mais, depuis quelque temps, les anciennes inquiétudes commençaient à se réveiller.

— J’ai appris que Felsenburgh est un franc-maçon ! — déclara Mgr Mackintosh, administrateur de la cathédrale. — Il est grand-maître de l’ordre, ou quelque chose d’approchant.

— Mais qui est donc Felsenburgh ? demanda un jeune prêtre.

Mackintosh secoua la tête sans répondre. C’était une de ces humbles personnes qui sont aussi fières de leur ignorance que d’autres le sont de leur science. Il se vantait de ne jamais lire les journaux, ni aucun livre qui n’eût reçu l’Imprimatur, ajoutant que le devoir d’un prêtre était de préserver sa foi, et non d’acquérir des connaissances mondaines. Et souvent Percy lui avait envié de pouvoir se maintenir, toute sa vie, à ce point de vue.

— Ce Felsenburgh est un mystère, — répondit un autre prêtre, le P. Blackmore : — mais il semble, dès maintenant, causer partout un singulier mouvement de curiosité. Aujourd’hui encore, sur le quai, on vendait sa biographie.

— J’ai rencontré, il y a trois jours, dit Percy, un sénateur américain qui m’a dit que, même là-bas, personne ne savait rien de lui, sauf le fait de sa prodigieuse éloquence. Il n’y est apparu que l’année dernière, et semble s’être poussé dans le monde avec une facilité étonnante. On dit, aussi, qu’il est un linguiste incomparable : c’est pour cela que la mission américaine l’a emmené avec elle en Asie.

— Mais, pour en revenir aux francs-maçons, reprit Monseigneur, je crois que la chose est des plus sérieuses. Le mois dernier encore, quatre de mes pénitents ont quitté l’Église pour devenir francs-maçons.

— Leur admission des femmes dans leurs loges a été un coup de maître ! grommela le P. Blackmore.

— Oui, et il est même bien extraordinaire qu’ils ne se soient pas avisés plus tôt de l’efficacité merveilleuse de cette mesure ! observa Percy.

Deux ou trois autres prêtres joignirent leur témoignage à celui de Monseigneur : eux aussi, ils avaient récemment perdu des pénitents par suite des progrès de la maçonnerie. Le bruit courait que l’archevêque préparait un mandement sur ce sujet.

Monseigneur hocha la tête, d’un signe de doute.

— Il faudrait quelque chose de plus que cela !

Mais Percy rappela que l’Église avait dit son dernier mot sur la question, depuis déjà plusieurs siècles. Elle avait frappé d’excommunication tous les membres de sociétés secrètes, et, en vérité, elle ne pouvait rien d’autre.

— Sauf cependant de rappeler sans cesse cette défense à ses enfants ! fit Monseigneur. Pour ma part, je suis bien décidé à prêcher là dessus, dimanche prochain !

En rentrant dans sa chambre, Percy rédigea une note pour le cardinal-protecteur, au sujet de la franc-maçonnerie. Puis il ouvrit son courrier, et lut d’abord la lettre qui portait le timbre de Rome.

Par une coïncidence qui lui parut curieuse, l’une des questions que lui posait le cardinal Martin traitait, précisément, de ce même sujet. Elle était rédigée ainsi :

« Que dit-on de la maçonnerie ? J’apprends, ici, que Felsenburgh en fait partie. Prière de recueillir tout ce que vous pourrez apprendre sur cet homme, et de nous envoyer toutes les études biographiques anglaises que vous pourrez vous procurer, publiées à son sujet. Continuez-vous toujours à perdre des fidèles qui passent de l’Église à la franc-maçonnerie ? »

Dans les autres questions que contenait la lettre du cardinal, le nom de Felsenburgh reparaissait encore une ou deux fois.

Percy déposa la lettre sur son bureau, et réfléchit un moment. Il songea que c’était chose bien étrange, de trouver le nom de cet homme dans toutes les bouches, tandis que ce que l’on savait de certain sur lui n’était presque rien. Il avait acheté, dans la rue, par curiosité, trois photographies qui prétendaient représenter ce personnage mystérieux : bien que l’une des trois pût être authentique, toutes les trois, certainement, ne pouvaient pas l’être. Il les prit dans un tiroir de son bureau, et les étala devant lui.

L’une montrait un gros homme barbu et sauvage, à mine de cosaque, avec des yeux saillants. Non, celle-là ne pouvait pas être prise au sérieux ! elle faisait voir, seulement, l’image qu’avait dû se former une imagination grossière, ayant à se représenter un personnage qui passait pour avoir eu une grande influence en Orient.

La seconde photographie révélait un visage gras, avec de petits yeux et une barbiche : celle-là pouvait, en somme, être vraie, d’autant plus qu’elle portait le nom d’une maison photographique de New-York. Puis Percy considéra la troisième, où apparaissait un long visage rasé, avec un lorgnon, — un visage incontestablement intelligent, mais rêveur et mou ; tandis que, manifestement, Felsenburgh devait être un homme d’une énergie extraordinaire.

Percy essaya de se rappeler ce que lui avait dit M. Vanhaus, le sénateur américain : mais les renseignements obtenus de cette source n’étaient guère significatifs. Felsenburgh, d’après M. Vanhaus, n’avait usé d’aucune des méthodes communément employées dans la politique moderne. Il n’avait dirigé aucun journal, n’avait attaqué personne, soutenu personne ; jamais il n’avait recouru au chantage ni aux pots-de-vin, jamais on n’avait pu alléguer contre lui aucune accusation de crimes monstrueux. Au contraire, sa principale originalité semblait consister dans la « propreté de ses mains » et dans son passé sans tache, comme aussi dans l’attirance magnétique de toute sa personne. Il avait pris le peuple par surprise, surgissant des eaux troubles du socialisme américain comme une vision…

La pensée de Percy revint aux problèmes qui l’avaient préoccupé toute la journée. De plus en plus, tout paraissait sans espoir. Il essayait de ne point songer à ses confrères du clergé ; mais, malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de voir que ce n’étaient point là les hommes qu’il aurait fallu pour la situation présente. Non pas, certes, qu’il se préférât le moins du monde à eux ! Il sentait et savait parfaitement que, lui aussi, il était insuffisant pour sa tâche : ne l’avait-il point prouvé encore dans ses relations avec le pauvre P. Francis, et avec maints autres qui, durant les années dernières, avaient essayé de se raccrocher à lui ? L’archevêque lui-même, tout saint homme qu’il fût, avec sa foi enfantine, était-ce bien l’homme qui convenait pour conduire les catholiques anglais, et pour confondre leurs ennemis ? Non, la terre, décidément, ne comportait plus de grands hommes ! Et que faire ?

Il s’enfouit la tête dans les mains.

« Oui, ce qu’il faudrait c’est un ordre religieux nouveau, un ordre sans habit particulier, et sans tonsure, sans traditions ni coutumes, sans rien d’autre qu’un entier et cordial dévouement ! Les membres de cet ordre devraient être les francs-tireurs de l’armée du Christ, comme avaient été jadis les Jésuites. Mais, pour la création d’un tel ordre, il faudrait, d’abord, un fondateur. Et qui donc, au nom du Ciel, serait de taille à assumer ce rôle ? Un fondateur nudus, sequens Christum nudum !… Oui, des francs-tireurs, prêtres, évêques, laïcs, hommes et femmes, avec les trois vœux, naturellement, et une clause particulière, interdisant à jamais, absolument, toute propriété, privée ou collective. Tout don reçu aurait à être transmis à l’évêque du diocèse. Oh ! si un ordre de ce genre était créé, que ne pourrait-il point faire !… » Et Percy s’exalta dans des rêves magnifiques.

Mais bientôt il se ressaisit, et se reprocha sa folie. Un tel projet n’était-il pas aussi vieux que le monde ? n’avait-ce pas été le rêve de tout homme zélé, depuis la première année de notre salut ?

Le prêtre se frappa humblement la poitrine, et prit son bréviaire, pour achever de se distraire de ces vaines rêveries. Quand il eut fini de lire, une demi-heure après, sa pensée revint au pauvre P. Francis. Il se demanda ce que le prêtre apostat faisait, à présent ? Le malheureux ! Et lui-même Percy Franklin, jusqu’à quel point était-il responsable de cette chute ?

On frappa à la porte, et le P. Blackmore entra, pour la petite causerie avant la nuit. Percy lui fit part de son entretien avec Francis.

Le P. Blackmore écarta, un moment, sa pipe, et soupira profondément.

— Je savais que cela devait finir ainsi ! dit-il. Que voulez-vous ?

— Je dois dire qu’il a été extrêmement loyal ! expliqua Percy. Il y a huit mois déjà qu’il m’a avoué qu’il était en peine.

Le P. Blackmore, tout pensif, tirait des bouffées de sa pipe.

— Mon cher Franklin, dit-il, les choses sont en train de prendre une tournure vraiment grave. De tous côtés, c’est la même histoire. Que va-t-il se passer, au bout de tout cela ?

— Je crois que les choses du monde vont par vagues ! — répondit Percy, après avoir réfléchi un moment.

— Vous voulez dire par flux et reflux ? demanda Blackmore.

— C’est du moins ce qui me semble.

Le P. Blackmore fixa ses yeux sur lui.

— Vous êtes-vous jamais trouvé en mer, demanda-t-il, pendant le calme qui précède un typhon ?

Percy secoua la tête négativement.

— Eh ! bien, reprit le P. Blackmore, c’est ce calme qui est la chose la plus effrayante ! La mer est comme de l’huile ; vous avez la sensation d’être à demi-mort ; vous ne pouvez rien faire. Et puis arrive la tempête !

Percy, à son tour, dévisageait curieusement son interlocuteur.

— Avant toutes les grandes catastrophes, ce calme se produit. Toujours il en a été ainsi dans l’histoire… Père Franklin, j’ai l’idée que quelque chose d’énorme va arriver !

— Dites-moi toute votre pensée ! — fit Percy, se penchant en avant.

— Eh ! bien, j’ai vu le vieux Templeton quelques jours avant sa mort ; et c’est lui qui m’a mis cette idée en tête… Écoutez-moi, mon père ! Peut-être n’est-ce que cette affaire d’Orient qui s’apprête à tomber sur nous : mais, je ne sais pourquoi, il me semble que ce n’est point cela. C’est dans la religion que quelque chose va arriver. Du moins, c’est ce que je crois… Père Franklin, au nom du Ciel, qu’est-ce que c’est que ce Felsenburgh ?

Percy fut si saisi de la réapparition soudaine de ce nom qu’il resta, un long moment, sans répondre.

Au dehors, la nuit d’été répandait un calme merveilleux. De temps à autre seulement, une faible vibration s’élevait des voies souterraines qui passaient à vingt mètres au-dessous de l’archevêché ; mais la rue qui avoisinait la cathédrale était très tranquille. Une fois, un grand sifflement se fit entendre dans l’air, comme si quelque monstrueux oiseau migrateur se frayait un chemin entre Londres et les étoiles ; et une fois, aussi, un cri de femme très perçant retentit, venant de la direction du fleuve.

— Oui, ce Felsenburgh ? reprit le P. Blackmore. La pensée de cet homme ne me sort point de la tête. Et pourtant, que sais-je de lui ? Qu’est-ce que personne sait de lui ?

Après un nouvel intervalle de silence, le vieux prêtre continua :

— Et voyez comme tout le monde nous abandonne ! Les Wargrave, les Henderson, Sir James Bartlet, et puis tous ces prêtres ! Et notez que tous ces déserteurs sont loin d’avoir des âmes basses : hélas ! la chose m’épouvanterait beaucoup moins si je ne savais pas ce que valent quelques-uns d’entre eux. Par exemple, ce James Bartlet ! Voilà un homme qui a dépensé la moitié de sa fortune pour l’Église, et qui ne le regrette pas, maintenant encore ! Il dit qu’une religion quelconque vaut toujours mieux que l’absence de religion, mais que lui, pour sa part, se trouve désormais hors d’état d’y croire. Eh ! bien, qu’est-ce que tout cela signifie ? Je vous dis que quelque chose va arriver ! Quoi ? Dieu le sait ! et l’idée de ce Felsenburgh ne peut pas me sortir de la tête… Père Franklin…

— Oui ?

— Avez-vous remarqué combien peu de grands hommes nous possédons, à présent ? Ce n’est point comme il y a cinquante ans, ou même trente ! Et, à présent, voici cet homme nouveau, que personne ne connaît, qui a surgi en Amérique, il y a quelques mois à peine, et dont le nom est sur toutes les lèvres ! Ne voyez-vous pas ce que cela signifie ?

— Je ne suis pas sûr de vous comprendre ! répondit Percy.

Le P. Blackmore secoua les cendres de sa pipe, avant de poursuivre.

— Eh ! bien, voici ce que cela signifie ! dit-il en se relevant. Je ne puis pas m’empêcher de penser que ce Felsenburgh va faire quelque chose. Je ne sais pas ce qu’il va faire : cela pourra être pour nous ou contre nous. Mais rappelez-vous qu’il est franc-maçon !… Et puis, et puis, vous allez dire que je ne suis qu’une vieille bête ! Bonne nuit !

— Un moment, mon père ! dit lentement Percy. Prétendriez-vous ?… Seigneur Dieu ! que voulez-vous dire ?

Il s’arrêta, interrogeant des yeux son interlocuteur, qui, de son côté, le regardait bien en face, par-dessous ses sourcils broussailleux ; et Percy avait l’impression que, sous l’aisance familière de ses paroles, le vieux prêtre apercevait une vision qui l’épouvantait. Mais les deux hommes se serrèrent la main, sans plus rien se dire, et se séparèrent. Et Percy, dès qu’il fut seul, se jeta à genoux.

CHAPITRE iii

i

La vieille Mme Brand et Mabel étaient assises à une fenêtre de la nouvelle amirauté, dans Trafalgar-Square, pour assister au grand meeting où Olivier devait prononcer son discours sur le cinquantième anniversaire du vote de la loi des pauvres.

Depuis longtemps déjà, presque dès l’aube de cette brillante matinée de juin, la foule avait commencé à s’assembler autour de la statue de Braithwaite. Cet homme d’État, mort depuis quinze ans, était représenté dans l’attitude qui lui avait été ordinaire, le bras étendu, la tête levée, et l’un de ses pieds légèrement avancé ; ce jour-là, en outre, on avait revêtu sa statue de tous les insignes maçonniques qu’il avait portés de son vivant.

La vieille Mme Brand était plus en train que d’habitude, et considérait avec curiosité les masses énormes venues, de toutes parts, pour entendre parler son fils. Une plate-forme avait été dressée tout autour de la statue de bronze, de telle façon que Braithwaite lui-même semblât être l’un des orateurs. La place entière, au-dessous, était pavée de têtes, et retentissait des murmures de centaines de milliers de voix, que dominait, par instants, l’éclat puissant des cuivres et des tambours, lorsque passaient les sociétés de bienfaisance et les guildes démocratiques, chacune précédée de sa bannière, et convergeant vers le vaste espace qui leur était réservé au pied de l’estrade. Pas une fenêtre, non plus, qui ne fût encombrée de visages ; sans compter qu’on avait installé de vastes tribunes, pour les auditeurs privilégiés, sur toute la longueur des façades de la Galerie Nationale et de Saint-Martin. (La vieille colonne du Square, avec ses lions, avait depuis longtemps disparu. Nelson avait été trouvé compromettant pour l’Entente cordiale ; et les lions, décidément, avaient paru d’un type trop éloigné de « l’art nouveau ». À leur place s’étendait maintenant une large avenue conduisant à la Galerie Nationale.) Enfin, par-dessus les toits, de longues frises de tête se dessinaient, sur le bleu uni du ciel.

Lorsque les horloges sonnèrent l’heure convenue, deux figures surgirent de derrière la statue, s’avancèrent, et au même instant, les murmures des conversations se changèrent en unanimes vivats.

On vit arriver, d’abord, le vieux lord Pemberton, un vieillard admirablement droit et solide, sous ses cheveux blancs. Son père était un de ceux qui, soixante-dix ans auparavant, avaient le plus travaillé à détruire la Chambre des Lords, dont il était membre ; et son fils avait dignement continué son œuvre. Il était, à présent, membre du gouvernement ; et c’était lui qui devait présider la cérémonie du jour. Derrière lui, venait Olivier, tête nue ; même à la distance où elles étaient de lui, sa mère et sa femme purent voir ses mouvements agiles, et le sourire à la fois modeste et assuré de ses lèvres, lorsque son nom émergea de la tempête des cris que poussait la foule. Puis lord Pemberton leva la main, fit un signal, et aussitôt les voix s’arrêtèrent, sous un soudain roulement de tambour : après quoi toutes les musiques entonnèrent l’hymne maçonnique.

C’était comme si la voix d’un géant eût chanté l’ample mélodie. L’hymne avait été composé dix ans auparavant, et la nation entière, désormais, le savait par cœur. La vieille Mme Brand souleva, cependant, jusqu’à ses yeux le papier imprimé qui en contenait le texte, et lut ces mots, le début de l’hymne :

Seigneur, qui habites la terre et les mers…

Elle lut les vers suivants, composés avec un heureux mélange de zèle et d’adresse pour l’exaltation de l’idée humanitaire. L’hymne entier avait une allure religieuse ; un chrétien même, à la condition de ne pas trop réfléchir, aurait pu le chanter sans scrupule. Et pourtant sa signification était assez claire : c’était la substitution de l’homme à Dieu comme objet du culte. L’auteur y avait introduit jusqu’à des paroles du Christ, disant, par exemple, que le royaume de Dieu résidait dans le cœur de l’homme, et que la plus grande de toutes les grâces était la charité.

La vieille dame leva les yeux sur Mabel, et vit que celle-ci chantait de toute son âme, le regard amoureusement fixé sur la grave et noble figure de son mari, à cent mètres de là. Et la mère d’Olivier elle-même se mit à remuer les lèvres, entraînée par la force du chœur prodigieux qui vibrait autour d’elle.

Lorsque les dernières notes de l’hymne s’éteignirent, Olivier s’avança au premier plan de l’estrade, et commença son discours.

Mais, tout à coup, comme la vieille Mme Brand essayait d’entendre les paroles de son fils, une exclamation de Mabel la fit tressaillir. Qu’était-ce donc ?

Il y eut un craquement brusque, et la figure gesticulante d’Olivier chancela, sur l’estrade, faillit tomber. Le vieux lord Pemberton se releva, précipitamment, du fauteuil où il s’était assis ; et, au même instant, une commotion violente agita et souleva un point de la foule, immédiatement voisin de l’espace clos où étaient massées les musiques, tout juste vis-à-vis du devant de l’estrade.

Mme Brand, étonnée, épouvantée, se releva, étreignit machinalement le rebord de la fenêtre, pendant que sa belle-fille lui criait à l’oreille quelques mots qu’elle ne parvenait pas à comprendre. Un grand rugissement remplit tout le square ; les têtes se tournaient de tous côtés, comme des épis sous une tempête. Et puis on vit Olivier s’avancer de nouveau, faisant de la main un geste, comme pour désigner quelque chose, et criant des mots que sa mère n’entendait pas ; et la vieille dame se laissa retomber sur sa chaise.

— Ma chérie, qu’est-ce que c’est donc ? sanglotait-elle.

Mais Mabel, restée debout, continuait à tenir les yeux fixés sur son mari ; et, de nouveau, un murmure rapide de conversations et de cris bourdonnait dans la foule.

ii

Ce soir-là, chez lui, Olivier donna aux deux dames une explication complète de l’affaire, commodément installé dans son fauteuil, avec le bras droit bandé et maintenu par une écharpe.

Sa mère et sa femme n’avaient point pu l’approcher, au moment de la catastrophe ; mais un messager était venu leur apporter la nouvelle que le jeune orateur n’était blessé que légèrement, et que les médecins étaient d’accord pour n’éprouver aucune inquiétude.

— Oui, c’était un catholique ! expliquait Olivier. Et sans doute son attentat était prémédité, car on a trouvé son revolver chargé. Mais, cette fois, — ajouta-t-il, en souriant, à l’adresse de Mabel, — aucun prêtre de sa religion n’a eu le temps d’intervenir auprès de lui !

En effet, Mabel avait déjà lu, sur les placards télégraphiques, le sort du misérable.

— Il a été tué, étranglé, et foulé aux pieds sur-le-champ ! poursuivit Olivier. J’ai fait ce que j’ai pu pour le protéger ; vous avez dû voir comme je m’y suis employé ! Mais… au fait, peut-être vaut-il mieux pour lui qu’il ait eu moins longtemps à souffrir !

Mabel se pencha vers son mari.

— Olivier, dit-elle, je sais que ce que je vais dire va te paraître bien étrange, de ma part : mais… mais j’aurais souhaité qu’on ne le tuât point !

Olivier lui sourit amoureusement. Il connaissait la charmante tendresse de son cœur.

— Qu’est-ce que tu étais en train de dire, quand il a tiré ? reprit Mabel.

— Oh ! rien que de très banal. Je disais que Braithwaite avait fait plus pour le monde, par un seul discours, que Jésus et tous les saints réunis !

Le jeune homme s’aperçut, à ce moment, que les aiguilles à tricoter de sa mère s’arrêtaient de travailler, pour une seconde ; mais, aussitôt, elles se remirent en mouvement.

— Et comment a-t-on su que c’était un catholique ? demanda encore la jeune femme.

— Il avait un rosaire sur lui ; et, avant de mourir, il a encore eu le temps d’invoquer son Christ !

— Et l’on ne sait rien d’autre, à son sujet ?

— Absolument rien ! Un homme fort bien vêtu ; mais on n’a pu encore découvrir son nom.

Olivier se laissa retomber dans le fond du fauteuil et ferma les yeux. Son bras lui faisait grand mal, avec les battements qu’il y sentait à tout instant : mais il n’en était pas moins très heureux, au fond du cœur. Il se réjouissait d’avoir été blessé par un fanatique, et d’avoir à souffrir pour une telle cause ; et il sentait que la sympathie de la nation entière l’accompagnait. Cet attentat avait été une aubaine merveilleuse pour les communistes. Leur orateur avait été assailli pendant l’accomplissement de son devoir. Le profit était incalculable pour eux, et la perte non moins énorme pour leurs adversaires, qui se vantaient volontiers d’être seuls à connaître la persécution.

Bientôt la vieille Mme Brand se leva et sortit, toujours sans dire un mot. Mabel se tourna vers son mari, et lui posa une main sur les genoux.

— Est-ce que tu es trop fatigué pour causer, mon chéri ?

Il rouvrit les yeux.

— Mais non, dit-il, pas du tout ! Qu’y a-t-il ?

— Quelles conséquences crois-tu que puisse produire toute cette affaire ?

— Quelles conséquences ? Oh ! rien que d’excellent ! Il était temps que quelque chose arrivât, vois-tu, ma chérie, il y avait des moments où je me sentais bien découragé ; il me semblait que nous perdions tout notre entrain, et que les anciens tories avaient un peu raison quand ils prophétisaient que le communisme finirait par faire faillite. Mais après ceci…

— Eh ! bien ?

— Eh ! bien, nous avons montré que nous pouvions verser notre sang pour la cause, nous aussi ! Je ne veux pas exagérer ; sans doute il ne s’agit que d’une égratignure : mais l’attentat a été si délibéré, et toute l’affaire a pris une allure si dramatique ! Le pauvre diable n’aurait pas pu choisir, à son point de vue, un plus mauvais moment ! Jamais le peuple n’oubliera cette journée !

Les yeux de Mabel étaient illuminés de plaisir.

— Mon cher trésor ! dit-elle. Est-ce que tu souffres ?

— Un peu, mais que m’importe ? Ah ! si seulement cette infernale affaire d’Orient pouvait finir !

Il avait conscience d’être fiévreux et irritable, et faisait grand effort pour retrouver son sang-froid.

— Ah ! ma chérie, reprit-il, si seulement les hommes voulaient comprendre ! s’ils voulaient reconnaître quelle chose glorieuse c’est cet idéal que nous leur proposons : l’humanité, la vie, la vérité, enfin, et la guérison de l’ancienne folie !… Mais écoute ! — s’interrompit-il, en revenant à un sujet qu’il avait d’abord oublié, — est-ce que, tout à l’heure, tu n’as pas remarqué quelque chose, quand j’ai répété ce que j’avais dit au sujet de Jésus-Christ ?

— Oui, j’ai vu que ta mère s’était arrêtée de tricoter, pour un moment.

— Mabel, ne crois-tu pas qu’elle soit en train de retomber ?

— Oh ! vois-tu, elle vieillit ! répondit légèrement la jeune femme. Il est bien naturel qu’elle regarde un peu en arrière.

— Mais, cependant, tu ne penses pas que ma mère… ? Ce serait trop affreux !

Elle secoua la tête.

— Non, non, mon chéri ! Tu es excité et fatigué ! je t’assure que ce n’est rien qu’un peu de sentiment !… Mais, tout de même, Olivier, à ta place, je n’aurais point parlé ainsi devant elle !

— Je n’ai rien dit qu’elle n’entende dire partout, à présent !

— Ne le crois pas ! Rappelle-toi qu’elle ne sort presque jamais ! Et puis, elle a horreur de l’entendre ! Après tout, il ne faut pas oublier qu’elle a été élevée en catholique !

Olivier se rejeta au fond du fauteuil, et considéra rêveusement la fenêtre, devant lui.

— N’est-ce pas étonnant, murmura-t-il, la manière dont persistent ces maudites suggestions ? Voilà une femme intelligente, et assez instruite, qui n’a pas réussi à les faire sortir de sa tête, même après cinquante ans ! En tout cas, veille bien sur elle, n’est-ce pas ?

iii

Mabel se rappela ce que son mari lui avait demandé, et, pendant quelques jours, fit de son mieux pour observer la vieille dame : mais elle n’aperçut rien qui pût l’alarmer. Mme Brand, par instants, était bien un peu silencieuse : mais elle continuait, comme d’habitude, à s’occuper de ses petites affaires. Quelquefois, elle demandait à la jeune femme de lui faire une lecture ; et elle écoutait, sans aucune trace de déplaisir, tout ce qu’il plaisait à Mabel de lui lire. Tous les jours, elle dirigeait le travail de la cuisine, tâchait à varier les menus, et s’intéressait passionnément à tout ce qui concernait son fils. Ce fut elle qui, de ses mains, prépara sa malle, lorsqu’il eut à partir précipitamment pour Paris ; et elle lui dit encore adieu, par la fenêtre, lorsqu’il descendit le petit escalier pour se rendre à la station. Ce voyage, d’après ce qu’il croyait, devait durer trois jours.

Le soir du second jour, cependant, la vieille dame se sentit malade ; et Mabel, qui était accourue dans sa chambre, tout alarmée, la trouva très rouge, s’agitant dans son fauteuil.

— Ce n’est rien, ma chérie ! lui dit Mme Brand, d’une voix tremblante.

Mais Mabel voulut absolument la mettre au lit ; après quoi, elle envoya chercher le médecin, et s’assit auprès d’elle.

— C’est le cœur qui est atteint ! dit le médecin, son examen fini. Elle peut mourir d’une minute à l’autre ; ou bien elle peut vivre encore dix ans !

— Croyez-vous que je doive télégraphier à mon mari ?

Il réfléchit, et fit de la main un signe négatif.

— Encore une fois, tout est possible : mais mon sentiment est qu’il n’y a point d’urgence !

Puis il ajouta quelques mots pour expliquer la manière de se servir de l’injecteur d’oxygène, et prit congé.

La malade reposait tranquillement dans son lit, lorsque Mabel remonta près d’elle. Elle lui tendit sa petite main ridée.

— Eh ! bien, ma chérie ? demanda-t-elle.

— Ce n’est rien qu’un peu de faiblesse, mère ! Il faut que vous restiez tranquille, et ne vous occupiez de rien ! Voulez-vous que je vous lise quelque chose ?

— Non, ma chérie ! Je vais sommeiller un peu !

Dans la conception que se faisait Mabel de ses devoirs, n’entrait point l’idée d’informer la malade du danger qui la menaçait : car, suivant la croyance de la jeune femme, il n’existait point de fautes passées à réparer, ni de jugement à affronter à l’heure de la mort. La mort était une fin, et non pas un commencement. Et ainsi, Mabel, après avoir vu sa belle-mère s’assoupir doucement, redescendit, pour travailler et rêver, dans son petit salon.

Le lendemain matin, M. Phillips arriva comme à l’ordinaire. Mabel venait de sortir de la chambre de Mme Brand, et le secrétaire lui demanda des nouvelles de celle-ci.

— Elle va un peu mieux, je crois, dit Mabel. Il faut qu’elle reste bien tranquille, toute la journée !

Le secrétaire s’inclina, et se dirigea vers le bureau d’Olivier, où l’attendaient une foule de lettres urgentes.

Mais, environ deux heures après, comme Mabel remontait l’escalier, elle rencontra M. Phillips qui descendait. Il paraissait un peu agité et mal à son aise.

— Mme Brand m’a fait appeler ! dit-il. Elle désirait savoir si M. Olivier serait de retour aujourd’hui.

— Il va revenir ce soir, n’est-ce pas ?

— Il m’a dit qu’il serait ici pour le dîner, mais un peu tard. Il arrivera à la station vers dix-neuf heures.

— Et il n’y a pas d’autres nouvelles ?

— De simples rumeurs ! répondit le secrétaire. M. Brand m’a téléphoné, il y a quelques instants.

Il semblait si ému que Mabel le regarda avec surprise.

— Ce ne sont point des nouvelles d’Orient ? demanda-t-elle.

Il eut un petit sourire gêné.

— Il faut que vous m’excusiez, madame, dit-il : vous savez, qu’il m’est défendu de rien dire !

Mabel ne fut nullement offensée, ayant pleine confiance en son mari ; mais ce fut avec un battement de cœur qu’elle entra dans la chambre de la malade.

Celle-ci, également, avait l’air fort excitée. Elle reposait dans son lit, avec de grosses taches rouges sur ses joues pâles, et répondit à peine, d’un sourire, au salut de sa belle-fille.

— Eh ! bien, vous avez vu M. Phillips ? demanda Mabel.

La vieille Mme Brand lui jeta un rapide coup d’œil inquiet, mais ne dit rien.

— Ne vous agitez point, mère ! Olivier va revenir ce soir !

La vieille dame eut un long soupir.

— Ne vous en mettez pas en peine à mon sujet, ma chérie ! répondit-elle. Je me sens tout à fait bien, maintenant. Il sera de retour pour le dîner, n’est-ce pas ?

— Oui, si l’aérien n’est pas en retard. Et maintenant, mère, êtes-vous prête pour le déjeuner ?

Mabel passa un après-midi extrêmement inquiet. Elle avait l’impression que quelque chose de très grave était en train de se produire. Le secrétaire, qui avait déjeuné avec elle à midi, avait paru très préoccupé. Il lui avait dit qu’il serait absent tout le reste du jour, ayant reçu des instructions d’Olivier. À toutes les questions qu’elle lui avait faites sur les affaires d’Orient, il s’était borné à répondre que le grand Congrès international de Paris n’avait encore rien décidé. Après quoi, il était parti précipitamment.

La vieille Mme Brand semblait dormir, lorsque sa belle-fille remonta près d’elle ; et la jeune femme ne voulut point la déranger. Elle n’avait pas non plus le courage de sortir, ce jour-là : de sorte qu’elle passa l’après-midi à se promener dans le jardin, toute pleine de réflexions, d’espérances et de craintes, jusqu’au moment où son ombre s’allongea sur le sentier, tandis que les toits voisins se teintaient des reflets roses du crépuscule.

En rentrant au salon, elle prit le journal du soir : mais la seule nouvelle qu’elle y trouva fut que le Congrès de Paris était sur le point d’être clos.

À vingt heures, toujours aucun signe d’Olivier. L’aérien de France devait être arrivé depuis une heure déjà ; et Mabel se demandait ce qui pouvait être survenu à son mari. Pourquoi ne venait-il pas, ou, tout au moins, pourquoi ne lui faisait-il pas savoir le motif de son retard ?

Un instant, elle monta au premier étage, — follement anxieuse, elle-même, — pour rassurer la vieille dame, et trouva de nouveau celle-ci très somnolente.

— Olivier n’est pas encore venu ! dit-elle. Sans doute il aura été retenu à Paris !

Le vieux visage, sur l’oreiller, bougea, et murmura quelque chose. Mabel redescendit au salon et s’assit en face de l’appareil téléphonique. Elle considéra la petite bouche ronde, la rangée de boutons électriques portant des inscriptions. Elle avait presque envie de les toucher, l’un après l’autre, pour demander aux divers endroits si l’on ne savait rien de son mari : l’un de ces boutons communiquait avec le club d’Olivier, l’autre avec son bureau à White-Hall, un autre avec la maison de Phillips, etc. Mais elle hésita, s’encourageant à prendre patience. Elle savait qu’Olivier n’aimait pas qu’elle intervint dans ses occupations politiques. Et elle se dit que, sûrement, il ne tarderait pas à se souvenir d’elle, pour la délivrer de son anxiété.

Tout à coup, l’un des timbres se mit à sonner bruyamment : celui qui portait l’étiquette White-Hall. Elle pressa le bouton correspondant, d’une main si tremblante que c’est à peine si elle put, ensuite, tenir le récepteur contre son oreille.

— Qui est là ?

Son cœur bondit en reconnaissant la voix d’Olivier, toute mince et faible à travers les lieues du fil.

— C’est moi, Mabel ! répondit-elle à la question de son mari. Je suis seule dans ton bureau.

— Oh ! très bien ! Me voici de retour. Tout est pour le mieux. Mais écoute : peux-tu bien m’entendre ?

— Oh ! oui !

— Ce qu’on pouvait espérer de plus heureux s’est produit. La question d’Orient est décidément réglée. C’est Felsenburgh qui a tout fait. Et, maintenant, écoute encore ceci ! Il m’est impossible de rentrer chez nous, ce soir : mais, dans deux heures, le résultat du Congrès va être proclamé solennellement, au Temple de Paul. Viens me rejoindre ici, tout de suite ! Il faut que tu assistes à la séance !… Tu m’entends toujours bien ?

— Oh ! très bien !

— Donc, viens tout de suite ! Ce sera la plus grande chose de toute l’histoire du monde ! Viens avant que la nouvelle se répande : dans une demi-heure, toutes les rues seront infranchissables.

— Olivier !

— Quoi ? Dis-vite ?

— Ta mère est malade. Puis-je la quitter ?

— Très malade ?

— Oh ! pas de danger immédiat ! Le médecin l’a vue.

Il y eut un instant de silence.

— Viens malgré tout ! reprit Olivier. Nous rentrerons ensemble cette nuit. Dis-lui que nous reviendrons assez tard !

— Bien !

— Oui, il faut absolument que tu sois là ! Felsenburgh y sera.

CHAPITRE iv

i

Ce même jour, dans l’après-midi, Percy reçut une visite.

Son visiteur n’avait, dans sa personne, rien d’exceptionnel ; et le prêtre, en entrant au salon pour le recevoir, ne put tirer aucune conclusion de son apparence extérieure, sinon que ce n’était pas un catholique.

— Monsieur, lui dit l’étranger, je ne vous retiendrai pas longtemps ! Mon affaire sera réglée en cinq minutes.

Percy attendit la suite, les yeux baissés.

— Une… une certaine personne m’a envoyé vers vous. Cette personne a été catholique, autrefois ; elle désirerait rentrer dans l’Église.

Percy fit un petit mouvement de tête. C’était là un message qu’il n’était plus guère accoutumé à recevoir.

— Vous viendrez la voir, monsieur, n’est-ce pas ? Vous me le promettez ?

Le visiteur semblait étrangement mal à l’aise : son visage pâle reluisait de sueur, et une inquiétude profonde se lisait dans ses yeux.

— Mais, sans doute, je viendrai ! dit Percy, en souriant.

— Oui, monsieur, mais c’est que vous ne savez pas quelle est cette personne ! Cela ferait un gros tapage, monsieur, si la chose était connue. Il ne faut pas qu’on en sache rien ! Pouvez-vous me promettre cela encore ?

— Il m’est impossible de vous faire une promesse de cette sorte, répondit doucement le prêtre, jusqu’au moment où je saurai au juste de quoi il s’agit.

— En tout cas, monsieur, reprit l’étranger, vous ne direz rien avant d’avoir vu cette personne ! Pouvez-vous me promettre cela ?

— Oh ! certainement ! dit le prêtre.

— Quant à moi, il vaut mieux que vous ignoriez mon nom ! Oui, cela vaut mieux pour vous et pour moi ! et puis, voyez-vous, monsieur, cette dame est malade ; il faudra que vous veniez dès aujourd’hui, s’il vous plaît, mais pas avant le soir. Vingt-deux heures, est-ce un moment qui vous convienne ?

— Et où est-ce ? demanda Percy.

— C’est… c’est auprès de la station de Croydon. Je vais vous écrire l’adresse, tout de suite. Et vous me promettez de ne pas venir avant vingt-deux heures, monsieur ?

— Pourquoi pas tout de suite ?

— Parce que… parce que les autres pourraient se trouver là ; tandis que, cette nuit, je sais qu’ils seront absents.

Ceci prenait une allure plutôt suspecte ; et Percy songea que bien des complots fâcheux avaient eu des débuts analogues. Mais il ne se crut pas en droit de refuser.

— Pourquoi n’envoie-t-elle pas chercher le prêtre de sa paroisse ? demanda-t-il.

— C’est qu’elle ne le connaît pas, et ne sait pas où le trouver ! Vous, monsieur, elle vous a vu, une fois, dans la cathédrale, et vous lui avez dit votre nom. Ne vous souvenez-vous point ? Une vieille dame ?…

En effet, Percy avait un vague souvenir d’une rencontre de ce genre, il y avait un mois ou deux : il le dit à son visiteur.

— Alors, monsieur, vous allez venir, n’est-ce pas ?

— Il faut d’abord que j’en cause avec le curé de Croydon, dit le prêtre. S’il me donne l’autorisation…

— Mais, s’il vous plaît, monsieur, il ne faut pas que le curé connaisse son nom ! Vous ne le lui direz pas ?

— Son nom ? Mais moi-même ne le sais pas encore ! répliqua Percy, en souriant de nouveau.

L’étranger eut un mouvement brusque, sur sa chaise, et son visage exprima tout l’effort d’une lutte intérieure.

— Eh ! bien, monsieur, je vais d’abord vous dire ceci : le fils de cette vieille dame est mon patron, et l’un des communistes les plus en vue. Elle demeure avec lui et sa femme. Son fils et sa belle-fille seront absents, cette nuit : voilà pourquoi je vous ai fixé une heure aussi tardive ! Et maintenant, c’est entendu que vous viendrez, n’est-ce pas ?

Percy le dévisagea pendant quelques instants. Certes, si c’était là une conspiration, les conspirateurs n’étaient point des hommes bien énergiques ! Puis il répondit :

— C’est entendu, monsieur, je vous promets que j’irai. Et maintenant, le nom et l’adresse !

L’étranger se lécha les lèvres, nerveusement, et promena un regard autour de lui. Puis, se penchant en avant, il murmura très vite :

— Monsieur, le nom de cette vieille dame est Brand ; c’est la mère de M. Olivier Brand !

Au premier moment, Percy resta tout saisi. La chose était trop extraordinaire pour être vraie ! Il ne connaissait que trop bien le nom d’Olivier Brand : c’était l’homme que l’incident de Trafalgar-Square avait promu à une brusque et immense popularité. Et maintenant, voici que sa mère…

Il se retourna brusquement vers son visiteur.

— Monsieur, dit-il, j’ignore qui vous êtes, et si vous croyez en Dieu ou non : mais voudriez vous me jurer, sur votre religion et votre bonheur, que tout ce que vous me dites est vrai ?

Les yeux timides rencontrèrent les siens, et hésitèrent : mais c’était l’hésitation de la faiblesse, non de la traîtrise.

— Je vous le jure, monsieur, par Dieu tout-puissant !

— Seriez-vous catholique ?

L’étranger répondit non, d’un signe de tête.

— Mais je crois en Dieu ! dit-il. Du moins, il me semble que j’y crois…

Percy se redressa et resta silencieux, tâchent à se rendre un compte exact de ce que cette affaire signifiait. Il n’y avait aucune trace de triomphe, dans son esprit, mais plutôt une sorte de crainte, et de l’étonnement, et de l’agitation, et, sous tout cela, le plaisir de penser au pouvoir souverain de la grâce divine. Tout à coup, il s’aperçut que son visiteur le considérait anxieusement.

— Ce que je vous ai dit ne vous aurait-il pas effrayé, monsieur ? N’allez-vous pas retirer votre promesse ?

Percy eut un sourire amusé.

— Oh ! non, certes, dit-il. Je serai là à vingt-deux heures !… Est-ce que le danger de mort est imminent ?

— Non, monsieur. C’est une maladie de cœur, avec des syncopes. La matinée d’aujourd’hui a même été assez bonne.

— C’est entendu, je serai là ! dit Percy. Et vous, monsieur, y serez-vous aussi ?

— J’aurai à être avec M. Brand, monsieur ! répondit l’étranger, en se levant de sa chaise. Il y aura une grande assemblée publique, cette nuit. Mais je n’ai pas le droit d’en parler encore… Vous demanderez Mme Brand, et vous direz qu’elle vous attend ; on vous conduira tout de suite dans sa chambre. Il tira un carnet, y écrivit l’adresse, déchira la feuille et la tendit au prêtre.

— Je vous demanderai, monsieur, d’avoir la bonté de détruire ce papier, après avoir recopié l’adresse ! C’est que… j’aimerais bien à ne point perdre ma place, autant que possible ! Percy resta debout un moment, roulant la feuille sur un de ses doigts.

— Pourquoi n’êtes-vous point catholique vous-même ? demanda-t-il.

L’étranger fit un signe de tête vague ; puis il prit son chapeau, et se dirigea vers la porte.

Percy passa le reste de l’après-midi dans un état de grande agitation.

Pendant les deux derniers mois, bien peu de choses étaient arrivées qui eussent de quoi l’encourager. Il avait eu à enregistrer une dizaine d’abjurations importantes, que ne compensait plus aucune conversion, Sans nul doute possible, désormais, le flot montait, de plus en plus haut, contre l’Église. La folle aventure de Trafalgar Square, aussi, l’autre semaine, avait fait un mal incalculable ; plus que jamais les journaux criaient, et tout le monde répétait, que les actes publics de l’Église démentaient sa foi au surnaturel. « Grattez un catholique, et vous trouverez un assassin ! » avait été le texte d’un grand article du Nouveau Peuple ; et Percy, lui-même, était à la fois stupéfait et indigné de la folie d’un tel attentat. Il est vrai que l’archevêque, du haut de la chaire de sa cathédrale, avait formellement répudié aussi bien l’acte que ses motifs : mais cela encore avait servi d’occasion aux journaux pour rappeler l’usage constant, qu’avait l’Église, de tirer parti de la violence tout en répudiant les violents. L’horrible mort du criminel n’avait nullement apaisé la colère populaire ; et, de plus en plus, le bruit se répandait que l’on avait vu cet homme sortir de l’archevêché, un peu avant l’accomplissement de son attentat.

Et maintenant, voici que la propre mère du héros de cette aventure désirait se réconcilier avec cette Église qui avait essayé d’assassiner son fils !

Vingt fois, durant l’après-midi, Percy, au cours d’une visite qu’il dut faire à l’un de ses collègues habitant Worcester, se demanda si la visite de l’étranger ne cachait pas, tout de même, un complot, une sorte de talion, une tentative de le prendre au piège. Cependant, il avait promis de ne rien dire, et d’aller à l’adresse indiquée. Il termina sa lettre, après le dîner, comme d’habitude, mais avec un sentiment singulier de fatalité. Puis, l’ayant enveloppée et timbrée, il se dirigea, vêtu de son costume de ville, vers la chambre du P. Blackmore.

— Mon père, lui dit-il brusquement, voudriez-vous entendre ma confession ?

II

Son visiteur lui ayant dit que le danger n’était pas imminent, Percy n’avait pas emporté d’hostie ; mais le curé de Croydon lui avait téléphoné qu’il pourrait s’en procurer à la sacristie de l’église Saint-Joseph, toute proche de la gare. Il avait seulement pris, dans sa poche, un cordon violet, qu’il avait l’habitude de jeter sur ses épaules quand il était auprès des malades.

En descendant de la station, à Croydon, il fut frappé de l’animation extraordinaire qui remplissait la place. Plusieurs centaines de personnes, la tête levée, lisaient une énorme affiche en lettres de feu, au-dessus d’une maison, qui annonçait, en espéranto et en anglais, la nouvelle que l’Angleterre avait fiévreusement attendue depuis plusieurs mois. Percy lut l’affiche dix fois de suite, avant de se remettre en mouvement, fasciné comme par un spectacle surnaturel, dont il ne savait point, d’ailleurs, s’il manifestait le triomphe du ciel ou de l’enfer :

Le Congrès d’Orient est terminé ! La Paix définitive et non la guerre ! La fraternité universelle établie ! Felsenburgh sera à Londres cette nuit !

Il fallut bien deux heures à Percy, après cela, pour se frayer un chemin à travers la foule, jusqu’à la maison d’Olivier. Lorsqu’il parvint enfin devant la porte, il s’aperçut que son chapeau lui était tombé de la tête, et que son manteau était déchiré. De grosses gouttes de sueur lui coulaient sur le front.

Il savait à peine que penser de cette nouvelle imprévue. Évidemment, la guerre aurait été une catastrophe terrible : mais le prêtre, sans trop comprendre pourquoi, avait l’idée qu’il y avait d’autres choses possibles qui étaient pires encore. Il songeait à cette paix universelle qui se trouvait établie par d’autres méthodes que celle du Christ. Ou bien, est-ce que Dieu, tout de même, était derrière toutes ces choses ? Aucun espoir de trouver une réponse à cette question.

Et ce mystérieux, cet inquiétant Felsenburgh ! Donc, c’était lui qui avait fait cela, qui avait accompli cet acte, incontestablement supérieur à tout autre événement temporel connu jusque-là dans l’histoire de la civilisation ! Quelle espèce d’homme était-il ? Quels pouvaient être son caractère, ses motifs ? Et quel usage allait-il faire de son prodigieux succès ? Ainsi les points d’interrogation dansaient, devant Percy, comme une foule d’étincelles, et toute sorte de problèmes s’imposaient à lui, dont chacun avait pour objet tout l’avenir du monde. Et, en attendant, il se rappela qu’il y avait là une vieille femme qui désirait se réconcilier avec Dieu, avant de mourir…

Deux ou trois fois, il sonna sans qu’on vint lui répondre. Enfin, une lumière se montra, au premier étage.

— On est venu me chercher ! expliqua-t-il à la servante effarée qui lui avait ouvert la porte. J’avais promis d’être là à vingt-deux heures, mais j’ai été retardé par la foule.

La servante lui balbutia précipitamment une question.

— Oui, je crois bien que c’est vrai ! répondit-il. Toute perspective de guerre a disparu, et c’est la paix universelle. Mais ayez la bonté de me conduire là-haut !

En traversant l’antichambre, il éprouvait une curieuse sensation d’être en faute. Ainsi, c’était là que demeurait Brand, cet éloquent et passionné ennemi de son Dieu ! Et voici que lui, un prêtre, se glissait dans cette maison, sous le couvert de la nuit ! En tout cas, il se dit que la responsabilité en retomberait sur d’autres.

Devant la porte d’une chambre, au premier étage, la servante se retourna vers lui.

— Monsieur est médecin ? demanda-t-elle.

— Cela me regarde ! répondit brièvement Percy, en ouvrant la porte.

Avant qu’il eût le temps de la refermer, un petit cri jaillit de l’un des coins de la chambre.

— Oh ! que Dieu soit loué ! Je croyais déjà qu’I m’avait oubliée ! Vous êtes prêtre, mon père ?

— Oui, je suis prêtre. Ne vous souvenez-vous pas de m’avoir vu, dans la cathédrale ?

— Oh ! oui, oui, mon père ! Je vous ai vu prier. Oh ! que Dieu soit loué !

Percy la considéra un moment, examine son visage animé, l’éclat de ses yeux profondément creusés, le tremblement continu de ses mains.

Oui, certes, tout cela était bien sincère !

— Et maintenant, mon enfant, parlez !

— Voici ma confession, mon père !

Percy tira de sa poche le fil violet, le glissa par-dessus son épaule, et s’assit près du lit.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais la vieille femme ne voulut point le laisser partir, sa confession terminée.

— Dites-moi, mon père, quand m’apporterez-vous la sainte communion ?

Il hésita.

— D’après ce que l’on m’a dit, M. Brand et sa femme ne savent rien de tout ceci ?

— Non, mon père !

— Dites-moi : êtes-vous très malade ?

— Je ne sais pas, mon père ! On ne veut pas me le dire. J’ai bien cru que tout allait finir, la nuit passée !

— Quand voulez-vous que je vous apporte la communion ? Ce sera comme vous le voudrez !

— Voulez-vous que je vous envoie chercher dans un jour ou deux ? Et puis, mon père, faut-il que je dise tout à mon fils ?

— Vous n’y êtes pas obligée !

— Si vous jugez que je le dois, je le ferai !

— Eh ! bien, réfléchissez-y, et faites-moi sa voir votre décision… Vous avez appris ce qui vient d’arriver ?

Elle répondit : oui, d’un signe de tête, mais presque avec indifférence ; et Percy en éprouva comme une piqûre de honte, dans son propre cœur. Tout compte fait, la réconciliation d’une âme avec Dieu était une bien plus grosse affaire que la réconciliation de l’Orient avec l’Occident !

— La chose peut avoir beaucoup d’importance pour M. Brand, dit-il : car votre fils est en train de devenir un très grand homme, à ce qu’il me semble !

La malade continuait à le considérer en silence, avec une ombre de sourire, et Percy s’émerveilla de l’expression juvénile de ce vieux visage. Soudain, Mme Brand fronça les sourcils.

— Mon père, je ne veux pas vous retenir ! Mais dites-moi encore : qu’est-ce que c’est que cet homme ?

— Felsenburgh ?

— Oui !

— Personne ne le sait ; mais, probablement, nous allons être renseignés dès demain, car il est à Londres ce soir même !

Il y avait, dans le regard de la vieille femme, quelque chose de si étrange que, d’abord, Percy craignit l’approche d’une nouvelle syncope. Une frayeur infinie se dégageait de tous les traits du visage contracté.

— Qu’y a-t-il, mon enfant ?

— Mon père, j’ai très peur, très peur, quand je pense à cet homme ! Il ne peut me faire aucun mal, n’est-ce pas ? Je suis à l’abri de lui, maintenant que me voici redevenue catholique…

— Mais sans doute, ma fille, vous êtes à l’abri ! Comment cet homme pourrait-il vous nuire ?

Mais l’expression d’épouvante persistait. Percy se pencha vers la malade.

— Il ne faut pas vous abandonner à des imaginations ! lui dit-il. Confiez-vous simplement à notre Sauveur ! Cet homme ne peut vous faire aucun mal !

Il lui parlait, maintenant, comme a un enfant. Mais toujours encore les vieilles lèvres étaient comme rentrées, et les yeux erraient, terrifiés, dans les ténèbres de la chambre.

— Mon enfant, voyons, dites-moi ce qu’il y a ! Que savez-vous de Felsenburgh ? Vous aurez fait un mauvais rêve !

Mme Brand répondit : oui, d’un mouvement de tête énergique, et le prêtre, pour la première fois, sentit en soi-même un petit sursaut d’appréhension. La vieille dame avait-elle perdu la raison ? Mais pourquoi le nom de cet homme lui semblait-il avoir quelque chose de sinistre, à lui aussi ? Et il se rappela que, naguère, le P. Blackmore avait eu une impression analogue. Il se ressaisit, énergiquement.

— Dites-moi les choses comme elles sont ! reprit-il. Qu’avez-vous rêvé ?

Elle se souleva un peu dans son lit, toujours en promenant autour d’elle un regard d’effroi, puis elle étendit une de ses vieilles mains couvertes de bagues, prit l’une des mains du prêtre, et la tint serrée.

— La porte est bien fermée, mon père ? Personne ne nous écoute ?

— Non, non, mon enfant ! Pourquoi tremblez-vous ? Vous n’avez pas le droit d’être superstitieuse !

— Eh ! bien, mon père, voici ce que j’ai vu, tout à l’heure ! J’étais quelque part, dans une grande maison inconnue. C’était une des maisons d’autrefois, et très obscure. Et moi, il me semblait que j’étais une enfant, et que j’avais très peur de quelque chose. Tous les corridors étaient noirs, et j’allais pleurant, criant, dans les ténèbres, en quête d’une lumière. Et, alors, j’ai entendu une voix qui parlait, très loin… Mon père…

Elle s’arrêta, et serra plus fort la main de Percy. La maison était étrangement silencieuse, et le prêtre avait l’impression de se trouver lui-même, avec sa pénitente, dans cette autre maison dont elle lui parlait.

— Et alors, mon père, j’ai entendu des paroles, et je me suis mise à courir le long des corridors, jusqu’à une porte où j’ai vu un rayon de lumière se dessiner sur le sol. Là, je me suis arrêtée… Approchez-vous, mon père !

La voix avait faibli, peu à peu, et n’était plus qu’un murmure ; et les yeux, creusés, fixaient le prêtre, comme s’ils tâchaient à le retenir par force.

— Je me suis arrêtée, mon père : je n’ai pas osé entrer ! J’entendais, à présent, les paroles, je voyais la lumière : mais je n’osais pas entrer. Et, tout de suite, j’ai su, mon père, que c’était ce Felsenburgh qui était dans cette chambre !…

D’en bas, retentit tout à coup le choc violent d’une porte fermée, et l’on entendit un bruit de pas dans l’antichambre. Percy se leva précipitamment.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

Deux voix parlaient, assez haut, sur l’escalier.

— C’est mon fils et sa femme ! dit Mme Brand. Eh ! bien… eh ! bien, mon père…

Elle fut interrompue par une douce et légère voix de jeune femme, qui disait, de l’autre côté de la porte :

— Il y a encore de la lumière chez elle ; viens vite, Olivier, mais sans bruit !

Puis la porte s’ouvrit.

CHAPITRE V

I

Il y eut une exclamation, puis un silence, et une grande et belle jeune femme, le visage brillant d’émotion, s’avança vers le lit de la malade, suivie bientôt par un homme que Percy reconnut tout de suite, pour avoir vu souvent sa photographie.

— Eh ! bien, mère ?… demanda Mabel.

Mais elle s’interrompit, pour considérer l’étranger, cet homme au visage tout jeune sous ses cheveux blancs.

Olivier, lui aussi, considérait le prêtre, avec une émotion singulière dans tous ses traits.

Puis s’adressant à sa mère :

— Qui est-ce là ? demanda-t-il, d’un ton ferme.

— Olivier, s’écria Mabel, en se tournant vers lui, c’est le prêtre que j’ai vu…

— Un prêtre ! reprit Olivier. Mais pour quoi ?… C’est vous qui l’avez envoyé chercher, ma mère ? — poursuivit-il, avec un tremblement dans la voix et un tressaillement de tout son corps.

— Oui, je suis prêtre ! dit Percy, fort embarrassé de cette situation imprévue.

— Et vous êtes venu dans ma maison ? cria Olivier. Et vous êtes resté ici toute la soirée ?

Mabel, de nouveau, s’avança vers son mari, et lui prit la main.

— Olivier, lui dit-elle, il ne faut pas qu’il y ait de scène ici ! Notre pauvre chère mère est malade, ne l’oublie pas ! Ne voudriez-vous point descendre au salon, monsieur ?

Percy fit un pas vers la porte, mais, avant de sortir, il se retourna et éleva la main.

— Que Dieu vous bénisse, ma fille ! dit-il simplement, s’adressant à la pauvre figure ridée qui, dans le lit, murmurait quelque chose.

Puis il sortit, et attendit dans le corridor.

Il entendait, dans la chambre, un échange rapide de paroles, où il distinguait surtout l’accent, plein de compassion, de la voix de la jeune femme. Mais bientôt Olivier le rejoignit, toujours pâle et frémissant ; et, après lui avoir fait un geste silencieux, il le précéda dans l’escalier.

Toute cette affaire apparaissait à Percy comme un rêve ; sa seule impression nette était la satisfaction d’avoir pu terminer sa tâche, auprès de la malade, avant la catastrophe.

Dans le salon, après avoir pressé le bouton de la lumière, Olivier fit signe au prêtre de s’asseoir, tandis que lui-même se tenait de bout devant la table, les mains enfoncées dans les poches de son veston. Il y eut un assez long silence, pendant lequel Percy, machinalement, étudia la personne du jeune orateur. Il considérait cette taille droite, mince, la courbe élégante des mâchoires, le nez allongé, les cheveux d’un noir d’encre, l’expression idéaliste des grands yeux sombres, profondément enfoncés sous un vaste front. Tout à coup, la porte se rouvrit, et Mabel arriva en courant. Elle mit une main sur l’épaule de son mari.

— Assieds-toi, Olivier, dit-elle ; il faut que nous causions à l’aise…

Et lorsque tout le monde fut assis, Percy d’un côte de la table et les deux jeunes gens, l’un près de l’autre, sur un petit canapé en face de lui, c’est encore Mabel qui reprit :

— Ceci doit être arrangé tout de suite, dit-elle ; mais simplement et sans drame ! Tu entends, Olivier ? Je te défends de faire un éclat ! Elle parlait d’une voix franche et assurée, avec un mélange charmant de tendre confiance et d’autorité.

— Et puis, Olivier, poursuivit-elle, en passant son bras autour de la taille de son mari, ne regarde pas monsieur avec cette expression comique d’amertume ! Il n’a fait aucun mal !

— Aucun mal ? murmura Olivier.

— Aucun, absolument ! Quelle importance cela peut-il avoir, ce que pense et croit cette pauvre femme, là-haut ?… Mais maintenant, monsieur, voudrez-vous nous dire pourquoi vous êtes venu ici ?

Percy avait retrouvé tout son sang-froid.

— Je suis venu ici pour recevoir de nouveau Mme Brand dans l’Église ! dit-il.

— Et vous l’avez fait ?

— Je l’ai fait.

— Ne voudriez-vous point nous dire votre nom ?

Percy hésita, mais à peine une seconde.

— Certainement ! répondit-il. Je m’appelle Franklin.

— Le père Franklin ? demanda la jeune femme, avec une petite nuance d’ironie dans l’accentuation du mot « père ».

— Mais oui, le père Franklin, demeurant à l’archevêché ! dit résolument le prêtre.

— Eh bien, alors, père Franklin, pourriez-vous nous dire encore qui vous a demandé de venir ici ?

— C’est Mme Brand qui m’a envoyé chercher.

— Oui, mais de quelle façon ?

— Cela, je ne puis pas le dire !

— Mais pourriez-vous nous dire quel profit cela apporte, d’être « reçu dans l’Église » ?

Percy se leva brusquement de sa chaise.

— À quoi bon ces questions, madame ? demanda-t-il.

La jeune femme le regarda avec une surprise bien sincère.

— À quoi bon ces questions, père Franklin ? Mais c’est que nous désirons savoir ! Y aurait-il donc une loi de votre Église pour vous défendre de nous renseigner ?

Percy hésita ; il n’avait aucune idée de l’objet que pouvait poursuivre Mabel, mais il songeait qu’il valait mieux, pour lui, garder son sang-froid intact, jusqu’au bout. Si bien qu’il se rassit, et répondit :

— Certes non, madame ! et je vais tout vous dire, puisque vous le désirez ! En étant reçu dans l’Église, l’homme se trouve réconcilié avec Dieu.

— Oh ! (Olivier, ne t’agite pas ainsi !) Et comment parvenez-vous à opérer cette réconciliation, père Franklin ?

— J’ai entendu la confession de Mme Brand, et je lui ai donné l’absolution.

— Et alors, il ne faut rien de plus que cela ?

— Pardon, Mme Brand devrait encore recevoir la sainte communion, comme aussi l’extrême-onction, si elle est en danger de mort !

Cette fois, Olivier ne put se contenir et sursauta.

— Olivier, implora Mabel, je t’en prie, laisse-moi terminer cette affaire ! Et ainsi, père Franklin, je suppose que vous désirez donner encore à notre mère ces autres choses que vous dites, n’est-ce pas ?

— Ni l’une ni l’autre ne sont absolument nécessaires, madame ! répondit le prêtre, avec l’impression bien nette que la partie qu’il jouait était perdue d’avance.

— Oh ! pas absolument nécessaires ! mais cependant vous aimeriez à les donner ?

— Je le ferai, si seulement je le puis : mais, ce qui était nécessaire, je l’ai fait déjà !

— Oui ! dit-elle doucement. Eh ! bien, père Franklin, j’imagine que vous n’espérez point que mon mari vous donne la permission de revenir ici : mais je suis heureuse que vous ayez fait ce que vous estimez nécessaire. Ce sera, sans doute, une satisfaction pour vous, et c’en sera une autre pour la pauvre chère créature de là-haut. Et quant à nous… — elle serrait expressivement le bras de son mari — cela ne nous gêne en rien. Oh ! mais il y a encore quelque chose…

Elle se tut un moment, et Percy se demanda ce qui allait venir.

— Vous autres, — les chrétiens, — excusez-moi si ce que je vous dis vous parait désagréable ! — mais le fait est que vous avez la réputation de compter les têtes de vos adhérents, et de tirer grand parti des conversions que vous faites. Eh ! bien, nous Vous serions fort obligés, père Franklin, si vous vouliez nous donner votre parole de ne point rendre public ce… cet incident ! Une telle publicité affligerait mon mari, et pourrait lui causer toutes sortes d’ennuis.

— Madame… commença le prêtre.

— Un moment encore ! Comme vous voyez, nous vous avons parfaitement traité. Il n’y a eu, de notre part, aucune violence. En outre, nous vous promettons de ne point faire de scène, là-haut, avec notre mère. Mais vous, en échange, voulez-vous nous promettre ce que je vous demande ?

Percy avait pris déjà le temps de réfléchir, et il répondit sur-le-champ :

— Certes, madame, je vous promets cela !

Mabel eut un soupir de satisfaction.

— Voilà qui est parfait ; nous vous en serons obligés… et je crois pouvoir vous dire que, peut-dire après avoir pesé le pour et le contre, peut-être mon mari ne refusera-t-il pas de vous laisser revenir ici, une autre fois, pour donner votre communion, et puis encore votre… enfin l’autre chose !

Et, comme son mari recommençait à s’agiter nerveusement :

— En tout cas, reprit-elle, nous verrons ! Nous savons votre adresse, et nous vous ferons dire !… À propos, père Franklin, est-ce que vous retournez à Westminster, cette nuit ?

Il fit un signe de tête affirmatif.

— J’espère que vous pourrez vous frayer un passage : mais vous allez trouver Londres tout sens dessus dessous. Peut-être avez-vous déjà entendu que…

— Felsenburgh ? demanda Percy.

— Oui, Julien Felsenburgh ! — reprit doucement la jeune femme, pendant qu’une flamme singulière s’allumait brusquement dans ses yeux. — Julien Felsenburgh ! répéta-t-elle. Il est ici, comme vous le savez ! Il va séjourner quelque temps en Angleterre.

De nouveau, Percy eut conscience comme d’une piqûre d’effroi au cœur, sous la mention de ce nom.

— D’après ce que j’ai cru comprendre, nous allons avoir la paix ? dit-il.

La jeune femme se releva, et son mari avec elle.

— Oui, dit-elle, d’un ton où le prêtre crut lire une certaine compassion pour lui. Oui, nous allons avoir la paix, enfin la paix ! Et maintenant, retournez à Londres, père Franklin, et tenez vos yeux ouverts ! Peut-être le verrez-vous lui-même, ce sauveur du monde ; mais à coup sûr vous verrez bien des choses intéressantes. Et alors, peut-être, vous comprendrez pourquoi nous vous avons traité ainsi, pourquoi nous n’avons plus peur de vous, pourquoi nous consentons à laisser notre mère faire tout ce qu’elle veut ! Oui, vous comprendrez cela, père Franklin, demain, sinon aujourd’hui !

— Mabel ! s’écria son mari.

La jeune femme lui posa, joyeusement, une main sur la bouche.

— Pourquoi ne lui dirais-je pas ce que je pense, Olivier, mon chéri ? Qu’il aille, et qu’il voie par lui-même ! Bonne nuit, père Franklin !

Arrivé à la porte de la maison, Percy se retourna un instant ; et il les revit, le mari et la femme, debout dans la douce lumière, comme transfigurés. Mabel tenait, à présent, un de ses bras autour du cou d’Olivier ; et elle était là, droite et rayonnante, et, même sur le visage de l’homme, il n’y avait plus désormais aucune colère, rien qu’une confiance et un orgueil presque surnaturels. Tous les deux souriaient. Puis Percy ouvrit la porte, et sortit dans la claire et tiède nuit d’été.

II

Il ne fallut pas moins de trois heures, au jeune prêtre, pour se frayer un passage jusqu’à Westminster, parmi la foule énorme qui encombrait les rues et les places. L’aube, maintenant, se levait dans le ciel, avec une lueur pâle que faisait paraître plus pâle encore l’illumination brillante des globes électriques.

Percy voyait, en face de lui, le clocher de la cathédrale ; mais il se demandait s’il réussirait jamais à franchir les quelques mètres qui lui restaient à franchir. Et il travaillait patiemment, des coudes, à se pousser de proche en proche, lorsqu’un mouvement subit de la foule l’obligea, lui aussi, à lever la tête ; et alors un spectacle lui apparut que, jusqu’à son dernier jour, il ne devait pas oublier.

Un objet mince, frêle, ayant un peu la forme d’un poisson, blanc comme le lait, fantastique comme une ombre, et beau comme le jour, glissait légèrement dans l’air, au-dessus du clocher de la cathédrale, tournait, et puis se dirigeait vers l’endroit où se trouvait Percy, semblant flotter sur les vagues mêmes du silence que créait sa vue ; et l’objet allait, allait, les ailes déployées, à une hauteur d’environ dix mètres au-dessus des têtes.

Lorsque Percy put retrouver sa force de réflexion, — car il avait été, d’abord, absolument ébloui par ce spectacle imprévu, — l’étrange chose blanche s’était encore rapprochée de lui. Et toujours elle se rapprochait, flottant lentement, doucement, comme une mouette au-dessus de la mer. Percy pouvait apercevoir, à présent, tous les détails du vaisseau aérien, la proue ornée, le parapet bas, la tête du pilote ; il distinguait même tous les mouvements des quatre hommes de l’équipage. Et puis, derrière eux, il découvrit et put considérer ce que toute cette foule, et lui-même, aspiraient à voir.

Sur le pont central du vaisseau blanc, se dressait, très haut, un siège drapé de blanc, orné d’insignes maçonniques ; et, sur ce siège, une figure d’homme trônait, seule et immobile. L’homme ne faisait aucun signe, ne semblait pas se rendre compte de la présence du monstrueux troupeau humain accumulé au-dessous de lui. Son vêtement sombre contrastait violemment avec la blancheur qui l’environnait. Il avait un visage pâle, très jeune encore, mais fortement accentué, avec des sourcils noirs très arqués, de grands yeux sombres d’un éclat de glace, des lèvres minces, et des cheveux blancs.

Puis le visage se détourne, le pilote fit un mouvement ; et le vaisseau, poursuivant sa route, se dirigea vers le palais.

On entendit quelque part un cri d’angoisse, un gémissement hystérique ; puis, de nouveau, le mugissement tempétueux des voix se déchaîna parmi la foule.

LIVRE II

LA LUTTE

Et pouvoir fut donné à la Bête de faire la guerre aux saints, et de les vaincre. Et elle reçut autorité sur toute tribu, tout peuple, toute langue, et toute nation, Et elle fut adorée par tous ceux qui habitent la terre…
(Apocalypse, XII, 7 et 8).

CHAPITRE PREMIER

I

Le lendemain soir, Olivier Brand, assis dans son bureau, lisait l’article de tête de la dernière édition du Nouveau Peuple, où le rédacteur en chef du journal décrivait et appréciait, en ces termes, la cérémonie de la veille :

Nous commençons enfin à nous remettre un peu de l’enivrement de la nuit passée, et à nous rendre compte des suites merveilleuses que ne pourront manquer d’avoir les événements de cette nuit, à jamais mémorable. Mais, d’abord, il convient de rappeler brièvement les faits. Jusqu’à la soirée d’hier, notre anxiété persistait au sujet de la crise d’Orient, et, sur le coup de vingt et une heures, il n’y avait pas encore à Londres plus de quarante personnes qui sussent positivement que tout danger avait disparu. Pendant la demi-heure qui a suivi ce moment, le Gouvernement a pris quelques mesures discrètes : un petit nombre de personnes choisies ont été informées ; la police a été appelée, avec une demi-douzaine de régiments de troupes, pour assurer l’ordre ; le Temple de Paul a été mis en état pour la séance solennelle ; les Compagnies de chemin de fer ont reçu des instructions ; et, à vingt et une heures et demie exactement, l’avis officiel a été publié, au moyen d’affiches électriques, dans tous les quartiers de Londres, aussi bien que dans toutes les grandes villes de province. Le temps et la place nous font défaut pour décrire ici l’admirable manière dont toutes les autorités publiques se sont acquittées de leur devoir ; qu’il nous suffise de dire que, dans toute la ville de Londres, on n’a pas eu à déplorer plus de soixante accidents mortels.

Dès vingt-deux heures, le Temple de Paul était bondé jusque dans ses derniers recoins. Le chœur avait été réservé pour les membres du Parlement et les fonctionnaires publics. Les galeries du dôme étaient remplies d’une assistance de dames ; et le public était librement admis dans la nef entière. Aussi bien, ceux qui voulaient assister à la fête ont-ils été sages de se hâter ; car, un quart d’heure après, on peut bien dire que toutes les rues de Londres sont devenues intraversables.

Par un choix excellent, M. Olivier Brand avait été désigné pour parler en premier lieu. Le souvenir de l’infâme attentat dirigé contre lui par un émissaire de l’Église catholique était présent encore à tous les esprits ; et l’expression caractéristique de sa figure, aussi bien que l’accent passionné de ses paroles, ont donné à merveille le ton général de toute la séance. On trouvera plus loin le résumé de son discours. Après lui, successivement, le premier ministre, le ministre de l’Amirauté, le secrétaire des Affaires d’Orient, et lord Pemberton ont dit quelques mots confirmant l’incroyable nouvelle. Vers vingt-trois heures moins le quart, un renforcement de clameurs, au dehors, a annoncé l’approche de la délégation américaine, venue exprès de Paris pour donner plus d’éclat à la fête ; et, solennellement, les membres de la délégation sont montés sur l’estrade, après être entrés par la porte sud de l’ancien chœur. Chacun d’eux, tour à tour, a prononcé une courte allocution : mais, bien que tous aient tenu à nous le rappeler, aucun d’entre eux, peut être, n’a plus clairement mis en lumière que M. Markham ce fait essentiel, que tout le succès des efforts américains a été dû, uniquement et absolument, à M. Julien Felsenburgh. Celui-ci, à ce moment de la séance, n’était pas encore arrivé ; mais, en réponse à l’attente unanime de la foule, M. Markhama déclaré qu’on pouvait être sûr de le voir dans quelques instants. Puis il a continué en nous décrivant, autant qu’il était possible de le faire en quelques phrases, la méthode dont s’était servi M. Felsenburgh pour accomplir ce qui restera toujours, probablement, l’acte le plus étonnant de toute l’histoire humaine.

M. Felsenburgh, d’après ce qu’il nous a appris, est, d’abord, sans aucun doute, le plus grand orateur que le monde ait jamais entendu. Toutes les langues lui sont familières : durant les huit mois derniers, tout le temps que s’est poursuivi le Congrès d’Orient, M. Felsenburgh a discouru en dix-huit langues différentes. Quant à la nature particulière de son éloquence, nous aurons, tout à l’heure, l’occasion de la définir. M. Markham nous a dit aussi que cet homme admirable possède la connaissance la plus surprenante, non seulement de la nature humaine, mais de tout ce qu’il y a, dans cette nature, de proprement divin. Sans que l’on puisse deviner où il a puisé une science aussi universelle, c’est chose certaine que, dès le début, il a paru ne rien ignorer de l’histoire, des préjugés, des craintes, des espoirs, etc., de toutes les innombrables sectes et castes orientales avec lesquelles il a eu affaire. En résumé, comme l’observe très justement M. Markham, M. Felsenburgh constitue le premier produit vraiment parfait de cette nouvelle humanité cosmopolite, dont la création a été l’objet inconscient et continu de tous les efforts du monde, à travers l’histoire. Dans neuf cités de l’Orient, — Damas, Irkoutsk, Constantinople, Calcutta, Bénarès, Nankin, et trois autres, — une foule mahométane l’a acclamé comme le dernier Messie. Enfin, en Amérique, d’où a surgi cette figure extraordinaire, personne n’a rien à dire de lui que du bien. Il ne s’est rendu coupable d’aucun de ces actes de presse jaune, de corruption, d’improbité commerciale ou politique, qui ont souillé le passé de tous les hommes d’État d’autrefois. M. Felsenburgh n’a même jamais formé un parti. C’est lui en personne, et non pas son groupe, qui a tout conquis. Et tous ceux qui ont assisté à la séance de cette nuit s’accorderont à reconnaître, avec nous, que l’effet de ce discours de M. Markham a été indescriptible.

Quand ce discours a pris fin, un grand silence s’est répandu dans la foule ; et puis, pour répondre à l’émotion universelle, l’organiste a frappé les premiers accords de l’Hymne maçonnique. Bientôt, non seulement tout l’intérieur de l’édifice a retenti des paroles sacrées de ce chant ; mais au dehors aussi, le peuple rassemblé s’est mis a chanter ; et notre vieille cité de Londres, pendant quelques instants, est devenue, en vérité, le Temple du Seigneur.

Et maintenant nous voici parvenu à la partie la plus difficile de notre tâche. Aussi bien devons-nous avouer, tout de suite, que toute description échouerait à rendre compte de la séance de cette nuit.

On achevait le quatrième verset de l’Hymne maçonnique, lorsqu’une figure simplement vêtue de noir a gravi les marches de l’estrade. Personne, d’abord, n’y a fait attention ; mais, tout à coup, un mouvement s’est produit parmi les délégués ; et bientôt le chant s’est interrompu, au moment où le nouveau venu, après une légère inclinaison de tête à droite et à gauche, s’est frayé un chemin jusqu’à un siège qui lui était réservé, au premier plan de l’estrade. Et, chose singulière, aucun vivat bruyant n’a remplacé la musique de l’Hymne. Un silence profond, infini, a immédiatement dominé l’énorme foule ; et ce silence, par un magnétisme étrange, s’est communiqué même en dehors de l’édifice, dès l’instant où M. Felsenburgh a prononcé ses premières paroles.

De son discours, nous ne dirons que peu de chose. Autant qu’il nous a semblé, pas un seul reporter n’a eu le courage de baisser les yeux sur son papier, pour prendre des notes. Le discours, prononcé en espéranto, était d’ailleurs très bref et très simple. Il ne consistait qu’en une annonce rapide du grand fait de la Fraternité universelle, désormais établie ; en des félicitations à tous ceux qui auraient le bonheur de pouvoir assister au déroulement futur des destinées de l’univers, après cet accomplissement définitif du grand effort des siècles ; et, par manière de péroraison, en une exhortation à la louange de cet esprit du Monde qui, maintenant, vient de réaliser son incarnation.

Tel a été le contenu de ce discours de quelques minutes ; mais comment essayer de traduire l’impression que nous a fait éprouver la personnalité de l’orateur ? M. Felsenburgh, autant que l’on en peut juger par son apparence extérieure, est un homme d’environ trente ou trente-cinq ans. Il a le visage rasé, la taille très droite, les yeux et les sourcils noirs, sous des cheveux entièrement blancs. Pendant tout son discours, il s’est tenu immobile, les mains appuyées sur le rebord de l’estrade. Toutes ses paroles étaient dites lentement, distinctement, d’une voix merveilleusement claire et haute. Puis, quand il eut achevé, il est resté debout, au premier plan de l’estrade.

Il n’a pas obtenu d’autre réponse qu’un soupir, qui a jailli de tous les cœurs, comme si le monde entier venait de respirer librement pour la première fois ; après quoi s’est étendu sur nous, de nouveau, l’extraordinaire silence. Nombre d’yeux pleuraient ; des milliers de lèvres remuaient sans émettre aucun son ; et tous les visages étaient tournés vers la simple figure debout sur l’estrade, comme si l’espoir de toutes les âmes était concentré là. C’est d’une façon pareille que, sans doute, — si du moins la chose n’est pas une simple fiction, — des milliers d’yeux et d’âmes étaient tournés vers le personnage connu dans l’histoire sous le nom de Jésus de Nazareth.

M. Felsenburgh s’est tenu debout, un moment encore, puis il a traversé l’estrade et est sorti de la salle.

Des événements qui ont en lieu au dehors, un témoin oculaire nous a rapporté les quelques détails suivants : L’aérien blanc, qui sert de voiture particulière à M. Felsenburgh, et que connaissent désormais tous ceux qui étaient à Londres la nuit passée, avait stationné auprès de la petite porte sud de l’ancien chœur, reposant à environ vingt pieds au-dessus du sol. Rapidement, en quelques minutes, la foule a appris, ou deviné, quel était le voyageur qu’avait amené cet aérien ; et, lors que M. Felsenburgh a reparu, sur la porte, le même étrange soupir a retenti à travers tout l’espace du Cimetière de Paul, bientôt suivi du même silence. L’aérien étant descendu, son maître y est entré, et, de nouveau, le vaisseau s’est élevé à une hauteur de vingt pieds. On s’était d’abord attendu à un discours ; mais, vraiment, aucun discours n’était nécessaire, et, après une pause de quelques secondes, l’aérien a commencé cette promenade merveilleuse à travers la ville que celle-ci, certainement, n’oubliera jamais. Quatre fois, durant la nuit, M. Felsenburgh a traversé, d’un bout à l’autre, l’énorme capitale, sans dire un seul mot ; et partout l’immense soupira précédé et suivi son apparition, partout l’extraordinaire silence a marqué l’instant de son passage. Deux heures après le lever du soleil, le vaisseau blanc s’est rapidement élancé vers le nord et a disparu ; et depuis lors, personne n’a plus revu celui que nous pouvons appeler, en toute vérité, le Sauveur du Monde.

Et maintenant, que nous reste-t-il à dire ?

Tout commentaire est inutile. Nous devons ajouter simplement que cette ère nouvelle a commencé, dès hier, à laquelle ont vainement aspiré les prophètes et les rois, et ceux qui ont souffert et ceux qui sont morts, ceux qui peinent et qui sont lourdement chargés. En même temps que les rivalités intercontinentales ont cessé d’exister, le conflit des dissensions intérieures a pris fin, lui aussi. Et quant à celui qui a été le héros de l’organisation de cette ère nouvelle, le temps seul nous montrera quelle tâche il lui est encore réservé d’accomplir.

Ce qu’il a accompli déjà, en tout cas, est d’un prix incalculable. Le péril oriental a été, par lui, à jamais dissipé. Tout le monde, à présent, aussi bien les barbares fanatiques que les nations civilisées, ont clairement conscience que le règne de la guerre est fini. « J’apporte non point la paix, mais un glaive ! » disait le Christ ; et l’on sait combien amèrement vraies se sont trouvées ces paroles. — « Je n’apporte pas un glaive, mais la paix ! » est la réponse, enfin nettement formulée, de ceux qui ont définitivement renoncé à suivre le Christ, ou qui jamais n’ont accepté de le suivre. Les principes d’amour et d’union que notre Occident a appris à comprendre et à appliquer, durant le siècle passé, ont maintenant été adoptés aussi par l’Orient. Il n’y aura plus d’appel aux armes, mais à la Justice ; les hommes ne s’adresseront plus à un Dieu qui s’obstine à se tenir caché, mais bien à l’Homme, qui a appris sa propre divinité. Le Surnaturel est mort, ou plutôt nous savons aujourd’hui qu’il n’a jamais vécu. Ce qui reste à faire, c’est de mettre en œuvre ces leçons nouvelles, de déférer tous nos actes, toutes nos paroles, et toutes nos pensées au Tribunal de l’Amour et de la Justice : ce sera, sans aucun doute, la tâche des années qui viendront. Tous les codes auront à être détruits, toutes les barrières à être renversées ; chaque parti devra s’unir avec l’autre parti, chaque nation avec l’autre nation, et chaque continent avec l’autre continent. Rien ne subsiste plus de l’ancienne peur qui pesait sur nous ; nous n’avons plus à craindre ni les dangers de la vie présente, ni ceux d’une soi-disant vie future, dont l’appréhension a paralysé toute l’activité des générations précédentes. Assez longtemps l’humanité a gémi dans le travail de son enfantement ; son sang a coulé par la faute de sa propre folie ; aujourd’hui, enfin, elle se comprend elle-même, et commence à vivre. C’est dorénavant que pourront être vraiment bienheureux les doux, les pacifiques, les compatissants : car voici qu’ils vont enfin posséder la terre, et seront nommés les enfants de Dieu !

II

Ayant achevé de lire cet article, Olivier se retourna vers Mabel, et la considéra tendrement.

— Dis-le moi encore, ma chérie ! murmura-t-il : est-ce que tout cela n’est pas un rêve ?

— Un rêve ? répéta-t-elle ; non, certes : c’est, au contraire, une réalité plus réelle que toute notre vie jusqu’ici ! Ne te rappelles-tu pas que nous l’avons vu, vu de nos yeux, le Fils de l’Homme ? Oui, c’est bien le mot qui convient ! Le Sauveur du Monde, comme le dit ce journal ! Je l’ai reconnu, dans mon cœur, aussitôt que je l’ai aperçu, aussitôt qu’il s’est arrêté là, au bord de l’estrade. Il y avait comme une auréole autour de sa tête. Et, maintenant, je comprends tout. C’est Lui que nous avons attendu si longtemps ; et Il est venu, apportant dans ses mains la paix et la bonne volonté. Et quand Il a parlé, ensuite, je l’ai reconnu aussi. Sa voix était comme… comme le bruit de la mer : aussi simple,… aussi terrible,… aussi infiniment puissante. Ne l’as-tu pas entendue ?

Pour toute réponse, Olivier prit sa femme sur ses genoux et lui baisa le front.

— De tout le reste, reprit doucement la jeune femme, je m’en remets à Lui. J’ignore où Il est, et quand Il reviendra, et ce qu’Il fera. Je suppose qu’il y aura encore, pour Lui, de grandes choses à faire avant qu’Il soit pleinement connu. Et nous, en attendant, nous ne pouvons qu’aimer, espérer, et être joyeux !

De nouveau, il y eut quelques instants de silence. Puis Olivier parla.

— Ma chérie, pourquoi dis-tu qu’Il aura encore à se faire connaître ?

— Je dis ce que je sens ! répondit-elle. Les hommes, jusqu’ici, savent seulement ce qu’Il a fait, et non point ce qu’Il est. Mais cela aussi viendra, en son temps !

— Et jusque-là ?

— Jusque-là, c’est vous qui aurez à travailler pour préparer ses voies ! Oh ! mon Olivier, sois fort et fidèle !

Elle lui rendit son baiser, et s’enfuit.

Olivier resta assis, considérant, suivant son habitude, l’ample perspective qui se déroulait devant sa fenêtre. À la même heure, la veille, il quittait Paris, connaissant déjà le fait qui venait d’avoir lieu, mais ignorant encore l’homme qui en avait été l’auteur. Maintenant, il connaissait l’homme aussi, ou, tout au moins, il l’avait vu, entendu, et avait subi l’attrait surnaturel qui se dégageait de toute sa personne. Ses compagnons du gouvernement avaient éprouvé la même impression : dominés, et comme effrayés, mais en même temps excités jusqu’au plus profond de leur âme.

Olivier avait revu Felsenburgh, une fois encore, pendant qu’avec Mabel il rentrait chez lui. Le vaisseau blanc avait passé au-dessus d’eux, de sa démarche glissante et résolue, portant celui qui, si jamais un homme avait eu droit à ce titre, était vraiment le Sauveur du Monde. Puis, les deux jeunes gens étaient rentrés, et avaient trouvé le prêtre.

Et cela aussi avait été un choc étrange, pour Olivier : car, au premier abord, il lui avait semblé que ce prêtre était le même homme qu’il avait vu gravissant l’estrade, deux heures auparavant. C’était une ressemblance extraordinaire : le même visage juvénile sous des cheveux blancs. Mabel, il est vrai, ne s’en était pas aperçue : car elle n’avait vu Felsenburgh qu’à une grande distance ; et Olivier lui-même, au reste, s’était vite remis de cette première impression. Quant à sa mère, le jeune homme songeait avec effroi que, sans Mabel, la chambre de la pauvre femme aurait été la scène d’une catastrophe violente. Maintenant, tout était en paix, le présent et l’avenir se reliant merveilleusement.

L’avenir ! Olivier se rappela ce que Mabel lui avait dit des devoirs nouveaux qui allaient s’imposer aux membres du gouvernement. Il s’agissait, pour eux, de réaliser le principe qui venait de s’incarner dans ce jeune Américain mystérieux : le principe de la fraternité universelle. Ce serait une tâche énorme : toutes les relations internationales auraient à être révisées ; commerce, politique, méthodes de gouvernement, tout réclamait une transformation radicale. Et Olivier ne laissait point de : se sentir un peu épouvanté, devant l’immense perspective des travaux qui l’attendaient. Il prévoyait, en vérité, une révolution universelle, un cataclysme plus profond encore que n’aurait été l’invasion de l’Orient : mais le cataclysme, cette fois, allait avoir pour objet de convertir les ténèbres en lumière et le chaos en ordre !

Une demi-heure plus tard, comme Olivier dînait précipitamment avant de repartir pour White Hall, Mabel le rejoignit dans la salle à manger.

— Notre mère est plus calme ! dit-elle. Il faudra que nous soyons très patients, Olivier ! As-tu pris une résolution, au sujet du retour ici de ce prêtre ?

Il secoua la tête.

— Je ne puis songer à rien d’autre qu’à l’œuvre qu’il me va falloir accomplir ! répondit-il. C’est toi qui décideras : je laisse la chose entre tes mains… Mais, écoute, Mabel : te rappelles-tu ce que je t’ai dit, au sujet de ce prêtre ?

— Sa ressemblance avec Lui ?

— Oui ! que penses-tu de cela ?

Elle sourit.

— Je n’en pense rien du tout ! Pourquoi ces deux hommes ne se ressembleraient-ils pas ?

Olivier prit un biscuit, sur la table, l’avala, et se leva.

— En tout cas, la coïncidence est curieuse ! dit-il. Et maintenant, ma chérie, adieu !

III

— Oh ! mère, dit Mabel, agenouillée auprès du lit : ne pouvez-vous pas comprendre ce qui s’est passé ?

Plusieurs fois, déjà, elle avait essayé d’expliquer à la vieille dame le changement extraordinaire qui s’était accompli dans le monde : mais vainement. Il lui avait semblé que son devoir était de le lui expliquer, et qu’il était impossible que la mère de son Olivier s’anéantît sans avoir conscience de l’état nouveau où elle laissait le monde. C’était comme si une chrétienne se fût agenouillée au lit de mort d’un juif, au lendemain du dimanche de la Résurrection. Mais la vieille Mme Brand restait immobile, terrifiée, et cependant obstinément indifférente.

— Mère, reprit Mabel, écoutez-moi bien ! Ne comprenez-vous pas que tout ce que Jésus-Christ avait jadis promis est maintenant réalisé ? Le règne de Dieu a commencé : mais nous savons, à présent, qui est Dieu. Vous m’avez dit, tout à l’heure, que vous désiriez le pardon des péchés : eh bien, ce pardon, nous l’avons tous, puisque nous savons décidément que ce qu’on appelle péché n’existe pas ! Et puis, il y a la communion. Vous vous figuriez qu’elle vous faisait participer à Dieu : eh ! bien, nous participons tous à Dieu, par le seul fait que nous sommes des êtres humains ! Ne voyez-vous pas que votre christianisme était, simplement, une manière d’exprimer tout cela ? Je veux bien que, pour un temps, ç’ait été l’unique manière : mais maintenant il n’en est plus ainsi ! Et songez que cette vérité nouvelle est certaine, absolument certaine !

Elle s’arrêta un instant, désolée de ne voir aucun changement sur le vieux visage pitoyable.

— Songez comme le christianisme a échoué, comme il a divisé les nations ; rappelez-vous toutes les cruautés de l’Inquisition ; les guerres de religion ; les séparations entre mari et femme, entre parents et enfants ! Oh ! oh ! vous ne pouvez pas croire que tout cela fût bon ! Quelle espèce de Dieu, que celui qui aurait permis tout cela ? Ou bien encore, l’enfer : comment avez-vous jamais pu croire à cette chose horrible ? Je vous en supplie, mère, rendez-vous compte que cette religion d’autrefois n’était rien qu’un odieux cauchemar ! Pensez à ce qui est arrivé la nuit dernière, quand Il est venu, Lui dont vous avez si peur ! Je vous ai dit comment Il était : si calme et si fort ! et comment six millions de personnes l’ont vu. Et pensez à ce qu’Il a fait : Il a guéri toutes les vieilles plaies, Il a assuré la paix à l’univers ; et, maintenant, quelle vie merveilleuse va commencer ! Je vous en supplie, mère, consentez à abandonner ces affreux mensonges qui vous torturent !

— Le prêtre, le prêtre ! gémit sourdement la vieille femme.

— Oh ! non, non, pas le prêtre ! Il ne peut rien faire. D’ailleurs, il sait bien que ce ne sont que des mensonges, lui aussi !

— Le prêtre ! murmura de nouveau la mourante. Lui, il pourra vous répondre : il sait la réponse !

L’effort de ces paroles avait convulsé son visage, et ses doigts osseux tordaient nerveusement le rosaire qu’ils tenaient. Mabel, tout à coup, se sentit effrayée, et se releva.

— Oh ! mère, dit-elle, en la baisant au front. Voilà ! je ne vous dirai plus rien pour le moment ! Mais vous, réfléchissez à tout cela, en tranquillité ! Et surtout n’ayez peur de rien ! Je vous jure qu’il n’y a plus rien à craindre !

Seule dans sa chambre, ce soir-là, Mabel s’étonnait qu’une personne intelligente pût être aussi aveugle. Et puis quelle confession de faiblesse, en vérité, de ne penser qu’à appeler le prêtre ! C’était si absurde, si ridicule !

Elle-même avait l’impression d’être remplie d’une paix extraordinaire. Elle opposait l’individualisme égoïste du chrétien, sa préoccupation effrayée de la mort, au libre altruisme du croyant nouveau, qui ne demandait à la vie que ce qu’elle pouvait donner, et qui admettait parfaitement de rentrer lui-même dans l’immense réservoir d’énergie d’où il était issu, à la condition que l’esprit de Dieu triomphât dans l’humanité collective. Elle se disait, que, en cet instant, elle aurait été heureuse de tout souffrir, d’affronter la mort ; et le souvenir de la vieille femme mourante, là-haut, la pénétrait de pitié.

Lorsqu’elle remonta dans la chambre de sa belle-mère, avant de se mettre au lit, elle vit que la malade dormait. Sa main droite reposait sur la couverture, et toujours, entre ses doigts, retenait la singulière rangée de petites perles rondes. Mabel, doucement, s’efforça de lui enlever des doigts le rosaire ; mais la main ridée se referma sur lui plus étroitement, et un murmure sortit des lèvres entr’ouvertes. « Ah ! quelle pitié, se dit Mabel, qu’une telle âme persiste dans de telles ténèbres ! »

Trois heures sonnaient, et l’aube grise se reflétait sur les murs, lorsque la jeune femme, brusquement éveillée, aperçut, près de son lit, la garde-malade de sa belle-mère.

— Madame, lui dit cette femme, venez tout de suite ! Mme Brand est en train de mourir !

IV

Vers six heures, ce même matin, Olivier revint de la longue séance de nuit qui l’avait retenu à White-Hall. Il monta précipitamment dans la chambre de sa mère : mais ce fut pour constater que tout était fini.

La chambre était pleine de lumière matinale, et un concert d’oiseaux chantait dans le jardin. Mabel était agenouillée près du lit, tenant toujours les mains raidies de la vieille femme, la tête appuyée sur ses bras. Le visage de la morte était plus calme qu’Olivier ne l’avait vu jamais ; les lignes ressortaient avec une douceur charmante, comme des ombres sur un masque d’albâtre, et les lèvres souriaient. Le jeune homme resta immobile, un moment, attendant la fin du spasme qui l’avait saisi à la gorge ; puis il posa une main sur l’épaule de sa femme.

— Il y a longtemps ? demanda-t-il.

Mabel se redressa, et tourna vers lui ses beaux yeux désolés.

— Oh ! Olivier ! murmura-t-elle… Il y a environ une heure… Regarde !

Elle lâcha les mains mortes, et montra le rosaire qui y était encore enroulé.

— J’ai fait ce que j’ai pu ! sanglota-t-elle. Je me suis bien gardée d’être dure avec elle. Mais elle n’a pas voulu m’écouter. Elle a continué à appeler son prêtre, aussi longtemps qu’elle a pu parler.

— Ma chérie… commença Olivier.

Et il s’agenouilla, lui aussi, à côté de sa femme, se pencha en avant, et baisa les mains qui tenaient le rosaire.

— Ah ! oui, dit-il, laissons-la en paix ! et qu’elle garde son hochet, puisqu’elle l’aimait si fort !

Il s’arrêta.

— L’euthanasie ? … murmura-t-il, ensuite, avec un mélange de tendresse et d’anxiété.

— Oui, répondit-elle. Aussitôt que j’ai vu les signes de l’agonie ! elle a résisté, mais je savais que c’était ton désir.

Pendant une heure, ils causèrent, dans le jardin. Olivier, maintenant, rendait compte à sa femme de ce qui s’était passé à White-Hall.

— Il a refusé ! dit-il. Nous lui avons offert de créer pour lui une fonction nouvelle ; il aurait eu le titre de Consulteur ; il a refusé. Mais il a promis d’être toujours à notre service. Bientôt, sans doute, il va retourner en Amérique : mais, d’abord, il s’est engagé à examiner un programme que nous allons lui soumettre.

— Un programme ?

— Oui, concernant les lois des pauvres, la loi du commerce, et les relations internationales. C’est lui-même qui, tout à l’heure, nous a suggéré les points principaux des réformes urgentes.

— Il vous a fait un discours ?

— Ma foi ! non. C’est quelque chose de tout à fait extraordinaire. Jamais je n’ai vu ni rêvé rien de pareil. En fait, je ne me rappelle pas qu’il ait eu besoin, une seule fois, d’ajouter des arguments à ses propositions. Et notre adhésion a été unanime !

— Et le peuple, comprendra-t-il de la même façon ?

— Je le crois ! Il faudra, seulement, que nous nous mettions en garde contre une réaction possible. On dit, de toutes parts, que les catholiques vont être en danger. Nous avons lu, tout à l’heure, les épreuves d’un article de l’Ère qui doit paraître ce matin : ce journal propose des mesures à prendre pour protéger les catholiques.

Mabel sourit.

— Quelle étrange ironie ! dit-elle.

— Certes, reprit-il, il faut que les catholiques continuent à avoir, comme les autres hommes, le libre droit d’exister. Jusqu’à quel point ils peuvent continuer d’avoir le droit de participer au gouvernement, c’est une autre affaire : c’est de quoi nous allons avoir à nous occuper, je pense, la semaine prochaine.

— Parle-moi encore de Lui !

— Ma chérie, que veux-tu que je t’en dise ? Nous ne savons toujours rien, si ce n’est qu’il est, à l’heure présente, la force suprême du monde. La France, depuis son apparition, a recommencé à s’agiter fiévreusement ; elle lui a offert d’être dictateur : il a refusé cela aussi. L’Allemagne lui a fait une offre du même genre que la nôtre ; l’Italie lui a demandé de devenir tribun à vie ; l’Espagne est partagée en deux camps, à son sujet.

Mabel écoutait avec ravissement, les yeux perdus dans l’immensité de la perspective qui se déroulait devant elle. Et non moins immense lui apparaissait l’avenir de ces nations dont lui parlait son mari. Elle se représenta l’Europe comme une ruche active, courant çà et là, dans la chaude lumière matinale. Elle voyait la France, l’Allemagne et la variété de ses petites villes, les Alpes énormes, et, en face d’elles, les Pyrénées et l’Espagne ensoleillée ; et tout cela, ces innombrables habitants de la ruche, elle les voyait occupés d’une seule et même chose, tâchant à acquérir pour leur service particulier cette étonnante figure qui venait de surgir sur le monde, — chaque nation désirant passionnément que cet homme consentît à régner sur elle, — et Lui, s’obstinant toujours à refuser toutes leurs offres !

— Quel âge a-t-il ?

— Pas plus de trente-deux ou trente-trois ans. On dit que, jusqu’à ces mois passés, il a vécu dans une solitude complète, quelque part au fond des États du Sud. Puis il s’est présenté au Sénat ; élu, il y a fait un ou deux discours ; puis il a été désigné pour faire partie de la délégation. Et tu sais le reste !

Mabel, se retourna brusquement vers son mari.

— Mais enfin, qu’est-ce que tout cela signifie ? D’où lui vient sa puissance ? dis-le moi, Olivier !

Ce fut son tour de sourire.

— Eh ! bien, répondit-il, Markham affirme que sa puissance vient de son incorruptibilité, unie à son génie d’orateur : mais cela n’explique rien.

— Non, cela n’explique rien ! répéta Mabel.

— L’explication vraie, poursuivit Olivier, c’est la personnalité de cet homme : du moins, c’est l’étiquette qui convient le mieux. Mais cela encore n’est qu’une étiquette.

— Oui, tu as raison. Mais c’est bien celle qui convient. Et c’est ce que tout le monde a senti, au Temple de Paul, et puis, ensuite, dans les rues. Ne l’as-tu pas senti toi-même ?

— Si je l’ai senti ! s’écria Olivier, les yeux étincelants. Comment ? mais je serais heureux de mourir pour cet homme !

Ils rentrèrent dans la maison ; et, de nouveau, l’image leur apparut de la morte, couchée au-dessus d’eux.

— À propos, Mabel, dit Olivier, sais-tu qui s’était chargé d’aller prévenir ce prêtre ?

— Oui, je crois bien m’en douter.

— Eh ! bien, oui, c’était Phillips ! Je l’ai vu, cette nuit. Il ne reviendra plus ici !

— Il l’a avoué lui-même ?

— Absolument ! et je ne puis pas te répéter la manière scandaleuse dont il m’a parlé de Felsenburgh, et de tout le cours présent des choses.

Puis les jeunes gens remontèrent dans la chambre de la morte.

CHAPITRE II

I

En approchant de Rome, vers laquelle l’aérien filait à une hauteur d’environ deux cents mètres, dans la pureté merveilleuse d’une aube de juillet, Percy Franklin avait l’impression d’approcher des portes même du ciel. Car ce qu’il avait laissé derrière lui, à Londres, dix heures auparavant, lui apparaissait comme un bon échantillon de ce que devaient être les cercles supérieurs de l’enfer. C’était un monde d’où Dieu s’était retiré, mais en le laissant dans un état de profonde satisfaction de soi-même, dans un état dépourvu d’espoir comme de crainte, mais admirablement pourvu de toutes les conditions du bien-être. Non pas, au reste, que ce monde, tel que Percy l’avait quitté, fût absolument tranquille, dans sa jouissance de vivre : car jamais l’énorme ville n’avait été plus excitée, d’une nervosité plus fiévreuse. Toutes sortes de rumeurs couraient. Felsenburgh allait revenir ; il était de retour ; il n’était jamais parti. Il allait être nommé président du conseil, premier ministre, tribun, même roi, sinon empereur d’Occident. Toute la constitution anglaise allait être refaite ; le crime allait être aboli par ce même pouvoir mystérieux qui avait déjà aboli la guerre. Felsenburgh avait découvert un moyen d’assurer librement la nourriture à tous. On avait trouvé le secret de la vie, net les hommes n’allaient plus connaître ni la maladie ni la mort. Voilà ce que l’on se disait, dans les rues, dans les voitures publiques, dans les conversations intimes ! Les journaux n’étaient remplis que d’affirmations de ce genre… Oui, et à tout cela, il manquait seulement, — songeait Percy, — ce qui rend une vie digne d’être vécue !

À Paris, pendant l’arrêt de l’aérien à la grande station de Montmartre, qui jadis avait été une église du Sacré-Cœur, il avait entendu le bourdonnement de la foule, ivre de vie. La ville entière retentissait de chants joyeux, resplendissait de lumières multicolores, ressemblait à un immense théâtre où se déroulerait une fête fantastique. Puis, lorsque l’aérien s’était remis en marche, Percy avait vu les longues lignes de trains affluant dans la capitale : pareils à des serpents lumineux, ils amenaient les habitants des provinces au grand Congrès National, que les législateurs français avaient convoqué pour discuter les termes d’un nouvel appel au bienfaiteur Felsenburgh. Entre Paris et Lyon, en suite, ç’avait été l’horreur des champs abandonnés, des vieilles villes à jamais désertes, dépeuplées à la fois par la concentration dans les grandes cités et par les progrès du malthusianisme. La nuit chaude était d’une clarté exceptionnelle ; et Percy avait longtemps résisté au sommeil pour jouir de la variété et de la beauté du spectacle qui s’offrait à lui.

Cependant, il s’était endormi lorsque l’air froid des Alpes avait commencé à entourer sa voiture ; et ce n’avait été que par instants qu’il avait entrevu, à ses pieds, les pics solennels baignés de lune, les profondeurs noires des abîmes, le reflet argenté des lacs, l’entassement pittoresque des maisons grises dans les villes et villages de la vallée du Rhône. Une fois, il s’était réveillé pour de bon, en voyant passer, dans la nuit, un des grands aériens allemands, tout doré et illuminé, pareil à une phalène géante avec des antennes de lumière électrique ; et les deux vaisseaux s’étaient salués, à travers une demi-lieue d’air silencieux, avec un cri pathétique comme celui de deux oiseaux de nuit qui se rencontreraient en plein vol. Turin et Gênes dormaient, quand l’aérien les avait traversés ; Florence faisait à peine mine de se réveiller. Et maintenant, la campagne glissait rapidement, toute ridée et bosselée, à deux cents mètres au-dessous de la voiture ; et Rome allait paraître, d’un moment à l’autre. L’indicateur électrique, placé au-dessus du lit de Percy, ne désignait plus qu’une distance de moins de cent kilomètres.

Le prêtre acheva de se secouer de son sommeil, et prit, dans son sac, son bréviaire : mais son attention était distraite, en prononçant les paroles de l’office ; et, quand il eut achevé prime, il referma le livre, se renfonça sous les fourrures, et se laissa aller au cours vagabond de sa rêverie.

Il avait éprouvé un soulagement singulier, lorsque, trois jours auparavant, une lettre du cardinal-protecteur lui avait enjoint de venir à Rome, en ajoutant qu’il aurait sans doute à y faire un assez long séjour.

Il revit en pensée les journées précédentes, songeant au rapport qu’il allait devoir en faire. Depuis sa dernière lettre, sept apostasies notables s’étaient produites dans le seul diocèse de Westminster : deux prêtres et cinq laïcs très connus. De tous côtés, on parlait vaguement de révolte. Percy avait vu un document menaçant, qui, sous le nom de « pétition », demandait à l’archevêque le droit de renoncer au costume ecclésiastique, et qui portait la signature de cent vingt prêtres anglais et gallois. Les signataires de la « pétition » écrivaient que la persécution était imminente, de la part de la foule ; que le gouvernement n’était pas sincère dans ses promesses de protection ; et que, même chez les plus fidèles des catholiques, la loyauté religieuse était tendue au point de risquer d’éclater.

Quant aux commentaires qu’appelait ce fait, Percy était bien résolu à dire, devant les autorités, comme il l’avait écrit vingt fois déjà, que cette perspective de persécution était certainement fondée, mais que son importance n’était rien encore en comparaison du nouveau déchaînement de l’enthousiasme « humanitaire. » Cet enthousiasme avait infiniment grandi depuis la venue de Felsenburgh, et la publication de la paix d’Orient. L’homme, tout à coup, était littéralement devenu amoureux de l’homme. Des quantités de personnes s’étonnaient d’avoir jamais pu croire, ou même rêver, que c’était un Dieu inconnu qu’il fallait aimer ; et elles se demandaient par quel étrange sortilège elles avaient pu rester aussi longtemps plongées dans cet aveuglement. Le christianisme, le théisme même, étaient en train de s’effacer du cerveau du monde, comme s’efface un brouillard matinal au lever du soleil. Et, quant à l’avis personnel de Percy, quant aux mesures qu’il pouvait proposer, tout cela était nettement gravé dans son cœur, presque depuis le jour où il était rentré en Angleterre.

Ainsi, il mettait en ordre ce qu’il allait avoir à communiquer au cardinal Martin, lorsque, tout à coup, relevant la tête, il aperçut un dôme se dresser sur un grand tapis de verdure ; et aussitôt toutes ses réflexions et tous ses raisonnements s’arrêtèrent, et une seule idée, ou, pour mieux dire, un seul mot : Rome, le remplit tout entier.

Il se releva machinalement, sortit de son coupé, et s’avança dans le couloir central, jusqu’à la proue du vaisseau. Pendant une minute ou deux, il observa la ferme et imposante figure du pilote, debout à son poste. Cet homme se tenait immobile, les mains sur le volant d’acier qui dirigeait les vastes ailes, les yeux sur l’instrument qui lui révélait, comme le cadran d’une horloge, la force et la direction des poussées du vent ; et, de temps à autre, ses mains faisaient un mouvement léger, auquel répondaient aussitôt les grandes ailes en éventail, tantôt relevant l’aérien, tantôt le faisant descendre. En face de lui, à ses pieds, fixés sur une table circulaire, étaient différents indicateurs électriques dont Percy ignorait la signification : l’un d’eux semblait une sorte de baromètre, sans doute pour indiquer l’altitude ; un autre était une boussole. Plus loin, au delà des fenêtres bombées, s’ouvrait le bleu infini du ciel. Et le prêtre songeait combien tout cela était prodigieux, et que ce n’était là, pourtant, que l’un des innombrables aspects de la grande force contre laquelle, désormais, le surnaturel avait à lutter, dans la faible et crédule intelligence des hommes.

Il soupira, se détourna, et revint s’appuyer à la fenêtre de son compartiment.

Là, une vision étonnante se découvrit à lui, plus étrange que belle, en vérité, et ressemblant plutôt à une vision de rêve qu’à une vue réelle. À droite, c’était la ligne grise de la mer, se soulevant et retombant d’une façon à peine perceptible, aussi doucement que l’aérien lui-même. À gauche, c’était la campagne illimitée, aperçue par instants, entre les ailes de la machine, avec, çà et la, le dos jaune d’un village, aplati jusqu’au point d’être méconnaissable, ou bien l’ovale bleu d’un lac, tout cela se mêlant aux masses grises des collines de l’Ombrie ; et, devant lui, apparaissant et disparaissant d’après les mouvements de la voiture, le prêtre apercevait les contours vagues de Rome, et les énormes faubourgs neufs, le tout couronné par ce dôme bleu qui grandissait et devenait plus haut, de minute en minute. L’unique bruit, — et dont Percy avait, depuis longtemps, cessé d’avoir directement conscience, — était celui du flot continu de l’air ; et ce bruit diminuait à mesure que la vitesse de la marche décroissait, tombant à une moyenne de cinquante kilomètres par heure. Soudain, il y eut un tintement de cloche ; et Percy, tout de suite après, éprouva une étrange sensation de malaise, pendant que la voiture descendait presque en ligne droite. Il chancela, étreignit convulsivement le rebord de la fenêtre. Quand il releva les yeux, tout mouvement semblait avoir cessé ; il pouvait voir des tours, devant lui, une rangée de toits de maisons, et, plus bas, la ligne tournante d’une route, semée de petites tâches de verdure.

De nouveau, un son de cloche, que suivit, cette fois, un cri long et doux. De toutes parts, dans les coupés voisins, Percy entendait des mouvements de pieds. Un garde en uniforme passa rapidement, le long du corridor vitré. Et puis, après encore un léger rappel du malaise de tout à l’heure, le prêtre découvrit, tout à fait au niveau de ses yeux, le grand dôme, devenu gris sous le bleu du ciel. Un dernier coup de cloche ; une faible vibration pendant que l’aérien descendait dans le dock, au plancher formé d’un réseau d’acier ; des visages se montrant aux fenêtres des coupés : et Percy se dirigea vers la porte de sortie, sa valise en main.

II

Une demi-heure plus tard, assis devant un bol de café, dans une petite chambre du Vatican, le ieune prêtre anglais éprouvait encore une vague sensation de fatigue, suite inévitable du voyage trop rapide ; mais à cette sensation s’en mêlait une autre, toute de soulagement et de plaisir, à mesure qu’il se rendait mieux compte du fait de son arrivée à Rome. Combien il avait trouvé étrange, tout à l’heure, de rouler sur des pavés inégaux, dans un petit fiacre d’osier, absolument comme il avait fait vingt ans auparavant, en venant à Rome pour la première fois ! Tandis que le monde entier, à l.’entour, s’était transformé, Rome était restée immobile, — ayant d’autres affaires, pour l’occuper, que les améliorations matérielles, maintenant surtout que tout le poids spirituel du globe ne reposait que sur ses épaules. Tout dans cette ville vénérable, non seulement avait conservé son caractère d’autrefois, mais semblait même avoir encore reculé dans le temps, pour se rapprocher des conditions matérielles de la vie aux siècles passés. Aussitôt que Rome, en 1972, avait obtenu son indépendance, toutes les améliorations qu’y avait introduites le gouvernement italien avaient commencé à être abandonnées ; les tramways avaient cessé de courir dans les rues ; les aériens avaient reçu défense d’entrer dans la ville ; les bâtiments nouveaux avaient été ou bien démolis, ou bien affectés à l’usage de l’Église. Ainsi, le Quirinal servait désormais de demeure au « pape rouge » ; les anciennes ambassades étaient des séminaires ; et le Vatican lui-même, à l’exception de l’étage du haut, avait été accommodé de façon à loger les membres du Sacré Collège.

C’était, au dire des archéologues, une ville extraordinaire, l’unique exemple survivant des temps anciens. Là seulement on pouvait voir les incommodités de jadis, les horreurs du manque d’hygiène, l’incarnation d’un monde perdu dans le rêve. Et l’antique pompe de l’Église, elle aussi, revivait ; les cardinaux, une fois de plus, traversaient la ville dans les carrosses dorés ; le pape chevauchait sur sa mule blanche ; le Saint Sacrement, quand on le portait par les rues étroites et malodorantes, était accompagné du tintement des cloches et de la lumière des lanternes. Cette rétrogression monstrueuse servait encore de texte, tous les jours, pour de violentes dénonciations de la barbarie chrétienne : mais déjà le monde s’y était habitué, et n’y pensait plus que comme à une preuve de l’hostilité irréconciliable de la superstition contre le progrès.

Et cependant Percy, en revoyant, tout à l’heure, durant son trajet de la Porte du Peuple au Vatican, les vieux costumes des paysans, les charrettes de vin, bleues, blanches et rouges, les rebords des trottoirs semés de trognons de choux, les linges mouillés pendus à des cordes, d’une maison à l’autre, et les mules, et les chevaux, avait trouvé à tout cela quelque chose de réconfortant, sans pouvoir s’expliquer cette impression. Tout lui avait, en quelque façon, rappelé que l’homme était un être humain, et non pas divin comme le proclamait le reste du monde : humain et, par conséquent, porté à l’insouciance, désireux de maintenir son individualité ; humain et, par conséquent, occupé d’autres intérêts encore que de ceux de la vitesse, de la propreté, et de l’exactitude.

La chambre où était assis, maintenant, le prêtre anglais, auprès de la fenêtre ombragée par des stores, — car le soleil commençait à chauffer, — le ramenait également à plus d’un siècle et demi en arrière. Elle était traversée, dans tout son long, par une ample table d’acajou, autour de laquelle étaient disposés de hauts fauteuils de bois ; le sol était recouvert de briques rouges, avec de minuscules morceaux de nattes pour mettre sous les pieds ; les murs blancs, peints en détrempe, n’étaient ornés que de trois vieux tableaux, et un grand crucifix, flanqué de chandeliers, se dressait, sur un petit autel, à côté de la porte. C’était là tout le mobilier, à l’exception d’un bureau, entre les fenêtres, sur lequel était posée une machine à écrire : et la vue de cette machine ne fut pas sans gêner le prêtre, dans l’impression d’ensemble que lui offrait son milieu nouveau.

Déjà le poids qu’il portait sur son cœur lui était allégé, et il s’étonnait de la rapidité avec laquelle s’était produit ce grand changement. La vie, ici, semblait infiniment plus simple ; l’existence du monde intérieur était, infiniment plus que nulle autre part, considérée comme réelle, et prise au sérieux. L’ombre même de Dieu, à Rome, apparaissait plus visible : l’esprit, ici, ne trouvait plus d’impossibilité à se représenter positivement que les saints veillaient et intercédaient, que Marie siégeait sur son trône, et que le disque blanc, sur l’autel, était la personne même de Jésus-Christ. Percy n’était pas encore entièrement pacifié : mais déjà il se sentait plus à l’aise, moins désespérément anxieux, plus pareil à un enfant, plus prêt à se reposer volontiers sur l’autorité qui prétendait à régner sur lui sans explication. Douze heures auparavant, il était encore à Londres, dans le tourbillon de la vie moderne ; et voici que, désormais, ce tourbillon avait disparu, pour le laisser dans un monde tout imprégné de calme et de recueillement !

Il y eut un bruit de pas, au dehors, la porte s’ouvrit, et le cardinal-protecteur entra.

Un an seulement s’était passé depuis que Percy l’avait vu ; et cependant c’est à peine si, au premier abord, il le reconnut.

C’était un très vieil homme qu’il voyait à présent devant lui, faible, courbé, le visage couvert de rides, la tête couronnée de cheveux d’un blanc de lait, sous la petite calotte écarlate. Il portait sa robe noire de bénédictin, avec une simple croix abbatiale sur la poitrine ; il marchait lentement, d’un pas incertain, s’appuyant sur une lourde canne. Le seul signe de vigueur, chez lui, était l’éclat singulier de la ligne étroite de ses yeux, transparaissent sous les paupières tombantes. Il tendit sa main, en souriant, et Percy s’agenouilla pour baiser l’anneau d’améthyste.

— Soyez le bienvenu à Rome, mon enfant ! — dit le vieillard, avec une vivacité de voix inattendue. — On m’a dit, il y a une demi-heure, que vous étiez ici : mais j’ai pensé qu’il fallait vous laisser d’abord prendre votre café !

Percy murmura un remerciement.

— Mais maintenant il faut que nous causions un peu ! — reprit le cardinal, en l’invitant à s’asseoir.

— Le Saint-Père désire vous voir à onze heures.

Percy fit un mouvement de surprise.

— Ah ! mon enfant, c’est que nous sommes forcés d’aller très vite, par le temps qui court ! Pas une minute à perdre ! Vous avez bien compris que nous allons vous garder à Rome ?

— J’ai pris toutes mes mesures pour cela, Votre Éminence.

— Parfait !… Nous sommes très contents de vous, ici, père Franklin ! Le Saint-Père a été, plusieurs fois, vivement frappé de vos commentaires. Vous avez prévu les choses d’une façon remarquable !

Percy rougit de plaisir : c’était, presque, la première fois qu’il recevait une parole d’encouragement. Le cardinal Martin poursuivit :

— Je puis bien vous dire que nous vous considérons comme le plus précieux de nos informateurs anglais. Et c’est précisément pourquoi nous vous avons fait venir ! Il faudra, désormais, que vous nous aidiez ici, comme une sorte de consulteur. Rapporter les faits, c’est ce que chacun peut faire ; mais chacun n’est pas en état de les bien comprendre… Vous paraissez très jeune, mon père : quel âge avez-vous ?

— J’ai trente-trois ans, Votre Éminence !

— Et ces cheveux blancs vous donnent, avec cela, un air si sérieux !… Eh ! bien, mon père, voulez-vous venir avec moi dans ma chambre ? Il est huit heures ; je vous garderai jusqu’à neuf, puis vous vous reposerez un peu, et, à onze heures, je vous conduis vers Sa Sainteté !

Percy se releva, avec un étrange sentiment d’exaltation intérieure, et courut ouvrir la porte devant le cardinal.

III

Quelques minutes avant onze heures, Percy sortit de sa chambre, et vint frapper à la porte de la chambre du cardinal. Il avait revêtu sa nouvelle ferrajuola, et portait aux pieds des souliers à boucles.

Il se sentait, désormais, beaucoup plus maître de soi. Dans son entretien avec le cardinal, il s’était exprimé très librement, décrivant au vieillard l’effet que Felsenburgh avait produit sur Londres, et lui faisant l’aveu de l’espèce de paralysie morale dont il avait été, lui-même, envahi. Il avait affirmé sa croyance que le monde était au début d’un mouvement sans équivalent dans l’histoire. Il avait raconté de petites scènes dont il avait été témoin : un groupe agenouillé devant un portrait de Felsenburgh, un mourant l’invoquant, par son nom, dans son agonie ; il avait retracé l’aspect de la foule qui, à Westminster, s’était réunie pour connaître le résultat de l’offre faite à cet étranger. Il avait montré au cardinal une demi-douzaine d’articles de journaux, tout enflammés d’un enthousiasme hystérique ; et, se risquant à prophétiser, il avait ajouté que, suivant lui, l’heure de la persécution était, à présent toute proche.

— Le monde semble possédé d’une vitalité maladive, avait-il dit, comme d’une fièvre nerveuse qui n’est point près de se calmer !

Le cardinal avait approuvé, d’un signe de tête.

— Nous aussi, avait-il répondu, nous sentons un peu de cela !

Le reste du temps, le vieillard était demeuré immobile, épiant Percy de ses petits yeux, et paraissant écouter avec une attention infinie.

— Quant à vos propositions, mon père ?… avait-il commencé ensuite.

Mais il s’était interrompu :

— Au fait, c’est le Saint-Père, qui doit d’abord vous demander cela !

Puis il l’avait complimenté de son latin ; et Percy lui avait expliqué combien l’Angleterre catholique avait loyalement obéi au bref par lequel le pape, dix ans auparavant, avait décrété que le latin eût à redevenir, pour l’Église, ce que l’espéranto était en train de devenir pour le monde.

— Voilà qui est fort bien, avait dit le vieillard, et qui fera grand plaisir à Sa Sainteté !

Au coup frappé sur sa porte, le cardinal sortit de sa chambre, prit le prêtre par le bras sans lui dire un mot, et tous deux se dirigèrent vers l’entrée de l’ascenseur.

Percy ne put se retenir de hasarder une observation.

— Je suis étonné de cet ascenseur, Votre Éminence, comme aussi de la machine à écrire dans la salle d’attente !

— Et pourquoi donc, mon père ?

— Hé ! maintenant que tout le reste de Rome est revenu aux temps anciens !

Mais le cardinal le regarda, étonné.

— Ma foi, dit-il, c’est vrai ! À vivre toujours ici, je n’y pensais plus !

Un garde leur ouvrit, solennellement, la porte de l’ascenseur, salua, et, les ayant accompagnés au premier étage, les précéda encore dans un long couloir, où se tenait l’un de ses collègues. Informé par celui-ci, un chambellan, somptueusement vêtu de noir et de pourpre, vint au-devant des visiteurs.

— Votre Éminence voudrait-elle attendre ici, une minute ? demanda-t-il en latin.

Percy et le vieillard se trouvaient assis dans une petite pièce carrée, meublée aussi simplement que la salle d’audience du cardinal, et donnant l’impression d’un curieux mélange de pauvreté ascétique et de dignité, avec son pavé de briques, ses murs blanchis à la détrempe, son autel, et les deux énormes flambeaux de bronze, d’une valeur incalculable, qui se dressaient aux côtés du crucifix. Mais Percy n’avait guère le loisir de regarder autour de lui : tout son cerveau et tout son cœur étaient absorbés dans l’attente de l’entrevue qui se préparait.

C’était le Papa Angélicus que le prêtre allait voir dans un instant : cet étonnant vieillard qui avait été nommé secrétaire d’État il y avait tout juste un demi-siècle, et qui occupait, depuis neuf ans déjà, le trône pontifical. C’était lui qui, durant son secrétariat, avait décidément obtenu que la domination temporelle de Rome fût rendue au pape, en échange de toutes les églises de l’Italie cédées au gouvernement italien ; et toujours, depuis lors, il s’était employé à la tâche de faire de Rome une cité de saints. Absolument indifférent à l’opinion du monde, toute sa politique avait consisté en une chose très simple : toujours, invariablement, dans une innombrable série d’encycliques, il avait déclaré que l’objet de l’Église était de glorifier Dieu en produisant dans l’homme des vertus surnaturelles, et que toutes les actions du monde n’avaient de signification ni d’importance que dans la mesure où elles tendaient à ce seul objet. Il avait déclaré, en outre, que, puisque Pierre était la grande Roche, la cité de Pierre était la capitale du monde, et devait offrir un exemple à toutes les autres villes : ce qui ne pourrait avoir lieu que si Pierre régnait sur sa cité. Et puis, étant de venu maître de celle-ci, il s’était mis vraiment à régner sur elle. Il avait dit que, dans l’ensemble, les récentes découvertes de l’homme tendaient à distraire les âmes immortelles de la contemplation des vérités éternelles non que ces découvertes pussent être, le moins du monde, mauvaises en soi, puisqu’elles permettaient de pénétrer dans les lois merveilleuses de Dieu ; mais, pour le moment présent, elles n’en étaient pas moins trop excitantes, et trop exposées à égarer l’imagination. Et, ainsi, il avait supprimé de Rome les tramways, les vaisseaux aériens, les laboratoires, les manufactures, en déclarant qu’il y avait assez de place, pour tout cela, hors de Rome ; et, pendant que toutes ces choses étaient transportées dans les faubourgs, il leur avait substitué, en ville, des chapelles, des maisons religieuses, et des calvaires.

Après quoi, il avait continué à élever vers Dieu les âmes de ses sujets. Puisque Rome, avec ses remparts, occupait un espace limité, et, plus encore, puisque c’était chose certaine que le monde présent exerçait une action corruptrice, il n’avait permis à aucun étranger de moins de cinquante ans de venir vivre à Rome pendant plus d’un mois par an, sauf le cas d’une autorisation expresse, très difficile à obtenir. Les étrangers, naturellement, étaient libres de venir demeurer en dehors des remparts, — et c’est ce qu’ils faisaient par dizaines de milliers, — mais la ville elle-même n’avait pas le droit de leur donner asile. Et le pape avait divisé Rome en quartiers « nationaux », disant que, comme chaque nation avait ses vertus propres, chacune devait laisser briller sa lumière le plus pleinement possible. Les loyers ayant aussitôt monté, il avait légiféré contre cela en réservant, dans chaque quartier, un certain nombre de rues où les loyers devaient rester à des prix fixes, et en prononçant l’excommunication contre ceux qui outrepasseraient sa volonté sous ce rapport. Quant à la Cité Léonine, il l’avait entièrement gardée à sa propre disposition. Il avait pareillement rétabli la peine de mort, avec la même gravité sereine avec laquelle il s’était exposé à la dérision du monde civilisé par ses autres mesures, en disant que, puisque la vie humaine était sacrée, la vertu humaine devait l’être plus encore ; et il avait même ajouté, au crime du meurtre, les crimes de l’adultère et de l’apostasie, comme également passibles, en droit, de la peine capitale. Au reste, il n’y avait pas eu plus de deux exécutions depuis les neuf ans de règne, les criminels ayant, naturellement, la ressource, — à l’exception de ceux qui étaient des croyants véritables, — de s’enfuir dans les faubourgs, où la juridiction pontificale perdait tout son pouvoir.

Encore ce pape réformateur ne s’en était-il point tenu là. Une fois de plus, il avait envoyé des ambassadeurs dans tous les pays du monde, en informant les gouvernements de leur arrivée. À cela, aucune attention n’avait été prêtée, sauf pour en rire ; mais le pape avait continué, tranquillement, à affirmer ses droits. De temps à autre, des encycliques apparaissaient, dans chaque pays, exposant les exigences pontificales aussi résolument et formellement que si celles ci eussent été reconnues partout. La franc-maçonnerie, toutes les idées démocratiques, étaient obstinément dénoncées ; les hommes étaient exhortés à se rappeler leur âme immortelle et la majesté de Dieu, comme aussi à réfléchir sur le fait que, dans très peu d’années, tous serait appelés à rendre leurs comptes à celui qui était le Créateur et le Souverain du monde, et dont le vicaire, ici-bas, était Jean XXIV, P. P. dont suivaient la signature et le sceau.

Une telle ligne de conduite avait profondément étonné le monde. On s’était attendu à des cris d’indignation ou à des discussions, à l’envoi d’émissaires secrets, à des complots, à mille formes actives de protestation. Mais rien de tout cela n’était venu. C’était comme si le progrès n’avait pas encore commencé ; comme si l’univers entier n’en était pas arrivé à perdre son ancienne croyance en Dieu, et à découvrir que c’était lui-même qui était Dieu. L’étrange vieil homme s’obstinait à parler dans son rêve, à divaguer au sujet de la croix, et de la vie intérieure, et du pardon des péchés, exactement de la même manière que ses prédécesseurs l’avaient fait deux mille ans auparavant. Et le monde y voyait un signe de plus, pour prouver que Rome n’avait pas perdu seulement son pouvoir, mais encore tout sens commun ; et tandis que les uns se contentaient de rire, d’autres, de plus en plus nombreux, estimaient qu’il était urgent d’aviser à faire cesser une telle folie.

Percy revoyait tout cela, assis sur sa chaise de paille, lorsque, tout à coup, une porte s’ouvrit : un prélat vêtu de pourpre apparut, et s’inclina. Le cardinal posa vivement une main sur le genou du prêtre.

— Une seule recommandation, lui dit-il : soyez absolument sincère, et ne cachez rien !

Percy se leva, tout tremblant. Et il suivit son maître vers la porte entr’ouverte.

IV

Dans le demi-jour, une figure blanche était assise auprès d’un grand bureau, le visage tourné du côté de la porte. C’est là tout ce que vit Percy, pendant qu’il faisait sa première génuflexion. Puis il baissa les yeux, s’avança, s’agenouilla de nouveau, s’avança encore, et s’agenouilla pour la troisième fois, en soulevant à ses lèvres la frêle main blanche tendue vers lui. Il entendit la porte se refermer, au moment où il se relevait.

— C’est le P. Franklin, Votre Sainteté ! dit le cardinal Martin, se penchant à l’oreille du vieillard.

Un bras vêtu de blanc fit signe, pour indiquer deux chaises toutes proches ; et les visiteurs s’assirent.

Pendant que le cardinal, lentement, en quelques phrases latines, rappelait au pape que le jeune prêtre était cet Anglais dont la correspondance avait été souvent trouvée intéressante, Percy, remis de son premier saisissement, s’était mis à observer, de tous ses yeux.

Il connaissait bien le visage du pape, autant pour l’avoir vu lui-même, à distance, plusieurs fois, que pour en avoir vu des centaines de photographies et cinématogrammes. Il n’y avait pas jusqu’à ses gestes qui ne lui fussent familiers : le léger penchement de là tête en marque d’approbation, l’éloquent petit mouvement des mains ; mais Percy n’en avait pas moins l’impression que c’était la première fois qu’il avait devant soi la personne vivante du Chef de l’Église.

L’homme qu’il voyait était un vieillard très droit, de taille moyenne, et avec, dans toute sa personne, une apparence de grande dignité, reflétée même dans la façon dont ses mains étreignaient les bras de son fauteuil. Mais surtout le visage était remarquable, tel que Percy put l’étudier à trois ou quatre reprises, pendant que les yeux bleus du pape se tournaient vers lui. Ces yeux, d’une limpidité et d’une profondeur extraordinaires, rappelaient un peu ce que les historiens disaient de ceux du pape Pie X ; les paupières dessinaient des lignes très nettes, donnant au regard une expression un peu dure, mais que contredisait aussitôt le reste du visage. Celui-ci n’était ni gras, ni maigre, mais admirablement découpé, dans son ovale régulier. Les lèvres étaient droites et fines, avec une ombre de passion dans leur mouvement ; le nez descendait brusquement, en bec d’aigle, aboutissant à des narines finement ciselées ; le menton était ferme, fendu d’une fossette au milieu ; et tout le port de la tête avait quelque chose d’étrangement juvénile. C’était un visage exprimant la générosité et la douceur, mais, avec cela, ecclésiastique au dernier degré. Le front était légèrement comprimé aux tempes, et d’épais cheveux blancs se montraient sous la calotte blanche. Percy se rappela comment, autrefois, on avait remarqué que ce visage ressemblait, et de la façon la plus frappante, à un visage composite fait avec les photographies des prêtres les plus connus.

« Prêtre, » c’était le seul mot qui, à l’esprit du visiteur, résumât toute l’impression éprouvée. Ecce Sacerdas magmas ! Cependant, le jeune Anglais était surpris, aussi, de la juvénilité de toute la figure du pape, qui, à plus de quatre vingt-huit ans, se tenait droit comme un homme de cinquante, les épaules levées, la tête reposant sur elles comme celle d’un lutteur, et à peine quelques rides sous les tempes et autour du nez. Papa angelicus ! se répétait Percy.

Le cardinal ayant achevé ses explications, fit un petit geste ; et Percy recueillit toutes ses facultés, pour se tenir prêt à répondre aux questions qui allaient venir.

— Soyez le bienvenu, mon fils ! dit une voix très douce et sonore.

Puis le pape baissa les yeux de nouveau, prit un presse-papier dans sa main gauche, et se mit à jouer avec lui, tout en parlant.

— Maintenant, mon fils, reprit-il, je désire que vous me fassiez un discours sur les trois points que voici : ce qui s’est produit, ce qui est en train de se produire, et ce qui se produira, — en y joignant une péroraison, si vous voulez bien, sur les mesures qui, à votre avis, auraient chance d’apporter des modifications opportunes sur ce dernier point !

Percy respira fortement, s’adossa, serra les doigts d’une de ses mains dans l’autre main, fixa fermement ses yeux sur le soulier rouge, brodé d’une croix, en face de lui, et commença le discours que, cent fois au moins, il s’était répété les jours précédents.

Il établit, d’abord, ce thème : que toutes les forces de l’univers civilisé se concentraient désormais en deux camps, le monde et Dieu. Jusqu’alors, ces forces avaient été incohérentes et spasmodiques, éclatant de manières diverses : les révolutions, les guerres, avaient été comme des mouvements de foule, sans règle ni direction, indisciplinés. Et, pour répondre à cet état de choses, l’Église, elle aussi, avait agi au moyen de sa catholicité : opposant des francs-tireurs à d’autres francs-tireurs, répondant à des attaques désordonnées par autant de répliques appropriées. Mais, depuis les cent dernières années, on pouvait nettement apercevoir que les méthodes du conflit étaient en train de changer. L’Europe, en tout cas, s’était décidément fatiguée des luttes intestines. L’alliance du capital et du travail illustrait ce changement dans la sphère économique ; le partage pacifique du continent africain par les diverses nations européennes l’illustrait dans la sphère politique ; et c’était encore ce changement qu’illustrait, dans la sphère spirituelle, le développement de la religion humanitaire. Contre cette centralisation des forces du monde, l’Église, de son côté, avait tâché à se concentrer plus étroitement. Grâce à la sa gesse de ses pontifes, sous l’inspiration de Dieu tout-puissant, les lignes de son action n’avaient point cessé de se resserrer. Percy en donna pour exemple l’abolition de tous les usages locaux, y compris ceux des rites orientaux, longtemps conservés avec un soin jaloux, l’établissement à Rome des Cardinaux-Protecteurs, la tendance croissante des ordres monastiques à se fondre en un seul, et sous l’autorité d’un seul Général suprême, — bien que plusieurs de ces ordres eussent tenu à garder leurs noms anciens. Il rappela aussi de récents décrets fixant définitivement le sens et les limites de la décision de l’infaillibilité pontificale ; il rappela le remaniement du droit canon, et l’immense simplification qui s’était faite dans la hiérarchie. Mais, parvenu à ce point, il s’aperçut qu’il courait risque de rompre le fil de son discours ; et il se hâta de revenir à la signification des événements des mois précédents.

Tout ce qui avait eu lieu jusqu’alors, dit-il, ne pouvait manquer d’amener ce qui venait d’avoir lieu, c’est-à-dire la réconciliation du monde entier sur des bases autres que celle de la vérité divine. L’intention de Dieu et de ses vicaires avait été de réconcilier tous les hommes en Jésus-Christ : mais la pierre d’angle, une fois de plus, avait été rejetée, et, au lieu du chaos que l’on avait prophétisé, voici que se formait une unité sans équivalent dans l’histoire ! Chose d’autant plus dangereuse qu’elle contenait plus d’éléments incontestablement bons. Ainsi la guerre, suivant toute apparence, était désormais éteinte : et ce n’était point le christianisme qui l’avait éteinte ! Les hommes avaient compris que l’union valait mieux que la discorde : et c’est en dehors de l’Église qu’ils l’avaient compris ! En fait, les vertus naturelles s’étaient soudaine ment épanouies, tandis que les vertus surnaturelles avaient été méprisées. La philanthropie avait pris la place de la charité, le contentement celle de l’espérance, et la science s’était substituée à la foi.

— Oui, mon fils ! dit la douce voix, pleine d’affection. Et quoi encore ?

— Quoi encore ? reprit Percy… Eh ! bien des mouvements tels que celui-là ne pouvaient manquer de produire des hommes. Et l’homme de ce mouvement nouveau avait été Felsenburgh. Il avait accompli une œuvre qui, de la part d’un homme, semblait miraculeuse. Il avait mis fin à l’éternelle division entre l’Orient et l’Occident : par la seule force de sa personnalité, il avait prévalu sur les haines internationales et les luttes des partis. L’enthousiasme qu’il avait allumé dans les cœurs anglais, toujours peu enclins à s’exalter, était bien, lui aussi, une sorte de miracle. Et, de même, il avait enflammé la France, l’Espagne, l’Allemagne.

Percy décrivit, une fois de plus, les scènes singulières dont il avait été témoin, et cita quelques-unes des épithètes attribuées à Felsenburgh, même dans les journaux les plus pondérés. Ces journaux l’appelaient le Fils de l’Homme, à cause de son cosmopolitisme, le Sauveur du Monde, parce qu’il avait tué la guerre ; d’autres allaient même… — ici, la voix du prêtre trembla, — allaient même jusqu’à l’appeler Dieu incarné, parce qu’il était le plus parfait représentant de l’élément divin qui réside dans l’homme !

Le tranquille et beau visage de prêtre, qui observait Percy, ne faisait toujours aucun mouvement. Et Percy continua.

La persécution, dit-il, était certainement en train d’approcher. Il y avait eu, déjà, un ou deux coups de force populaires. Mais la persécution n’était pas à craindre. Sans doute, elle causerait des apostasies, comme elle l’avait toujours fait : mais, d’autre part, elle donnerait plus de foi aux fidèles, et purgerait l’Église de ceux dont la foi n’était que de surface. Jadis, dans les premiers temps du christianisme, l’attaque de Satan s’était produite sur le corps, avec des fouets, et du feu, et des bêtes féroces ; au seizième siècle, elle s’était produite sur l’intelligence ; au vingtième siècle, elle avait eu pour objet les ressorts les plus intimes de la vie morale et spirituelle. Maintenant, il semblait que l’assaut allait être dirigé des trois côtés à la fois. Cependant, ce qui méritait surtout d’être craint, c’était l’influence positive de l’humanitarisme. Celui-ci arrivait entouré de puissance ; il saisissait vivement l’imagination ; affirmant sa vérité au lieu de chercher à la prouver, il pénétrait dans les âmes bien plus profondément qu’au moyen de discussions et de controverses ; il semblait se frayer un chemin, presque directement et sans résistance, jusqu’au plus secret des replis du cœur. Des personnes qui avaient à peine entendu son nom se déclaraient prêtes à y adhérer ; des prêtres avaient la sensation de l’absorber, comme naguère ils absorbaient Dieu dans la communion ; des enfants s’en abreuvaient comme, autrefois, les petits martyrs s’étaient enivrés de christianisme. « L’âme naturellement chrétienne » paraissait en train de devenir « l’âme naturellement infidèle ». La persécution, s’écriait Percy, devait être accueillie comme le salut, et demandée à force de prières : mais il craignait que les autorités, ne connussent trop la manière de distribuer l’antidote avec le poison. Sans doute, il y aurait des martyres individuels, et en très grand nombre : mais ceux-là auraient lieu malgré les gouvernements, et non pas à cause d’eux. Enfin, Percy s’attendait à voir, d’un jour à l’autre, l’humanitarisme revêtir le déguisement de la liturgie et du saint-sacrifice ; quand il aurait réussi à obtenir l’adhésion des peuples pour ce déguisement sacrilège, c’en serait fait de la cause de l’Église, si Dieu ne consentait pas à intervenir !

Percy, tout frémissant, s’arrêta. Oui, mon fils ! Et qu’est-ce que vous pensez qu’il y aurait à faire !

Percy se tordit les mains.

— Saint-Père, répondit-il, la messe, la prière, le rosaire, cela d’abord et par-dessus tout ! Le monde nie le pouvoir de tout cela : mais c’est sur ce pouvoir que les chrétiens doivent s’appuyer plus que jamais ; Toutes choses en JésusChrist ! rien d’autre ne saurait servir. C’est Lui qui doit faire tout : car nous, désormais, nous ne pouvons plus rien !

La tête blanche se pencha, en signe d’approbation. Et puis elle se releva.

— Oui, mon fils !… Mais, aussi longtemps que Jésus-Christ daignera nous employer, il faut pourtant que nous servions sa cause ! De quelle manière pensez-vous que nous puissions la servir ?

— Je pense, répondit Percy, qu’un nouvel ordre, Votre Sainteté !…

La main blanche laissa retomber le presse-papier ; et le pape se pencha en avant, les yeux attentivement fixés sur le prêtre.

— Que dites-vous, mon fils ?

Percy se jeta à genoux devant le vieillard.

— Un nouvel ordre, Votre Sainteté !… Pas d’habit, ni de signe distinctif… Ne dépendant que de Votre Sainteté… Plus libre encore que les jésuites, plus pauvre que les franciscains, plus mortifié que les chartreux ! Comprenant des hommes et des femmes… Les trois vœux, et, en plus, l’intention expresse du martyre. Chaque évêque chargé du soutien des membres de l’ordre dans son diocèse, un lieutenant dans chaque pays… Votre Sainteté, qu’allez-vous penser de mon audace ?… Le Panthéon, ici, comme l’église de l’ordre ! Et le Christ crucifié comme son patron !

Le pape se releva brusquement, si brusquement que le cardinal Martin se mit debout, lui aussi, par un mouvement machinal. C’était, en vérité, comme si ce jeune prêtre, dans son zèle, fût allé trop loin.

Il y eut un assez long silence, pendant lequel le vieillard blanc se rassit. Puis, étendant sa main :

— Que Dieu vous bénisse, mon enfant ! Vous pouvez vous retirer. Le cardinal Martin vous rejoindra tout à l’heure !

CHAPITRE III

I

Lorsque Percy, ce soir-là, revit le vieux cardinal, celui-ci se borna à le complimenter de l’attitude qu’il avait eue durant son audience. Le prêtre, décidément, avait eu raison de dire toute sa pensée comme il l’avait fait. Puis le cardinal Martin lui expliqua quelles seraient, désormais, ses fonctions.

Le prêtre anglais garderait pour son usage les deux chambres où on l’avait logé. Il dirait sa messe dans l’oratoire du cardinal. À neuf heures, il aurait à venir demander ses instructions. À midi, il dînerait avec le cardinal, après quoi il serait libre de son temps jusqu’à l’Ave Maria ; et ensuite, de nouveau, il travaillerait avec son maître jusqu’au souper. Sa tâche principale consisterait à lire les correspondances anglaises, et à rédiger un rapport quotidien sur leur contenu.

Percy trouva cette vie très agréable, dans sa tranquillité sereine ; et, de jour en jour, il sentit qu’il s’y accoutumerait plus entièrement. Il était maître d’une grande partie de ses heures, qu’il occupait de la façon la plus variée et la plus charmante. De huit heures à neuf, chaque jour, il se promenait par les rues, examinant les trésors artistiques des églises, étudiant les mœurs populaires, s’imprégnant peu à peu de l’étrange sensation de naturel qui se dégageait de cette vie à la manière d’autrefois. Par instants, cette vie lui faisait l’effet d’un rêve historique ; mais parfois aussi, et de plus en plus, il lui semblait que cette vie était l’unique réalité, que c’était le monde tendu et glacé de la civilisation moderne qui était un fantôme, et que, à Berne seulement, l’âme humaine avait gardé sa simplicité native. La lecture même des correspondances ne l’affectait que superficiellement, car le torrent de sa pensée recommençait à couler, tout clair, dans son aimable canal de jadis ; et sans cesse, à mesure qu’il se détachait du monde dont il venait de sortir, il ressentait plus de calme, presque d’indifférence, à s’instruire des événements qui se produisaient dans ce monde lointain.

Les nouvelles importantes, d’ailleurs, n’étaient pas très nombreuses. Une sorte de bonace avait succédé à Parage. Felsenburgh continuait à se tenir dans la retraits ; il avait refusé toutes les offres qui lui étaient venues de la France et de l’Angleterre ; et, bien que la chose ne fût pas annoncée d’une manière formelle, on tendait à supposer qu’il était résolu à se confiner, désormais, dans l’attitude d’un simple spectateur. Cependant les divers parlements de l’Europe s’employaient aux travaux préparatoires de la réfection des codes. Suivant toute probabilité, rien de décisif n’aurait lien jusqu’aux sessions d’automne.

Et à Rame, cependant, la vie était, pour Percy, singulièrement attirante. L’antique cité était devenue, maintenant, non seulement le centre de la foi, mais, en un sens, un microcosme de l’univers chrétien. Elle était partagée en quatre grands quartiers, l’Anglo-Saxon, le Latin, l’Allemand, et l’Oriental, sans compter le Transtévère, qui était presque absolument rempli par les bureaux pontificaux, séminaires, et écoles. Les races anglo-saxonnes demeuraient dans le quartier du Sud-Ouest, comprenant l’Aventin, le Cœlius, et le Testaccio. Les Latins habitaient la vieille Rome, entre le Corso et le fleuve, les Allemands le quartier du Nerd-Est borné au sud par la rue Saint-Laurent ; et le quartier qui restait était réservé aux Orientaux, avec le Latran pour centre. De cette façon les vrais Romains avaient à peine conscience de l’intrusion étrangère ; ils possédaient une multitude d’églises, bien à eux, ils avaient le droit de poursuivre leur vie dans les rues sombres et de tenir leurs marchés en plein veut ; et c’était parmi eux que Percy se promenait le plus volontiers, dans sa passion de vie rétrospective. Mais les autres quartiers étaient, peut-être, plus curieux encore,. Il était amusant de voir, par exemple, comment un groupe nombreux d’églises gothiques, desservies par des prêtres septentrionaux, avaient jailli de terre, spontanément, dans les districts anglo-saxon et allemand, et comment les rues larges et grises de ces districts, leurs pavés plats, et unis, leurs maisons sévères, prouvaient que les hommes du Nord ne s’étaient pas convertis aux traditions de la vie méridionale. Les Orientaux, d’autre part, ressemblaient aux Latins ; leurs rues étaient aussi étroites et sombres, avec les mêmes odeurs excessives ; leurs églises étaient aussi sales, et, en même temps, aussi intimes et pieuses ; et, peut-être leurs couleurs avaient-elles un éclat plus vif encore et plus bariolé.

Au delà des remparts, la confusion était indescriptible. Si la cité même apparaissait une miniature, soigneusement découpée et ordonnée, du monde chrétien, les faubourgs représentaient le même modèle brisé en mille pièces, que l’on aurait plongées dans un sac pour les en retirer au hasard. Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, du haut du Vatican, Percy apercevait une suite infinie de toits, interrompue par des flèches, des tours, des dômes, et des cheminées ; et là-dedans vivaient des êtres humains de toutes les races qui sont sous le soleil. C’était là que se trouvaient les grandes manufactures, les édifices monstrueux de l’uni vers nouveau, les gares, les écoles, les administrations : tout cela peuplé de six millions d’âmes qui étaient venues vivre la, , transplantées par le seul amour de la religion. C’était la foule de ceux qui avaient désespéré de la vie moderne, qui s’étaient lassés du changement et de l’effort, et qui avaient fui le monde pour se réfugier dans l’Église, mais sans pouvoir obtenir la permission de demeurer à l’intérieur de Rome. Continuellement, dans toutes les directions, de nouvelles maisons s’élevaient. Un compas gigantesque, dont l’une des branches aurait été fixée à Rome et qui aurait eu une ouverture de cinq kilomètres, n’aurait point cessé de rencontrer des rues toutes pleines de maisons, sur tout le cercle de son parcours.

Mais jamais la signification de ce qu’il voyait ne s’était révélée au prêtre anglais aussi clairement qu’un certain jour d’été, où fut célébrée la fête du saint patron du pape régnant.

La matinée était encore assez fraîche, lorsque le prêtre suivit son chef, à qui il devait servir de chapelain, le long des vastes corridors du Vatican, vers la salle où le pape et les cardinaux allaient s’assembler. Regardant par une fenêtre, sur la Piazza, il lui sembla que la foule était devenue plus dense, si c’était possible, qu’une heure auparavant. L’énorme place ovale était toute houleuse de têtes, sauf un grand passage gardé par les troupes pontificales pour l’arrivée des voitures ; et, sur ce passage, tout blanc à la lumière éclatante du matin d’août, Percy voyait s’avancer des véhicules prodigieux, des éblouissements d’or et de couleurs vives, pendant que des acclamations frénétiques montaient de la foule.

Un moment plus tard, — comme Percy avait tout loisir de regarder, se trouvant arrêté dans une antichambre par l’encombrement des cardinaux, évêques, prélats, et autres dignitaires, — il découvrit enfin ce que signifiaient ces étranges calèches de gala qui arrivaient ainsi vers la basilique. Pour la première fois il comprit nettement, ayant la chose présente et vivante devant ses yeux, que c’était toute la royauté de l’ancien monde qui se trouvait là réunie.

Autour des marches de la basilique, s’ouvrait un grand éventail de carrosses, chacun attelé de huit chevaux : les chevaux blancs de la France et de l’Espagne, les chevaux noirs de l’Allemagne, de l’Italie, et de la Russie, les chevaux couleur crème de l’Angleterre. Au delà, c’étaient les puissances secondaires : la Grèce, la Norvège, la Suède, la Roumanie, les États balkaniques. On apercevait les emblèmes de quelques-uns d’entre eux, des aigles, des liens, des léopards, dressant la couronne royale au-dessus des superbes voitures.

Percy s’appuya contre le rebord de la fenêtre, et s’abandonne à sa rêverie.

Voilà donc tout ce qu’il restait de la royauté ! Il avait vu, précédemment, les palais de ces souverains, çà et là, dans les divers quartiers de la ville, avec des bannières flottant aux portes, et des hommes, en livrées écarlates, debout sur les seuils. Plusieurs fois, avec les autres passants, il

. avait salué tel roi ou tel empereur, au passage d’un landau, sur le Corso ; il avait même vu les lis de France et les léopards d’Angleterre s’avancer de front, dans une allée du mont Pincio : Les journaux lui avaient appris, de temps à autre, depuis les vingt dernières années, comment les diverses familles royales, tour à tour, s’étaient transportées a Rome, après avoir obtenu la reconnaissance papale ; et, la veille encore, le cardinal Martin lui avait annoncé que Guillaume d’Angleterre, avec la reine Caroline, venait de débarquer à Ostie : de telle sorte que, maintenant, à l’exception du Grand Turc, la série des trônes européens se trouvait au complet. Mais jamais encore, jusqu’à ce jour, Percy n’avait pleinement réfléchi à ce fait prodigieux de la réunion de toutes les royautés du monde sous l’ombre du trône de Pierre, ni, non plus, au danger menaçant qu’une telle réunion devait constituer aux yeux du monde. Il savait que, pour le moment, ce monde affectait de rire de la folie et de la puérilité de tout cela, de cette comédie désespérée de droit divin, jouée par des familles déchues et méprisées ; mais il n’ignorait point, non plus, que les hommes avaient gardé, au fond de leur cœur, leurs sentiments d’autrefois, et qu’il suffirait que ces sentiments se trouvassent réveillés…

L’encombrement céda : Percy se glissa hors du retrait de la fenêtre, et put suivre le flot qui s’écoulait lentement.

Une demi-heure après, il était à sa place, parmi les ecclésiastiques, lorsque la procession pontificale sortit du demi-jour de la chapelle du Saint-Sacrement pour pénétrer dans la nef de l’énorme église ; mais, avant même d’être entré dans la chapelle, il entendit les grandes clameurs populaires et les appels de trompettes qui saluaient l’apparition du souverain Pontife arrivant sur sa sedia gestatoria, précédé des grands éventails traditionnels. Et Percy, en entendant ces cris de la foule, se rappela, avec un subit frémissement du cœur, une autre foule qu’il avait vue dans les rues de Londres, une nuit d’été, quelques mois auparavant… Très haut au-dessus des têtes dressées, parmi lesquelles il semblait se frayer un chemin comme la poupe d’un antique vaisseau, s’avançait le dais qui recouvrait le Seigneur du monde ; et, entre lui et le prêtre, comme si c’était une vague soulevée par le même vaisseau, se mouvait la somptueuse procession, protonotaires apostoliques, supérieurs des ordres religieux, et le reste, passant avec une écume blanche, dorée, éclatante, argentée, entre les rives vivantes, sur les deux côtés. Et, devant ce vaisseau qui se dirigeait vers lui, le port de l’autel divin élevait l’imposante masse de ses piliers, au-dessous desquels brillaient les sept étoiles jaunes qui représentaient les feux de la sainteté. C’était un spectacle étonnant, mais trop vaste pour que l’observateur en reçût une autre impression que la conscience de son propre néant. Les statues géantes, les innombrables bannières, le concert indescriptible des bruits, du murmure de dix mille voix, de l’appel puissant des orgues, le vague parfum de l’encens, et, dominant tout cela, l’atmosphère toute vibrante des émotions humaines à la vue du passage de l’Espoir du monde, du vice-roi de Dieu, s’apprêtant à intervenir entre Dieu et l’homme : tout cela affectait le prêtre comme aurait fait un élixir ayant à la fois le pouvoir de calmer et de stimuler, d’aveugler tout en aiguisant la vision intérieure, d’assourdir les oreilles du corps pour mieux ouvrir celles de l’âme, d’exalter le cœur tout en le plongeant dans des abîmes d’humilité. Voilà donc, songeait Percy, voilà formulée l’antre réponse possible au problème de la vie ! Dans une lumière éclatante, il voyait devant lui, s’offrant à son choix, les deux cités de saint Augustin. L’une était celle d’un monde né de soi-même, s’organisant soi-même et se suffisant à soi-même, d’un monde interprété par des forces socialistes, matérialistes, hédonistes, et se résumant enfin dans Felsenburgh. Et quant à l’autre monde, Percy le voyait déployé sous ses yeux, lui parlant d’un Créateur, d’une création, d’un but divin, d’une rédemption, d’une réalité transcendante et éternelle, dont tout avait jailli et où tout aboutissait. L’un de ces deux hommes, Jean et Julien, était le vicaire de Dieu, et l’autre un imposteur, l’ennemi de Dieu… Et, une fois de plus, dans un nouvel élan de conviction, le cœur de Percy arrêta son choix…

Mais le moment le plus pathétique de l’inoubliable fête était encore à venir.


Lorsque Percy sortit de la nef, sous le dôme, se dirigeant vers la tribune, au delà du trône pontifical, un spectacle imprévu se présenta à lui.

Un grand espace avait été réservé, autour de l’autel et de la Confession, s’étendant jusqu’au point qui marquait l’entrée des transepts. Dans cet espace, sur des fauteuils disposés en gradins, se voyaient des rangées de visages blancs et immobiles, sous des séries de dais richement ornés. Ces dais étaient d’écarlate, comme les baldaquins cardinalices : mais chacun d’eux était surmonté de grandes cottes d’armes, que supportaient des bêtes, et que dominaient des couronnes. Et, sous chaque dais, se tenaient deux ou trois figures : et le cœur de Percy battit plus fort en les apercevant.

Il avait en face de lui les derniers survivants de l’étrange caste d’hommes qui, jusqu’au siècle dernier, avaient régné comme les Vice-régents temporels de Dieu, avec le consentement de leurs sujets ! Aujourd’hui, personne ne reconnaissait plus ce pouvoir, sauf Celui de qui ils affirmaient le tirer. Ces hommes et ces femmes, ces successeurs des anciens maures du monde, avaient enfin appris à connaître l’autorité d’En Haut, et que leurs titres ne dépendaient point de leurs sujets, mais du seul Roi suprême : bergers sans troupeaux, capitaines sans soldats à commander. Le spectacle était pitoyable : et cependant Percy ne pouvait s’empêcher d’en éprouver du respect et de l’admiration. Il s’émerveillait de ces créatures, de même espèce que lui, qui n’avaient point honte d’en appeler de l’homme à Dieu, et d’assumer des insignes que le monde ne regardait que comme de vains jouets, mais qui, pour eux, étaient les emblèmes d’une misa sien surnaturelle…

Et ce sentiment qu’éprouvait Pércy s’aviva en lui quand il vit les divers souverains s’approcher de l’autel, pour le service du culte, et, à plusieurs reprises, traverser l’espace qui s’étendait entre leurs trônes et l’autel. Imposantes figures silencieuses, nu-tête et yeux baissés respectueusement. Le roi d’Angleterre, redevenu le Defensor Fidei, portait la traîne du pape au lieu du vieux roi d’Espagne, qui, hors d’état de marcher, se tenait à genoux sur son prie-Dieu, pleurant et tremblant, tout imprégné de piété et d’amour. L’empereur d’Autriche servait le lavabo ; l’empereur d’Allemagne, à qui, jadis, sa conversion avait failli coûter la vie, en même temps qu’elle l’avait précipité de son trône, remplissait la fonction privilégiée de transporter le coussin sur lequel le pape, son seigneur, s’agenouillait devant leur Seigneur à tous deux.

Et ainsi, scène par scène, le drame magnifique se déroulait. Le murmure des foules fut remplacé par un silence qui n’était qu’une même prière muette, lorsque le petit disque blanc s’éleva entre les mains blanches, et que la frêle et pure musique angélique des voix rayonna dans le dôme. Car tous se sentaient là en présence de leur unique espoir, aussi faible et aussi puissant qu’autrefois dans la Crèche. Tous savaient, à coup sûr, qu’il n’y avait personne pour les défendre, excepté Dieu seul. Et Percy se disait que, si le sang des hommes et les larmes des femmes ne parvenaient pas à toucher le Juge suprême, et à le faire sortir de son silence, du moins ce renouvellement de la mort de son Fils unique, s’accomplissant aujourd’hui avec une si pathétique splendeur, sur cet îlot de foi, parmi un océan de risées et de haines, que cela, du moins, devait porter son fruit !

Le jeune prêtre venait de rentrer dans sa chambre, pour se reposer un moment après la fatigue des longues cérémonies, lorsque sa porte s’ouvrit, et que le cardinal Martin, encore vêtu de ses robes d’état, entra, d’un pas rapide, et referma la porte précipitamment.

— Père Franklin, dit-il d’une étrange voix sans souffle, je vous apporte une nouvelle énorme : Felsenburgh vient d’être nommé président de l’Europe !

II

Cette nuit-là, Percy ne revint dans sa chambre qu’à deux heures du matin, absolument épuisé. Tout l’après-midi et toute la soirée, il était resté en compagnie du cardinal, ouvrant les dépêches qui affluaient de tous les points de l’Europe.

Il n’y avait aucun doute possible sur l’authenticité de la nouvelle ; et tout tendait même à faire supposer que Felsenburgh, depuis longtemps, avait délibérément attendu l’offre qu’il venait enfin d’accepter, — ne s’obstinant à refuser toutes les requêtes précédentes que pour contraindre les nations à cette suprême requête collective. La veille, il y avait eu, secrètement, une réunion des diverses puissances, dont chacune avait échoué à obtenir individuellement le concours du grand homme : toutes avaient convenu de retirer leurs offres antérieures, et d’envoyer un message unique. Les honneurs proposés à Felsenburgh n’avaient jamais encore auparavant été imaginés dans une démocratie. On lui promettait un palais, et le libre choix de ses ministres, dans chaque capitale de l’Europe. Sur toutes les lois votées par les parlements, on lui promettait un droit de veto, dont les défenses garderaient une valeur absolue pendant trois ans. On consentait à ce que toute mesure décidée par lui, à trois reprises, durant trois années consécutives, devint, sans autre discussion, une loi formelle. En échange, ou ne lui demandait rien que l’engagement de se consacrer tout entier à ses nouvelles fonctions.

Et tout cela, comme le voyait clairement Percy, tout cela décuplait le danger que présentait déjà l’union de l’Europe. Tout cela impliquait la concentration des forces prodigieuses du socialisme, dirigées désormais par un chef de génie. C’était la combinaison des plus précieuses caractéristiques des deux méthodes opposées de gouvernement Et l’offre avait été acceptée par Felsenburgh, après huit heures de réflexion.

Quant à la manière dont la nouvelle avait été accueillis par les, deux autres divisions du monde, l’Orient, d’après les dépêches, se montrait enthousiaste, tandis que l’Amérique semblait partagée : Mais, en tout cas, l’Amérique était sans pouvoir ; la balance du monde penchait trop lourdement contre elle.

Percy se jeta sur son lit, sans se dévêtir, et resta étendu, le pouls battant, les yeux fermés, et avec un désespoir immense dans le cœur. Il lui paraissait que, tout a coup, le monde venait de se dresser comme un géant, au-dessus de l’horizon de Rome, et que la cité sainte n’était plus, maintenant, qu’un pauvre château de sable attendant le flot qui allait l’anéantir. Le fait de cet anéantissement, à ses yeux, était certain. De quelle manière la ruine se produirait, et sous quelle forme, et à quel moment, il ne le savait point, ni ne se souciait de le savoir : il savait seulemegt qu’elle était fatale.

Avec son habitude de s’étudier soi-même, il retourna son regard au dedans de lui, comme un médecin atteint d’une maladie mortelle se complaît amèrement à diagnostiquer ses propres symptômes. Sana compter que c’était pour lui une sorte de soulagement, de pouvoir perdre de vue le monstrueux mécanisme du monde, pour considérer, en miniature, un simple cœur humain dénué d’espérance. Pour sa religion, à présent, il n’avait plus de craintes ; aussi absolument qu’un homme peut connaître la couleur de ses yeux, il savait que sa religion était ferme, assurée, à l’abri de toute secousse. Durant les semaines qu’il venait de passer à Rome, le trouble qu’il avait naguère ressenti s’était dissipé, et le fond même de son âme lui était redevenu visible. Ou, mieux encore, le grand ensemble de dogmes, de cérémonies, de coutumes et de principes moraux au milieu duquel il avait été élevé, et que, jusqu’alors ; jamais il n’avait saisi que par parties, tantôt en découvrant un morceau et tantôt un autre, peut à peu ce système du catholicisme s’était éclairé tout entier, pour se révéler à lui dans un rayonnement merveilleux de lumière divine. Des détails qui, autrefois, l’avaient étonné ; même choqué, reprenaient, pour lui, une évidence parfaite. Il voyait, par exemple, que, tandis que la religion de l’Humanité tâchait à abolir la souffrance, celle-ci était un fait qui jamais ne se laisserait supprimer et que la religion divine était autrement raisonnable, qui reconnaissait la souffrance pour nécessaire, et lui accordait une place dans le pian total du Créateur. Ou bien il se rendait compte que, tandis que, d’un certain point de vue, ses Sens ne découvraient que l’aspect matériel du tissu composite de la vie universelle, d’un autre point de vue le surnaturel se révélait a lui avec non moins de certitude et de réalité, Il comprenait que la religion de l’Humanité ne pouvait apparaitre vraie que si l’on négligeait, au moins, une moitié de la nature de l’homme, de ses aspirations, et de ses misères ; tandis que le christianisme, avait, en tout cas, le mérite d’admettre tout ce que contenait cette nature, si même il ne parvenait pas à tout expliquer. Oui, la foi catholique était, dorénavant, plus sûre pour lui que sa propre existence : elle était vivante, absolument véritable. Il n’y avait, à y réfléchir sérieusement et impartialement, aucune hésitation possible sur le fait que Dieu existait et régnait. Et tous les chemins de la pensée du prêtre aboutissaient à la conclusion, aussi, que Jésus-Christ était l’incarnation de ce Dieu souverain, ayant prouvé sa divinité par sa mort, sa résurrection, et la suite miraculeuse de son Église jusqu’à Jean, son dernier vicaire. Toutes ces choses étaient comme des vertèbres de l’univers, des faits supérieurs au doute, immuablement vrais : si ces choses n’étaient pas vraies, c’est que rien, nulle part, n’était qu’un vain rêve.

Des difficultés ? oui, certes, il y en avait et en très grand nombre ! Ainsi le jeune prêtre ne comprenait aucunement pourquoi Dieu avait fait le monde tel qu’il était, ni comment le pain était transsubstancié en Corps vivant de Dieu : mais… mais ces choses étaient, tout simplement ! Percy songeait au voyage qu’avait fait son esprit, depuis le jour où, dans son ardeur juvénile, il avait cru que toute vérité divine pouvait être démontrée dans le domaine intellectuel. Maintenant il avait appris, pour toujours, que le naturel en appelait au surnaturel} ; que la pauvre raison humaine, assurément, n’était pas en état de contredire les mystères de la religion, mais qu’elle ne pouvait les prouver adéquatement qu’en admettant, d’abord, la Révélation comme un fait, c’est-à-dire en se plaçant à un point de vue où l’âme écoute docilement la foi et l’esprit divin. Jamais il ne s’était mieux rendu compte de l’innombrable quantité des objections que pouvait faire naître le dogme chrétien, quand on le considérait du dehors, à la lumière d’une certaine critique nécessairement condamnée à n’en laisser voir qu’une apparence trompeuse : et jamais, non plus, il n’avait mieux senti la profonde inanité, le néant éternel et fatal de ces objections.

Ainsi la fermeté de sa foi apparaissait à Percy décidément assurée et inébranlable. En présence de la catastrophe qu’il prévoyait imminente, il songeait avec joie que, du moins, son âme serait à l’abri de la destruction. Mais, sous cette certitude confiante de son cœur de croyant, il y avait sa curiosité d’homme, de témoin étonné du spectacle de la vie.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Pourquoi tout cela était-il permis ? Comment était-il concevable que Dieu n’intervînt pas, et que le Père des hommes autorisât la race tout entière de ses enfants à se soulever contre sa personne ? Que comptait-Il faire ? Est-ce que ce silence continu ne se romprait jamais ? Est-ce que ces millions d’âmes, de toutes les nations, qui naissaient et mouraient dans le blasphème, est-ce qu’elles n’étaient point, elles aussi, les agneaux de son troupeau ? À quoi donc était destinée l’Église catholique, si ce n’était pas à convertir le monde ? Et pourquoi, en ce cas, le Dieu tout-puissant avait-il permis à cette Église de se trouver réduite à une poignée de fidèles, tandis que, d’autre part, le monde trouvait sa paix en dehors d’elle et de Lui ?

Eh face de soi, Percy revoyait le monde, cette folie qui s’était emparée des peuples, les histoires étonnantes que le téléphone venait de lui apporter ! À Paris, des hommes et des femmes, avec l’ivresse mystique des anciennes Bacchantes, s’étaient percé le cœur, publiquement, sur la place de la Concorde, en criant, à une foule, non moins enthousiaste, qu’ils avaient assez longtemps vécu, et ne pouvaient point survivre aux délices de cette divinisation définitive de l’humanité. À Séville, dans un concert, une danseuse célèbre était morte de joie, au milieu d’une figure de ballet, en apprenant l’acceptation de Felsenburgh. Dans une Vallée des Pyrénées, ce matin même, tous les catholiques avaient été crucifiés par les paysans que leur excès d’allégresse avait, tout à coup, rendus furieux. En Allemagne, trois évêques avaient abjuré… et ceci… et cela… et mille erreurs qui s’étaient produites trop rapidement pour pouvoir être prévues ou arrêtées ; et Dieu continuant à ne faire aucun signe, à ne dire aucun mot !

Il y eut un petit coup à la porte ; et Percy, brusquement redressé, vit entrer, de nouveau, le vieux cardinal.

Le vieillard paraissait horriblement usé : ses yeux avaient une sorte d’éclat profond qui révélait de la fièvre. D’un petit geste, il invita Percy à s’asseoir ; et lui-même s’assit dans un fauteuil, tremblant un peu, et rassemblant ses pieds, bouclés d’argent, sous sa soutane noire aux boutons rouges.

— Il faut que vous m’excusiez, mon enfant ! Je suis anxieux pour la sécurité de l’évêque. Il devrait être ici, à cette heure !

Il s’agissait de l’évêque de Southwark, qui avait quitté l’Angleterre das la matinée de ce jour.

— Il avait bien promis de venir tout droit à Rome, Éminence ?

— Oui. Il devrait être ici depuis vingt-trois heures, et c’est bien minuit qui sonne, n’est-ce pas ?

En effet, on entendait les tintements des horloges. Tout était très calé, à présent. Dans la journée, l’air avait été vibrant dé clameurs et de bruits. La foule des Romains s’était promenée par les rues, commentant là grande nouvelle ; et, d’autre part, on disait que des bandes d’ouvriers des faubourgs avaient réussi à se glisser dans la ville, en chantant dés refrains antireligieux. Mais, de très bonne heure, les portés avaient été fermées : l’incident pouvait, tout au plus, inquiéter comme un indice de troubles à venir.

Après quelques minutes de silence, le cardinal parut commencer à se remettre de son épuisement.

— Vous paraissez fatigué, mon père ? dit-il à son jeune ami, d’un ton affectueux.

Percy sourit.

— Et Votre Éminence ? demanda-t-il.

Ce fut au tour du vieillard de sourire.

— Oh ! moi, dit-il, je n’en ai plus pour longtemps ! Et ensuite, mon père, ce sera à vous de souffrir !

Percy sursauta vivement, épouvanté.

— Mais oui ! reprit le cardinal ; la chose est déjà arrangée avec le Saint-Père : c’est vous qui me succéderez ! Inutile d’en faire un secret !

— Éminence !… murmura Percy d’une voix implorante.

Mais le vieillard l’arrêta, d’un geste de sa maigre main ridée.

— Oh ! je comprends ce qu’il en est ! dit-il doucement. Vous préféreriez mourir, n’est-ce pas, et rester en paix ? Il y en a bien d’autres, allez, qui désirent cela ! Mais il faut que nous souffrions d’abord ! Et pati et mori. Père Franklin, il faut accepter l’épreuve sans hésiter !

Une fois de plus, un long silence suivit.

La nouvelle qui venait d’être révélée à Percy était trop imprévue et trop surprenante pour produire, en lui, autre chose que la sensation d’un choc douloureux. Jamais l’idée ne lui était venue que lui, un homme de moins de quarante ans, pût être considéré comme le successeur désigné de ce sage et patient vieux prélat. Et quant à l’honneur de la chose, Percy, maintenant, était bien au-dessus de toute ambition personnelle. Il n’apercevait devant lui qu’une seule perspective : un long et cruel voyage, sur un chemin qui grimpait à pic, et avec les épaules chargées d’un fardeau trop pesant pour elles.

Cependant, il se rendit compte bientôt que le fait annoncé était inévitable : cela devait être, et il n’avait rien à dire. Mais c’était comme si un abîme de plus s’était ouvert devant lui ; et il en contemplait le fond avec une horreur muette, inexprimable.

Le cardinal fut le premier à rompre le silence.

— Père Franklin, dit-il, j’ai vu aujourd’hui un portrait de Felsenburgh. Savez-vous de qui j’ai cru d’abord que c’était l’image ?

Percy eut un sourire triste.

— Mais oui, mon père, reprit le vieillard, j’ai pris ce portrait pour le vôtre ! Et maintenant, que pensez-vous de cela ?

— Je n’en pense rien, et je n’y comprends rien, Votre Éminence !

— Eh ! bien…

Mais il s’interrompit, et, tout à coup, changea de sujet.

— Il y a eu un assassinat, dans la cité, tout à l’heure, dit-il : un catholique a poignardé un blasphémateur.

Percy, effrayé, releva les yeux.

– Oui, et l’assassin n’a pas essayé de fuir ! poursuivit le vieillard. Il est en prison.

– Et ?…

– Et il sera exécuté. Le procès commencera ce matin même… c’est bien triste ! Le premier meurtre depuis plus d’un an !

L’ironie de la situation apparaissait clairement à Percy, pendant que, immobile au fond du fauteuil, il recueillait le silence répandu dans la nuit étoilée. Il songeait à cette pauvre ville affectant que rien n’était changé, continuant à administrer ses procédés surannés de justice traditionnelle, sous la risée du monde ; et, là-bas, au dehors, sans cesse grandissaient et se concentraient les forces qui allaient mettre fin à ce pauvre jeu. Son enthousiasme de naguère semblait mort en lui. Il ne frémissait plus d’admiration à la pensée du splendide mépris des faits matériels qui, jusqu’alors, lui avait semblé si beau et si émouvant ! Il avait l’impression d’un homme observant une mouche qui repose sur le cylindre d’une machine en mouvement. Un clin d’œil, et la roue énorme aura tourné, écrasant la petite vie de l’insecte : et cependant l’homme qui observe se sent hors d’état d’intervenir. Ainsi, le surnaturel se montrait à Percy, vivant encore, et aussi parfait que jamais, mais réduit aux proportions d’un point minuscule ; et des forces immenses étaient en mouvement, l’univers ses soulevait, et Percy ne pouvait rien faire que regarder et trembler. Et pourtant, comme il se l’était dit encore tout à l’heure, il n’y avait pas une ombre sur sa foi : il savait que la mouche, dans l’ordre de la Vie, était plus grande que la gigantesque machine ; si bientôt elle se trouvait écrasée, ce n’est point sur elle que tombe fait la souffrance suprême. Mais, au delà de cette certitude, tout était, pour lui, incertain et sombre.

On entendit un bruit de pas, un petit coup sur la porte ; et un serviteur entra.

— Sa Grandeur est arrivée, Éminence ! dit-il.

Le cardinal se releva péniblement, en s’appuyant à la table. Sur le point de sortir de la chambre, s’arrêta, parut se rappeler quelque chose, et chercha dans sa poche. . — Regardez ceci, mon père ! dit-il en tendant au prêtre un petit disque d’argent. Non, pas maintenant ! attendez que je sois parti !

Percy referma la porte, et revint s’asseoir, pour examiner le petit objet rond.

C’était une pièce de monnaie, tout fraîchement frappée. Sur une des faces était l’emblème maçonnique habituel, avec les mots : « un franc », gravés au centre, en langue espéranto ; et sur l’autre face se voyait le profil d’un homme, avec cette inscription :

JULIEN FELSENBURGH, PRÉSIDENT DE L’EUROPE

III

À dix heures, le matin suivant, les cardinaux furent convoqués dans les appartements du pape, qui avait à leur faire une allocution.

Percy, de sa place parmi les consulteurs, voyait entrer les cardinaux et autres prélats, hommes de nations, de tempéraments, et d’âges divers : les Latins gesticulant, découvrant des dents brillantes, les Germains sérieux et recueillis ; un vieux cardinal français appuyé sur sa canne, et s’avançant au bras du bénédictin anglais. La salle était une des grandes pièces, simples et nues, qui remplaçaient, à présent, les anciennes chambres du Vatican. Elle avait la forme d’une chapelle, avec des rangées de sièges sur toute son étendue. Près de l’autel, sous un dais, s’élevait le trône pontifical.

Percy n’avait aucune idée de ce qui allait être dit. Comment s’attendre à des déclarations précises et définies, en présence d’une situation encore aussi incertaine ? Tout ce que l’on savait, jusqu’à cette heure, c’était la confirmation de la nouvelle d’une présidence de l’Europe, confirmation suffisamment établie, déjà, par la petite pièce d’argent. On disait aussi qu’il y avait eu, de toutes parts, une brusque poussée de persécution, aussitôt réprimée par les autorités locales. Et le bruit courait que Felsenburgh, dès ce jour, allait commencer sa tournée, de capitale en capitale. On l’attendait à Turin pour la fin de la semaine. De tous les centres catholiques du monde, des messages affluaient, implorant des instructions ; on y lisait que l’apostasie se soulevait comme un énorme flux de marée, que partout la persécution menaçait, que même des évêques commençaient à chanceler.

Quant aux intentions du Saint-Père, tout était douteux. Ceux qui savaient ne disaient rien ; et la seule chose qui se fût divulguée était que le pape avait passé toute la nuit en prière, au tombeau de l’Apôtre…

Subitement, le murmure de la salle s’éteignit, et tous les regards se tournèrent vers un même point. Un instant après, Jean, Pater Patrum, était installé sur son trône.

Au premier moment, Percy ne chercha pas même à comprendre. Il considérait, comme une peinture, dans la grande lumière poussiéreuse qui venait des hautes fenêtres, les lignes écarlates se dessinant des deux côtés et se continuant jusqu’à l’énorme baldaquin écarlate où se trouvait assise la figure blanche. Certes, ces Méridionaux avaient la notion du pouvoir effectif de la mise en scène ! Tous les accessoires étaient somptueux, imposants : l’élévation des murs, les couleurs des robes, les chaînes et les croix, et cet aboutissement des couleurs et des ors à une petite forme blanche, comme si la gloire terrestre s’épuisait et se déclarait impuissante à dire le suprême secret ! L’écarlate et la pourpre, et l’or, cela convenait à ceux qui se tenaient sur les degrés du trône, cela leur était nécessaire ; mais quant à celui qui était assis sur le trône, il n’avait pas besoin de ce luxe mortel. Et cependant, quelle expression merveilleuse apparaissait dans ce beau visage ovale, ce port impérieux de la tête, ce doux éclat des yeux, ces lèvres nettement découpées qui promettaient une parole vigoureuse ! On n’entendait pas un bruit, dans la salle, pas un souffle ni un mouvement, au dehors même on aurait dit que le monde se taisait, pour permettre au surnaturel d’exposer, en paix, sa défense, avant de proclamer bruyamment la condamnation.

Mais Percy fit un violent effort pour concentrer son attention, et, les poings serrés, il écouta.

« … Or, puisqu’il en est ainsi, mes fils en Jésus-Christ, c’est à nous de répondre ! Comme nous l’enseigne le docteur des Gentils, nous ne luttons point contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre l’esprit du mal dans les hauts lieux. « Et c’est pourquoi, nous dit encore l’Apôtre, armez-vous de l’armure de Dieu ! » Et, de cette armure, il nous en explique l’espèce : la ceinture de la vérité, le bouclier de la justice, les souliers de la paix, l’écusson de la foi, le casque du salut, et le glaive de l’esprit.

« Voilà donc avec quelles armes la parole de Dieu nous ordonne de combattre, mais non pas avec une épée : car, en vérité, le royaume de Dieu n’est pas de ce monde, et c’est pour vous rappeler les principes de cette lutte que Nous vous avons rassemblés en notre présence ! »

La voix s’arrêta, et il y eut un mouvement général, le long des sièges, comme un unanime soupir après un effort trop tendu. Puis la voix reprit, sur un ton un peu plus élevé : « Il a toujours souvenu à la sagesse de Nos prédécesseurs, comme aussi il a toujours été leur devoir, tandis qu’ils gardaient le silence à de certains moments, d’exprimer en toute liberté, à d’autres moments, la Parole entière de Dieu. De ce devoir, il ne faut pas que Nous soyons, Nous-même, détourné par la notion de Notre propre faiblesse et ignorance ; mais plutôt il faut que Nous ayons confiance que celui qui Nous a placé sur ce trône daignera parler par Notre bouche, et faire servir Nos paroles à sa gloire.

« En premier lieu, donc, il est nécessaire que Nous fassions connaître notre sentiment sur ce mouvement nouveau, comme on l’appelle, qui a été inauguré, de nos jours, par les maîtres du monde.

« Certes, Nous ne négligeons ni ne dédaignons les bénédictions de la paix et de l’union : mais Nous ne pouvons pas, non plus, oublier que la présente apparition de ces choses sur la terre a été le fruit de maintes autres chaises que Nous avons condamnées. Et c’est cette apparence de paix qui a trompé maints pommes, les amenant à douter de la promesse du Prince de la Paix ; que c’est par lui seul que nous aurons accès au Père, Cette paix véritable qui doit nous être donnée né concerne pas seulement les relations des hommes entre eux, mais aussi les relations des hommes avec leur Créateur : et c’est sur ce point nécessaire que les efforts actuels du monde se trouvent avoir échoué. Et, eu vérité, il n’est pas étonnant que, dans un monde qui a rejeté Dieu, ce sujet essentiel soit perdu de vue ! Les hommes, pervertis par des séducteurs, ont pensé que l’unité des nations était le bien le plus précieux de cette vie, oubliant les paroles de notre Sauveur, qui a dit qu’il ne venait point pour apporter la paix, mais un glaive, et que ce n’était qu’à travers bien des tribulations que nous pourrions entrer au royaume de Dieu. Et, d’abord, donc, il convient d’établir la paix de l’homme avec Dieu : après quoi l’unité de l’homme avec l’homme s’ensuivra. Cherchez d’abord le royaume de Dieu, nous dit Jésus-Christ, et alors toutes ces choses vous seront données par surcroît !

« En premier lieu, donc, Nous condamnons et anathématisons, une fois de plus, les opinions de ceux qui croient et qui enseignent le contraire de cela ; et Nous renouvelons, une fois de plus, les condamnations prononcées, par Nous-même ou nos prédécesseurs, contre toutes sociétés, organisations, ou communautés, qui ont été formées pour établir l’unité sur d’autres fondements qu’un fondement divin ; et Nous rappelons à nos enfants, à travers le monde entier, qu’il leur est défendu d’entrer dans une quelconque de ces associations, ou de l’aider ou de l’approuver d’une manière quelconque. »

Percy s’agita sur son banc, avec une ombre d’impatience… Certes, la manière était superbe, tranquille et imposante comme le courant d’un grand fleuve ; mais la matière, le fond, lui semblait un peu bien banal. Dans des circonstances comme celle-là, recommencer simplement l’ancienne réprobation de la franc-maçonnerie !…

— En second lieu, poursuivit la ferme voix, Nous désirons vous faire connaître nos intentions pour l’avenir ; et, ici, Nous allons avoir à aborder un terrain qui risque d’être considéré comme dangereux.

De nouveau, un remuement sourd de toute la salle. Percy vit trois ou quatre cardinaux se pencher en avant, la main en trompette contre l’oreille, pour mieux entendre. Évidemment, quelque chose d’important allait venir.

— Il y a bien des points, continua la haute voix, dont il n’est pas dans Notre volonté de parler à cette heure : les uns étant secrets par leur nature propre, et les autres ayant à être traités dans d’autres occasions. Mais ce que Nous disons ici, nous le disons au monde entier. Parce que les assauts de nos ennemis sont à la fois publics et secrets, telle aussi doit être notre défense. Voici donc quelles sont Nos intentions !

Le pape s’arrêta, éleva une main jusqu’à sa poitrine, et, machinalement, saisit la croix qui y était suspendue.

— L’armée du Christ, tout en étant une, consiste, en maintes divisions dont chacune a sa fonction et son objet particuliers. Dans les temps passés, Dieu a fait naître des compagnies de ses serviteurs afin de remplir telle ou telle tâche spéciale : les fils de saint François afin de prêcher la pauvreté, les fils de saint Bernard afin d’unir le travail à la prière pendant que de saintes femmes s’adonnaient à la même destination ; la Société de Jésus pour l’éducation de la jeunesse et la conversion des païens ; et puis, pareillement encore, tous ces autres ordres religieux dont les noms sont connus à travers le monde. Chacune de ces compagnies a surgi à ce moment particulier ou son intervention était nécessaire ; chacune a noblement répondu à sa vocation divine. Et chacune a en, aussi, cette gloire, de renoncer à tous les modes d’activité (même très bons en soi) qui pouvaient l’empêcher dans l’œuvre pour laquelle Dieu l’avait appelée, — suivant en cela cette parole de notre Rédempteur : toute branche qui porte du fruit, je l’émonde pour qu’elle puisse porter plus de fruit. Or, au moment où nous sommes, il apparaît à Notre humilité que tous ces ordres existants, — que Nous louons et bénissons une fois de plus, — ne sont point parfaitement appropriés, de par les conditions de leurs règles respectives, à s’acquitter de la grande tâche que requiert ce temps. Car notre lutte n’est point dirigée en particulier contre l’ignorance, que ce soit celle des païens à qui l’Évangile n’est pas encore arrivé, ou celle des hommes dont les pères l’ont rejeté ; notre lutte n’est point dirigée en particulier contre les décevantes richesses de ce monde, ni contre la fausse science, ni contre aucune de ces forteresses de l’infidélité contre lesquelles nous avons combattu dans le passé. Il semblerait plutôt que le temps est enfin venu dont parlait l’Apôtre, quand il disait que « le grand jour ne viendrait pas avant que se produisît d’abord un grand reniement, et avant que se révélât cet Homme du Péché », ce Fils de la Perdition, qui s’opposerait et s’exalterait par-dessus tout ce qui est appelé Dieu.

« Ce n’est plus contre telle ou telle force particulière que nous avons à lutter, mais contre l’immensité, désormais dévoilée, de ce Pouvoir dont le temps nous a été prédit, et dont la destruction est éternellement préparée ! »

Encore une pause. Percy étreignit le siège du simple banc de bois où il était assis, pour essayer d’arrêter le tremblement de ses mains. Au mouvement sourd de tout à l’heure avait succédé, maintenant, un silence solennel. Le pape eut une longue aspiration, tourna lentement la tête à plusieurs reprises, et puis il continua, d’un ton encore plus ferme et plus décidé :

— Il a donc paru bon à Notre humilité que le vicaire du Christ invitât lui-même les enfants de Dieu à ce combat nouveau : et, ainsi, notre intention est d’enrôler, sous le titre de l’ordre du Christ Crucifié, tous ceux qui voudront s’offrir pour ce service suprême. Ce que faisant, Nous n’ignorons point la nouveauté de notre action ; et c’est délibérément que Nous négligeons toutes les précautions qui ont été jugées nécessaires dans le passé ; ne prenant conseil, dans cette matière, de nul autre que de Celui qui nous inspire et nous guide surnaturellement.

« D’abord, Nous disons que, bien que l’obéissance et le zèle aient à être exigés de tous ceux qui seront admis dans cet ordre, Notre intention première, en l’instituant, est de compter sur l’égard de Dieu plus que sur celui de l’homme, d’en appeler à Celui qui réclame notre sacrifice plutôt qu’à ceux qui le refusent, et de dédier, une fois de plus, par un acte formel et réfléchi, nos âmes et nos corps au service de Celui qui, seul, a le droit d’exiger de nous une telle offre, et qui, seul, daigne tirer parti de notre misère.

« En un mot, Nous n’édictons aujourd’hui que les conditions suivantes :

« Personne ne pourra entrer dans l’ordre s’il n’est âgé de plus de dix-sept ans ;

« Aucun emblème, habit, ni insigne ne sera attaché à l’ordre nouveau ;

« Le fondement de la règle de l’ordre sera dans les trois vœux évangéliques, auxquels Nous ajoutons une quatrième intention : à savoir le désir de recevoir la couronne du martyre, et la résolution expresse de la recevoir.

« Chaque évêque de nos diocèses, s’il consent lui-même à entrer dans l’ordre, en sera le supérieur dans les limites de sa juridiction ; et lui seul sera exempté de l’observance stricte du vœu de pauvreté, aussi longtemps qu’il conservera son siège.

« En outre, Nous annonçons que Notre intention est d’entrer, Nous-même, dans l’ordre, comme son prélat suprême, et de faire Notre profession dès le premier jour.

« En outre, Nous déclarons que, bientôt, Nous dédierons solennellement la basilique des saints Pierre et Paul comme l’église centrale de l’ordre : dans laquelle église Nous canoniserons sans délai toutes les âmes bienheureuses qui auront sacrifié leur vie terrestre à la poursuite de leur vocation.

« De cette vocation, Nous nous bornons à dire qu’elle pourra être suivie dans les conditions les plus diverses, imposées aux membres par leurs supérieurs. Quant à ce qui concerne le noviciat, Nous en définirons très prochainement la règle. Chacun des supérieurs diocésains aura tous les droits qui appartiennent ordinairement aux supérieurs religieux, et sera autorisé à employer les membres à toute tâche qui, suivant lui, pourra contribuer à la gloire de Dieu et au salut des âmes. »

Une dernière fois, le pape releva les yeux, sans trace apparente d’émotion. Et il reprit :

— Voilà donc ce que Nous avons décidé ! Sur les autres points, Nous aurons, tout à l’heure, à prendre conseil ; mais notre désir est que, dès maintenant, les paroles que Nous venons de prononcer soient communiquées au monde entier, et que celui-ci connaisse sans délai ce que le Christ, par l’entremise de son vicaire, demande de tous ceux qui proclament son nom divin. Et nous n’offrons aucune récompense, si ce n’est celle que Dieu lui-même a promise à ceux qui l’aiment et qui sacrifient leur vie pour son service ; Nous n’offrons aucune promesse de paix, si ce n’est cette paix qui passe la raison ; Nous n’offrons aucune demeure, si ce n’est celle qui convient à des pèlerins cherchant la cité à venir ; Nous n’offrons aucun honneur, si ce n’est le mépris du monde ; et Nous n’offrons aucune vie, si ce n’est celle qui est cachée avec le Christ en Dieu !

CHAPITRE IV

I

Olivier Brand, assis dans son petit bureau particulier de White Hall, attendait un visiteur. Dix heures, déjà, allaient sonner ; et le ministre devait se trouver au conseil dès dix heures et demie. Il avait espéré que « M. Francis », quoi qu’il eût à lui dire, ne le retiendrait pas longtemps : mais, si courte que pût être la visite de cet inconnu, elle lui causait un dérangement réel, tant était prodigieuse la quantité du travail qui s’imposait à lui, depuis quelques semaines. Le dernier coup de dix heures n’avait pas sonné, à la Tour Victoria, quand la porte s’ouvrit ; et la voix d’un secrétaire annonça le nom qu’Olivier attendait.

Olivier jeta un regard rapide sur l’étranger, observa ses paupières baissées et sa bouche contractée, tâcha à définir intérieurement l’impression d’ensemble qu’il en éprouvait : tout cela pendant les quelques secondes qu’il mit à faire asseoir son visiteur. Puis il aborda l’entretien.

— Dans vingt minutes, monsieur, il faut que je sorte d’ici : mais, jusque-là…

M. Francis le rassura.

— Je vous remercie, monsieur Brand ! J’aurai amplement le temps. Mais, si vous voulez bien m’excuser…

Il tâta dans sa poche de côté, et en tira une grande enveloppe.

— Je vous laisserai ceci, dit-il, en vous quittant ! Vous y trouverez tout au long l’exposé de nos vœux, avec nos noms et le reste. Et quant à ce que j’ai à vous dire de vive voix, monsieur, le voici !

Il croisa ses jambes, s’adossa, et poursuivit, d’une voix un peu nerveuse :

— Comme vous le savez déjà, je suis une façon de délégué ! Nous avons, tout ensemble, quelque chose à vous demander et quelque chose à vous offrir. On m’a choisi comme délégué parce que l’idée venait de moi. Mais, d’abord, puis-je vous poser une question ?

Olivier l’y autorisa, d’un signe de tête.

— Je ne veux point être indiscret, reprit le visiteur : mais je crois qu’il est pratiquement certain, n’est-ce pas, que le culte divin va être restauré dans toutes les nations ?

Olivier sourit.

— Je le suppose, en effet ! dit-il. Le projet de loi a été discuté pour la troisième fois ; et, comme vous le savez, le Président, ce soir même, va nous faire connaître son avis à ce sujet !

— Il n’opposera pas son veto ?

— Nous ne le croyons pas ! Il a déjà consenti à la même chose en Allemagne.

— C’est bien cela ! dit M. Francis. Et, s’il consent, je suppose que le projet aura aussitôt force de loi ?

Olivier s’étant penché sur sa table, y prit une feuille de papier vert qui contenait le projet.

— Naturellement, vous connaissez ceci ? répondit-il. Eh ! bien, en effet, le projet aura force de loi tout de suite ; et la première des fêtes du culte sera célébrée le 1er octobre. C’est bien la Paternité, si je me rappelle ? Oui, la Paternité !

— Il y aura un grand mouvement, ce jour-là ! reprit le visiteur, avec une flamme dans les yeux. Et nous n’avons plus que quinze jours, jusqu’au 1er octobre !

— Oui, mais ce genre de choses ne me concerne point ! — poursuivit Olivier, en rejetant le projet sur la table. — Cependant, j’ai entendu dire que le rituel sera exactement celui qui se trouve déjà employé en Allemagne. Au fait, je ne vois aucun motif pour que nous nous singularisions sur ce point.

— Et l’abbaye de Wesminster sera l’une des églises affectées au culte ?

— Sans aucun doute !

— Eh ! bien, monsieur, dit M. Francis, je n’ignore point que la commission spéciale doit avoir étudié tout cela de très près, et arrêté déjà tous ses plans. Mais il me paraît que, pour l’organisation pratique, on aura besoin de toute l’expérience dont on pourra disposer ?

— Assurément !

— Or donc, monsieur Brand, la société que je représente est entièrement composée d’hommes qui ont été, autrefois, prêtres catholiques. Notre société est au nombre d’environ deux cents, à Londres même. — Je vais, d’ailleurs, si vous me le permettez, vous laisser la brochure qui définit notre objet et notre règle. — Et il nous a semblé que c’était là un sujet sur lequel notre expérience passée pourrait être de quelque service au gouvernement. Les cérémonies catholiques, comme vous le savez, sont très compliquées, et plusieurs d’entre nous les ont, jadis, étudiées très à fond. Nous avions coutume de dire que, dans le clergé, les maîtres de cérémonie, comme on l’a dit des poètes, ne se faisaient point, mais naissaient pour cette profession. Sans compter que chaque prêtre est, forcément, plus ou moins un cérémonialisie.

Il s’arrêta

— Eh ! bien, monsieur Francis ?…

— Eh ! bien, je suis sûr que le gouvernement doit comprendre de quelle énorme importance il est que tout marche régulièrement et sans accroc. Si le nouveau service divin, surtout à ses débuts, comportait le moindre élément de désordre ou de ridicule, cela causerait un grand dommage à l’objet qu’il poursuit. Et, ainsi, j’ai été délégué vers vous, monsieur Brand, pour vous faire savoir qu’il existe un groupe d’hommes qui ont possédé une expérience toute particulière de ces choses, et qui sont entièrement prêts à se mettre à la disposition du gouvernement.

Olivier ne put point retenir un léger sourire, sur le coin de ses lèvres. Il y avait, dans le fait de cette proposition, venant de tels hommes, et ainsi formulée, quelque chose d’étrange dont son sens naturel d’ironie était irrésistiblement frappé ; mais, en somme, la proposition n’avait rien que de raisonnable.

— Je comprends fort bien, monsieur Francis ! Je crois que ce que vous nous offrez peut, effectivement, avoir son prix. Mais, comme je vous l’ai dit, ce n’est pas de moi que cela dépend… C’est M. Snowford…

— Oui, monsieur, je sais ! Mais je suis d’abord venu vers vous, parce que c’est votre discours de l’autre jour qui nous a tous inspirés. Vous avez dit, exactement, ce qui était dans nos cœurs : que le monde ne pouvait pas vivre sans une foi, ni un culte, et que maintenant que Dieu était enfin trouvé…

Olivier agita les mains pour l’arrêter. Toute flatterie lui était pénible.

— Vous êtes bien bon de me parler ainsi, monsieur Francis ! Je ne manquerai point de prévenir M. Snowford. Je crois comprendre que vous vous proposez pour les fonctions de… de maître des cérémonies ?

— Oui, monsieur, de maître des cérémonies et de sacristain ! J’ai étudié très soigneusement le rituel allemand : il est beaucoup plus compliqué que je ne l’aurais pensé. Et sa mise en pratique exigera beaucoup d’adresse. J’imagine que, pour l’Abbaye seulement, vous aurez besoin d’au moins douze cérémoniaires !

Olivier dévisagea curieusement la maigre, fiévreuse et pathétique figure de son visiteur : il y découvrait, de plus en plus accentuée, cette sorte de masque que toujours il avait vue sur le visage des prêtres. Et, dans le cas présent, le masque laissait entrevoir une ferveur d’enthousiasme extraordinaire.

— Vous êtes franc-maçon, naturellement ? demanda-t-il.

— Oh ! naturellement, monsieur Brand !

— Fort bien ! Je parlerai de votre affaire à M. Snowford, dès aujourd’hui !

Il regardait l’heure : il avait encore trois ou quatre minutes.

— Vous avez vu la nouvelle nomination, à Rome, monsieur ? reprit M. Francis.

Olivier hocha la tête négativement. Les affaires de Rome, pour l’instant, il n’avait guère le loisir de s’en occuper.

— Eh ! bien ! le cardinal Martin est mort ! Il est mort mardi. Son successeur est déjà nommé.

— En vérité ?

— Oui ; et le nouveau cardinal est un homme dont j’ai été, autrefois, l’ami. Franklin, il s’appelle Percy Franklin !

— Hein ?

— Qu’y a-t-il, monsieur Brand ? le connaîtriez-vous ?

Olivier avait pâli, et son regard s’était assombri.

— Oui, je l’ai connu ! répondit-il d’un ton calme. Du moins, je le crois.

Olivier parut, d’abord, vouloir adresser à M. Francis une question sur le nouveau cardinal : mais il se ravisa.

— Vous n’avez rien d’autre à me communiquer ? demanda-t-il.

— Rien d’autre, pour le moment, monsieur ! répondit le visiteur. Mais permettez-moi de vous dire encore combien nous apprécions tout ce que vous avez fait, monsieur Brand ! Je ne crois pas qu’il soit possible à personne, autant qu’à nous, de comprendre ce que signifie la privation du culte ! Nous avions pensé, au début, que cette privation nous deviendrait de moins en moins sensible : mais…

Sa voix tremblait un peu, et il s’arrêta. Puis il reprit, ouvrant pleinement sur Olivier ses yeux bruns, imprégnés d’une tristesse infinie :

— Et quant au reste de ce que nous avons perdu, monsieur, nous savons bien que ce n’était qu’illusion ; mais, pour ma part du moins, j’ose espérer que toutes nos aspirations, nos prières, et nos hommages, que tout cela n’a pas été entièrement inutile. Nous nous étions trompés sur notre Dieu : mais ce qui sortait de nos cœurs n’en a pas moins trouvé son chemin jusqu’à Lui. Et voici maintenant…

Il parlait avec une exaltation croissante, dont Olivier ne pouvait se défendre d’être, lui-même, touché.

— Et maintenant, voici que M. Felsenburgh est venu ! s’écria-t-il.

Il y avait un monde de passion soudaine, dans sa voix frêle ; et le cœur d’Olivier y répondit.

— Je vous comprends, monsieur ! dit-il. Je sais tout ce que vous voulez dire !

— Oh ! avoir enfin un Sauveur ! — reprit Francis, de plus en plus enthousiaste. — Avoir un Sauveur que l’on peut voir et toucher, et adorer en personne ! C’est comme un rêve ! et cependant c’est vrai !

Olivier regarda l’heure, se leva brusquement, et, tendant la main :

— Excusez-moi, monsieur, dit-il, je suis forcé de partir ! Mais vous m’avez vraiment bien ému ! Je parlerai à Snowford. Votre adresse est écrite là, vous m’avez dit ?

Il désignait les papiers.

— Oui, monsieur Brand ! Mais il y a encore une question que je voudrais…

— Impossible de vous donner une minute de plus, monsieur ! dit Olivier, en recueillant ses papiers, sur sa table.

— Un mot seulement ! Est-ce vrai, que ce culte nouveau sera obligatoire ?

Olivier, d’un signe de tête hâtif, répondit affirmativement.

II

Ce soir-là, Mabel, assise dans la galerie, derrière le fauteuil du Président, avait déjà interrogé sa montre une demi-douzaine de fois au moins, depuis une heure qu’elle était là, chaque fois avec l’espoir que vingt heures allaient enfin venir. Elle savait maintenant, d’expérience, que le président de l’Europe n’arriverait ni une minute avant l’heure fixée, ni une minute après. L’extrême ponctualité de Felsenburgh était désormais fameuse dans l’Europe entière. Il avait dit vingt heures : ce serait donc à vingt heures juste.

Une vive sonnerie retentit, et aussitôt s’arrêta la voix sonore de l’orateur qui occupait la tribune. Une fois de plus, Mabel regarda sa montre : dans cinq minutes, Felsenburgh serait là !

Cependant, un grand changement s’était produit dans la salle, au coup de cloche. Sur toutes les rangées de sièges bruns, les membres du Parlement s’étiraient, décroisaient leurs jambes, travaillaient à corriger leur mise. Le président de la Chambre descendait rapidement les degrés qui menaient à son fauteuil, et qu’un autre président allait avoir à gravir, tout à l’heure.

L’énorme salle était remplie jusque dans les moindres recoins. Mais de toute cette foule entassée n’émanait aucun autre bruit qu’un mur mure recueilli ; et ce murmure même s’éteignit lorsque, au dehors, s’éleva la puissante clameur qui annonçait l’approche du Président.

Et Mabel songeait au bonheur qui lui était échu, de pouvoir assister à cette séance, où Felsenburgh devait consacrer l’institution du culte nouveau. Un mois auparavant, il avait consacré un projet tout semblable en Allemagne ; le lendemain il allait inaugurer la religion de l’Humanité à Madrid. Qu’allait-il dire, aujourd’hui ? Personne ne le savait, ni même s’il allait prononcer un discours ou simplement, d’un seul mot, approuver le projet. Il y avait, dans ce projet, certaines clauses dont on se demandait passionnément s’il allait les admettre, ou bien s’il y opposerait son droit de veto : telle, surtout, la clause qui rendait obligatoire le culte nouveau, pour tous les citoyens au-dessus de douze ans.

L’article du projet de loi anglais disait que, bien que le culte dût être célébré dans toutes les églises dès le 1er octobre prochain, il ne deviendrait obligatoire qu’après la nouvelle année ; tandis que l’Allemagne, qui avait décrété la même loi un mois auparavant, l’avait rendue obligatoire tout de suite, contraignant ainsi tous ses sujets catholiques à s’expatrier sans délai ou à subir les peines édictées. Ces peines, au reste, n’avaient rien de féroce : pour une première contravention, une semaine d’emprisonnement ; un mois pour la seconde ; une année pour la troisième ; et ce n’était là qu’à la quatrième contravention que le réfractaire aurait à être emprisonné jusqu’à sa complète soumission. Et Mabel, sans trop y réfléchir, songeait que c’étaient là des conditions assez douces : car l’emprisonnement lui-même consistait dans la simple obligation de ne point sortir de sa maison, ainsi que dans l’obligation d’avoir à fournir à l’État une certaine somme de travail. Nulle trace, dans tout cela, des horreurs du moyen âge ! Et l’acte d’adhésion exigé était, lui aussi, bien facile à remplir : on demandait seulement à tous leur présence dans une église, le premier jour de chacun des quatre trimestres, pour les grandes fêtes de la Maternité, de la Vie, de la Solidarité, et de la Paternité. Les dimanches, l’assistance aux offices était purement facultative.

La jeune femme ne pouvait point comprendre qu’il se trouvât personne pour refuser cet hommage pieux. Les quatre principes que l’on allait célébrer étaient des vérités incontestables, les manifestations suprêmes de ce que Mabel appelait l’Esprit du Monde. Et que si d’autres hommes donnaient à cet Esprit le nom de Dieu, rien assurément ne les empêchait de considérer les dites fêtes comme s’adressant à ce Dieu. Où donc était la difficulté ? Ce n’était point comme si le culte chrétien fût prohibé : les catholiques pourraient continuer à célébrer leurs messes. Et cependant voici que, déjà, des troubles menaçaient de se produire en Allemagne ! Déjà l’on disait que plus de dix mille personnes de ce pays avaient abandonné leurs foyers pour se réfugier à Rome ; et le bruit courait que cinquante mille autres allaient se refuser à la simple formalité de l’adhésion, lors de la fête prochaine ! Cette conduite étonnait Mabel, et l’irritait profondément.

Pour elle, le culte nouveau était la consécration du triomphe de l’humanité. De tout temps, son cœur avait aspiré à quelque chose de tel, à une proclamation publique et collective de ce qui était, à présent, la croyance universelle. Toujours elle avait souffert de l’épaisseur intellectuelle des gens qui se contentaient des faits de la vie sans considérer leur source. Elle souhaitait de prendre part, avec ses semblables, à une fête solennelle, dans un temple consacré non point par de vaines formules sacerdotales, mais par la volonté de l’homme ; d’avoir, pour inspirer son enthousiasme, de beaux chants et l’imposante voix des orgues ; d’exprimer ses émotions en compagnie de mille autres cœurs, se prosternant avec elle devant l’Esprit du Monde ; et de chanter très haut la gloire de la vie, et d’offrir, par des cérémonies et le parfum de l’encens, un hommage symbolique à la force dont elle avait tiré son être, et qui, un jour, le lui reprendrait. Ah ! cent fois elle s’était dit que ces chrétiens, avec toutes leurs folies et leurs mensonges, comprenaient merveilleusement la nature humaine ; il est vrai qu’ils l’avaient dégradée en enténébrant la lumière, en emprisonnant la pensée, en tuant l’instinct : mais, du moins, ils avaient compris que l’homme, sous peine de déchoir, avait besoin d’adorer.

Pour son compte, elle était bien résolue à se rendre, au moins une fois par semaine, à la vieille petite église voisine de sa maison, et, là, à s’agenouiller devant le sanctuaire lumineux, à méditer sur les doux mystères, à se mettre en présence de cet Esprit qu’elle avait soif d’aimer.

Et, en attendant, voici que Felsenburgh allait venir ! De l’endroit où elle était, elle savait qu’elle ne pourrait point le voir. Il allait entrer par une porte par où lui seul avait le droit de passer, et qui donnait tout de suite sous le dais présidentiel. Mais, au moins, elle allait entendre sa voix, et son cœur frémissait de plaisir à cette pensée…

Les clameurs du dehors s’étaient tues : le Président était entré au palais. Et, en effet, Mabel voyait les longues lignes de têtes se relever ; au-dessous d’elle, elle entendait un grand bruit sourd de pieds qui remuaient. Tous les visages étaient tournés du même côté : et elle les considérait, comme un miroir, pour y Voir reflétée la lumière de Sa présence.

Puis il y eut un faible sanglot, quelque part, dans l’air : venait-il d’elle-même, ou seulement d’autour d’elle ? Il y eut le léger craquement d’une porte, suivi de trois grands coups de cloche annonciateurs ; et, soudain, une voix étrangement limpide et froide ; une voix qui ne semblait point venir d’une poitrine vivante, prononça, en espéranto, ces seules paroles :

— Anglais, j’approuve votre projet de culte !

CHAPITRE V

I

Percy Franklin, le nouveau Cardinal-Protecteur d’Angleterre, sortant d’une audience de Sa Sainteté, suivait le corridor des appartements pontificaux, en compagnie de son collègue allemand, le vénérable Hans Steinmann, tout essoufflé au moindre mouvement. Ils entrèrent dans l’ascenseur, et descendirent au rez-de-chaussée, — imposantes figures de prêtres, et bien représentatives de leurs races : l’un droit, maigre, et d’apparence un peu raide, l’autre gras et voûté, avec la marque allemande depuis ses lunettes jusqu’à ses larges pieds, sous de lourdes boucles d’argent.

Parvenu à la porte de ses bureaux, Percy s’arrêta, fit un geste profond de révérence, et laissa son compagnon poursuivre son chemin. Un secrétaire, le jeune M. Brent, s’avança vers son chef

— Éminence, dit-il, les papiers anglais sont arrivés !

Percy étendit la main, prit la liasse de papiers, puis se dirigea vers son cabinet, et s’assit.

Dans le journal qu’il ouvrit d’abord, ses yeux furent aussitôt frappés de titres gigantesques, au-dessous desquels les épaisses colonnes du texte étaient interrompues, de temps à autre, par d’autres titres sensationnels, en lettres capitales, — d’après une mode créée par l’Amérique, il y avait plus d’un siècle, et qui, depuis lors, avait toujours paru la façon la plus efficace de fournir des renseignements, rapides et inexacts, à l’intelligence du public.

Le journal était l’édition anglaise de l’Ère ; et les titres disaient :

Le Culte national. — Splendeur éblouissante. — Enthousiasme religieux. — Le Dieu nouveau dans l’Abbaye de Westminster. — Un fanatique catholique. — D’ex-prêtres faisant fonctions de cérémoniaires.

Puis le cardinal, en parcourant le corps de l’article écrit en petites phrases pittoresques, se composa, par degrés, une sorte de tableau impressionniste des scènes qui avaient eu lieu à l’Abbaye, le jour précédent, et dont les points principaux lui avaient été annoncés déjà par le télégraphe. En fait, le compte rendu détaillé ne lui apprenait rien de nouveau qui eût une importance réelle : et déjà il allait replier le journal, lorsqu’un nom le frappa. L’auteur de l’article écrivait :

« Il est convenu que M. Francis, le grand cérémoniaire, — à qui nous devons, tous, la plus vive reconnaissance pour son zèle pieux et l’habileté professionnelle qu’il a déployée, — doit prochainement se rendre dans les villes du Nord, pour faire des conférences sur le nouveau rituel. N’est-il pas curieux de songer que cet éminent fonctionnaire, tout récemment encore, officiait devant un autel catholique ? Il a été assisté, aujourd’hui, par vingt-quatre confrères, qui, tous, avaient acquis leur expérience de la même façon. que lui. »

— Mon Dieu ! — soupira Percy, s’abandonnant au flot des souvenirs que la mention du nom de Francis avait tout d’un coup réveillés en lui. Mais bientôt sa pensée se détourna du prêtre renégat pour réfléchir, une fois de plus, à la signification de l’affaire tout entière, et au jugement qu’il avait cru devoir porter sur elle tout à l’heure, devant le souverain pontife.

En somme, c’était un fait incontestable que l’inauguration du culte panthéiste avait obtenu un succès aussi prodigieux en Angleterre qu’en Allemagne. À Londres, par exemple, contrairement aux prévisions, la cérémonie s’était effectuée sans l’ombre d’emphase exagérée, ni de ridicule. Cependant, des scènes extraordinaires avaient eu lieu. Un grand murmure d’enthousiasme avait parcouru l’Abbaye, d’une extrémité à l’autre, lorsque le somptueux rideau était tombé, et que la grande figure nue de la Paternité, imposante et majestueuse, s’était dressée au dessus de l’éclat des cierges, contre l’écran pourpre qui lui servait de fond. Le sculpteur Markenheim avait parfaitement réussi dans son œuvre ; et un discours passionné de M. Brand, d’autre part, avait fort bien préparé l’âme populaire à la révélation qui allait lui être faite. L’orateur avait cité, dans sa péroraison, de nombreux passages des prophètes hébreux, annonçant la cité de paix, dont les murs s’élevaient, à présent, devant les yeux de tous :

« Surgis et brille, car ta lumière est venue, et la gloire du Seigneur est apparue sur toi !… Car voici que je crée de nouveaux cieux et une nouvelle terre ; et, de ceux qui ont précédé, l’esprit de l’homme en perdra jusqu’au souvenir. On n’entendra plus parler de violence dans ton royaume, ni de destruction entre tes frontières. Oh ! Sion, si longtemps affligée, battue de la tempête, et non consolée, regarde ; je poserai tes pierres avec des couleurs splendides, et tes fondements avec des saphirs… Je ferai tes fenêtres d’agathe, et tes portes d’escarboucles, et toutes tes frontières de pierres précieuses. Surgis et brille, car ta lumière est venue ! »

Lorsque le tintement des chaînes des encensoirs avait résonné, dans le grand silence, l’énorme foule était tombée à genoux, et était restée dans cette attitude, pendant que la fumée montait, en spirales, des mains des anciens prêtres qui officiaient. Puis, l’orgue avait commencé à rugir, et l’immense chœur, massé dans les transepts, avait déroulé l’antienne, interrompue seulement par un cri de fureur, qu’avait poussé, sans doute, quelque catholique affolé. Et, dès l’instant suivant, l’auteur de ce cri sacrilège avait été mis en pièces…

Tout cela était incroyable, profondément incroyable ! se disait Percy. Mais ce que l’on ne pouvait pas croire était arrivé ; et l’Angleterre, une fois de plus, avait retrouvé sa foi et son culte, ce couronnement nécessaire de toute vie normale. Des provinces, les mêmes nouvelles affluaient. Toutes les cathédrales avaient vu se produire les mêmes scènes. La statue de Markenheim avait été reproduite quatre mille fois, en deux jours ; et chaque centre important en avait reçu un exemplaire. Partout, le mouvement nouveau avait été accueilli avec enthousiasme ; et Percy songeait que, vraiment, si Dieu n’avait pas existé, il aurait été indispensable d’inventer un Dieu. Le cardinal s’émerveillait, aussi, de l’extrême habileté avec laquelle ce culte nouveau avait été formulé. Son rituel ne pouvait donner lieu à aucune discussion ; aucune divergence d’opinion politique ne pouvait enrayer son succès. La Vie était l’unique source et l’unique principe de la religion naissante, la Vie revêtue des robes splendides du culte ancien. On avait mentionné le nom d’un Allemand, comme auteur de ce rituel : mais personne n’ignorait que toute l’idée était venue de Felsenburgh. C’était un catholicisme sans christianisme, une divinisation admirable de l’Humanité. L’objet de l’adoration n’était point l’Homme, mais l’idée de l’Homme, privée simplement de son élément surnaturel. Le sacrifice lui-même était reconnu, l’offre volontaire de soi, répondant à l’un des instincts fonciers de notre nature ; mais sans aucun caractère de contrainte, — sans l’ombre d’une expiation imposée, par un pouvoir transcendant, à la culpabilité originelle de l’homme… Au total, se disait Percy, tout cela était absolument aussi intelligent et adroit que Satan, et absolument aussi vieux que Caïn !

L’avis que le cardinal avait donné au Saint-Père, tout à l’heure, il ne savait point si c’était un avis de désespoir ou d’espérance. Il avait conseillé la promulgation d’un décret rigoureux, interdisant formellement aux catholiques tout acte de violence. Suivant lui, les fidèles devaient être encouragés à rester patients, à se tenir complètement à l’écart du culte nouveau, à ne rien dire s’ils n’étaient pas interrogés, et seulement, à souffrir avec joie les peines encourues. Et Percy et plusieurs autres cardinaux avaient demandé que le pape les autorisât à rentrer, pour quelque temps, chacun dans son pays, afin d’encourager ceux qui hésitaient : mais le pontife avait répondu que leur mission était de rester à Rome, sauf le cas de graves événements imprévus.

Quant à Felsenburgh, les nouvelles qu’on en avait étaient de nouveau très rares. On disait qu’il se trouvait en Orient : mais tout autre détail était tenu secret. En tout cas, il apparaissait que le Président avait l’intention de ne point prendre part à la vie politique, sauf pour suggérer de temps à autre, d’importantes mesures dont il remettait l’exécution aux divers gouvernements nationaux.

Ainsi le cardinal songeait, sur sa chaise de paille, les yeux fixés sur la sainte Home telle qu’elle apparaissait de sa fenêtre à travers la brume automnale. Il se demandait combien de temps encore durerait la paix. Mais, dès à présent, il avait l’impression que l’air s’obscurcissait d’heure en heure, et que l’inévitable catastrophe qu’il pressentait n’attendait plus que l’occasion la plus insignifiante pour se déchaîner.

Enfin il sonna.

— Donnez-moi la dernière lettre du P. Blackmore ! dit-il à son secrétaire.

Percy n’avait jamais oublié les fines et pénétrantes remarques du P. Blackmore, pendant leur séjour commun à Westminster ; et l’un de ses premiers actes, comme Cardinal-Protecteur d’Angleterre, avait été d’inscrire son ancien collègue sur la liste des correspondants anglais. Il avait reçu de lui, déjà, une douzaine de lettres, dont aucune n’avait été sans contenir son grain d’or. Mais surtout il avait observé que toutes ces lettres exprimaient la crainte que, tôt ou tard, il n’y eût un acte de provocation ouverte de la part des catholiques anglais : et c’était précisément le souvenir de cette crainte qui avait inspiré Percy dans ses véhémentes instances auprès du pape, tout à l’heure. De même qu’au temps des persécutions romaines, durant les trois premiers siècles, de même, à présent, le plus grave danger pour la communauté catholique n’était point dans les mesures injustes du gouvernement, mais dans le zèle irréfléchi des fidèles eux-mêmes. Le monde ne désirait rien tant que d’avoir une occasion, un prétexte, pour lever son épée, déjà à demi tirée du fourreau. Lorsque le jeune secrétaire lui eût apporté les quatre feuillets couverts de la petite écriture tassée du P. Blackmore, Percy relut, tout de suite, le dernier paragraphe :

« L’ancien secrétaire de M. Brand, M. Phillips, que Votre Éminence m’avait recommandé, est venu me voir deux ou trois fois. Il se trouve dans un état des plus curieux. Au fond du cœur, il n’a aucune foi : mais, intellectuellement, il ne voit d’espérance nulle part que dans l’Église catholique. Il a même sollicité d’être admis dans l’ordre du Christ Crucifié, ce qui, naturellement, est impossible. Mais sa sincérité ne saurait faire aucun doute : car, s’il n’était pas sincère, il n’hésiterait pas à professer le catholicisme. Je l’ai mis en rapport avec plusieurs bons catholiques, dans l’espoir qu’ils pourraient le secourir moralement. Je serais très heureux que Votre Éminence pût causer avec lui. »

Avant de quitter l’Angleterre, Percy avait poursuivi la connaissance qu’il avait faite, dans des conditions singulières, de l’ancien secrétaire d’Olivier Brand ; et, sans trop savoir pourquoi, il avait recommandé M. Phillips au Père Blackmore. Non pas qu’il eût été particulièrement frappé du caractère de ce Phillips, qui lui avait semblé une créature hésitante, et timide : mais il n’avait pu s’empêcher de trouver extraordinaire le désintéressement avec lequel cet homme avait brisé sa position. Et, maintenant, un désir lui était venu de l’appeler près de lui. Peut-être l’atmosphère spirituelle de Rome achèverait-elle de lui rendre la foi ?

— Monsieur Brent, dit-il à son secrétaire, qu’il avait rappelé de nouveau, veuillez faire savoir au P. Blackmore qu’en effet je serai très heureux de voir ici M. Phillips, qu’il m’a proposé de m’envoyer ! Mais rien ne presse ! Que ce monsieur ne vienne pas avant janvier, sauf pour un motif urgent !

II

Le développement de l’ordre du Christ Crucifié s’était poursuivi avec un succès presque miraculeux. La proclamation du Saint-Père avait été, à travers tout le monde chrétien, comme une étincelle dans de la paille. C’était comme si ce monde chrétien eût atteint exactement le point de tension où une organisation nouvelle de ce genre était nécessaire ; et la réponse à l’appel du pape avait étonné même les plus optimistes. En fait, toute la ville de Rome, avec ses faubourgs, trois millions au moins, avait couru s’inscrire à Saint-Pierre, comme une foule affamée se précipite vers un repas, ou des marins désespérés vers l’abri d’une rade. Pendant plusieurs journées, le pape lui-même était resté assis, trônant sous l’autel de la basilique ; glorieuse et rayonnante figure donnant sa bénédiction, tour à tour, avec un beau geste muet, à chacun des membres de la multitude infinie qui accourait vers l’autel, au sortir de la communion, pour s’agenouiller devant le supérieur de l’ordre et baiser son anneau. Chaque postulant était obligé d’aller se confesser à un prêtre désigné, qui examinait strictement ses motifs et sa sincérité : de telle sorte qu’une moitié seulement avait été acceptée. Encore cette proportion était-elle infiniment plus grande à Rome que dans la chrétienté : car on ne doit pas oublier que, des trois millions de postulants romains, près de deux millions avaient subi l’exil pour leur foi, préférant une vie obscure et méprisée, sous l’ombre de Dieu, à la gloire sacrilège de leurs pays infidèles.

Le cinquième soir de l’enrôlement des novices, un incident pathétique s’était produit. Le vieux roi d’Espagne, — le second fils de la reine Victoria, — déjà sur le bord de la tombe, s’étant agenouillé devant le pape, avait chancelé au moment où il s’apprêtait à se relever ; et le pape lui-même, d’un mouvement soudain, s’était levé de son trône, l’avait saisi, et tendrement embrassé. Puis, toujours debout, le vieux pontife avait ouvert ses bras tout au large, et prononcé une allocution telle que jamais encore la basilique n’en avait entendue. « Benedictus Dominus ! s’était-il écrié, en levant au ciel son visage, avec des yeux illuminés d’extase. Que béni soit le Seigneur car il a visité et racheté son peuple ! Moi, Jean, vicaire du Christ, serviteur des serviteurs, et pécheur parmi les pécheurs, je vous ordonne d’être de bon courage, au nom de Dieu ! Par celui qui a été cloué sur la croix, je promets la vie éternelle à tous ceux qui persévéreront dans son ordre. Lui-même l’a dit : « À celui qui surmontera l’épreuve, je donnerai « la couronne de vie ! »

« Mes petits enfants, ne craignez point celui qui tue le corps, car il ne peut rien faire au delà ! Jésus et sa sainte Mère sont au milieu de nous !… »

Ainsi sa voix s’était répandue, parlant, à l’énorme foule recueillie, du sang qui déjà avait été versé à l’endroit où elle se tenait, de ce sang de l’Apôtre qui les pressait, les encourageait, les vivifiait. Ils s’étaient voués à la mort ; et si la volonté de Dieu n’était pas qu’ils périssent, leur intention serait tenue pour le fait. Ils se trouvaient, désormais, sous l’obéissance : leur volonté n’était plus à eux, mais à Dieu. Et, en échange, à eux appartenait le royaume du Ciel.

Le pape avait fini par une grande bénédiction muette de la cité et du monde ; et il n’avait point manqué là d’une demi-douzaine de fidèles pour voir, affirmaient-ils, la forme blanche d’un oiseau flottant dans l’air, pendant qu’il parlait, blanche et transparente.

Les choses qui avaient en lieu ensuite, dans la ville et dans les faubourgs, ne sauraient être décrites. Des milliers de familles avaient consenti à rompre les liens humains qui les attachaient. Les maris s’étaient dirigés vers les grandes maisons réservées pour eux sur le Quirinal ; les femmes s’étaient fixées sur l’Aventin ; tandis que leurs enfants, également remplis de confiance et d’ardeur, avaient afflué chez les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, à qui le pape avait fait donner trois rues entières pour les recueillir. De toutes parts, sur les places, s’élevait la fumée de bûchers où brillaient des objets de luxe, désormais rendus inutiles par le vœu de pauvreté, et sacrifiés avec joie par leurs possesseurs. Et, de jour en jour, de longs trains partaient des stations, en dehors des remparts, emportant les troupes joyeuses et enthousiastes de ceux que le Saint-Père avait daigné déléguer pour être le sel de la terre, le levain destiné à transformer le monde infidèle. Et, partout, ce monde infidèle avait salué leur venue d’un rire où se mêlait, déjà, une ombre de fureur. Cependant, de la chrétienté tout entière étaient arrivées des nouvelles heureuses. Les mêmes précautions qu’à Rome avaient été prises dans toutes les villes, pour l’admission des membres de l’ordre : mais sans cesse les bureaux du Vatican recevaient de nombreuses listes de personnes, décidément admises.

Et, durant la semaine qui précédait le moment présent de notre histoire, d’autres listes aussi étaient arrivées au Vatican, infiniment glorieuses et touchantes. Non seulement les évêques rapportaient que déjà, dans tous les pays, l’ordre du Christ avait commencé son œuvre, que déjà des communications, longtemps interrompues, se trouvaient rétablies, qu’une foule de missionnaires s’organisaient activement, et que les cœurs les plus désespérés, une fois de plus, renaissaient à l’espoir : par-dessus tout cela, le Vatican avait reçu déjà la nouvelle de triomphes d’une espèce plus haute, remportés par les chevaliers du Christ Crucifié. À Pais, quarante de ces chevaliers avaient été brûlés vifs, en quelques heures, au Quartier Latin, avant que la police pût intervenir. D’Espagne, de Hollande, de Russie, étaient venus d’autres noms de martyrs. À Dusseldorf, dix-huit jeunes gens et enfants, surpris pendant qu’ils chantaient matines dans l’église Saint-Lament, avaient été jetés, l’un après l’autre, dans les égouts municipaux, chacun chantant, à très haute voix, jusqu’à l’instant suprême :

Christe, Fili Dei vivi, miserere nobis !

Et, des ténèbres de l’égout, s’était élevé encore le même chant, jusqu’à ce que la foule l’eût étouffé à coup de pierres. Dans le même temps, les prisons allemandes étaient, toutes, encombrées de la première fournée des chrétiens réfractaires.

Sur quoi le monde haussait les épaules, et déclarait que ces pauvres diables s’étaient spontanément attiré leur sort : tout en ne laissant point de blâmer la violence des foules, et en sommant les autorités de ne point permettre que le peuple leur enlevât le soin de châtier la nouvelle conspiration de l’idolâtrie. Et, du matin au soir, dans l’église Saint-Pierre, les ouvriers travaillaient à installer les longues rangées des autels nouveaux, clouant sur les murs des diptyques de pierre où étaient gravés les noms de ceux qui avaient, déjà, accompli leurs vœux et gagné leur couronne.

C’étaient les premiers mots de la réponse de Dieu à la provocation du monde.

Aux approches de Noël, il fut annoncé que le souverain pontife chanterait la messe lui-même, le dernier jour de l’année, devant l’autel pontifical de Saint-Pierre, à l’intention de l’ordre du Christ ; et déjà les préparatifs avaient commencé, pour cette cérémonie.

Celle-ci devait être une sorte d’inauguration publique de la nouvelle entreprise ; et l’on savait qu’une convocation spéciale avait été adressée à tous les membres du Sacré Collège, dans le monde entier, exigeant leur présence à Rome pour le 31 décembre, sauf empêchement par maladie. Le pape, évidemment, avait dessein de faire comprendre au monde que la guerre était déclarée.

Et l’on vit à Rome, cette année-là, une fête de Noël tout à fait extraordinaire.

Percy avait reçu l’ordre de servir l’une des messes du pape, après avoir dit lui-même ses trois messes, à minuit, dans son oratoire privé. Pour la première fois de sa vie, il put assister à un spectacle dont il avait bien souvent entendu parler : la merveilleuse procession pontificale, à la lueur des torches, traversant Home depuis le Latran jusqu’à Sainte-Anastasie, où le pape venait de restaurer la coutume ancienne, abandonnée depuis près de cent cinquante ans. La petite basilique était, naturellement, réservée au nombre, très restreint, des privilégiés : mais les rues, sur tout le parcours depuis la basilique, et toute l’énorme place du Latran, n’étaient qu’une masse opaque de têtes silencieuses et de torches flamboyantes. Le Saint-Père était accompagné à l’autel, comme d’habitude, par les souverains ; et Percy, de sa place, considérait le drame céleste de la Passion du Christ joué, sous le voile de sa Nativité, par les mains de son vieux vicaire angélique.

En effet, à peine pouvait-on retrouver là une trace de la tragédie du Calvaire : c’était bien l’atmosphère de Bethléem, l’illumination céleste et non point la ténèbre surnaturelle, qui rayonnait autour du simple autel de Sainte-Anastasie. C’était l’enfant prodigieux qui reposait dans les vieilles mains du pontife, plutôt que le corps meurtri de l’homme des douleurs.

Adeste, fideles ! chantait le chœur, dans la tribune. « Venez, accourons tous, et pour adorer, non point pour pleurer ! Exultons, réjouissons-nous ! Soyons, nous-mêmes, pareils à des enfants ! Comme Jésus, pour nous, est devenu un enfant, à notre tour devenons des enfants pour Lui ! Revêtons les robes de l’enfance et chaussons les souliers de la paix ! Car le Seigneur a régné ; il est vêtu de beauté ; le Seigneur est revêtu de force, et s’est entouré les reins d’une ceinture. Il a établi le monde qui ne sera point enlevé ; son trône est préparé depuis longtemps. Il existe depuis l’éternité. Donc, réjouis-toi grandement, ô fille de Sion ; crie de joie, ô fille de Jérusalem : car voici que vient vers toi ton souverain, le seul saint, le Sauveur du monde ! Et, de souffrir, ensuite il en sera temps encore, lorsque le prince de ce monde viendra attaquer le Prince du Ciel ! »

Ainsi rêvait le cardinal, tachant à se rendre lui-même petit et simple, dans tout l’éclat de sa pompe de cour. Certes, songeait-il, rien n’est difficile pour Dieu. Pourquoi cette naissance mystique ne réussirait-elle pas à faire, une fois de plus, ce qu’elle a fait jadis, à soumettre, par la force de sa faiblesse, tous les orgueils qui s’exaltent au-dessus de Dieu ? Cette naissance, jadis, a attiré de sages rois à travers le désert, en même temps qu’elle forçait des bergers à quitter leurs troupeaux. Aujourd’hui, voici qu’elle a des rois autour d’elle, agenouillés avec le pauvre et le faible ; des rois qui ont déposé leurs couronnes, et lui ont apporté l’or de cœurs loyaux, la myrrhe du martyre désiré, et l’encens d’une pure foi ! Ne se pourrait-il point que les républiques, elles aussi, déposassent leur splendeur, que les foules enragées redevinssent apprivoisées, que l’égoïsme se renonçât, et que la soi-disant science fît enfin l’aveu de son ignorance ?…

Mais, tout à coup, Percy se rappela Felsenburgh : et son cœur défaillit d’épouvante, dans sa poitrine.

III

Six jours après, Percy se leva, comme d’ordinaire, dit sa messe, déjeuna, et s’assit pour réciter son office, jusqu’au moment où son domestique l’emmènerait s’habiller pour la messe pontificale.

Il était maintenant si habitué à recevoir de mauvaises nouvelles — d’apostasie, de mort, de déchaînement populaire, — que le repos de la semaine précédente lui avait apporté un réconfort merveilleux. Il lui semblait que ses rêveries de Sainte-Anastasie s’étaient trouvées plus vraies qu’il n’avait pensé, et que la douceur de l’antique fête n’avait pas encore entièrement perdu son pouvoir. Car presque rien d’important n’était arrivé. Quelques nouveaux martyres s’étaient produits, mais par cas isolés ; et, de Felsenburgh, on n’avait absolument rien su. Nulle part, le président de l’Europe ne s’était montré, — confiné disait-on, dans un coin de l’Orient.

D’un autre côté, Percy n’oubliait point que la journée du lendemain serait d’une portée extraordinaire, tout au moins en Angleterre et en Allemagne : car, en Angleterre, cette journée devait voir la première application de la loi rendant le culte obligatoire ; tandis que, en Allemagne, la loi devait être appliquée déjà pour la seconde fois. Hommes et femmes, les deux nations entières auraient à se déclarer pour ou contre la religion nouvelle.

Le cardinal avait reçu de Londres, quelques jours auparavant, une photographie de l’image qui allait être adorée, le lendemain, dans l’abbaye de Westminster ; et il l’avait déchirée en morceaux dans un accès de dégoût et d’indignation. La statue représentait une femme nue, grande et majestueuse, la tête et les épaules rejetées en arrière, dans l’attitude d’une personne qui contemple une vision, les bras étendus et les mains un peu soulevées, avec une expression totale d’attente, d’espérance, de ravissement ; et l’artiste, par une ironie diabolique, avait couronné ses longs cheveux de douze étoiles. Cette figure était la contre-partie de l’autre, l’incarnation de la Maternité idéale de l’Homme…

Et Percy, foulant aux pieds les morceaux blancs de l’image, répandus sur les dalles comme une neige empoisonnée, s’était élancé vers son prie-Dieu et s’y était laissé tomber, avec un désir passionné de réparation.

— Oh ! Mère ! Mère ! s’était-il écrié vers la vénérable Reine des Cieux, qui, avec son fils dans les bras, le regardait du haut de son piédestal.

Mais, ce matin du dernier jour de l’année, il se sentait de nouveau assez tranquille, et avait célébré saint Sylvestre, pape et martyr, avec une sérénité relative Le spectacle des cérémonies de la vaille, la foule des cardinaux accourus des quatre coins de l’univers, tout cela avait contribué à le rassurer de nouveau — déraisonnablement, il le savait, mais réellement. L’atmosphère même était chargée d’une attente solennelle et joyeuse. Toute la nuit, la Piazza avait été encombrée d’une énorme foule muette, guettant l’ouverture des portes de la basilique. Et maintenant la basilique, à son tour, était pleine, et la Piazza ne l’était pas moins. Tout le long de la rue jusqu’au fleuve, aussi loin que Percy pouvait voir en se penchant à sa fenêtre, s’étendait ce pavé immobile de têtes humaines. Le toit de la colonnade, lui aussi, montrait une longue rangée de têtes ; les toits des maisons étaient noirs de figures vivantes ; tout cela malgré le froid piquant d’une matinée de gel. Mais qu’importait le froid, quand on savait que, après la messe et le défilé des membres de l’ordre devant le trône pontifical, le pape allait donner la bénédiction apostolique à la cité et au monde ?

Percy acheva de réciter tierces, ferma son livre, et s’adossa dans son fauteuil, en attendant que son domestique vînt l’appeler.

Il pensait à la nouvelle solennité qui s’apprêtait, et où allait prendre part la totalité du Sacré Collège, à l’exception du Cardinal Protecteur de Jérusalem, retenu dans son lit par la maladie. De quel spectacle unique il allait être témoin ! Huit ans auparavant, il se rappelait avoir vu, de très loin, une réunion analogue ; mais le nombre total des cardinaux, alors, n’était que de soixante-trois, au lieu de soixante-cinq qu’ils étaient maintenant ; et une dizaine d’entre eux n’étaient point venus.

Tout à coup Percy entendit un bruit de paroles dans son antichambre, un pas rapide, et une voix anglaise qui semblait insister. Le domestique répondait :

— Son Eminence doit s’habiller pour la cérémonie. Impossible en ce moment !

Cette réponse fut suivie de nouvelles instances, criées d’une voix sans cesse plus fiévreuse. Percy, ennuyé d’un tel éclat, se leva et ouvrit la porte. Un homme se tenait là, que d’abord il ne reconnut point, tout pâle et le regard effaré.

— Qu’est-ce que ?… commença Percy.

Puis il sursauta.

— Monsieur Phillips ! dit-il.

L’autre étendit vers lui ses deux mains.

— C’est moi, monsieur… Votre Eminence… J’arrive à l’instant… C’est la vie ou la mort… Votre domestique me dit…

— Qui vous a envoyé ici ?

— Le P. Blackmore !

— Bonnes nouvelles ? ou mauvaises ?

Le visiteur désigna, d’un mouvement des yeux, le domestique, qui restait immobile, à quelques pas plus loin, la mine offensée. Et Percy, ayant compris le signe, mit sa main sur le bras de Phillips et l’entraîna dans sa chambre.

— Vous viendrez frapper à ma porte dans cinq minutes, Jacques ! dit-il au domestique.

Percy se dirigea vers son siège habituel, dans l’embrasure de la fenêtre, s’assit, et dit à l’homme, encore tout essoufflé :

— En un mot, monsieur, qu’est-ce que c’est ?

— Il y a un grand complot parmi les catholiques ! Ils ont l’intention de détruire l’Abbaye, demain, avec des explosifs ! Je savais que le pape…

Percy, d’un geste, l’arrête court ; et le laissant seul dans sa chambre, il sortit précipitamment.

CHAPITRE VI

I

Le quai d’atterrissage des aériens était relativement désert, ce soir-là, lorsqu’un petit groupe de six personnes y arriva, amené par l’ascenseur. Rien ne distinguait les nouveaux venus des passagers ordinaires. Les deux cardinaux-protecteurs d’Angleterre et d’Allemagne étaient vêtus de simples pelisses, sans aucun insigne particulier ; et, pareillement, leurs deux chapelains qui marchaient derrière eux, s’étaient dépouillés de toute marque distinctive de leur caractère ecclésiastique. En avant, deux domestiques portaient les bagages, et s’occupaient de retenir un compartiment.

Les quatre prêtres se taisaient, regardant machinalement l’agitation effarée des employés, ou bien considérant le mince navire, encadré d’acier, qui reposait devant eux, et dont les grandes antennes, maintenant repliées, allaient bientôt fendre l’air avec une vitesse de rêve.

Puis Percy, d’un mouvement brusque, tant de ses compagnons, se dirigea vers la fenêtre ouverte qui donnait sur Rome, et s’y appuya, les coudes posés sur le parapet.

Sous ses yeux s’étendait un spectacle merveilleux.

À cette heure du jour, le couchant commençait à s’enténébrer ; et le ciel, d’un vert tendre au-dessus de la tête de Percy, se fonçait de nuances orangées à l’horizon, bordé de deux lignes rouge sang. Tout droit en face de lui, au centre du tableau, se dressait l’énorme dôme, d’une teinte indéfinissable, à la fois gris, violet, bleu pâle, se profilant sur l’orangé du ciel. Ce dôme apparaissait suprême et souverain ; et la troupe compacte des tours, flèches, et toits, et les collines enchantées du fond, tout cela paraissait n’être que des dépendances de ce puissant tabernacle de Dieu. Déjà des lumières s’allumaient, comme elles avaient brillé là pendant trente siècles ; et de petits flocons de fumée montaient, contre le ciel rapidement assombri. Le bourdonnement de la mère des villes devenait à peine sensible, car le froid vif retenait les habitants dans leurs maisons ; et la paix du soir descendait, terminant un jour de plus et une année de plus. Au-dessous de lui, dans les rues étroites, Percy distinguait de petites figures s’empressant, comme des fourmis attardées ; le claquement d’un fouet, le cri d’une femme, le pleur d’un enfant, lui arrivaient comme des détails d’un murmure venu d’un autre monde. Et ces détails eux-mêmes, bientôt, allaient s’effacer, et la paix allait régner dans sa plénitude.

Une lourde cloche sonna, au loin, et la cité somnolente se secoua, un moment, pour souhaiter sa bonne nuit habituelle à la Mère de Dieu. Puis, de mille tours sortit la même petite musique, flottant dans l’espace immense, avec mille timbres divers, où se reconnaissaient la basse solennelle de Saint-Pierre, le ténor plus délicat du Latran, le cri aigrelet de telle vieille église des quartiers populaires, le tintement timide des couvents et chapelles : tout cela adouci et parfumé de mystère, dans cette grave atmosphère vespérale. C’était comme un mariage du son pur et de la claire lumière. Au-dessus, le ciel orangé, limpide ; au-dessous, cette extase tendre, étouffée, des cloches.

Alma Redemptoris Mater ! murmura Percy, dont les yeux s’étaient humectés de larmes. Vénérable Mère du Rédempteur, Porte ouverte du ciel, Étoile de la mer, aie pitié des pécheurs ! L’ange du Seigneur a annoncé l’événement à Marie, et elle a conçu du Saint-Esprit… En conséquence, Seigneur, daigne verser ta grâce dans notre cœur ! Permets-nous, à nous qui connaissons l’Incarnation du Christ, de nous élever, par la piété et la grâce, à la gloire de la résurrection, par l’entremise du même Christ, Notre-Seigneur !

Tout près, une autre cloche sonna vivement, rappelant le cardinal sur la terre, le ramenant aux soucis et aux douleurs de ce monde. Il se retourna, et vit l’aérien, immobile, transformé en un prodige d’éclatante lumière. Et déjà les deux prêtres, précédant le cardinal allemand, se dirigeaient vers l’entrée du vaisseau.

Les domestiques avaient retenu, pour les quatre voyageurs le compartiment de l’arrière. Percy, à son tour, s’y rendit, pour s’assurer que le vieillard allait être installé commodément ; après quoi, sans rien dire, il revint dans le corridor central, pour jeter un dernier regard sur Rome.

La porte du vaisseau avait été refermée ; et à peine Percy s’était-il mis à la fenêtre que tout l’appareil commença à frémir, sous la vibration de la machine électrique. Il y eut un bruit de paroles, quelque part, une cloche sonna, sonna de nouveau ; et une douce harmonie retentit, signal du départ. Puis la vibration cessa : brusquement, le grand mur que Percy avait devant lui s’abaissa, comme une barrière qui serait tombée tout d’un coup et le cardinal chancela sur place. Un moment après, le dôme reparut, et la ville, une frise de tours et une masse de toits sombres, s’étala comme un éventail ; et puis, avec un long cri harmonieux, la merveilleuse machine se redressa, battit l’air de ses ailes, et commença son long voyage vers le nord.

D’instant en instant, la cité s’effaçait, laissée en arrière. La voici devenue une simple tache : un peu de gris sur du noir. Le ciel semblait s’étendre, à mesure que la terre s’enfonçait dans l’obscurité : il brillait comme un vaste dôme de verre. Et lorsque Percy, une dernière fois se levant sur le bout des pieds, essaya d’apercevoir le fond extrême de l’horizon, la cité n’était plus qu’une ligne et une bulle, un point à peine distinct.

Il soupira profondément, et alla rejoindre ses compagnons.

— Expliquez-moi encore, demanda le vieux cardinal, lorsque Percy se fût installé en face de lui, un peu à l’écart, — qui est ce Phillips ?

— Ce Phillips ? Il était secrétaire d’Olivier Brand, un de nos ministres : il est venu me demander de me rendre au lit de mort de la vieille Mme Brand, et il a perdu sa place à cause de cette démarche. En ce moment, il fait du journalisme. Il est parfaitement honnête. Non, il n’est point catholique, tout en aspirant à le devenir ! Mais le P. Blackmore, pour faciliter sa conversion, l’a mis en rapport avec les catholiques ; et c’est ainsi que ces malheureux lui ont confié leur projet.

— Et eux ?

— D’eux, je ne sais rien, sinon qu’ils sont une bande de désespérés. Ils ont encore assez de foi pour agir, mais plus assez pour être patients… Sans doute, ils auront supposé que cet homme agirait avec eux. Mais, par malheur, il se trouve que ce Phillips a une conscience, et puis, aussi, qu’il voit bien que toute tentative de cette sorte serait simplement l’étincelle que le monde attend pour achever de dépouiller ce qui lui reste de sa tolérance ancienne. Ah ! Éminence, peut-être ne vous représentez-vous pas combien les sentiments sont violent contre nous ?

Le vieillard secoua la tête, tristement.

— Hélas ! murmura-t-il, je ne me le représente que trop… Et, ainsi, mes Allemands seraient dans l’affaire ? Vous en êtes sûr ?

— Éminence, il s’agit là d’un complot très vaste ! Depuis des mois déjà, on ne cesse point de le méditer. Il y a eu des réunions chaque semaine. Et, en vérité, ils ont réussi à tenir la chose secrète, merveilleusement. Vos Allemands n’ont ajourné l’exécution qu’afin que les deux attentats pussent se produire en même temps, de façon à rendre le coup plus terrible. Et maintenant, demain matin…

Percy fit un geste de désespoir.

— Et le Saint-Père ?.

— Je suis allé tout lui dire, aussitôt que j’ai su. Il a approuvé ma proposition, et vous a envoyé chercher. Ce que nous allons faire, Éminence, est l’unique chance de salut !

— Et vous croyez que nos plans pourront empêcher la catastrophe ?

— Hélas ! j’en doute fort ; mais je ne puis découvrir nul autre moyen. À Londres, je vais aller tout droit chez l’archevêque, pour m’entendre avec lui. J’y arriverai, je crois, à trois heures ; et vous, c’est vers six heures que vous serez à Berlin. Dans les deux villes, la cérémonie n’aura lieu qu’à onze heures. À ce moment-là, nous aurons fait tout ce qui sera possible. Le gouvernement saura tout : mais il saura aussi que, à Rome, nous sommes innocents. J’imagine qu’il fera annoncer la présence du Cardinal-Protecteur, de l’archevêque, et de tout le clergé, dans les sacristies. On doublera les gardes, on surveillera les entrées ; et puis… et puis le reste sera entre les mains de Dieu !

— Vous dites que ces conjurés ont deux plans différents ?

— Oui. S’ils le peuvent, ils ont l’intention de laisser tomber leurs explosifs d’en haut : sinon, trois hommes au moins ont offert de se sacrifier en lançant, eux-mêmes, les bombes dans l’Abbaye.

— Éminence, reprit le vieillard, avez-vous réfléchi à ce qui va se produire ensuite ? D’abord, s’il n’arrive rien ?

— S’il n’arrive rien, on nous accusera de vouloir faire du zèle, de chercher à nous faire de la réclame. Et si quelque chose arrive, eh ! bien, tous ensemble, nous irons devant Dieu ! Et fasse Dieu que nous puissions y aller bientôt ! — ajouta-t-il, passionnément.

— Certes, observa le vieillard, ce serait pour nous bien plus léger à porter !

— Je vous demande pardon, Éminence ! Je n’aurais point dû parler ainsi !

Cela fut suivi d’un silence, où l’on entendit seulement la petite vibration continuelle de la machine, et une quinte de toux provenant du compartiment voisin. Percy, épuisé de fatigue, appuya sa tête sur une main, et regarda par la fenêtre.

La terre, maintenant, était toute sombre ; au-dessous d’eux, un immense vide ; au-dessus, le grand ciel restait encore vaguement lumineux, et, à travers les brumes glaciales que traversait le vaisseau, des étoiles clignotaient de temps à autre.

— Il va faire froid sur les Alpes ! murmura Percy.

Puis il éclata.

— Et je n’ai pas l’ombre d’une preuve ! ajouta-t-il. Bien que la parole d’un homme !

— Et cependant vous êtes sûr ?

— Je suis tout à fait sûr !

— Éminence, — interrompit brusquement le vieillard, en dévisageant Percy de tout près, — savez-vous que la ressemblance est vraiment extraordinaire !

Percy sourit légèrement. Il était las d’entendre cette observation.

— Que concluez-vous de cela ? insista son collègue.

— C’est ce que l’on m’a souvent demandé ! dit Percy. Mais je n’en conclus rien !

— Il me semble, à moi, que Dieu a voulu signifier quelque chose ! murmura le vieil Allemand, les yeux toujours fixés sur lui.

— Mais quoi, Éminence ?

— Une sorte d’antithèse, un revers de la médaille ! Je ne sais pas.

De nouveau, un long silence.

— Ne croyez-vous pas, reprit brusquement le vieillard, qu’il y ait encore d’autres plans à faire ?

Mais Percy secoua la tête.

— Il n’y a plus de plans à faire ! répondit-il. Nous ne savons rien que le fait, aucun nom, rien ! Nous sommes comme des enfants dans la cage d’un tigre !

— J’espère que nous communiquerons l’un avec l’autre ?

— Oui, certes, si seulement nous sommes en vie !

Il était curieux de voir comment Percy, involontairement, dominait son vieux compagnon. Il n’était cardinal que depuis quelques mois, et avait à peine la moitié de l’âge du vieil Allemand ; et, cependant, c’était le plus jeune qui dictait les plans et arrangeait tout. Mais lui-même n’était guère disposé à s’apercevoir de cette différence. Dès l’instant où il avait appris l’effrayant projet, cette nouvelle mine préparée sous l’Église déjà chancelante, depuis qu’il avait assisté, ensuite, à l’imposante cérémonie, avec un secret qui brûlait son cœur et son cerveau, mais surtout depuis cette rapide entrevue avec le pape où les vieux plans avaient été détruits, et une décision essentielle prise et une bénédiction donnée et reçue, et un adieu exprimé dans un échange muet de regards, toute sa nature s’était concentrée en un seul grand effort. Il sentait à présent le désir d’action flamboyer en lui, parmi les ténèbres d’un désespoir immense. Toute la question, désormais, était simplifiée : lui-même, la cité de Rome, l’Église catholique, tout semblait ne plus dépendre que d’une seule chose, — le doigt de Dieu ! Et si ce doigt s’obstinait à rester immobile, en ce cas tout était fini : rien, désormais, n’aurait plus d’importance !

Percy avait l’impression d’aller vers l’une de ces deux choses : la honte ou la mort. Pas d’autre hypothèse possible, à moins, cependant, que les conjurés ne fussent déjà pris, avec leurs engins. Mais cela était impossible. Ou bien ils renonceraient à leur projet, sachant que les ministres de Dieu périraient avec les infidèles : et cette alternative signifiait l’ignominie d’une accusation de fraude, d’une tentative misérable pour gagner du crédit. Ou bien ces gens ne renonceraient point : ils regarderaient la mort d’un cardinal et de quelques évêques comme une faible rançon à payer, pour acheter leur revanche ; et, alors, c’était la mort et le jugement. Mais Percy avait cessé de craindre. Aucune ignominie ne pouvait plus avoir de prise sur lui, et la mort lui apparaissait pleine de douceur.

Cependant le vieillard, avec un petit geste d’excuse, avait ouvert son bréviaire, et s’était mis à le lire.

Percy l’observait avec une secrète envie. Ah ! si seulement il pouvait être aussi vieux que cet homme ! Il se sentait capable de supporter un an ou deux, encore, de cette misère, mais pas au delà. Si même les choses s’arrangeaient, il ne découvrait devant lui qu’une perspective infinie de luttes et de souffrances, d’efforts fatalement voués à l’échec. De jour en jour, l’Église s’écroulait. Le nouveau spasme de ferveur qu’avait produit la création de l’ordre du Christ Crucifié, Percy ne pouvait s’empêcher de le regarder comme un feu de paille, bientôt éteint. Après quoi, sûrement, il aurait à voir le flot de l’athéisme devenir sans cesse plus haut et plus triomphant ; Felsenburgh avait donné à ce flot un élan dont il était impossible de prévoir le terme. Et puis, une fois de plus, le cardinal songeait à la matinée du lendemain. Oh ! si vraiment cela pouvait aboutir à la mort ! Beati mortui qui in Domino moriuntur !

Mais non, c’était lâche de penser ainsi ! Percy, à son tour, prit son bréviaire, chercha la fête de saint Sylvestre, fit un signe de croix, et se mit à prier. Une minute après, les deux chapelains, qui étaient sortis dans le corridor, revinrent s’asseoir dans l’autre coin ; et tout fut silence, sauf le sanglot de la machine, et le singulier bourdonnement de l’air, que fendait le vaisseau.

II

Vers dix-neuf heures, le conducteur de l’aérien, un petit Anglais roux, passa la tête dans l’entrée du compartiment, réveillant Percy d’un lourd sommeil épuisé.

— Le dîner va être servi dans un instant, messieurs ! dit-il, en langue espéranto. Nous ne nous arrêtons pas à Turin, cette nuit !

Il referma la porte, et alla répéter le même avis dans les compartiments voisins.

Percy se réjouit d’apprendre que le vaisseau, prévenu probablement par un message sans fil, ne s’arrêterait pas à Turin : cela lui donnerait plus de temps à Londres, et pourrait même, peut-être, permettre au cardinal Steinmann d’arriver à Berlin quelques heures plus tôt. Il se leva, s’étira vivement, puis se rendit au cabinet de toilette, pour se laver les mains.

Et pendant qu’il se tenait là, devant le grand bassin à l’arrière du vaisseau, il fut fasciné du spectacle qui se découvrit à lui, par la fenêtre : car c’était le moment où l’on passait au-dessus de Turin. Un bloc de lumière, vivant et superbe, brillait à ses pieds, parmi l’abîme des ténèbres ; et Percy songea à l’importance du rôle que jouait cette tache lumineuse, dans la vie du monde. C’était de là qu’était gouvernée toute l’Italie ; dans une de ces maisons, qui lui apparaissaient comme de minuscules étincelles, des hommes siégeaient en conseil, qui disposaient de la destinée des corps et des âmes, et poursuivaient passionnément leur lutte contre Dieu. Et Dieu permettait tout cela, sans faire aucun signe ! C’était là que Felsenburgh s’était montré, la dernière fois qu’il était sorti de sa retraite, — Felsenburgh, cet homme qui lui ressemblait d’une façon si mystérieuse !

— Et, de nouveau, il sentit son cœur traversé comme d’un coup de poignard.

Quelques minutes après, les quatre prêtres étaient assis autour d’une petite table ronde, dans un compartiment de la salle à manger, au plus profond du vaisseau. Le dîner était excellent, mais les convives ne se trouvaient guère en humeur de l’apprécier. Ils restaient assis en silence : car les deux cardinaux ne pouvaient s’entretenir que d’un sujet unique, et leurs chapelains n’avaient pas encore été mis dans le secret.

L’air devenait très froid, et les courants de vapeur chaude ne suffisaient point à vaincre la température glaciale qui commençait à se répandre au-dessus des Alpes.

L’aérien était forcé de monter à près d’un kilomètre de son niveau habituel, afin de franchir la barrière du mont Cenis ; et, en même temps, il était forcé de ralentir sa marche, à cause de l’extrême rareté de l’air.

Le cardinal allemand se leva, sans attendre la fin du dîner.

— Je vais rentrer dans notre compartiment, dit-il ; je serai plus à mon aise, là-bas, sous mes fourrures !

Son chapelain le suivit docilement, laissant son propre dîner inachevé ; et Percy resta seul avec le P. Corkran, son chapelain anglais, récemment arrivé d’Écosse. Il but son vin, mangea une couple de figues, puis se retourna vers la grande fenêtre vitrée, derrière lui, pour regarder les Alpes.

Plusieurs fois, déjà, il les avait traversées ainsi ; et il se rappelait l’effet merveilleux que toujours elles lui avaient produit, mais particulièrement un jour où il les avaient vues vers midi, par un temps très clair : un éternel et incommensurable océan de blancheurs, semé de petites rides, qui, d’en dessous, étaient des pics fameux et redoutés ; et, plus loin, la courbe sphérique de l’horizon, où la terre et le ciel se mélangeaient sans qu’il fût possible de les distinguer.

Il les contemplait, à présent, ces Alpes magnifiques, avec un grand effort d’attention, résolu à se distraire de l’angoissante pensée qui s’imposait à lui, lorsque tout à coup, le vaisseau poussa un grand cri, auquel répondirent, de tout près, plusieurs autres cris semblables : après quoi, il y eut un tintement de cloches, un chœur d’appels harmonieux s’éleva, et l’air fut tout rempli de battements d’ailes.

Brusquement, comme une pierre, la voiture fut précipitée en bas ; et Percy dut se tenir à l’appui de la fenêtre, pour calmer son affreuse sensation de chute dans le vide. Enfin la chute s’arrêta, et l’aérien put reprendre sa marche en ligne droite. Au dehors, mais bien haut dans l’air, les appels continuaient ; la nuit en était tout imprégnée. Et Percy, levant les yeux, reconnut que ce n’étaient point trois ou quatre vaisseaux aériens, mais au moins une vingtaine, qui étaient en train de voler dans la direction du sud.

À l’intérieur, la voiture portait des traces nombreuses du choc soudain qu’elle avait subi. Les portes des cabinets du restaurant étaient grandes ouvertes ; des verres, des assiettes, des mares de vin s’étalaient çà et là, sur le plancher.

Dans le corridor, où Percy se hâta de passer avec son chapelain, un mélange confus de paroles et de cris rendait toute question impossible. Les deux prêtres parvinrent, non sans peine, à traverser la foule des passagers, jusqu’au compartiment où les attendait le cardinal Steinmann.

Celui-ci ne semblait pas avoir souffert de la secousse. Il expliqua qu’il s’était endormi, et avait pu se réveiller à temps pour éviter d’être jeté à terre.

— Mais qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ?

Le P. Bechlin, son chapelain, affirma qu’il avait parfaitement vu l’un des nombreux groupes des aériens, à une distance d’à peine dix ou quinze mètres. Les vaisseaux, disait-il, étaient bondés de têtes, d’un bout à l’autre. Puisil avait eu l’impression qu’ils s’élevaient, brusquement, et disparaissaient dans des tourbillons de brume.

— On est en train de s’informer, — dit le P. Corkran, qui s’était attardé dans le corridor. — Le conducteur a mis en mouvement l’appareil du télégraphe !.

Percy n’avait aucune idée de la signification d’un événement aussi imprévu : mais il ne pouvait s’empêcher d’en éprouver un pressentiment pénible. Cette rencontre d’une centaine d’aériens était chose inouïe ; le cardinal se demandait où ils pouvaient aller ainsi, vers le sud ? De nouveau, le nom de Felsenburgh lui traversa l’esprit. Était-ce encore quelque manifestation de cet homme inquiétant ?

Bientôt les bruits de voix recommencèrent dans le corridor, des voix précipitées, interrogeant, s’écriant, étouffant les sèches réponses du conducteur. Percy se leva de son coin, et résolut d’aller aux renseignements : mais, au même instant, la porte fut ouverte, du dehors. Le conducteur entra, la mine grave et véritablement effrayée, et referma la porte derrière lui.

— Eh ! bien ? lui cria Percy.

— Messieurs, je crois que vous feriez mieux de descendre à Paris ! Je sais que vous êtes des prêtres, messieurs, et, bien que je ne sois pas catholique…

Il s’arrêta de nouveau.

— Pour l’amour du ciel, parlez ! reprit Percy

— Mauvaises nouvelles pour vous, messieurs ! Cinquante aériens se rendent à Rome. Il y a eu un complot catholique, messieurs, découvert à Londres…

— Eh ! bien ?

— Oui, pour faire sauter l’Abbaye ! Et alors, on va maintenant…

— Eh ! bien ?

— Oui, messieurs, on va maintenant faire sauter Rome !

Et le conducteur sortit précipitamment.

CHAPITRE VII

I

Ce même jour, le dernier de l’année, vers seize heures, Mabel entra dans la petite église voisine de sa maison. La lumière tombait doucement ; le coucher de soleil hivernal scintillait à l’ouest de l’église, et tout l’intérieur était rempli d’une faible lueur expirante.

La jeune femme avait un peu sommeillé, dans son fauteuil, l’après-midi, et s’était réveillée avec cette étrange clarté d’esprit qui succède, parfois, à de tels sommeils. Plus tard, elle s’étonna d’avoir pu dormir aussi tranquillement, sans rien remarquer du grand nuage de crainte et de fureur qui, déjà, était en train de s’abattre sur la ville. Et ce n’est que plus tard, aussi, qu’elle se rappela une agitation extraordinaire dans la rue, quand elle était sortie, de singuliers appels de cors et de sifflets ; mais, sur le moment, elle n’y avait fait aucune attention, et était bien vite entrée dans l’église, pour méditer, suivant son habitude : car, de plus en plus, elle s’était accoutumée à aimer le calme de ce lieu et à y venir souvent, pour raffermir ses pensées, pour les concentrer sur la signification cachée sous la surface de la vie. Au reste, ce genre de dévotion était en train de devenir assez commun, parmi toutes les classes du peuple. De temps à autre, de véritables sermons étaient prononcés ; de petits livres apparaissaient, destinés à servir de guides pour la vie intérieure, et ressemblant tout à fait aux vieux livres catholiques d’oraison mentale.

Ce jour-là, Mabel s’assit à sa place ordinaire, joignit les mains, considéra d’abord, une minute ou deux, l’antique sanctuaire de pierre, l’image blanche, et la fenêtre rapidement assombrie. Puis elle ferma les yeux, et se mit à méditer, — à prier, — d’après une méthode qui lui était de venue familière.

En premier lieu, elle concentra son attention sur elle-même, se détachent de tout ce qui était purement extérieur, transitoire, se refoulant toujours plus au dedans, jusqu’à ce qu’elle eût atteint cette étincelle secrète qui, sous toutes les fragilités individuelles, faisait d’elle un membre effectif de la race divine de l’humanité.

Le second degré de sa prière consistait en un acte de pensée. Elle songeait que tous les hommes possédaient cette étincelle ; puis, réunissant toutes les forces de son imagination, elle tâchait à voir les innombrables millions de l’humanité, — les enfants naissant au monde, les vieillards qui en sortaient, les hommes mûrs qui se réjouissaient de pouvoir y vivre. Loin, à travers les siècles, son regard s’étendait, loin à travers ces âges de crime et d’aveuglement pendant lesquels la race s’était lentement élevée de la sauvagerie et de la superstition jusqu’à une pleine conscience de soi ; ou bien elle considérait les temps encore à venir, se dirigeant vers un point de perfection qu’il lui était impossible de comprendre tout à fait, faute d’y être, elle-même, arrivée. Et cependant, se disait-elle, cette perfection a déjà commencé ; les douleurs de l’enfantement sont passées, et déjà est venu Celui qui doit être l’héritier des temps !

Enfin par un troisième acte de foi, elle se représenta l’humanité entière, le feu central, dont chaque étincelle n’était qu’un rayonnement, cet être divin immense, impassible, qui s’était réalisé à travers les siècles, et que les hommes avaient appelé Dieu, jadis, sans le connaître, mais que maintenant ils avaient reconnu comme la réunion transcendante d’eux tous.

Et, à ce point de sa prière, elle s’arrêta, contemplant la vision de son âme, élevée au-dessus de son individualité personnelle, et buvant, lui semblait-il, à longues gorgées, l’éternel esprit de vie et d’amour…

Un bruit plus fort, sans doute, vint la troubler et lui fit rouvrir les yeux. Elle aperçut, devant elle, les dalles encore vaguement éclairées, les marches du sanctuaire, et la grande figure blanche de la Maternité, qu’une rangée de cierges illuminait parmi l’obscurité environnante. C’était ici qu’autrefois les hommes avaient adoré Jésus, cet Homme des douleurs ensanglanté, qui, de son propre aveu, n’avait pas apporté la paix, mais un glaive ! Ici, ils s’étaient agenouillés, les aveugles chrétiens désespérés !

De nouveau le bruit s’éleva, au dehors, frappant sa paix comme d’un coup de poing, sans qu’elle en comprit encore le motif.

Elle se releva, son cœur battant un peu plus vite ; une fois seulement elle avait entendu un bruit analogue, dans un square où des hommes se pressaient autour d’un aérien tombé…

D’un pas rapide, elle s’avança vers la porte du transept, et sortit dans la rue.

Celle-ci semblait extraordinairement vide et sombre. À droite et à gauche se dressaient les maisons ; au-dessus d’elles, le ciel, presque noir, était faiblement teinté de rais roses ; mais il semblait qu’on eût oublié d’éclairer les trottoirs. Et pas une seule créature vivante en vue !

Mabel se préparait à poursuivre son chemin, lorsqu’un bruit de pas précipités l’arrêta ; et, tout de suite, un enfant parut, une petite fille, accourant, essoufflée et terrifiée :

— Les voilà qui arrivent, les voilà ! sanglotait l’enfant, en s’élançant vers la jeune femme…

Puis elle saisit sa robe et se serra contre elle.

— Qui donc ? demanda Mabel. Qui est-ce qui arrive ? ’ Mais l’enfant cacha son visage dans les jupes qui l’abritaient ; et, dès l’instant suivant, s’entendit un fracas de voix et de pas sonores.

En tête du cortège, venait un escadron volant d’enfants, à la fois rieurs et épouvantés, poussant des cris inarticulés, et sans cesse retournant la tête, avec quelques chiens aboyant au milieu d’eux ; puis des femmes accouraient, sur les deux trottoirs. Mabel aurait voulu interroger, mais elle ne le pouvait pas. Ses lèvres remuaient, mais aucun son n’en sortait. Une immense frayeur s’était emparée d’elle.

Le cortège, à présent, s’était épaissi ; une troupe de jeunes gens s’avançaient, tous parlant et criant très haut, et, derrière eux, une foule confuse, pareille à une énorme vague dans un chenal de pierre : des hommes et des femmes se distinguant à peine les uns des autres, dans cet entassement de visages. La rue, tout à l’heure vide, était maintenant encombrée, au plus loin que Mabel pouvait voir ; sans cesse le courant de têtes coulait, se précipitait ; et, pendant tout ce temps, la petite fille se cachait convulsivement dans les robes de Mabel.

Et bientôt, par-dessus les têtes de la foule, certaines choses commencèrent à apparaître, des objets que la jeune femme ne pouvait pas distinguer dans l’obscurité, des bâtons, des formes fantastiques, des fragments d’étoffe ressemblant à des bannières. Des visages tordus de passion la considéraient, de temps à autre, au passage ; des bouches ouvertes lui lançaient des cris : mais elle ne les voyait ni ne les entendait. Elle n’avait d’attention que pour ces étranges emblèmes, tendant les yeux dans les ténèbres, tâchant à distinguer les formes confuses, et devinant à demi, mais craignant de deviner.

Tout à coup, des lampes cachées dans les murs des maisons, la lumière jaillit, cette forte et douce lumière engendrée par la grande machine souterraine, et que, jusqu’alors, dans la passion de ce jour, tout le monde avait oubliée. En un clin d’œil, tout se changea, d’une troupe de fantômes et de formes vagues, en une impitoyable réalité de vie et de mort.

Devant Mabel, passait un grand brancard supportant une figure humaine, dont un bras pendait, avec les mains traversées comme de clous. Puis venait le corps un d’un enfant, empalé sur une pique de fer, la tête tombant sur la poitrine, les bras dansant à chaque pas des porteurs. Et puis, c’était la figure d’un prêtre, encore vêtu d’une soutane noire avec une aube blanche ; et sa tête, sous une calotte noire, s’agitait, sautait avec la corde qui la soutenait.

II

Ce soir-là, Olivier rentra chez lui une heure avant minuit.

Ce qu’il avait vu et entendu, dans la journée, était encore trop vivace et trop proche pour qu’il pût le juger avec sang-froid. De ses fenêtres de White-Hall, il avait assisté à l’envahissement du Square du Parlement par une foule comme jamais, à coup sûr, il n’y en avait eu de pareille en Angleterre, depuis les origines du christianisme : une foule animée d’une fureur véritablement surnaturelle, et prenant sa source au delà de la vie mentale ordinaire. Trois fois, durant les heures qui avaient suivi la divulgation du complot catholique, Olivier avait de mandé au premier ministre s’il ne convenait point de faire quelque chose pour calmer le tumulte ; et trois fois la réponse, toujours aussi ambiguë, avait été que la police faisait tout ce qui était possible, mais qu’on ne pouvait songer à user de la force, en un tel moment.

Pour ce qui était de l’expédition des aériens vers Bome, Olivier y avait donné son adhésion en silence, comme tout le reste du conseil. Snowford, seul, avait pris la parole. Il avait dit que c’était un acte de châtiment judiciaire, regrettable, mais inévitable. Dans les circonstances présentes, la paix ne pouvait être assurée que par l’emploi de procédés de guerre, — ou plutôt, toute guerre ayant désormais disparu, par des procédés de rigoureuse justice expéditive. Les catholiques s’étaient montrés les ennemis déclarés de la société ; celle-ci avait le de voir de se défendre et de garantir, à tout prix, la sainteté de l’existence humaine. Olivier avait écouté tout cela, sans rien dire.

La nuit, en courant au-dessus de Londres, dans un des aériens du ministère, il avait aperçu maints détails de ce qui s’accomplissait au-dessous de lui. Les rues étaient aussi brillantes qu’en plein jour, claires et sans ombre dans la lumière blanche ; et chaque rue s’agitait convulsivement, comme un serpent. Dans l’air, s’élevait un rugissement continu de voix, ponctué de cris. Çà et là, Olivier voyait s’élever la fumée d’incendies ; et, comme il passait au-dessus de l’un des grands squares du sud de Battersea, il avait distingué quelque chose comme un millier de fourmis, dispersées, s’enfuyant de tous côtés. Ce que tout cela signifiait, il n’avait pas eu de peine à le comprendre. Et, plus que jamais, il avait déploré que l’homme fût encore bien loin d’être pleinement civilisé.

Il tâchait à détourner sa pensée de la scène qui l’attendait chez lui. Quelques heures auparavant, sa femme lui avait parlé, au téléphone : et ce qu’elle lui avait dit lui avait brusquement donné le désir de tout abandonner pour aller la rejoindre. Et cependant ce qu’il trouva, en rentrant chez lui, dépassa encore tout ce qu’il avait craint.

Dans le petit salon, quand il y pénétra, aucun bruit ne s’élevait, sauf le bourdonnement lointain des rues d’alentour. La chambre semblait étrangement sombre et froide. L’unique lumière qui y arrivât venait de l’une des fenêtres, dont un rideau avait été tiré : et là, se profilant contre le ciel clair, une femme était debout, immobile, paraissant écouter… Il pressa le bouton de la lumière électrique, et Mabel se retourna lentement vers lui. Elle était vêtue de sa robe de ville, un manteau jeté sur les épaules. Son visage était presque celui d’une étrangère, absolument décoloré, avec les lèvres serrées, et les yeux remplis d’une émotion indéfinissable, colère ou terreur, ou angoisse, ou peut-être tout cela à la fois.

Ainsi elle se tenait, dans la lumière de la fenêtre, immobile, le regardant.

Pendant une minute, Olivier n’osa point parler. Il se dirigea vers la fenêtre, la referma, et ramena les rideaux. Puis, doucement, il prit par un bras la forme raidie.

— Mabel, dit-il, Mabel !

Elle se laissa entraîner vers le sofa, mais sans répondre à son contact. Il s’assit près d’elle et la considéra, avec une sorte d’appréhension désespérée.

— Ma chérie ! dit-il, je suis anéanti !

Elle continuait à le regarder. Il y avait, dans sa pose, cette rigidité que simulent les acteurs : mais il savait trop que, chez sa femme, il ne s’agissait pas de simulation. Une ou deux fois déjà, précédemment, il avait observé chez elle une expression analogue, sous l’effet d’une horreur intense : une fois, en particulier, elle avait eu cette expression en découvrant une tache de sang sur son soulier.

Parmi le silence de la chambre, de nouveau, il entendit le grondement étouffé de la foule invisible qui faisait tumulte, dans les rues voisines.

Il savait que deux sentiments luttaient, dans le cœur de la jeune femme : sa fidélité à sa foi humanitaire, et sa haine de ces crimes commis au nom de la justice ; mais maintenant, en la dévisageant, il voyait que ces deux éléments opposés se livraient un combat mortel, que toute l’âme de Mabel n’était qu’un champ de bataille, et que, décidément, c’était la haine qui l’emportait.

Tout à coup, comme un hurlement de loup, la voix de la foule s’éleva, puis retomba ; et la tension intérieure de la jeune femme se brisa subitement. Elle s’élança vers Olivier, qui la saisit par les poignets ; et ainsi elle resta, serrée dans ses bras, le visage appuyé contre sa poitrine ; et tout le corps soulevé de profonds sanglots.

Longtemps encore, elle se tut ; Olivier comprenait tout, mais ne parvenait pas à trouver des paroles. Il l’attira seulement un peu plus près, baisa plusieurs fois ses cheveux, et essaya de préparer ce qu’il voulait lui dire.

Mais elle, après un moment, releva vers lui son visage enflammé, le fixa avec un mélange de tendresse et de souffrance, et, ayant laissé retomber sa tête contre sa poitrine, commença de murmurer des paroles entrecoupées.

Il pouvait à peine saisir quelques mots, çà et là : mais il savait trop bien tout ce qu’elle disait !

Elle disait que c’était la ruine de tous ses espoirs et la fin de toutes ses croyances. Qu’on lui permit de mourir, de mourir, et d’oublier enfin toutes choses ! Espoirs et croyances, tout avait été balayé par cet éclat meurtrier d’un peuple qui partageait sa foi ! Ces gens-là n’étaient pas meilleurs que les chrétiens ! Ils dépassaient même en cruauté les hommes dont ils se vengeaient ! Les ténèbres régnaient en eux, aussi noires que si le sauveur du monde, Felsenburgh, ne fût pas venu ! Tout était perdu !… La guerre, et la passion, et le meurtre, étaient rentrés dans le corps d’où elle les avait crus chassés à jamais… Les églises incendiées, les catholiques traqués, les corps de l’enfant et du prêtre portés par les rues, la destruction des églises et couvents… Un flot de plaintes s’écoulait d’elle, incohérent, interrompu par des sanglots, des images d’horreur, des reproches ; et sans relâche elle tordait ses mains, sur les genoux d’Olivier.

Il la souleva, et l’écarta un peu de lui. Tout épuisé qu’il fût par les fatigues de la journée, il sentait qu’il avait le devoir de la calmer. Jamais, encore une crise aussi grave ne s’était produite chez elle ; mais il connaissait aussi le merveilleux ressort qui, chaque fois, finissait par la remettre sur pied.

— Reste assise en face de moi, ma chérie ! lui dit-il. Là !… donne-moi ta main !… Et maintenant, écoute-moi !…

Il lui débita le plaidoyer, vraiment très habile et très éloquent, que, d’ailleurs, il s’était adressé à lui-même durant toute la journée. Les hommes, dit-il, étaient loin encore d’être parfaits : dans leurs veines coulait le sang de soixante générations de chrétiens… Mais on devait se garder de désespérer : la foi dans l’homme était l’essence de la religion, la foi dans les éléments les meilleurs de l’homme, dans ce que celui-ci était destiné à devenir, non pas dans ce qu’il était à présent. On se trouvait au début de la religion nouvelle, et non pas encore à sa maturité ; et il était naturel qu’on découvrit de l’aigreur dans le jeune fruit… Et puis, il fallait songer aussi à la provocation ! Il fallait se rappeler le crime monstrueux que ces catholiques avaient projeté, la façon dont ils avaient résolu de frapper au cœur la foi nouvelle !

— Ma chérie, disait-il, un homme ne change pas en un instant ; et puis, pense un peu à ce qui serait arrivé si ces chrétiens avaient réussi !… Je t’assure que je condamne tout cela aussi sévèrement que toi ! J’ai vu, ce soir, deux ou trois journaux qui sont aussi méchants et ignobles que tout ce que les chrétiens ont jamais pu faire. Ces journaux exultent à l’idée des horreurs commises, sans se douter que cela risque de faire reculer le mouvement, de nous ramener de vingt ans en arrière !… T’imagines-tu donc que tu sois seule de ton avis, et qu’il n’y ait pas des milliers d’autres cœurs qui haïssent et détestent ces violences ?… Mais à quoi bon avoir la foi, si ce n’est point pour être assuré que la bonté prévaudra ? La foi, la patience, l’espoir, voilà les armes par lesquelles nous vaincrons !

Il parlait avec une conviction passionnée, les yeux fixés sur elle, tout concentré dans l’effort de lui communiquer sa propre pensée, comme aussi d’effacer les vestiges des derniers doutes qu’il sentait en soi-même.

Et, en effet, peu à peu, l’expression d’horreurt frénétique qui emplissait les yeux de la jeune femme disparut, pour y être remplacée simplement par celle d’une vive souffrance, à mesure que la personnalité d’Olivier recommençait à dominer la sienne. Cependant, la crise n’était pas encore finie.

— Mais cette expédition vers Bome ? s’écria-t-elle cette flotte d’aériens ! Cela, c’est délibéré et fait de sang-froid : ce n’est point l’éclat sauvage de la foule !

— Ma chérie, cela n’est pas plus délibéré, ni fait de sang-froid, que le reste ! Nous sommes tous humains, nous manquons tous de la maturité que nous devrions avoir ! C’est vrai que le conseil a autorisé l’expédition ; mais il n’a fait que l’autoriser, rappelle-toi cela !…

Mais Mabel l’interrompit, pour répéter une de ses paroles.

— Autorisé ! reprit-elle. Et toi aussi, Olivier, tu as autorisé cette chose abominable ?

— Ma chérie, je n’ai rien dit, ni pour ni contre ! Et je te jure que, si nous avions voulu empêcher le projet, il y aurait eu encore plus de sang versé, et que la nation aurait perdu les seuls hommes qui fâchent à la guider ! Nous sommes restés passifs, faute de pouvoir rien faire !

— Ah ! mais il aurait mieux valu mourir !… Olivier, laisse-moi mourir, au moins ! Je ne puis point supporter tout cela !

Par ses mains, qu’il tenait encore dans les siennes, son mari l’attira plus près de lui.

— Mon amour, lui dit-il gravement, ne peux-tu pas avoir un peu de Confiance en moi ? Si je te disais ce qui s’est passé aujourd’hui, certainement tu comprendrais tout ! Mais fais-moi confiance, crois bien que je ne suis pas sans cœur ! Et puis, pense aussi à Julien Felsenburgh !

Pendant un moment, il vit des traces d’hésitation dans ses yeux : un conflit se livrait en elle, entre sa confiance en lui et son horreur de tout ce qui était arrivé. Puis, une fois de plus, sa confiance en lui prévalut. Le nom de Felsenburgh acheva de faire pencher la balance, et elle s’apaisa, en versant un flot de larmes.

— Oh ! Olivier, dit-elle, je le sais, que je puis me fier à toi ! Mais je suis si faible, et tout est si terrible ! Et lui, Felsenburgh, c’est vrai qu’il est si fort et si bon ! Demain, n’est-ce pas, Olivier, il sera avec nous ?

Les deux jeunes gens étaient encore assis et causaient, lorsque les horloges de la ville sonnèrent minuit. Mabel, toute frémissante de la lutte, releva les yeux sur son mari, avec un tendre sourire, et il put voir que la réaction espérée s’était, enfin, pleinement produite.

— La nouvelle année, mon cher mari ! dit-elle, en se pressant contre lui. Je te souhaite une heureuse nouvelle année ! Oh ! mon chéri, secours-moi !

Elle le couvrit de baisers, puis se recula un peu, les mains toujours dans les siennes, le considérant avec deux grands yeux brillants, pleins de larmes.

— Olivier, reprit-elle, il faut que je te fasse un aveu !… Sais-tu ce que j’étais en train de me dire, lorsque tu es arrivé ?

Il répondit non, d’un signe de tête, en la dévorant du regard. Comme elle était charmante, et comme il l’aimait !

— Eh ! bien ! murmura-t-elle, je me disais qu’il m’était impossible de supporter tout cela !… Olivier, tu comprends ce que je veux dire ?

Le cœur d’Olivier s’arrêta de battre, à ces mots ; et, d’un mouvement éperdu, il la ramena tout près de lui.

— Mais à présent, cela est passé, tout à fait passé ! s’écria-t-elle. Olivier, je t’en supplie, ne me regarde pas avec cet air épouvanté ! Si ce n’était pas entièrement passé, je n’aurais pas trouvé le courage de t’en parler !

De nouveau, leurs lèvres se rencontrèrent, et un long baiser leur fit oublier le reste du monde. Mais soudain, dans la chambre voisine, la vibration du timbre électrique les réveilla de leur extase ; et Olivier, comprenant ce que signifiait cet appel du téléphone, sentit, même en ce moment bienheureux, qu’un tremblement d’angoisse et de crainte lui secouait le cœur.

— Cet appel ! dit la jeune femme, avec une nuance d’appréhension.

— Mais nous sommes d’accord, n’est-ce pas, et tout est bien entre nous ? demanda-t-il.

Le visage de Mabel n’exprima que tendresse et confiance.

— Oui, mon chéri, tout est bien ! Et comme la sonnerie, impatiente, devenait plus aiguë :

— Va, Olivier ! ajouta-t-elle Je t’attends ici !

Une minute après, il était de retour, les lèvres serrées, avec une expression singulière sur son visage blême. Il vint tout droit vers sa femme, lui prit de nouveau les mains, et la fixa dans les yeux, sans rien dire. Dans leur cœur, à l’un et à l’autre, la résolution et la foi refoulaient l’émotion de tout à l’heure, qui n’était pas encore entièrement apaisée.

Olivier soupira longuement, et dit enfin, d’une voix sourde :

— Oui ! C’est fini !

Les lèvres de Mabel remuèrent, et il vit une pâleur de mort monter à ses joues. Il l’étreignit fortement.

— Écoute, lui dit-il, il faut que tu saches, et que tu acceptes ! C’est fini ! Rome a péri ! Maintenant, il s’agit pour nous de construire quelque chose de meilleur !

Elle ne répondit rien, mais toute sanglotante, se jeta dans ses bras.

CHAPITRE VIII

I

Longtemps avant l’aube, ce premier matin de la nouvelle année, les approches de l’Abbaye se trouvaient déjà bloquées. Les rues Victoria, Great-Georges, White-Hall, Millbank, étaient encombrées d’une foule immobile. Tous les toits et balcons d’où l’on avait vue sur l’Abbaye ne formaient qu’une masse de têtes.

On avait annoncé, depuis une semaine, qu’en considération de l’énorme demande de places, à l’église, toute personne qui présenterait un certificat cultuel dans un bureau de police serait considérée comme ayant accompli son devoir civique ; et l’on avait fait savoir aussi que la grande cloche de l’Abbaye sonnerait, au moment de l’adoration de l’image symbolique : de telle sorte que la foule qui remplissait les rues et les places avait un peu l’impression de prendre sa part de la cérémonie.

La ville était littéralement devenue folle, la veille, lorsqu’avait été révélé le complot catholique. Cette révélation avait eu lieu vers quatorze heures, une heure après que le complot avait été dénoncé à M. Snowford ; et, presque immédiate ment, toute la vie commerciale de Londres avait cessé. Vers quinze heures, tous les magasins, la Bourse, les bureaux de la Cité, comme par une impulsion irrésistible, s’étaient fermés ; et, depuis ce moment jusqu’aux environs de minuit, où la police s’était enfin trouvée en force pour intervenir, de véritables armées d’hommes, des escadrons hurlants de femmes, des troupes de jeunes gens frénétiques avaient paradé dans les rues, criant, dénonçant, et tuant. Peu de rues avaient échappé à la dévastation. La cathédrale de Westminster avait été envahie, on avait détruit tous les autels, et des indignités indescriptibles s’étaient produites. Un vieux prêtre, qui se préparait à porter le Saint-Sacrement à un malade, avait été saisi et étranglé. L’archevêque, avec deux autres évêques et onze prêtres, avait été pendu à l’extrémité nord de l’église. Trente-cinq couvents avaient été démolis. Saint-Georges n’était plus qu’un monceau de cendres fumantes. Et les journaux du soir disaient que, pour la première fois depuis l’introduction du christianisme en Angleterre, pas un tabernacle catholique ne restait debout, à vingt lieues de l’Abbaye. Le Nouveau Peuple, en majuscules énormes, affirmait que a la ville de Londres était enfin purifiée de tout vestige de l’ignoble et malfaisante superstition de la croix ».

Vers seize heures, on apprit qu’une cinquantaine d’aériens venaient de partir pour Rome ; et, une demi-heure après, la nouvelle arriva que Berlin, de son côté, venait d’envoyer une escadre plus nombreuse encore. À minuit, — lorsque déjà, heureusement, la police avait commencé à rétablir un peu d’ordre dans les mouvements de la foule, — les affiches électriques annoncèrent que l’œuvre de destruction était achevée, et que « le séculaire foyer de la pestilence chrétienne » avait définitivement cessé de « menacer la paix et le bonheur du monde ».

Les journaux du lendemain apportèrent les détails de la catastrophe. Ils disaient comment, par une chance merveilleuse, presque toute la hiérarchie de l’univers chrétien s’était trouvée rassemblée au Vatican, qui avait été le premier endroit attaqué. À présent, pas un seul édifice, à Rome, ne restait debout. La Cité léonine, le Transtévère, les faubourgs, tout avait été anéanti ; car les aériens s’étaient soigneusement partagé la ville étendue au-dessous d’eux, avant de commencer à lancer les explosifs ; et, cinq minutes après le premier choc et le premier éclat de fumée, l’entreprise de purification était terminée. Alors, les aériens s’étaient dispersés dans toutes les directions, poursuivant les automobiles et autres voitures qui emmenaient des fuyards ; et l’on supposait que plus de trente mille de ces fuyards avaient été ainsi réduits à néant.

« Il est vrai, ajoutait le Studio, que maints trésors de grande valeur ont à jamais disparu. Mais ce n’est la, à coup sûr, qu’une faible rançon pour payer un bien aussi précieux que l’extermination finale et complète de la peste catholique. Car il arrive un moment où la destruction devient l’unique moyen de guérison, pour un bâtiment trop infecté de vermine. » Le journal disait que, maintenant que le pape avec son collège de cardinaux, et toutes les ex-royautés de l’Europe, et tous les plus ardents chrétiens du monde habité, avaient péri, une recrudescence de la superstition n’était plus guère à craindre. Cependant, on devait se garder d’un excès de confiance. Il restait encore des catholiques ; et l’on savait assez com bien l’audace de ces misérables était effrénée. Aussi avait-on le devoir, tout au moins, de ne plus leur permettre de prendre aucune part à la vie publique, dans aucune nation civilisée.

Les télégrammes des autres pays attestaient que, partout, l’exécution de la nuit avait été accueillie avec une approbation unanime. Seuls quelques journaux à tirage restreint déploraient l’incident, ou plutôt l’état d’esprit que cet incident avait révélé. Ils espéraient que, désormais, l’humanité n’aurait plus jamais besoin de recourir à la violence. Mais, en somme, tout le monde s’accordait à se réjouir du fait lui-même, et des conséquences qu’il ne pourrait manquer d’avoir pour l’humanité. Il n’y avait plus, désormais, que l’Irlande qui demeurât un lieu inquiétant : et déjà plusieurs journaux la sommaient de rentrer dans l’ordre, sous peine d’avoir à disparaître de la même façon.

Vers neuf heures, l’impatience de la foule atteignit son plus haut degré. De toutes parts, on entendait des murmures, des cris. Puis une immense clameur s’éleva, lorsque se montrèrent, sur la place de l’Abbaye, quatre grandes voitures revêtues des insignes du gouvernement : c’étaient, se disait-on, les cérémoniaires et autres officiants, se dirigeant vers la Cour du Doyen, où la procession allait se réunir.

À neuf heures et demie, les cloches éclatèrent bruyamment. Aussitôt le peuple rassemblé au tour de l’Abbaye entonna un grand chœur, d’une solennité à la fois recueillie et triomphale ; mais ce chant magnifique, dont les premières notes avaient été chantées avec un ensemble parfait, ne se poursuivit point jusqu’au bout avec la même ampleur, car, de proche en proche, un murmure vint s’y mêler, annonçant que Felsenburgh allait assister à la cérémonie. Depuis plus de quinze jours, l’Europe avait été sans nouvelles du Président ; on avait su, simplement, qu’il se livrait au repos et à la méditation dans sa mystérieuse retraite d’Orient ; et d’autant plus profonde était, maintenant, l’émotion causée par cette nouvelle imprévue de la présence du grand homme à Londres.

Cependant, les automobiles et les petits vaisseaux aériens affluaient, à présent, de toutes les directions, amenant les privilégiés qui avaient obtenu le droit de pénétrer dans le temple. Et maintes fois, des acclamations 5 étaient propagées de bouche en bouche, saluant l’arrivée des personnages notoires : lord Pemberton, Olivier Brand et sa charmante jeune femme, Snowford, les délégués des diverses nations du continent. Il n’y avait pas jusqu’à la mélancolique figure de M. Francis, le grand cérémoniaire, qui, tout à l’heure, n’eût été accueillie par de respectueux vivats. Puis, vers onze heures moins le quart, le flot des arrivées s’était arrêté ; la barrière qui réservait un passage pour les voitures avait été enlevée, et la foule, avec un soupir de soulagement, avait pu se répandre sur toute la chaussée. Après quoi, de nouveau, le nom de Felsenburgh avait reparu sur toutes les lèvres : le peuple, d’un élan unanime, appelait, réclamait son maître.

Le soleil était à présent très haut, toujours pareil à un disque de cuivre, au-dessus de la Tour Victoria ; et la blancheur de l’Abbaye, les lourds tous gris du Parlement, les nuances infiniment variées des toits, des têtes, des affiches, tout cela commençait à sortir de la brume qui, jusqu’alors, l’avait à demi-effacé.

Une cloche, toute seule, sonna, durant les cinq minutes qui précédaient l’heure. Quand elle cessa de sonner, les oreilles de ceux qui se tenaient aux environs des grandes portes de l’Ouest perçurent les premiers accords de l’orgue colossal, renforcés de vibrants appels de trompettes. Et puis, soudain, un silence énorme tomba sur la foule.

II

Lorsque la cloche seule s’était mise à sonner, retentissant comme un coup de vent continu, à l’intérieur des hautes voûtes, Mabel était venue s’asseoir dans le fauteuil qui lui était réservé : et, maintenant, de tous ses yeux, elle contemplait le spectacle merveilleux qui se déroulait devant elle.

D’une extrémité à l’autre et d’un côté à l’autre, l’intérieur de l’Abbaye lui présentait une immense mosaïque de visages humains. Le transept sud, en face d’elle, n’était qu’une masse de têtes, depuis le bas jusqu’à la rosace de verre. Le chœur, par delà l’espace libre ménagé devant l’autel, était rempli de figures blanches, en jupes et en surplis ; et non moins encombrée apparaissaient la galerie de l’orgue, et toute la nef s’étendant à l’infini. Entre chaque groupe de colonnes, derrière les stalles du chœur, des estrades avaient été dressées, portant des sièges somptueux, dont pas un n’était inoccupé. L’espace entier était animé d’une fine et transparente lumière, qu’on aurait crue celle du soleil d’été, mais qui provenait de lampes électriques placées à l’extérieur de toutes les fenêtres. Et le murmure de dix mille voix semblait un accompagnement naturel des appels mélodieux qui vibraient au-dessus de lui. Enfin, plus émouvant encore que le reste de ce que voyait la jeune femme, s’ouvrait, à ses pieds, le sanctuaire vide, couvert d’un tapis, avec, au fond, l’énorme autel, le rideau splendide cachant l’image symbolique, et le grand trône, attendant Celui qui allait venir.

Mabel avait besoin d’être rassurée par l’espoir de cette venue de Felsenburgh : car, de ses émotions de la nuit passée, elle ne pouvait s’empêcher de garder un souvenir douloureux, comme d’un effrayant cauchemar. Depuis le premier choc de ce qu’elle avait vu en sortant de la petite église, jusqu’au moment où, dans les bras de son mari, elle avait appris l’anéantissement de Rome, elle avait eu l’impression que le monde nouveau autour d’elle, s’était brusquement corrompu et décomposé. Il lui semblait incroyable que le monstre furieux qu’elle avait entendu rugissant dans la nuit pût être cette Humanité qu’elle avait reconnue pour son Dieu. Toujours elle avait pensé que la vengeance, et la cruauté, et le meurtre, étaient le produit de la superstition chrétienne, désormais morte et ensevelie, depuis l’avènement de l’Ange de Lumière : et, voici que, maintenant, force lui avait été de reconnaître que ces horreurs continuaient à vivre !

Toute la soirée, jusqu’à l’arrivée de son mari, elle avait douté, résisté à ses doutes, essayé de recouvrer la confiance qui s’était répandue en elle pendant sa méditation de l’église. Elle s’était dit que la tradition ne mourait que lentement ; elle s’était rappelé tout ce qu’Olivier lui avait souvent répété des résultats obtenus déjà par la civilisation, et de ceux qui restaient à obtenir encore. Mais rien n’avait pu prévaloir contre l’épouvante et le dégoût qui la pénétraient. Elle avait même pensé à mourir, comme elle l’avait dit à son mari ; l’idée lui était venue de renoncer à sa propre vie, dans son désespoir au sujet du monde. Très sérieusement, elle y avait songé ; c’était là une solution parfaitement d’accord avec sa doctrine morale. D’un consentement unanime, les êtres inutiles, les mourants, étaient délivrés de l’angoisse de vivre ; les maisons spécialement réservées à l’euthanasie lui prouvaient assez combien un tel affranchissement était légitime. Et si d’autres y recouraient, pourquoi s’en priverait-elle, en présence de ce poids qu’elle se sentait incapable de porter ? Et puis, Olivier était rentré, il avait réussi à ramener en elle la confiance et l’espoir ; et le cauchemar s’était dissipé, pour ne plus lui laisser qu’un souvenir confus. Mais, surtout, c’était le nom de Felsenburgh qui avait eu le pouvoir de la tranquilliser.

— Pourvu qu’Il vienne ! soupirait-elle. Pourvu que mon espérance ne me trompe pas !

Peu à peu, elle se rendit compte que les cris qu’elle entendait au dehors réclamaient, eux aussi, la venue de Felsenburgh ; et cette pensée contribua encore à la rassurer. Ces tigres sauvages n’étaient donc pas sans savoir où cher cher leur rédemption : ils comprenaient ce qui devait être leur idéal, pour éloignés qu’ils fussent, eux-mêmes, d’y atteindre ! Ah ! si seulement Felsenburgh venait, tous les problèmes se trouveraient résolus ! La vague sinistre se briserait sous son appel de paix, les sombres nuages s’éloigneraient, le rugissement se changerait en silence ! Et, sûrement, Felsenburgh allait venir ! Il connaissait sa fiche, il devinait combien ses enfants avaient besoin de lui !

La cloche s’arrêta ; et durant la minute qui précéda le commencement des chants, Mabel entendit, très claire, par-dessus les murmures de l’intérieur, la voix unanime du peuple, au dehors, qui continuait à réclamer son Dieu. Puis le grondement, large, immense, de l’orgue s’élever, soutenu par le cri des trompettes et la vibration rythmée des tambours. Le cœur de Mabel battit plus vite, et sa confiance renaissante frémit et sourit en elle, à mesure que les accords puissants l’envahissaient, avec leur beauté triomphale. De toute son âme, elle songeait que, malgré tout, l’homme était Dieu, un Dieu qui, la veille, avait en un moment d’oubli de Soi, mais qui se relevait à présent, en ce matin d’une année nouvelle, écartant les brumes, dominant ses mauvaises passions. Le Tout-Puissant, le Bien-Aimé, Dieu, c’était l’Homme : et Felsenburgh était son incarnation. Oui, elle avait le devoir de croire à cela ! et, vraiment, de toute son âme, elle y croyait !

Elle vit alors que, déjà, la longue procession se déroulait dans le temple, tandis que, par un art imperceptible, la lumière devenait de plus en plus intensément belle. Les voici, ces ministres d’une pure foi ! hommes graves qui savaient à quoi ils croyaient, les voici qui descendaient lentement, — deux par deux, conduits par des suisses en grand apparat, et eux-mêmes étalant à la lumière colorée toute la splendeur de leurs tabliers, insignes, et joyaux maçonniques !

Le visage plus anxieux que jamais, M. Francis, dans sa robe solennelle, se tenait à l’entrée du sanctuaire, attendant la procession ; et déjà l’espace réservé aux officiants commençait à se remplir, lorsque, tout à coup, Mabel se rendit compte que quelque chose d’imprévu venait de se produire ;

En effet, le murmure des voix, à l’intérieur de l’Abbaye, avait brusquement cessé, et un grand flot d’émotion agitait les vallées et les collines de têtes, devant Mabel, comme un coup de vent remue les épis. Et elle-même, dès l’instant d’après, était debout, étreignant le dossier du siège qui précédait le sien ; et son sang battait à coups précipités, comme une machine trop chauffée, dans chacune de ses veines. Au même instant, avec un bruit qui ressemblait à un immense soupir, toute l’assemblée s’était dressée sur ses pieds.

L’ordre même de la procession faillit se troubler. Mabel vit M. Francis s’élancer tout à coup, dans la net, avec des gestes d’affolement. Çà et là, d’autres hommes couraient et se poussaient, des tabliers flottaient, des mains faisaient des signes angoissés, des paroles entrecoupées se croisaient de toutes parts. Et puis, comme si un dieu avait ramené le calme, d’un mouvement du doigt, le désordre cessa brusquement ; un grand soupir retentit ; et, dans la lumière colorée qui remplissait la nef, la jeune femme aperçut la figure d’un homme, seul, s’avançant.

III

Ce que Mabel vit, et entendit, et sentit, pendant les instants qui suivirent, en ce premier jour de la nouvelle année, jamais elle ne put se le rappeler exactement. Elle perdit, pour un instant, sa conscience continue d’elle-même et son pouvoir de réflexion, sans doute sous l’effet de sa faiblesse, après le grand conflit intérieur de la veille. Elle n’avait plus en elle cette faculté qui emmagasine, étiquette, et classe les faits : elle n’était plus qu’un être observant, pour ainsi dire, d’un seul coup, et percevant toutes choses sur un même plan. La vue et l’ouïe semblaient ses seules fonctions, communiquant directement avec un cœur enflammé.

Elle ne sut même point à quelle minute précise elle avait reconnu que l’homme qui entrait était Felsenburgh. Elle paraissait l’avoir reconnu, même avant qu’il entrât ; et ses yeux le suivaient, comme fascinés, pendant qu’il s’avançait sur le tapis rouge, superbement seul, gravissant les trois marches de l’accès du chœur, puis, continuant à passer et à repasser devant elle. Il était vêtu de sa solennelle robe anglaise, noire et écarlate : mais c’est à peine si elle eut le loisir de le remarquer. Pour elle, comme pour chacun des milliers d’êtres qui remplissaient l’Abbaye, personne n’existait plus que Lui seul ; le vaste assemblage qu’elle avait vu tout à l’heure avait maintenant disparu, fondu et transfiguré en une atmosphère vibrante d’émotion humaine. Nulle part, il n’y avait personne que Julien Felsenburgh. Et la paix et la lu mière brillaient, comme une auréole, autour de lui.

Enfin, il atteignit sa place réservée ; et Mabel put distinguer un moment son profil, pur et fin comme la pointe d’une canif, sous ses cheveux blancs. Il souleva légèrement une manche fourrée d’hermine, fit un geste bref, et, tout de suite, les dix mille assistants se rassirent. Et, de nouveau, il y eut un silence.

Il se tenait, à présent, parfaitement immobile, les mains jointes, et le visage fixé obstinément devant lui ; on eût dit que celui qui avait attiré à lui tous les yeux, et dominé tous les cœurs, attendait que son autorité devint plus complète encore, et que le monde entier ne fût plus qu’une volonté, un désir, tout cela dans sa main. Puis, après un long temps de cet étrange silence, il parla…

De cela encore, Mabel dut s’avouer, plus tard, qu’aucun souvenir précis ne lui restait ; il n’y avait pas eu en elle cette opération cons ciente par laquelle, d’habitude, elle contrôlait, approuvait ou condamnait ce qu’elle entendait. L’image la plus satisfaisante qui, par la suite, résumât pour elle son impression durant ce discours était celle-ci : que pendant que l’orateur parlait, c’était elle-même, Mabel, qui parlait. Ses propres pensées, ses sentiments divers, ses souffrances, sa déception, ses espoirs nouveaux : tous ces modes intérieurs de son âme, dont à peine elle se rendait compte, voici maintenant que cet homme les reprenait, et jusqu’au flux et reflux le plus changeant de ses idées ! Et voici qu’il proclamait tout cela au monde, après l’avoir purifié et rehaussé merveilleusement ! Pour la première fois de sa vie, elle comprenait pleinement ce que signifiait la nature humaine : car c’était son Propre cœur qui flottait dans l’air de l’Abbaye, porté par cette voix immense. Home avait péri ; en Angleterre, en Allemagne, en Italie, des rues s’étaient remplies de sang, et cela parce que l’Homme, pour un instant, était retombé jusqu’au niveau de la nature du tigre. « Oui, ce que l’on n’aurait pu croire s’est produit, criait la grande voix ; et, pendant plusieurs générations, l’Homme aura désormais à rougir de honte en se souvenant que, un jour, il a tourné le dos à la lumière clairement apparue ! »

Il n’y avait point, dans ce discours, d’appels au pathétique, pas de peintures de palais écroulés, d’hommes s’enfuyant, de l’œuvre terrible des explosifs. L’orateur ne voulait voir que les scènes, plus horribles encore, qui avaient eu pour théâtre les cœurs de la foule, et qui avaient, brusquement, ramené l’homme à ce temps affreux de son enfance où il n’avait pas encore appris ce qu’il était et ce qu’était son rôle.

Non point que l’on dût se repentir ! disait encore la puissante voix. Mais il y avait quelque chose d’infiniment supérieur au repentir : la connaissance des crimes dont l’homme était capable, et la volonté de mettre à profit cette connaissance. Rome avait disparu, et la façon dont sa disparition s’était opérée avait été déshonorante pour l’humanité nouvelle ; et cependant combien cette disparition de Rome allait, à l’avenir, rendre plus respirable l’atmosphère de la vie universelle !… Sur quoi, comme le vol d’un aigle, la parole de Felsenburgh s’élançait brusquement au plus haut du ciel ; sortant du hideux abîme où elle était descendue pour un instant, parmi les cadavres dépecés et les maisons en ruine, elle montait dans un air infiniment pur et lumineux, emportant avec elle la rosée des larmes et l’arome de la terre. Et de même que, tout à l’heure, elle ne s’était pas fait faute de frapper et d’humilier le cœur humain mis à nu, de même à présent, elle n’épargnait rien pour relever ce cœur douloureux et ensanglanté, pour le réconforter par la divine vision de l’Amour.

Le Président s’était tourné, tout à coup, vers la statue voilée, derrière l’autel :

— Oh ! Humanité ! s’était-il écrié, notre mère à tous !

Et alors, pour ceux qui l’entendaient, le suprême miracle s’était accompli. Car il leur avait semblé que ce n’était plus un homme, ni même l’Homme, qui parlait, mais un être d’espèce supérieure, parvenu au degré du surnaturel. Puis le rideau était tombé, et, unanimement, les dix mille assistants avaient eu l’impression de voir, debout en face l’un de l’autre, la Mère, au-dessus de l’autel, blanche et protectrice, et l’Enfant, incarnation passionnée d’amour, lui criant, de sa tribune :

— Oh ! ma mère, notre mère à tous !

Après quoi, il l’avait louée en magnifiques, en puissants hommages, avait proclamé sa gloire, sa force, sa maternité immaculée, et les sept glaives d’angoisse qui transperçaient son cœur, au spectacle des souffrances et des folies de ses fils. Et il lui avait promis de grandes choses : la reconnaissance de ses innombrables enfants, la tendresse et le dévouement des générations à naître. Il l’avait appelée la Porte du ciel, la Tour d’ivoire, la Consolatrice des affligés, la Souveraine du monde ; et tous les yeux extasiés qui, à ce moment, considéraient la statue, avaient cru que le grave et solennel visage de la Mère lui souriait, doucement.

Maintenant, il avait gravi les dernières marches du sanctuaire, les mains toujours étendues, et toujours continuant à répandre un flot prodigieux d’hommages mystiques. Le voici devant l’autel ; le voici agenouillé, humblement prosterné aux pieds de sa Mère l

Et, pendant quelques secondes, avant que la jeune femme retombât sur son siège, aveuglée de larmes, elle avait encore aperçu la petite figure à genoux devant la grande statue, souriante et transfigurée dans la délicieuse lumière dont elle était baignée. Et Mabel s’était dit que, enfin, la Mère avait trouvé son Fils.

Mais, alors, l’enthousiasme de la foule avait cessé de se contenir. Un véritable océan de têtes et de bras s’était soulevé dans toute l’Abbaye, l’air s’était rempli d’une clameur énorme, et les voûtes et les colonnes avaient tremblé, secouées par une frénésie pieuse. Et ainsi, parmi la lumière surnaturelle, sous un fracas de tambours, entremêlés au tonnerre de l’orgue, dix mille voix affolées avaient proclamé Felsenburgh leur Seigneur et leur Dieu.

LIVRE III

LA VICTOIRE

Ce jour suprême ne viendra point sans que se soit produite, auparavant, une grande apostasie, et sans qu’on ait vu paraître l’Homme de Péché, est En tant de Perdition,

Cet ennemi de Dieu, qui s’élèvera au dessus de tout ce qui est appelé Dieu ou qui est adoré, à tel point qu’il trônera lui-même dans le temple de Dieu, se faisant passer pour un être divin…

Et le mystère d’iniquité est en train de s’accomplir, dès à présent ; et il faut que ceux qui sont fidèles maintenant persévérant dans la fidélité…

Et alors il sera révélé sous son jour véritable, ce monstre d’iniquité que le Seigneur Jésus fera périr par le souffle de sa bouche, et qu’il détruira par l’éclat de sa venue ;

Ce personnage qui doit arriver accompagné de la puissance de Satan, avec toute sorte de signes, de miracles, et de prodiges trompeur,

Et orné de toutes les séductions qui porteront à l’iniquité ceux qui sont destinés à périr, parce qu’ils n’auront pas accepté l’amour de la vérité, qui les aurait sauvés.

(IIe Épître de saint Paul aux Thessaloniciens, II, 3, 4 et 7-10).

CHAPITRE PREMIER

I

La petite chambre où le nouveau pape se tenait assis, son livre en main, était un modèle de simplicité. Les murs étaient blanchis à la chaux, le plafond était fait de poutres non rabotées, et de la terre battue formait le plancher. Au milieu de la pièce se dressait une table carrée, avec une chaise de bois auprès d’elle ; un brasier, maintenant refroidi, occupait le milieu du vaste foyer ; et la chambre ne contenait rien d’autre, absolument, à l’exception d’une douzaine de volumes sur une planche, contre l’un des murs. Il y avait trois portes, dont l’une menait à l’oratoire privé, une deuxième à l’antichambre, et la troisième à une petite cour pavée. Les fenêtres du sud avaient leurs volets clos : mais, Par la fente irrégulière de ces volets mal joints, ruisselait, en lames de feu, l’ardente lumière du printemps oriental.

C’était l’heure de la sieste, après le repas de midi, et, sauf le bruit de faux, rapide et saccadé, d’une cigale, au flanc de la colline qui s’élevait derrière la maison, un silence profond régnait à l’entour.

Le pape, qui avait dîné depuis plus d’une heure, avait à peine fait un mouvement, depuis lors, sur sa chaise, tout absorbé dans la lecture du livre qu’il tenait en main. Pour un instant, il avait tout mis de côté : ses propres souvenirs des trois mois passés, son amère anxiété présente, le poids effroyable de sa responsabilité. Le livre qu’il lisait était une réédition populaire, à bon marché, de la fameuse Biographie de Julien Felsenbargh publiée à Londres un mois auparavant ; et le pape était maintenant arrivé presque aux dernières pages.

C’était un livre très serré et très habilement écrit, œuvre d’un auteur anonyme, et que quelques-uns, d’abord, avaient attribuée à Felsenburgh lui-même. La plus grande partie du public, cependant, se refusait à admettre cette hypothèse : mais on était d’avis que le livre avait été rédigé, avec le consentement de Felsenburgh, par l’un des membres de ce petit groupe de privilégiés, qui, désormais accueillis dans l’intimité du Président, l’aidaient à diriger la politique du monde.

Le corps de l’ouvrage traitait de la vie de Felsenburgh, ou plutôt des deux ou trois années de cette vie que le monde avait pu connaître, depuis son brusque avènement dans la politique américaine, et sa médiation en Orient, jusqu’à la récente série de faits des mois précédents, où, tour à tour, Felsenburgh avait été proclamé messie à Damas, adoré comme un dieu à Londres, et, enfin, s’était vu élire à la présidence des deux Amériques.

Le pape avait parcouru le récit de ces événements historiques, qui lui étaient déjà suffisamment connus ; mais surtout il avait étudié avec attention l’analyse du caractère du mystérieux personnage, ce que l’auteur appelait, sentencieusement, sa « révélation au monde ». Cet auteur définissait, comme étant les deux grands traits caractéristiques de la personnalité du Président, sa double faculté de domination sur les mots et sur les faits. « En lui, écrivait-il, les mots, ces enfants de la terre, se trouvent mariés aux faits, ces enfants du ciel ; et le suprême Surhomme n’est que le produit de cette union. » Parmi les traits secondaires, l’écrivain anonyme notait la prodigieuse mémoire du héros, son génie linguistique. Il le louait de posséder à la fois « l’œil télescopique et l’œil microscopique », de pouvoir discerner également les grandes tendances universelles et les plus menus détails des choses particulières. Diverses anecdotes illustraient ces observations, et l’auteur rapportait un certain nombre de ces courts aphorismes qui étaient l’un des modes d’expression favoris de Felsenburgh. « Nul homme ne pardonne, disait, — par exemple, celui-ci : ce qu’on appelle pardonner, c’est seulement comprendre. » Ou bien : « Il faut une foi suprême pour renoncer à croire en Dieu. » Ou bien encore : « Un homme qui croit en soi-même est seul capable de croire en son prochain. » Et le pape songeait que cette dernière phrase traduisait parfaitement l’égoïsme transcendant qui, mieux que tous les autres états d’esprit, était capable de s’opposer à l’esprit chrétien. Felsenburgh disait encore : « Pardonner un mal commis, c’est approuver un crime. » Et encore : « L’homme fort ne doit être accessible à personne, mais tous doivent être accessibles pour lui. »

Il y avait, dans plusieurs de ces paroles, un certain ton d’emphase assez déplaisant ; mais ce ton provenait bien plutôt du biographe que de l’orateur lui-même. Quiconque avait vu Felsenburgh savait de quelle façon ces phrases avaient dû être prononcées : sans aucune solennité pédante, mais enveloppées d’un tourbillon brûlant d’éloquence, ou bien exprimées avec cette simplicité, étrangement émouvante, qui avait valu au Président sa première victoire sur Londres. Certes, il était possible de haïr Felsenburgh, et de le craindre, mais non pas de le dédaigner, ni de sourire d’aucune de ses manifestations.

Un des thèmes favoris de l’auteur du livre était de signaler l’analogie qu’il découvrait entre son héros et la nature. Dans l’un comme dans l’autre se trouvait la même contradiction apparente, la combinaison de l’extrême tendresse avec l’extrême impitoyabilité. « Le pouvoir qui guérit les plaies est aussi celui qui les inflige, le pouvoir qui revêt le sol de fleurs et de gazon est aussi celui qui le ravage par les tremblements de terre. » De même il en était pour Felsenburgh. Lui, qui avait pleuré sur la destruction de Rome, un mois après avait parlé de l’extermination comme d’un instrument qui, parfois, pouvait et devait être employé au service de l’Humanité. « Seulement, ajoutait-il, c’est un instrument qui doit être employé avec délibération, non avec passion. »

Ces paroles avaient soulevé un intérêt extrême, et tout le monde, d’abord, les avait trouvées singulièrement paradoxales, de la part d’un homme qui, la veille, avait prêché la paix et la tolérance. Mais, sauf un renforcement de mesures pour la dispersion des catholiques irlandais, et, çà et là, quelques exécutions individuelles ou par petits groupes, ces paroles de Felsenburgh, jusqu’ici, n’avaient pas été suivies d’effet ; et, de jour en jour, le monde s’était accoutumé à les admettre ; à comprendre leur nécessité profonde, et même à en attendre la prochaine réalisation. Car, aussi bien, comme le remarquait précisément le biographe, un monde issu de la nature physique ne pouvait manquer d’accueillir avec faveur l’homme qui accomplissait les préceptes de cette nature, le premier qui, délibérément et ouvertement, introduisait dans les affaires humaines des lois telles que celle de la survivance du plus apte, et des vérités naturelles telles que l’immoralité du pardon. Dans cet homme, qui incarnait la nature, comme dans la nature elle même, il y avait forcément une part de mystère : et l’un comme l’autre devaient être acceptés pour que l’être humain pût se développer et suivre sa voie.

Et le secret de ce pouvoir qu’exerçait Felsenburgh résidait, d’après le biographe, dans la personnalité du Président. Le voir, c’était croire en lui, ou plutôt c’était le reconnaître comme le représentant nécessaire de la vérité naturelle. « Nous ne pouvons pas expliquer la nature, ni lui échapper par des regrets sentimentaux Le lièvre mourant crie comme un enfant, le cerf blessé pleure de grosses larmes, le moineau tue ses parents ; la vie n’existe qu’à la condition qu’existe la mort ; et ces choses arrivent malgré toutes les théories qu’il nous plaît d’enfanter. La vie doit être acceptée dans ces conditions, qui seules sont bonnes, car nous ne pouvons pas nous tromper en suivant la nature ; et ce n’est qu’en acceptant ces conditions que nous trouverons la paix, car notre commune mère ne révèle ses secrets qu’à ceux qui la prennent comme elle est. » Pareillement il en était de Felsenburgh. « Sa personnalité est d’une’sorte qui ne souffre point la discussion. Il est complet et suffisant en soi, pour ceux qui se fient à lui ; et toujours il restera une énigme détestée pour ceux qui ne seront pas avec lui. Et il faut que le monde, se l’étant donné pour maître, se prépare à la conséquence logique de son avènement. Il ne faut point que le sentiment, une fois de plus, se trouve admis à dominer et à entraver la raison ! »

Enfin, l’écrivain anonyme montrait comment, à cet Homme par excellence, convenaient proprement tous les titres décernés, jusqu’alors, à des Êtres suprêmes imaginaires. Ainsi, c’était lui qui était le Seigneur, car à lui était réservé de mettre au jour cette vie parfaite de paix et d’union à laquelle, avant lui, les innombrables générations humaines avaient aspiré vainement. Et il était aussi le Rédempteur, car il avait racheté l’homme des ténèbres et de l’ombre de la mort, guidant ses pas dans la voie de la paix. Il était le Fils de l’Homme, car lui seul était parfaitement humain. Il était l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin de l’humanité renouvelée. Il était Dominus Deus Noster, — tout comme Domitien l’avait été jadis ! songeait le pape. — Il était aussi simple et aussi complexe que la vie même est simple dans son essence, complexe dans ses manifestations.

Et déjà son esprit remplissait le monde. L’individu n’était plus séparé de ses frères ; et la mort n’apparaissait plus que comme une ride qui courait, çà et là, sur l’immense mer inviolable. Car l’homme avait enfin appris que la race était tout, et non le moi personnel ; la cellule avait enfin découvert l’unité du corps entier ; et, de l’aveu des plus grands penseurs contemporains, la conscience même de l’individu allait bientôt céder le titre de personnalité à la masse collective des hommes. Au reste, n’était-ce pas cette fusion des individus en une humanité totale qui, seule, pouvait expliquer la cessation des rivalités de partis et des conflits entre les nations ? Or, tout cela, c’était l’œuvre de Julien Felsenburgh !

Voici que je suis pour toujours avec vous, — l’auteur anonyme terminait son livre par cette citation, — depuis ce jour jusqu’à la consommation du monde ! Je suis la porte, la route, la vérité et la vie ; le pain de la vie et l’eau de la vie. C’est moi qui suis le désir de toutes les nations ; et mon royaume n’aura pas de fin.

Ayant achevé de lire cette péroraison toute lyrique, le pape jeta le livre, et s’accouda sur la table, les yeux fermés.

II

Et lui-même, qu’avait-il à dire à tout cela ? Il n’avait à y répondre qu’en attestant un Dieu qui se cachait et un Sauveur qui tardait à venir, un Consolateur qui, depuis longtemps, avait cessé de se faire entendre dans le vent et de se faire voir dans la flamme !

Dans la chambre voisine se dressait un petit autel en planches, que surmontait une botte de fer ; et, dans cette boîte, était une coupe d’argent, et, dans cette coupe, était quelque chose.

À une distance d’environ cinquante mètres de la maison, s’élevaient les dômes et les toits plats d’un misérable village appelé Nazareth ; le Carmel était sur la droite, éloigné d’un peu moins de deux kilomètres ; sur la gauche était le Thabor ; en face, la plaine d’Esdraélon ; et, derrière, c’étaient Cana, et la Galilée, et le lac immobile, et Hermon. Et plus loin encore, vers le sud, Jérusalem. C’est à cette bande étroite de terre sacrée que le pape était venu demander asile : à cette terre où, deux mille ans auparavant, était née une religion qui, maintenant, allait être rasée de la surface du sol, à moins que Dieu ne parlât, du ciel, dans un nuage de feu. C’était sur cette terre qu’avait marché Quelqu’un dont les hommes avaient pensé qu’il allait racheter Israël. Dans ce même village, jadis, Il avait puisé l’eau de la fontaine, et exécuté des travaux d’artisan. Sur ce lac allongé, tout proche, Ses pieds s’étaient posés comme sur des pierres ; sur la haute montagne de gauche, Il s’était transfiguré dans une gloire prodigieuse ; et c’était sur la pente basse et unie des collines du nord qu’Il avait déclaré que les doux étaient bénis du ciel, et que les pacifiques étaient les vrais enfants de Dieu, et que ceux qui avaient faim et soif seraient rassasiés et désaltérés.

Et maintenant les choses en étaient arrivées à ceci : le christianisme s’était éteint en Europe, comme le soleil se cache par delà les cimes obscurcies ; Rome, l’éternelle Rome n’était qu’une masse de ruines ; et, dans l’Orient et dans l’Occident, un homme avait été installé sur le trône d Dieu. Le monde avait avancé à pas gigantesques. Le sens social régnait dans sa perfection. Les hommes avaient appris la leçon sociale du christianisme, mais en la séparant de son divin précepteur ; ou plutôt même, disaient-ils, c’était malgré lui qu’ils l’avaient apprise. Trois millions d’âmes, peut-être, ou cinq, dix millions au plus, demeuraient, sur la surface entière du globe habité, pour adorer encore Jésus-Christ comme Dieu. Et le vicaire du Christ était assis dans une chambre blanchie à la chaux, à Nazareth, vêtu aussi simplement que son Maître, et attendant la fin.

Il avait fait tout ce qu’il avait pu. Pendant plusieurs jours, en vérité, l’année précédente, on s’était demandé si quelque chose pouvait encore être fait. Trois cardinaux seulement restaient en vie : Steinmann, le patriarche de Jérusalem, et Percy Franklin ; — tous les autres gisaient écrasés sous les ruines de Rome. En l’absence de tout précédent pour leur indiquer la voie à suivre, les deux cardinaux européens étaient venus rejoindre leur collègue de l’Orient, et chercher abri dans une des seules villes où régnât encore la tranquillité. Car, avec la disparition du christianisme grec, la Palestine avait vu disparaître les derniers vestiges de lutte intestine entre chrétiens ; et, par une sorte de consentement tacite du monde, le christianisme, depuis lors, y jouissait d’une liberté relative. La Russie, de qui maintenant toutes ces régions dépendaient, s’occupait fort peu de ce qui s’y passait. Elle s’était contentée, jadis, de désaffecter les Lieux Saints, pour en faire simplement des curiosités archéologiques ; et les événements de l’année précédente avaient eu pour effet, là comme ailleurs, de faire interdire les offices publics du culte chrétien : mais, si l’on ne pouvait pas dire la messe ouvertement, à Jérusalem et dans tout le pays, du moins n’y avait-il pas de contrée au monde où la police fût plus tolérante pour les oratoires privés.

Les deux cardinaux, en arrivant à Jérusalem, s’étaient bien gardés de porter aucun insigne de leur dignité ; et tous deux s’étaient conduits avec tant de réserve que fort peu de personnes, dans la ville, avaient été informées de leur séjour. Quelques semaines après leur venue, le vieux patriarche était mort ; mais non pas avant que Percy Franklin, dans les circonstances les plus étranges qui se fussent produites depuis le premier siècle de la vie chrétienne, eût été élu au pontificat suprême. L’élection s’était faite en quelques minutes, au lit du malade. Les deux vieillards avaient insisté : l’Allemand était même revenu, une fois encore, sur l’étrange ressemblance de Percy et de Julien Felsenburgh, en y joignant des remarques, murmurées entre ses dents, sur le caractère voulu de cette antithèse et le doigt de Dieu. Percy, sans pouvoir prendre au sérieux ce qu’il tenait pour une superstition, n’en avait pas moins été forcé d’accepter la charge que lui confiait l’Esprit Saint. Il s’était choisi le nom de Sylvestre, le dernier saint de l’année ; et il était le troisième de ce titre. Puis, profitant de la sécurité que lui offrait la Palestine, il était allé s’installer à Nazareth avec son chapelain. Steinmann, lui, s’était empressé de retourner à ses devoirs, dans son pays ; et le vénérable vieillard avait été pendu, dans un tumulte, à Hambourg, quinze jours environ après son arrivée.

Il s’était agi, ensuite, pour le nouveau pape, de créer de nouveaux cardinaux. Avec des précautions infinies, des brefs avaient été en voyés à vingt personnes. Sur les vingt, neuf avaient refusé ; et, de trois autres à qui l’offre avait été faite plus tard, un seul avait cru pouvoir accepter. Ainsi, il y avait, à ce moment, sur la terre, douze personnes qui constituaient le Sacré Collège : deux Anglais, dont l’ancien chapelain Corkran, deux Américains, un Français, un Allemand, un Italien, un Espagnol, un Polonais, un Chinois, un Grec, et un Russe. À ces douze hommes étaient confiées d’immenses régions, sur lesquelles leur autorité était absolue, soumise seulement à celle du Saint-Père.

Pour ce qui est de la vie du pape lui-même, quelques mots suffiront à en donner une idée. Cette vie, dans ses circonstances extérieures, ressemblait un peu à celle de Léon le Grand, mais sans l’importance temporelle ni la pompe. Théoriquement, le monde chrétien se trouvait sous sa dépendance : dans la pratique, les affaires religieuses de ce monde étaient administrées par des autorités locales. Cent raisons diverses empêchaient le pape de se tenir en communication avec les fidèles de tous les coins du globe, ainsi que l’avaient fait ses prédécesseurs romains. Tout au plus Sylvestre III était-il parvenu à installer, sur son toit, une station télégraphique privée, communiquant avec une autre pareille, à Damas, où le cardinal Corkran avait fixé sa résidence ; par ce moyen, de temps à autre, — grâce aussi à l’invention d’un chiffre pratiquement indéchiffrable pour les non-initiés, — des messages étaient envoyés aux autorités ecclésiastiques des divers pays. Et grand avait été le bonheur du pape à constater que, malgré des difficultés sans nombre, de réels progrès s’étaient accomplis, dans tous pays, pour la réorganisation de la hiérarchie. Partout, des évêques avaient pu être librement consacrés : il n’y en avait pas moins de deux mille sur la surface de la terre ; quant aux prêtres, il était impossible de les dénombrer. L’ordre du Christ Crucifié continuait à faire d’excellent travail ; durant les six mois derniers, on n’avait pas, à Nazareth, reçu moins de douze cents relations de martyres, — presque invariablement infligés par des foules qui, sans cesse plus souvent et en plus grand nombre, s’exaspéraient tout d’un coup contre les chrétiens, et les massacraient avant même de se rendre compte de ce qu’ils pouvaient avoir à leur reprocher.

L’ordre nouveau, d’ailleurs, ne se bornait pas à servir son divin maître en portant témoignage de sa foi, et en rappelant au monde la beauté supérieure de l’idéal chrétien. Les tâches les plus périlleuses, — toute l’œuvre compliquée et difficile de l’échange des communications entre les évêques, et d’autres missions non moins délicates, — toutes ces entreprises qui, maintenant, s’accompagnaient des risques les plus graves, se trouvaient exclusivement confiées à des membres de l’ordre. Des instructions rigoureuses, venues de Nazareth, avaient défendu à tout évêque de s’exposer sans nécessité absolue ; chacun de ces importants fonctionnaires de l’Eglise était tenu de se considérer comme le cœur de son diocèse, et de protéger sa sécurité par tous les moyens compatibles avec l’honneur chrétien : de telle sorte que chacun d’eux s’était entouré d’un groupe de chevaliers du Christ, hommes et femmes, qui, avec une obéissance merveilleusement généreuse et intrépide, prenaient sur eux toute la part de dangers que comportait l’administration des diocèses. Dès maintenant, la chrétienté se rendait compte que, sans l’institution de l’ordre, la vie de l’Église aurait été à peu près entièrement paralysée, dans les conditions nouvelles qui lui étaient faites.

Des facilités extraordinaires avaient été accordées, d’autre part, pour la poursuite de cette vie. Les anciennes exigences et particularités du rituel avaient été notablement relâchées. Tous les prêtres avaient reçu le privilège de l’autel portatif, qui, maintenant, pouvait être simplement de bois ; la messe pouvait être dite avec n’importe quels vases convenables, même faits de verre ou de porcelaine ; toute espèce de pain pouvait être employée, et nul vêtement n’était obligatoire, à l’exception du fil mince qui, désormais, représentait l’étole. Les lumières, également, avaient été déclarées facultatives. Enfin, pour ne citer que ces quelques détails, autorisation était donnée de remplacer toujours les offices par la récitation du rosaire.

De cette façon, les prêtres avaient été mis en état d’accorder les sacrements et d’offrir le Saint-Sacrifice avec le moins de risques possible pour eux ; et ces facilités s’étaient déjà montrées d’un avantage infini, notamment dans les prisons des pays d’Europe, où, à présent, plusieurs milliers de catholiques étaient en train d’expier leur refus de participer au culte nouveau.

L’existence privée du pape était aussi simple que sa chambre. Il avait pour chapelain un prêtre syrien, et deux autres Syriens lui servaient de domestiques. Chaque matin, il disait sa messe et entendait une autre messe, dite par son chapelain. Puis, il déjeunait, après avoir échangé sa robe blanche contre la tunique et le burnous du pays, et passait le reste de la matinée au travail. À midi, il dînait, puis faisait une sieste, et sortaità cheval pour sa promenade quotidienne : car la région avait conservé toute la simplicité des siècles précédents. Au coucher du soleil, il rentrait, soupait, et travaillait de nouveau jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Son chapelain envoyait à Damas les messages nécessaires. Ses serviteurs, qui, eux-mêmes, ignoraient sa dignité, se chargeaient des quelques relations indispensables avec le monde séculier ; et, tout ce que savaient ses rares voisins, c’était que, dans la petite maison du défunt cheik, sur la colline, un Européen excentrique s’était installé, avec un appareil de télégraphe.

En résumé, le monde catholique avait appris, simplement, que son pape vivait quelque part, continuant à veiller sur lui, du fond de sa retraite ; et treize personnes seulement, sur toute la surface du globe, savaient que le nom de ce pape avait été Franklin, et que c’était à Nazareth que se dressait, pour le moment, le trône de saint Pierre.

Les choses en étaient arrivées exactement au point qu’avait prédit un Français, plus d’un siècle auparavant : le catholicisme survivait, et devait déjà s’estimer trop heureux de pouvoir survivre.

III

Le pape restait assis, sur sa chaise, se rappelant et méditant les intolérables blasphèmes qu’il venait de lire. Ses cheveux blancs tombaient en boucles fines, et déjà plus rares, sur ses tempes brunies ; ses mains étaient vraiment comme les mains d’un fantôme ; et son jeune visage apparaissait tout ridé et creusé de souffrance. Ses pieds nus ressortaient, sous sa tunique sale, et son vieux burnous brun gisait à terre, près de lui.

Plus d’une heure encore, il resta ainsi ; et déjà le soleil avait à demi perdu sa cruelle chaleur, lorsque des pas de chevaux se firent entendre, dans la cour pavée de la maison. Alors Sylvestre se redressa, glissa ses pieds nus dans ses souliers, et souleva de terre son burnous, pendant que la porte s’ouvrait, et qu’un prêtre, maigre, tout brûlé de soleil, s’approchait de lui.

— Les chevaux sont prêts, Votre Sainteté ! lui dit le prêtre.

Le pape ne prononça pas une parole, tout cet après-midi, jusqu’au moment où, vers le coucher du soleil, les deux cavaliers atteignirent le sentier qui sépare Nazareth du Thabor. Ils avaient fait leur tour habituel par Cana, gravissant une hauteur d’où l’on pouvait voir tout le long miroir du lac de Génézareth, puis se dirigeant toujours vers la droite, sous l’ombre du Thabor, jusqu’à ce que, une fois de plus, Esdraélon se déployât à leurs pieds comme un tapis d’un gris vert, un grand cercle de six lieues de diamètre, pauvrement décoré de petits groupes de cabanes, avec Naïm apparaissant d’un côté, le Carmel dressant sa longue forme, à droite très loin, et Nazareth, niché à un kilomètre et demi de distance, sur le plateau que les deux hommes venaient de traverser. C’était un spectacle d’une paix extraordinaire, et que l’on aurait pu croire extrait de quelque vieil album de vues, peint depuis des siècles. Ici, nulle trace d’une ardente pression humaine, nul témoignage de cet effort continu et stérile qu’on appelait la civilisation. Quelques Juifs fatigués, seuls, étaient venus se joindre aux indigènes de cette calme petite terre, comme on voit souvent des vieillards revenir, sans trop savoir pourquoi, terminer leurs jours au village natal ; et leur arrivée avait fait joindre quelques cubes blancs de plus aux entassements blancs qui apparaissaient çà et là. Mais, à cela près, la plaine devait, avoir été toute pareille, cent ans, mille ans auparavant.

Elle était à demi ombragée par le Carmel, et à demi baignée d’une lumière dorée et poussiéreuse. Au-dessus, le ciel clair de l’Orient était teinté de rose, comme l’avaient vu Abraham, Jacob, et le Fils de David. Nulle part au monde, peut-être, depuis la destruction de Rome, on n’aurait pu retrouver aussi pleinement le vieux ciel et la vieille terre, intacts et immuables ; et déjà le patient printemps, revenu, avait étoilé le sol de ces glorieux lis des champs à qui ne peuvent pas même être comparées les robes écarlates du roi Salomon. Mais aucun message ne venait du trône céleste, comme lorsque Gabriel était descendu, dans cette même atmosphère, pour saluer Celle qui était bénie entre les femmes ; aucune promesse ni espérance n’était accordée, excepté celles que Dieu accorde chaque jour à l’humanité, dans chacun des mouvements de sa création.

Lorsque les deux cavaliers s’arrêtèrent, les chevaux fixèrent un regard immobile et curieux sur l’immensité de la lumière et de l’air, au-dessous d’eux. Puis un petit cri d’appel retentit doucement ; et un berger passa, à quelques mètres plus loin, sur le flanc de la colline, traînant derrière lui son ombre allongée ; et, tout de suite après lui, avec un tintement joyeux de clochettes, son troupeau se montra, une vingtaine de moutons obéissants et de chèvres capricieuses, tout cela broutant, et suivant, et broutant, et chaque bête appelée par son nom, dans la triste voix en tous mineurs de celui qui les connaissait toutes, et les conduisait. Mais, bientôt, le gentil tintement s’affaiblit, l’ombre du berger s’étendit presque jusqu’aux pieds des deux prêtres, et disparut de nouveau ; et la voix même qui appelait se fit plus lointaine, puis s’éteignit tout à fait.

Pendant un instant, le pape souleva sa main jusqu’à ses yeux, et la promena sur son visage un peu moite.

Ses regards tombèrent sur une tache particulièrement claire de murs blancs, qui, juste en face de lui, brillait dans la buée violette du crépuscule.

— Cet endroit, mon père ! dit-il, comment l’appelle-t-on ?

Le prêtre syrien, avec sa vivacité naturelle de mouvements, considéra d’abord le lieu indiqué, puis le visage du pape, et puis, de nouveau, le lieu.

— Le village qui est là-bas, parmi les palmiers, Votre Sainteté ?

— Oui.

— Il s’appelle Mégiddo ! dit le prêtre. Mais bien des gens, dans le pays, affirment que son vrai nom est Armageddon[1] !

CHAPITRE II

I

À vingt-trois heures, cette nuit-là, le prêtre syrien alla guetter la venue du messager de Tibériade. Deux heures auparavant, il avait entendu le cri de l’aérien russe qui faisait le service entre Damas, Tibériade, et Jérusalem. Déjà même le messager était un peu en retard.

La manière dont parvenaient au pape Sylvestre les nouvelles du monde avait, en vérité, quelque chose de bien primitif et rudimentaire : mais la Palestine était, proprement, comme en dehors de l’univers civilisé, — une bande de terre inutile, et négligée en conséquence. Chaque nuit, un messager spécial venait, à cheval, de Tibériade à Nazareth, avec tout le courrier expédié au pape par l’entremise du cardinal Corkran, et s’en retournait vers le cardinal avec un autre courrier. C’était là une tâche difficile, et les membres de l’ordre nouveau qui entouraient le cardinal s’en chargeaient alternativement, avec toute espèce de précautions. De cette façon, tous les sujets dont il convenait que le pape s’occupât personnellement, et qui étaient trop longs, ou pas assez urgents, pour motiver une communication télégraphique, pouvaient être traités à loisir, et cependant sans trop de retard.

C’était une nuit merveilleuse de clair de lune. Le grand disque doré flottait juste au-dessus du Thabor, répandant son étrange lumière métallique sur la pente escarpée des collines, ainsi que sur toutes les cabanes qui s’étendaient à leurs pieds ; et le prêtre, appuyé contre la poterne de la porte, les yeux seuls éclairés, parmi tout son visage sombre, ne put s’empêcher, avec une sorte de sensualité orientale, de se baigner dans la clarté de la nuit, et d’étendre vers elle ses maigres mains brunes.

Ce prêtre était un homme très simple, aussi bien dans sa foi que dans toute sa vie ; il ne connaissait ni les extases ni les désolations entre lesquelles était partagée l’âme de son maître. Pour lui, c’était une joie immense et solennelle de pouvoir vivre là, sur le lieu de l’Incarnation de Dieu, de pouvoir y vivre au service du vicaire de Dieu. Et pour ce qui était des mouvements du monde, le prêtre ne les observait que comme un marin, sur un navire, observe le soulèvement des vagues, très loin au-dessous de lui. Sans doute il se rendait compte que le monde était de plus en plus agité : car, comme l’avait dit le père latin, tous les cœurs s’agitaient, jusqu’au moment où ils trouvaient leur repos en Dieu.

Et quant à la manière dont tout finirait, le bon prêtre ne s’en souciait pas extrêmement. Il songeait que c’était chose très possible que le navire fût englouti ; mais que, dans ce cas, le moment de la catastrophe serait, aussi, la fin de toutes les choses terrestres. Car les portes de l’enfer ne sauraient prévaloir contre l’Église du Christ ; quand Rome tomberait, le monde tomberait avec elle ; et, quand le monde tomberait, le prêtre savait qu’alors le Christ se manifesterait dans sa puissance. Et même, pour sa part, il imaginait volontiers que cette fin n’était pas très éloignée. Il avait pensé à elle, cet après-midi encore, lors qu’il avait dit à son maître le vrai nom de Mégiddo. Il trouvait absolument naturel, aussi, que, au moment de la consommation de toutes choses, le vicaire du Christ eût pour demeure ce Nazareth où Dieu était jadis devenu homme, et que l’Armageddon de l’évangéliste saint Jean fût en vue de la scène où s’était écoulée jadis l’enfance du Dieu incarné, où le Christ avait pris pour la première fois son sceptre terrestre, et où il avait promis de venir le reprendre. Après cela, ce ne serait point la seule bataille qu’aurait vue Megiddo ! Israël et Amalec s’étaient rencontrés là, puis Israël et l’Assyrie ; Sésostris et Sennachérib y avaient chevauche, et, plus tard, le Christ et le Turc s’y étaient battus, comme Michel et Satan, sur l’endroit où avait reposé le corps de Dieu. Enfin, si on l’avait questionné sur la manière dont se produirait exactement cette fin attendue, le prêtre syrien aurait été assez en peine de répondre. Mais il supposait qu’il y aurait une bataille d’une espèce quelconque : et que] champ pouvait mieux convenir au développement d’une bataille que cette énorme plaine circulaire d’Esdraélon, aplatie sur un diamètre de cinq à six lieues, et suffisant à contenir toutes les armées de la terre ? Ignorant, comme il l’était, des conditions politiques présentes, il se figurait que le monde était partagé en deux camps égaux à peu près, les chrétiens et les païens. Et c’est entre ces deux armées que, à son avis, un grand choc allait se produire : mais, assurément, le temps n’en pouvait pas être éloigné, car voici que déjà le vicaire du Christ était venu se placer à son poste ; et, comme le Christ lui-même l’avait dit dans son évangile de l’Avent : Ubicumque fuerit corpus, illic congrebabuntur et aquilæ !

Des interprétations plus subtiles de la prophétie, il n’en avait aucune notion, et n’en voulait avoir aucune. Pour lui, les mots étaient des choses, et non de simples étiquettes sur des idées : ce que le Christ, et saint Paul, et saint Jean, avaient dit, tout cela était comme ils l’avaient dit. Pour cet homme, assis maintenant au clair de lune et écoutant le bruit lointain des sabots du cheval qui amenait le messager, la foi était aussi simple qu’une science exacte. C’était bien ici que Gabriel, sur ses ailes largement déployées, était descendu, venant du trône de Dieu, par delà les étoiles ; ici que le Saint-Esprit avait soufflé dans un rayon de lumière ineffable, et que le Verbe était devenu chair au moment où Marie avait croisé les bras et incliné la tête, sous le décret de l’Éternel. Et c’était ici, de nouveau, — du moins il le pensait, et déjà il se figurait entendre le fracas de roues arrivant au galop ! — c’était ici qu’allait avoir lieu le tumulte des armées divines, rassemblées autour du camp des saints ; et déjà il lui semblait que, derrière les barreaux des ténèbres, Gabriel approchait de ses lèvres la trompette de la destinée, et que déjà tous les cercles célestes s’agitaient dans l’attente. Et il se disait que, peut-être, cette fois, il se trompait, comme d’autres s’étaient trompés avant lui, d’autres fois : mais il savait que ni lui ni eux ne pouvaient s’être trompés à jamais. Fatalement, un jour devait venir où la patience de Dieu finirait, si profondément que cette patience eût ses racines dans l’éternité de sa nature.

Tout à coup, le prêtre interrompit sa rêverie, et sauta sur ses pieds, en voyant s’avancer vers lui, à une centaine de pas, sur le blanc sentier tout inondé de lune, la blanche figure d’un cavalier, avec un sac de cuir pendu à sa ceinture.

II

Il pouvait être trois heures et demie, le lendemain, lorsque le prêtre se réveilla, dans sa petite chambre aux murs crépis de boue, proche de celle du Saint-Père, et entendit un pas montant l’escalier. Le soir précédent, il avait laissé le pape, comme d’ordinaire, s’occupant à ouvrir la pile de lettres venues du cardinal Corkran ; et, là-dessus, il s’en était allé tout droit vers son lit, et n’avait fait qu’un somme jusqu’à maintenant. Une minute ou deux encore, il resta étendu, à demi somnolent, écoutant chaque battement des pieds sur les marches : mais bientôt il se redressa brusquement, car un coup avait été frappé à sa porte ; un second coup, et le voici sautant hors du lit, dans sa longue tunique de nuit, se hâtant de renouer sa ceinture, et se précipitant vers la porte pour ouvrir !

C’était le pape qui se tenait debout, sur le seuil, avec une petite lampe dans une de ses mains, — car l’aube commençait à peine de poindre, — et un papier dans l’autre.

— Je vous demande pardon, mon père : mais il s’agit d’un message qu’il faut que nous en voyions tout de suite à Son Éminence !

Ensemble, ils traversèrent la chambre du pape, gravirent l’escalier abrupt, et émergèrent à l’air froid et limpide du haut de la maison. Le pape souffla sa lampe, et la posa sur le parapet.

— Mais vous allez avoir froid, mon père ! Allez chercher votre manteau !

— Et vous, Sainteté ?

Sylvestre fit un petit signe négatif, et se dirigea vers l’abri ou était installé l’appareil du télégraphe sans fil.


— Allez chercher votre manteau, mon père ! répéta-t-il, par-dessus son épaule. Pendant ce temps, je vais appeler !

Quand le prêtre arriva, trois minutes après, les pieds chaussés de pantoufles et un manteau sur ses épaules, apportant un autre manteau pour son maître, celui-ci était assis à la table de l’appareil. Il ne leva pas même la tête, à l’arrivée du prêtre, mais, une fois de plus, pressa sur le levier qui, communiquant avec la longue perche dressée au-dessus d’eux, transportait l’énergie vibrante et frémissante à travers les lieues qui séparaient Nazareth de Damas.

Ce bon prêtre, maintenant encore, n’avait pas fini de s’accoutumer à cette machine extraordinaire, inventée depuis plus d’un siècle, et amenée, — depuis lors, à un merveilleux degré de perfection : cette machine qui, à l’aide d’un poteau, d’une pelote de fil, et d’une boîte de roues, parlait, à travers les espaces du monde, à un petit récepteur de métal.

L’air était étrangement froid, en comparaison de la chaleur qui avait précédé et qui allait suivre ; et le prêtre frissonnait un peu, debout sur le toit, pendant qu’il considérait, tour à tour, la figure immobile assise devant lui, et, au-dessus de lui, la voûte énorme du ciel qui, en ce moment même, passait d’une lumière décolorée et froide à des nuances tendres de jaune, à mesure que l’aube pointait au delà du Thabor et de Moab. Du village voisin s’élevait le chant d’un coq, aigu et cuivré comme le son d’une trompette : un chien aboya, et, de nouveau, se tut ; et puis tout à coup, la sonnerie brève du timbre attaché au rebord du toit rappela le rêveur à la réalité, et lui annonça que son travail allait commencer.

En effet, le pape, après avoir encore pressé le levier, et attendu la réponse d’une seconde sonnerie, se leva, et fit signe à son compagnon de prendre sa place.

Le Syrien s’assit, non sans avoir d’abord jeté le manteau sur les épaules de son maître ; après quoi, il attendit que celui-ci se fût installé sur une chaise, placée de telle façon, auprès de la table, que les deux visages se faisaient vis-à-vis. Et ainsi il resta, ses gros doigts bruns posés sur les rangées de touches, les yeux fixés sur le visage du pape ; et il lui sembla que ce beau visage, parmi les plis du capuchon qui l’entourait, était plus pâle que jamais. Dans cette fraîche lumière de l’aube, les sourcils noirs, arqués, accentuaient cette impression de pâleur ; et les lèvres même, fermes et fines, s’apprêtant à parler, avaient une blancheur exsangue que le prêtre ne se souvenait point d’avoir jamais vue. Sylvestre tenait toujours son papier à la main, et ses yeux, maintenant, y étaient fixés.

— Assurez-vous bien que c’est le cardinal ! dit-il, brusquement.

Le prêtre frappa une question ; et, en remuant les lèvres, lut le message qui venait se précipiter, nettement imprimé, sur la grande feuille de papier blanc — C’est bien Son Éminence, Sainteté ! dit-il doucement. Elle est seule à l’appareil !

— Bien ! Alors, commencez :

« — Nous avons reçu la lettre de Votre Éminence, et pris note des nouvelles qu’elle renfermait. J’aurais dû être prévenu parle télégraphe : pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? »

La voix s’arrêta, et le prêtre, qui avait frappé le message bien plus rapidement qu’on n’aurait pu l’écrire, lut, tout haut, la réponse :

« — Je ne pensais pas qu’il y eût urgence. Je croyais que ce n’était là qu’un nouvel assaut de nos persécuteurs, pareil aux autres. Du reste, j’avais l’intention de demander des renseignements supplémentaires, et de les transmettre aussitôt à Nazareth !

« — Il y avait urgence, absolument ! » reprit la voix de Sylvestre, de ce ton calme et égal qui servait à la dictée des messages. « Rappelez-vous que toutes les nouvelles de cette sorte sont toujours urgentes !

« — Je regrette ma faute ! » fut la réponse que lut le prêtre.

« — Vous me dites, » poursuivit le pape, les yeux toujours fixés sur le papier, « que cette mesure est désormais décidée. Vous ne me nommez que trois autorités : en avez-vous d’autres ? »

Il y eut une pause d’un moment. Puis le prêtre commença à lire des noms :

« — En plus des trois cardinaux que j’ai nommés hier, les archevêques du Caire, de Calcutta, et de Sydney, les évêques des îles Marquises et de Terre-Neuve, les franciscains du Maroc, et d’autres encore, m’ont demandé quelle serait la conduite à tenir si la nouvelle était vraie. J’ai déjà expédié en Angleterre deux membres de l’ordre du Christ Crucifié.

« — Dites-nous quand et comment la nouvelle vous est arrivée d’abord !

« — J’ai été appelé à l’appareil, hier soir, vers dix-huit heures ! L’archevêque de Sydney me demandait si la nouvelle était exacte : à quoi j’ai répondu que je l’ignorais. Dix minutes après, le cardinal Ruspoli m’a envoyé la nouvelle, bien positive, de Turin ; et j’ai reçu un message pareil du P. Petrowski, à Moscou. Puis…

« — Arrêtez ! Pourquoi n’est-ce pas le cardinal Dolgoroukoff qui vous a communiqué la nouvelle, de Moscou ?

« — Il ne l’a communiquée que trois heures plus tard. Son Éminence venait seulement d’apprendre la nouvelle.

« — Informez-vous du moment exact où la nouvelle a été connue à Moscou ! Et maintenant, continuez ! Quand supposez-vous que la nouvelle ait été rendue publique ?

« — La chose a été décidée, en premier lieu, dans une conférence secrète de Londres, environ vers quatorze heures. Les plénipotentiaires semblent l’avoir signée tout de suite. Après quoi, elle a été communiquée au monde. Ici, on l’a publiée vers minuit.

« — Ainsi, Felsenburgh était à Londres ?

« — Je n’en suis pas encore certain. Le cardinal Malpas me dit que Felsenburgh avait donné son consentement éventuel dès la veille.

« — Bien. Et voilà tout ce que vous savez ?

« — J’ai été rappelé, il y a une heure, par le cardinal Ruspoli. Il me dit qu’il redoute un mouvement de foule à Florence ; il prévoit que ceci va être le commencement de troubles infiniment plus graves que les précédents. Et il demande des instructions.

« — Dites-lui que nous lui envoyons notre bénédiction apostolique, et qu’il recevra des instructions dans deux heures d’ici ! Choisissez douze membres de l’ordre, pour un service immédiat !

« — Je le ferai.

« — Communiquez également ce message à tout le Sacré Collège, et enjoignez-lui de le transmettre, avec toute la discrétion nécessaire, aux métropolitains et évêques, afin que les prêtres et le peuple sachent bien que nous les portons dans notre cœur !

« — Je le ferai, Votre Sainteté !

« — Enfin, dites aux cardinaux que nous avons prévu ceci depuis longtemps, et que nous les recommandons au Père Éternel, sans la providence duquel pas un passereau ne perd une de ses plumes ! Enjoignez-leur d’être calmes et confiants, et de ne rien faire, absolument, que de confesser leur foi quand ils seront interrogés !

« — Je ferai tout cela. Votre Sainteté ! »

De nouveau, il y eut une pause.

Le pape avait parlé avec la plus parfaite tranquillité, comme un homme plongé dans un rêve. Ses yeux étaient abaissés sur le papier, tout son corps avait l’immobilité d’une statue : et cependant le prêtre, qui écoutait, expédiait les messages latins, et lisait tout haut les réponses, avait l’impression que, sous les paroles assez insignifiantes en soi qu’il venait de transmettre, quelque chose de très étrange et de très grand se trouvait caché. Il y avait, dans l’air, une sensation spéciale d’attente anxieuse ; et le prêtre, après s’être étonné de la manière dont le monde catholique tout entier était entré en communication passionnée avec Damas, irrésistiblement avait été entraîné à se rappeler ses méditations du soir précédent, pendant qu’il attendait le messager. Évidemment, toutes les puissances du monde s’apprêtaient à faire un pas de plus, dans leur marche contre le Christ. Quant à la nature particulière du nouvel assaut, cela n’intéressait le bon Syrien que très faiblement.

Le pape fut le premier à rompre le silence, parlant maintenant de sa voix naturelle.

— Mon père, ce que je vais dire à présent est aussi secret que si je le disais en confession ! Vous comprenez ?… Très bien ! Commencez !

Et, de nouveau, l’intonation égale et sans accent se mit à dicter :

« — Éminence ! dans une heure d’ici, Nous dirons la messe du Saint-Esprit ; lorsque Nous aurons fini, vous tâcherez à faire en sorte que tout le Sacré Collège soit en contact avec vous, et attende Nos ordres. Cette nouvelle décision qu’on vient de prendre ne ressemble à aucune de celles qui l’ont précédée ; et je suis sûr que, désormais, vous le comprendrez. Or, Nous avons en tête deux ou trois plans, mais sans savoir exactement quel est celui que Notre-Seigneur nous commande de choisir. Après la messe, Nous vous communiquerons sa volonté. Et Nous vous prions de dire la messe, vous aussi, tout de suite, à notre intention. Quant à l’affaire du cardinal Dolgoroukof, vous pouvez la remettre à plus tard ; mais vous ne manquerez pas à nous faire connaître le résultat de votre enquête. Benedicat te Omnipotens Deus, Pater, et Filius, et Spiritus Sanctus !

« — Amen,  » murmura le prêtre, lisant ce mot sur la feuille blanche.

III

La petite chapelle, dans la maison, était à peine plus luxueuse que les autres chambres. En fait d’ornements, elle ne contenait que ceux qui étaient absolument essentiels à la liturgie et à la dévotion. Dans le plâtre des murs étaient gravées, en relief, les quatorze stations de la croix ; une petite image en pierre de la Vierge se dressait dans un coin, précédée d’un chandelier de fer ; et, sur l’autel de pierre brute, qui lui-même s’élevait sur une marche de pierre, il y avait six autres chandeliers et un crucifix de bois. Sous la croix était posé un tabernacle, également de fer, que protégeaient des rideaux de toile rouge ; et une petite plaque de pierre, se projetant du mur, servait de crédence.

L’unique fenêtre donnait sur la cour intérieure, de telle sorte que nul œil étranger ne pouvait voir ce qui se passait dans la chapelle. Et pendant que le prêtre syrien accomplissait sa tâche quotidienne, étendant les vêtements sur la table de la petite sacristie qui s’ouvrait à droite de l’autel, ôtant la couverture de l’autel, préparant les burettes, il lui semblait que même ce léger et facile travail était affreusement épuisant. Une certaine oppression anormale pesait dans l’atmosphère. Peut-être, d’ailleurs, n’était ce qu’un effet du sommeil brusquement interrompu du prêtre ? mais non, celui-ci craignait plutôt que ce fût la menace d’une nouvelle journée de sirocco. Les teintes jaunes de l’aube ne s’étaient pas effacées, au lever du soleil ; maintenant encore, le prêtre, — allant sans bruit, pieds nus, entre l’autel et le prie-Dieu, où la silencieuse figure blanche se tenait immobile, — maintenant encore il apercevait, çà et la, au dessus du toit, dans le fond de la petite cour, des rais de ces pâles nuances sablonneuses qui étaient une promesse certaine de chaleur pesante et intolérable.

Enfin, il acheva les préparatifs, alluma les bougies, s’agenouilla, et se tint là, tête basse, attendant que le Saint-Père se relevât de son oraison. Le pas de l’un des serviteurs retentit dans la cour ; l’homme entra, pour entendre la messe ; et, au même instant, le pape se leva et se dirigea vers la sacristie, où étaient déjà prêts, pour le sacrifice, les vêtements rouges du Dieu qui apparaît dans la flamme.

L’attitude de Sylvestre, en disant la messe, était singulièrement naturelle et sans ostentation. Ses mouvements étaient aussi rapides que ceux d’un jeune prêtre ; sa voix, tout en restant basse, était d’une clarté parfaite ; et son pas n’avait rien de pompeux ni de précipité. Conformément à la tradition, il mettait une demi-heure ab amiciu ad amictum ; et, même dans cette petite chapelle vide, il avait soin de tenir ses yeux constamment baissés. Et pourtant, jamais le prêtre syrien ne servait cette messe sans éprouver un frisson de quelque chose qui ressemblait à de la peur. Non pas seulement à cause de la connaissance qu’il avait de la dignité suprême du célébrant : mais, sans qu’il pût se l’expliquer, de cette figure de prêtre rayonnait un arome d’émotion qui l’affectait d’une façon presque physique ; c’était comme si l’individualité personnelle de l’officiant disparût en Partie, et que, à sa place, le Syrien eût conscience d’une autre présence plus haute, infinie et impérissable. Aussi bien, à Rome déjà, autrefois, la messe du P. Franklin avait-elle été un des spectacles les plus renommés ; toujours les séminaristes, la veille de leur ordination, étaient envoyés à cette messe, pour avoir un exemple de la manière et de la méthode parfaites de célébrer le saint sacrifice.

Ce jour-là, tout alla comme à l’ordinaire ; mais, au moment de la communion, le prêtre releva brusquement la tête, avec la vague impression qu’il s’était produit ou un bruit, ou un geste, anormal ; et, lorsqu’il regarda son maître, son cœur se mit à battre par saccades convulsives, qui retentissaient jusque dans sa gorge. Cependant, l’œil d’un étranger n’aurait pu rien observer d’extraordinaire. L’officiant se tenait là debout, la tête penchée, le menton appuyé sur l’extrémité des longs doigts, le corps absolument droit. Mais le Syrien, lui, découvrait quelque chose que, d’ailleurs, il aurait été incapable de se formuler à soi-même : tout au plus put-il se dire, plus tard, qu’il avait en la sensation qu’une certaine manifestation, visible ou audible, allait se produire…

Et les moments passaient, dans cette extase de pureté et de paix ; au dehors, de vagues bruits s’élevaient et s’effaçaient, les cahots lointains d’une charrette, le monotone refrain d’une cigale, à vingt pas de la chapelle ; derrière le prêtre, le domestique soufflait lourdement, comme sous le fardeau d’une émotion trop violente ; et toujours la figure de l’officiant se tenait immobile, dans la même attitude, sans qu’un pli de sa robe fit un mouvement. Quand enfin il bougea, pour découvrir le précieux sang, pour mettre ses mains sur l’autel, et pour adorer, c’était comme si une statue s’était brusquement animée ; et le servant en éprouva comme un choc douloureux.

Ordinairement, après la messe du pape, celui-ci avait coutume d’assister à une seconde messe, dite par son chapelain ; mais, ce jour-là, aussitôt que les vêtements sacrés furent déposés, l’un après l’autre, dans l’armoire de bois, Sylvestre se tourna vers son compagnon :

— Mon père, dit-il doucement, allez tout de suite sur le toit, et dites au cardinal de se préparer ! Je vais venir dans cinq minutes.

Sans faute, ce serait une journée de sirocco ! songea le prêtre, en arrivant sur le toit plat. Au-dessus de lui, au lieu du bleu clair qu’il voyait tous les jours à cette heure matinale, s’étendait un ciel d’un jaune pâle, et qui s’assombrissait même jusqu’au brun, à l’horizon. Thabor, devant lui, apparaissait lointain, obscur, vu à travers une impalpable atmosphère de sable ; et, dans la plaine, derrière lui, au delà de la tache blanche de Naïm, rien n’était visible que les contours pâles des pointes des hauteurs, contre le ciel. En outre, même dès cette heure matinale, l’air était pesamment chaud et irrespirable, coupé seulement par la soulevée lente d’une brise du sud-ouest, qui, soufflant à travers des lieues sans nombre de sable, de plus loin encore que l’Égypte, recueillait toute la chaleur de l’énorme continent privé d’eau, et venait la verser sur ce pauvre coin de terre. Le Carmel, lui aussi, lorsque le prêtre se retourna, était baigné à la base, d’une brume à demi sèche et à demi humide, au-dessus de laquelle sa longue tête de taureau surgissait avec un air de défi, contre l’horizon. La table, au toucher, était singulièrement sèche et chaude ; et le prêtre songeait que, avant midi, il deviendrait impossible de mettre la main sur les appareils d’acier. Il pressa le levier, et attendit ; il pressa de nouveau, et attendit de nouveau. Puis vint la sonnerie de réponse ; et, à travers les vingt lieues d’air, le prêtre télégraphia que la présence du cardinal était exigée immédiatement. Une minute ou deux passèrent ; puis après un autre tintement, une ligne vint s’imprimer sur la nouvelle feuille blanche :

« — Me voici ! Est-ce Sa Sainteté ? »

Le prêtre sentit une main sur son épaule, se retourna, et vit Sylvestre, vêtu de blanc et la tête entourée d’un capuchon, debout derrière sa chaise :

— Dites-lui que oui ! demandez-lui s’il y a d’autres nouvelles !

Le pape revint s’asseoir près de la table ; et bientôt le prêtre, avec une excitation croissante, lui lut la réponse :

« — Je suis accablé de questions. Bien des fidèles s’attendent à ce que Votre Sainteté lance un défi public. Mes secrétaires ne savent pas où donner de la tête, depuis quatre heures. L’anxiété universelle parait indescriptible. Tout le monde dit que quelque chose doit être fait immédiatement !

« — Est-ce là tout ? » demanda le pape !

De nouveau, le prêtre lut la réponse :

« — Oui et non. Décidément, la chose est vraie, — le décret va être mis en vigueur aussi tôt. Il y aura, de tous côtés, un nombre incalculable d’apostasies. Tout le monde est d’avis que Votre Sainteté doit agir.

« — Bien ! » murmura le pape, de sa voix officielle. « Et maintenant, Éminence, écoutez bien ! »

Puis il resta silencieux, un long moment, les doigts rejoints sous le menton, tout à fait comme le prêtre l’avait vu à la messe. Enfin, il parla :

« — Nous avons décidé de nous placer sans réserve entre les mains de Dieu. La prudence humaine ne peut plus et ne doit plus nous retenir. Nous vous commandons de communiquer notre désir, avec toute la discrétion possible, et sous le secret le plus rigoureux, aux personnes suivantes, mais à elles seulement. Pour ce service, vous emploierez des messagers pris dans l’ordre du Christ Crucifié : deux pour chaque message, qui, sous aucun prétexte, ne devra être consigné par écrit. Vous aurez ainsi à prévenir les membres du Sacré Collège, au nombre de douze ; les métropolitains et patriarches du monde entier, au nombre de vingt-deux, et les quatre généraux des ordres religieux : la Société de Jésus, les frères, les moines ordinaires, et les moines contemplatifs. Ces personnes, au nombre de trente-huit, avec le chapelain de Votre Éminence qui remplira les fonctions de notaire, et mon propre chapelain, qui l’assistera, donc quarante en tout, auront à se trouver ici, dans notre palais de Nazareth, pas plus tard que la veille de la Pentecôte. Car Nous ne voulons point décider les mesures nécessaires à prendre, par rapport au décret nouveau, avant d’avoir entendu d’abord les avis de nos conseillers, et de leur avoir fourni une occasion de communiquer librement l’un avec l’autre. Ainsi, ces paroles, telles que Nous venons de les dire, auront à être transmises à toutes les personnes que Nous avons nommées ; et Votre Éminence les informera, en outre, que nos délibérations n’occuperont pas plus de quatre jours.

« Pour ce qui est de l’approvisionnement du concile, et des autres détails de ce genre, Votre Éminence voudra bien nous envoyer, dès aujourd’hui, le chapelain dont Nous avons parlé, afin que, avec notre propre chapelain, il s’occupe aussitôt des préparatifs.

« Enfin, à tous ceux qui ont demandé des instructions explicites en présence du nouveau décret, veuillez communiquer cette unique phrase, et rien de plus :

« Ne perdez point votre foi, qui aura une grande récompense ! Car, encore un petit instant, et Celui qui doit venir viendra, et sans délai. — Sylvestre l’évêque, serviteur des serviteurs de Dieu. »

CHAPITRE III

I

Le vendredi soir, aussitôt que les plénipotentiaires furent sortis de la salle du conseil, à Westminster, Olivier Brand se prépara à rentrer chez lui ; car, l’effet qu’allait produire, sur le monde, la nouvelle décision prise l’inquiétait moins que celui qu’elle allait produire sur sa femme. Ce changement profond, qu’il constatait maintenant dans toute la personne de Mabel, il en faisait remonter l’origine jusqu’à ce jour de l’automne précédent où le Président du Monde avait, pour la première fois, exposé l’ensemble de sa politique, et les mesures de rigueur que celle-ci comportait inévitablement. Olivier lui même avait bientôt fini par consentir à cette politique, sinon par l’approuver entièrement ; peu à peu, à force d’avoir à la défendre devant le public, en sa qualité d’orateur favori du peuple, il en était venu à se convaincre de sa nécessité : mais Mabel, au contraire, toute de suite et pour toujours, s’était montrée absolument obstinée dans sa désapprobation.

La pauvre Mabel semblait, positivement, être tombée dans une sorte de folie. Lorsque, d’abord, elle avait eu connaissance de la déclaration de Felsenburgh, elle avait refusé d’y croire, s’appuyant sur le souvenir, encore tout proche, de la façon dont le Président, à l’Abbaye, avait blâmé les meurtres des chrétiens, et proclamé son respect de la vie humaine. Mais, ensuite, quand aucun doute n’avait plus été permis, et que Mabel avait dû admettre que Felsenburgh avait déclaré possible l’éventualité d’une suppression radicale de tous les croyants au surnaturel, il y avait eu une scène affreuse entre la jeune femme et son mari. Elle avait dit qu’on l’avait trompée, que l’espérance du monde était une monstrueuse moquerie ; que le règne de la paix universelle était aussi éloigné que jamais, — et plus éloigné que jamais, — de son avènement ; et que Felsenburgh avait trahi ses engagements et rompu sa parole. Oui, la scène avait été affreuse ; Olivier, à présent encore, tâchait à en effacer le souvenir de son esprit. Puis, peu à peu, Mabel avait paru se calmer ; mais tous les arguments qu’il lui avait débités, avec une patience et une habileté extrêmes, avaient manifestement échoué à produire le moindre effet. Elle s’était plongée dans le silence, lui répondant à peine quelques mots quand il l’avait pressée. Une seule chose semblait l’émouvoir : c’était lorsque son mari lui parlait de Felsenburgh. Olivier avait dû se consoler en songeant que sa femme, tout compte fait, n’était qu’une femme, un être faible, à la merci d’une personnalité vigoureuse, mais échappant à toute prise de la logique ; et, malgré cette consolation, le désappointement qu’il avait éprouvé lui avait été cruel. Pourvu, au moins, que le temps réussit à la rendre plus sage !

D’autre part, le gouvernement de l’Angleterre avait recouru, très vite, à des procédés très intelligents et très adroits pour rassurer tous ceux qui, comme Mabel, étaient tentés de reculer devant l’inévitable logique de la politique nouvelle. Une armée d’orateurs avaient parcouru les villes et les provinces, défendant et expliquant ; la presse avait travaillé avec une activité extraordinaire à convaincre l’opinion ; et l’on pouvait bien dire qu’il n’y avait pas une seule personne, parmi les millions des habitants de l’Angleterre, dont les scrupules et les objections n’eussent été directement prévus, raisonnés, et réfutés, suivant l’esprit du gouvernement.

En résumé, et abstraction faite de toute rhétorique, voici quels étaient les arguments invoqués en faveur de cette politique, — arguments qui, sans aucun doute, dans un très grand nombre de cas, avaient eu pour effet d’apaiser la surprise et la révolte des âmes sentimentales :

On faisait remarquer, d’abord, que, pour la première fois dans l’histoire du monde, la paix était devenue une réalité universelle. Il ne restait plus un seul État, si petit ou si lointain qu’il fût, dont les intérêts ne fussent identiques à ceux de l’une des trois divisions du monde à qui cet État se rattachait ; et ce premier degré de l’humanisation définitive s’était accompli depuis environ un demi-siècle déjà. Mais le second degré, la réunion de ces trois divisions en un même tout, résultat infiniment supérieur au précédent, puisque les intérêts en conflit étaient incalculablement plus considérables, cette œuvre-là avait été accomplie par une seule personne, qui avait brusquement émergé de l’humanité à l’instant même où un rôle comme celui qu’elle avait joué s’était trouvé nécessaire. Et, dans ces conditions, étant donnée l’énormité du bienfait conféré aux hommes par ce personnage, ce n’était point, certes, demander beaucoup que d’exiger que tous les hommes approuvassent sa volonté, son jugement, dans une matière où, de la façon la plus évidente, il ne s’agissait encore que de leur salut. Ainsi ce premier argument était un appel à la confiance du cœur.

Le second grand argument s’adressait à la raison. La persécution, comme le reconnaissaient tous les esprits éclairés, était la méthode employée par une majorité d’hommes cruels et ignorants, qui désiraient imposer, de force, leurs opinions à une minorité se refusant à adopter spontanément ces opinions. Le caractère particulier de malveillance de la persécution, telle qu’elle avait existé dans le passé, n’avait point consisté dans l’emploi de la force, mais dans l’abus qu’on en avait fait. Qu’un royaume quel conque, par exemple, voulût dicter ses opinions religieuses à une minorité de ses membres, c’était là une tyrannie intolérable : car aucun État ne possédait le droit d’émettre des lois universelles, pendant que son voisin était libre d’en émettre d’autres, tout opposées. Cette forme de persécution n’était, au fond, que l’individualisme national, c’est-à-dire une hérésie plus désastreuse encore, pour le bien-être commun du monde, que l’individualisme personnel. Mais, avec l’avènement de la communauté universelle des intérêts, la situation avait entièrement changé. L’unique personnalité totale de la race humaine s’était substituée à l’incohérence des personnes séparées ; et, avec cette unification, qui pouvait être comparée à un passage de l’adolescence à la maturité, une série absolument nouvelle de droits avait pris naissance. La race humaine était désormais une seule et même entité, avec une responsabilité suprême envers soi ; et il ne pouvait plus être question, maintenant, d’aucun de ces droits privés, qui, certainement et légitimement, avaient existé durant la période antérieure. L’homme, à présent, possédait une domination souveraine sur chacune des cellules qui composaient ce que l’on pourrait appeler son corps mystique ; et, lorsque l’une de ces cellules agissait au détriment du reste du corps, les droits de l’ensemble étaient illimités.


Et puis, il n’y avait au monde qu’une seule religion dont l’existence fût dangereuse, par la prétention qu’elle manifestait à une autorité universelle : la religion catholique. Les sectes de l’Orient, dont chacune gardait son individualité propre, n’en avaient pas moins trouvé, dans l’Homme nouveau, l’incarnation de leur idéal, et, par conséquent, s’étaient soumises à la suprématie du grand corps total dont il était la tête. Mais la religion catholique, elle, avait pour essence la trahison contre la véritable idée de l’homme. Les chrétiens déféraient leurs hommages à un Être surnaturel imaginaire qui, d’après ce qu’ils affirmaient, non seulement était supérieur au monde, mais avait encore sur le monde un pouvoir transcendant. De sorte que les chrétiens, délibérément, se retranchaient de ce corps total, dont, de par leur génération humaine, ils avaient fait partie. Ils étaient comme des membres morts, se soumettant à la domination d’une force extérieure autre que celle qui aurait pu les faire vivre ; et, par cet acte même, c’était le corps tout entier qu’ils mettaient en danger. Il ne s’agissait point de supprimer leur folle croyance à la fable insensée de l’Incarnation. Cette croyance, on aurait parfaitement pu la laisser mourir de sa propre mort : mais le refus des chrétiens de puiser leur vie à la source commune, voilà quel était leur crime, le véritable et seul crime qui méritât encore d’être appelé de ce nom ! Car, qu’étaient le vol, l’escroquerie, le meurtre, ou même l’anarchie, en comparaison de ce délit monstrueux ? Toutes ces fautes, à coup sûr, endommageaient le corps de l’humanité : mais elles ne la frappaient pas au cœur. Elles faisaient souffrir des individus, et, à ce titre, devaient être empêchées ; mais elles ne compromettaient point la vie de l’ensemble. Seul, le christianisme avait en soi un poison mortel. Chaque cellule qui en devenait infectée voyait se détruire, en elle, la fibre qui la rattachait à la grande source de vie. Le crime suprême de haute trahison contre l’homme, cette religion seule le commettait : et nul autre remède adéquat ne pouvait convenir, contre elle, que sa complète suppression de la surface du monde.

Tels étaient les principaux arguments adressés à cette section de l’humanité qui avait, d’abord, risqué de prendre alarme des mesures proposées, ou plutôt simplement déclarées possibles, par le Président : et leur succès avait été merveilleux. Il va sans dire que, d’ailleurs, leur contenu logique avait été revêtu d’une extrême variété de costumes, doré de rhétorique, animé de passion ; et il avait produit son effet si rapidement que, quelques mois après, dans des communications officieuses, Felsenburgh avait pu annoncer son intention de faire voter bientôt une loi qui pousserait à ses conclusions nécessaires le système politique exposé par lui.

Et, maintenant, cela même venait d’être accompli.

II

Olivier, en rentrant chez lui, monta aussitôt dans la chambre de Mabel : il ne voulait point qu’elle apprit la nouvelle d’autre part que de lui. Mais la jeune femme était absente, et les domestiques dirent à son mari qu’elle était sortie, déjà, depuis plus d’une heure.

Ceci le déconcerta considérablement. Le décret avait été signé une demi-heure auparavant, et, en réponse à une question de lord Pemberton, l’assemblée avait déclaré qu’il n’y avait plus désormais aucun motif de secret, de sorte que la décision pouvait être immédiatement communiquée à la presse. C’était pour ce motif qu’Olivier s’était empressé de rentrer chez lui, afin d’être le premier à informer Mabel ; et voici qu’elle était sortie, et que, d’une minute à l’autre, les affiches risquaient de lui apprendre le grand événement !

Il se sentait extrêmement mal à l’aise ; mais, pendant une heure encore, ou plus longtemps, un sentiment de honte l’empêcha d’agir. Puis il appela de nouveau la femme de chambre, pour l’interroger : mais on ne savait rien des intentions de Mabel. Peut-être était-elle allée à l’église voisine ; elle ne le faisait plus que rarement, depuis plusieurs mois, mais, jadis, elle l’avait fait presque chaque jour. Olivier envoya la domestique à l’église ; et lui-même s’assit auprès de la fenêtre, dans la chambre de sa femme, considérant tristement la vaste étendue des toits, dans la lumière dorée du soleil couchant, qui, ce soir-là, lui semblait offrir un aspect tout à fait extraordinaire. Le ciel n’avait point cette teinte d’or pur qu’il avait eue, chaque nuit, durant la semaine précédente ; on y distinguait des nuances roses, qui s’étendaient sur la voûte entière, aussi loin qu’Olivier pouvait voir, du levant au couchant. Il songeait machinalement à ce qu’il avait lu, l’autre jour, dans les journaux, sur d’étranges modifications survenues dans l’atmosphère, en certaines régions de l’Asie. La veille, il y avait eu de terribles tremblements de terre en Amérique ; et, le matin même, une sorte de cyclone prodigieux avait détruit plusieurs villes des pays scandinaves. Il se demandait si quelques rapports singuliers n’existaient pas entre cet aspect inaccoutumé du ciel et… Mais tout à coup sa pensée revint à Mabel.

Cinq minutes après, il eut enfin le soulagement infini d’entendre son pas léger, dans l’escalier ; et il se leva pour aller au-devant d’elle.

Quelque chose, sur le visage de la jeune femme, lui révéla qu’elle savait tout. Elle se tenait, au reste, toute droite, avec une raideur inaccoutumée, et ses traits étaient plus pâles que jamais. On n’y lisait aucune colère, cependant, ni rien d’autre qu’un désespoir immense et une résolution immuable. Ses lèvres montraient une ligne toute droite, et ses yeux, sous son large chapeau blanc, semblaient étrangement contractés. Et elle restait là, ayant refermé la porte derrière elle, sans faire aucun mouvement vers son mari.

— Est-ce vrai ? demanda-t-elle.

Olivier prit une longue aspiration, et se rassit.

— De quoi veux-tu parler, ma chérie ?

— Est-ce vrai, reprit-elle, que tous les hommes vont être interrogés sur leur croyance en Dieu, et tués s’ils avouent cette croyance ?

Olivier humecta ses lèvres desséchées.

— Tu emploies des termes bien durs ! Toute la question est de savoir si le monde a le droit…

Mais elle l’interrompit, d’un vif mouvement de tête.

— Et c’est vrai ! Et tu as signé cela ?

— Ma chérie, je te supplie de ne pas faire de scène ! Je suis à bout de forces ! et je ne répondrai à ta demande qu’après que tu auras écouté ce que j’ai à te dire !

— Bien, dis-le !

— Assieds-toi, d’abord !

Mais elle dit : non, d’un geste muet.

— Comme tu voudras !… Eh ! bien voici la vérité ! Le monde, à présent, est un, et non plus divisé. L’individualisme est mort. Il a cessé de vivre lorsque Felsenburgh est devenu président du monde. Tu ne peux pas être sans te rendre compte que des conditions absolument nouvelles existent, à présent, qui ne ressemblent à rien de ce qu’il y a eu jusqu’ici ! Tu sais tout cela aussi bien que moi !

De nouveau, le même petit signe d’impatience.

— Non, il faut que tu me fasses le plaisir de m’écouter jusqu’au bout ! — dit-il, d’un ton las.

— Eh hier, maintenant que tout cela s’est produit, le monde doit adopter une morale nouvelle : c’est exactement comme un enfant qui parvient à l’âge de raison. Et, par conséquent, nous sommes obligés de veiller à ce que le progrès puisse continuer, à ce qu’il n’y ait point de recul… à ce que tous les membres soient en bonne santé. « Si votre main vous offense, coupez-la ! » disait leur Jésus : c’est exactement ce que nous disons… Or, lorsque quelqu’un affirme qu’il croit en Dieu, — car je doute fort qu’il puisse se trouver quelqu’un pour y croire réellement, ou même pour comprendre ce que cela signifie, — mais le fait seul de dire qu’on croit en Dieu, c’est le pire des crimes concevables désormais ; c’est un crime avéré de haute trahison. Et, cependant, il ne s’agit nullement d’employer la violence : tout se passera de la façon la plus douce et la plus compatissante. Toi-même, toujours, tu as approuvé nos institutions d’euthanasie ! Eh ! bien, c’est à ces procédés, et aux plus charitables, que l’on aura recours…

Une fois de plus, elle fit un petit mouvement, avec sa tête. Le reste de son corps était comme une statue.

— Est-ce bien utile, que tu me dises tout cela ? demanda-t-elle.

Olivier sursauta ; il ne pouvait supporter l’accent, trop dur, de sa voix.

— Mabel, mon trésor aimé !…

Pour un instant, les lèvres de la jeune femme frémirent, et puis, de nouveau, elle le regarda avec des yeux de glace.

— Non, je t’assure, dit-elle ; tout cela est inutile ! Et, ainsi, tu as signé ?

Olivier eut une sensation atroce de désespoir, en levant les yeux sur elle ; il aurait infiniment préféré la voir révoltée, furieuse et pleurante.

— Mabel ! s’écria-t-il.

— Donc, tu as signé ?

— J’ai signé ! dit-il enfin.

Elle se retourna, et fit un pas vers la porte : mais il s’élança sur elle.

— Mabel, où vas-tu ?

Et alors Mabel, pour la première fois de sa vie, mentit à son mari, pleinement et résolument.

— Je vais me reposer un peu, dit-elle. Je te reverrai tout à l’heure, à souper !

Il hésitait encore à la laisser partir : mais il rencontra son regard, bien pâle en vérité, mais si honnête et si pur qu’il en fut consolé.

— Très bien, ma chérie !… seulement, je t’en conjure, Mabel, essaie de comprendre !

Une demi-heure plus tard, il descendit pour le souper, armé de logique, mais, aussi, enflammé d’émotion. Les arguments qu’il allait exposer à sa femme lui semblaient, à présent, d’une force irrésistible ; étant données les prémisses que tous deux avaient acceptées, et sur qui tous deux avaient fondé leur vie, la conclusion était, simplement, nécessaire et fatale.

Il attendit une minute ou deux ; puis, ne voyant pas arriver Mabel, il prit le tube qui communiquait avec l’office.

— Où est Mme Brand ? demanda-t-il.

Il y eut un instant de silence, après quoi vint la réponse : — Madame est sortie, il y a une demi-heure, monsieur ! Je pensais que monsieur en était informé !

III

Ce même soir, M. Francis était très occupé, dans son bureau, des détails de la grande fête de la Solidarité qui allait être célébrée le 1er juillet. On avait décidé d’apporter quelques modifications au rituel de l’année précédente ; et le grand-cérémoniaire avait à cœur que cette fête prochaine lui fit le même honneur que toutes les autres.

Et ainsi, avec son modèle devant lui, — une petite reproduction en carton de l’intérieur de l’Abbaye, avec de minuscules figures de bois pouvant être transportées d’un endroit à l’autre, — il était en train d’ajouter, de sa fine et précise écriture ecclésiastique, des notes marginales sur son exemplaire de l’Ordre des Cérémonies. Aussi, lorsque le portier de la maison, quelques minutes après vingt et une heures, lui téléphona qu’une dame désirait le voir, il répondit, d’une façon plutôt brusque, que c’était impossible. Mais le timbre du téléphone retentit de nouveau, et, à sa question impatientée, la réponse fut que c’était Mme Brand qui était en bas, qui, d’ailleurs, ne demandait pas plus de dix minutes d’entretien. Ceci changeait complètement la situation. Olivier Brand était un personnage considérable, et sa femme, par contrecoup, en était un autre. M. Francis, avec mille excuses, ordonna qu’on la conduisit à son appartement,

Elle paraissait très calme, ce soir-là, — se dit-il, en lui serrant la main. — Elle avait abaissé son voile, de sorte qu’il ne pouvait pas bien distinguer son visage : mais sa voix lui paraissait avoir perdu sa vivacité ordinaire.

— Je regrette infiniment de vous déranger, monsieur Francis ! dit-elle. Je désirerais, simplement, vous poser une ou deux questions !

Il lui sourit, d’un sourire encourageant.

M. Brand, sans doute ?…

— Non, dit-elle, ce n’est pas M. Brand qui m’envoie ; je viens pour une affaire qui m’est strictement personnelle. Vous comprendrez mes raisons tout à l’heure ! Je commence aussitôt : car je sais combien vos minutes sont précieuses !

Il songea que tout cela avait une tournure un peu singulière ; mais, évidemment, il allait comprendre bientôt.

— D’abord, dit-elle, je crois que vous avez connu le P. Franklin ? Il est devenu cardinal, n’est-ce pas ?

M. Francis, avec un sourire, répondit affirmativement.

— Et savez-vous s’il vit encore ?

— Non, dit-il. Le P. Franklin est mort. Il était à Rome lorsque cette ville a été détruite. Un seul de tous les cardinaux a pu s’échapper Steinmann, qui a été pendu à Hambourg, quelque temps après…

— Eh ! bien, monsieur, voici une question que j’ai à vous poser, faute de pouvoir la poser à ce P. Franklin, qu’elle aurait touché de plus près, en sa qualité de fidèle catholique ! J’y ai un intérêt particulier, que je ne peux pas vous expliquer, mais qui… Enfin, voici ma question : pourquoi les catholiques croient-ils en Dieu ?

L’ex-prêtre fut si saisi qu’il se redressa en sursaut, et leva sur la jeune femme un regard stupéfait.

— Oui, reprit-elle tranquillement, je sais que ma question doit vous paraître bizarre ! Mais…

Elle parut hésiter un instant, et puis prendre son parti :

— Voilà, dit-elle, je vais tout vous dire ! Le fait est que j’ai une amie qui est… qui est très en danger, de par cette loi nouvelle. Je voudrais infiniment pouvoir discuter avec elle, et la ramener à la raison : mais elle met une obstination insensée à me cacher ses sentiments, de sorte que je ne puis arriver à savoir sur quoi elle les fonde. Et comme vous êtes, désormais, le seul prêtre que je connaisse, — je veux dire le seul homme ayant été un prêtre, — maintenant que le P. Franklin n’existe plus, j’ai pensé que vous ne refuseriez pas de me renseigner !

Sa voix était parfaitement naturelle, sans l’ombre d’une hésitation ni d’un embarras. M. Francis changea sa mine étonnée en un sourire fin, et frotta doucement ses mains l’une contre l’autre.

— Ah ! je comprends ! dit-il. Eh ! bien, c’est que la question est très vaste. Est-ce que demain, par exemple ?…

— La réponse la plus courte me suffirait : mais il est d’importance absolue que je sois renseigné tout de suite ! La nouvelle loi, comme vous le savez, entre en vigueur…

Il s’incline.

— Eh ! bien, dit-il, pour résumer la chose en deux mots, voici ce qui en est : les catholiques prétendent que Dieu peut être perçu par la raison humaine, et que, de la disposition de ce monde, ils peuvent déduire qu’il doit y avoir en un créateur et un directeur, un Esprit surnaturel, — comprenez-vous ? Et puis, ils disent qu’ils peuvent encore en déduire plusieurs autres choses, au sujet de ce Dieu, et notamment qu’il est Amour, à cause du bonheur…

— Et la souffrance ? interrompit-elle.

Il sourit de nouveau.

— Eh ! oui, c’est là le point, c’est là le point faible !

— Mais, enfin, que disent-ils à ce sujet ?

— Eh ! bien, ils disent que la souffrance est le résultat du péché !

— Et le péché ? C’est que, voyez-vous, monsieur Francis, je ne sais absolument rien de tout cela !

— Le péché, ce serait la révolte de la volonté humaine contre Dieu !

— Et qu’est-ce qu’ils entendent par là ?

— Ils disent que Dieu voulait être aimé de ses créatures, et qu’ainsi il les a faites libres : car, sans cela, elles n’auraient point pu l’aimer réellement. Mais, si elles sont libres, cela signifie qu’elles peuvent, à leur gré, refuser d’aimer Dieu et de lui obéir. Et c’est cela, précisément, que l’on appelle le péché. Vous voyez, maintenant, quelles absurdités…

Elle fit un léger mouvement de tête.

— Oui, oui, mais je voudrais arriver vraiment à connaître tout ce que pensent ces catholiques !… Et alors, c’est tout ?

— Oh ! non, certes ! s’écria M. Francis, avec un sourire plus gros. Cela, c’est simplement ce qu’ils appellent la religion naturelle : mais ils croient bien d’autres choses encore !

— Quelles choses ?

— Je vous assure, madame, qu’il m’est tout à fait impossible de vous exposer cela en quelques mots ! Mais, par exemple, ils croient que Dieu est devenu homme, pour les sauver du péché en mourant…

— En souffrant pour eux, sans doute ?

— Oui, en souffrant et en mourant pour eux. Au fait, ce qu’ils appellent l’incarnation est le centre même de toutes leurs croyances. Tout le reste en découle. Et je dois avouer que, une fois que l’on vient à admettre cette incarnation, je dois avouer que tout le reste en découle nécessairement, tout, jusqu’aux scapulaires et à l’eau bénite !…

— Hélas ! monsieur Francis, je ne comprends rien à toutes ces choses !

Le sourire du grand cérémoniaire se nuança d’indulgence.

— Je vous crois sans peine ! dit-il. Tout cela est d’une folie extravagante ! Et cependant, voyez-vous, il y a en un temps où j’y ai cru, moi-même.

— Mais c’est contraire à la raison ! dit-elle.

Il eut un petit geste ambigu.

— Oui, dit-il, en un sens, cela est entièrement contraire à la raison : mais, en un autre sens…

Soudain, elle se pencha en avant, de tout son corps, et il put apercevoir l’éclat enflammé de ses yeux, sous son voile blanc.

— Ah ! dit-elle, presque sans souffle. Voilà justement ce que je désirais apprendre ! Oui ! dites-moi comment ils se justifient de croire à de telles doctrines !

Il se tut un moment, et parut réfléchir.

— Eh ! bien, dit-il lentement, autant que je puisse me rappeler, ils disent qu’il y a encore d’autres facultés, à côté, et même au-dessus, de celles de la raison. Ils disent, par exemple, que parfois le cœur découvre des choses que la raison ne voit pas, — des intuitions, — comprenez-vous ? Ainsi, ils disent que toutes les choses telles que le sacrifice de soi-même, et l’honneur, et même l’art, que tout cela provient du cœur ; que la raison n’y intervient qu’ensuite, dans les règles du métier artistique, par exemple, mais qu’elle ne peut pas les prouver, et qu’elles sont absolument au-dessus d’elle.

— Il me semble que je comprends.

— Eh ! bien, ils disent que la religion est, elle aussi, l’une de ces choses-là : ce qui revient, en d’autres termes, à reconnaître qu’elle est simplement affaire d’émotion.

De nouveau, il s’interrompit, comme s’il avait l’impression d’avoir été injuste.

— En fait, non, ils ne disent pas absolument cela, encore que ce soit la pure vérité. Mais, en un mot…

— Eh ! bien ?

— En un mot, ils disent qu’il y a quelque chose qui s’appelle la foi, une sorte de conviction profonde qui ne ressemble à rien d’autre, une grâce surnaturelle que Dieu est supposé accorder à ceux qui la désirent, à ceux qui prient pour l’obtenir, et qui mènent des vies bonnes, et ainsi de suite…

— Et, donc, cette foi ?…

— Cette foi, agissant sur ce qu’ils appellent les témoignages, cette foi les rend absolument certains qu’il y a un Dieu, qu’il s’est fait homme, etc., et tout le reste, jusqu’à l’Église dans ses moindres détails. Et ils disent encore que cela est prouvé, pratiquement, par l’effet que leur religion a produit dans le monde, et par la manière dont elle explique à l’homme sa propre nature. Au fond, voyez-vous, ce n’est rien de plus qu’un cas d’auto-suggestion !

Il lui sembla entendre un soupir. Il s’arrêta brusquement.

— Tout cela est-il un peu plus clair pour vous, à présent, madame Brand ?

— Je vous remercie infiniment, dit-elle ; c’est beaucoup plus clair, à présent !… Et… et c’est bien vrai que d’innombrables chrétiens sont morts pour cette foi, telle qu’elle est ?

— Oh ! oui ! des milliers et des milliers ! Tout à fait comme les mahométans ont fait pour leur foi, à eux !

— Les mahométans croient en Dieu, eux aussi, n’est-ce pas ?

— Ils y croyaient, en tout cas, et peut-être en reste-t-il encore quelques-uns pour y croire aujourd’hui. Mais fort peu : tout le reste est devenu « ésotérique », comme ils disent !

La jeune femme ne répondit rien, et M. Francis eut tout le loisir de songer à ce que son attitude avait de singulier. Il se dit que, certes, elle devait être bien attachée à cette amie chrétienne qu’elle désirait convertir.

Puis elle se leva, et il se leva avec elle.

— Encore mille fois merci, monsieur Francis !… Il ne faut pas que je vous interrompe dans votre travail !

Il l’accompagna vers la porte ; mais, après avoir fait quelques pas, elle s’arrêta.

— Et vous, monsieur Francis, vous avez été élevé dans toutes ces croyances : est-ce que, parfois, elles vous reviennent ?

Il sourit, de nouveau.

— Ma foi, non, dit-il, jamais, si ce n’est comme un rêve !

— Et comment expliquez-vous cela ? ou plutôt, comment vos anciens compagnons, les catholiques, expliqueraient-ils cela ?

— Ils diraient que j’ai abandonné la lumière, que la foi s’est retirée de moi !

— Et vous ?

Il réfléchit un moment.

— Moi ? Je me dirais que je me suis imposé une auto-suggestion plus forte dans un autre sens. Voilà tout !

— Je comprends !… Bonne nuit, monsieur Francis !

Elle ne voulut point le laisser descendre avec elle, dans l’ascenseur ; et, ainsi, quand il eût vu la cage de fer s’abaisser, doucement et sans bruit, au-dessous du palier, il s’en retourna à son modèle de l’Abbaye, et aux petits bonshommes de bois. Mais, avant de recommencer à les faire marcher, longtemps il resta assis, les lèvres serrées, les yeux perdus dans le vide.

CHAPITRE IV

I

Une semaine après, Mabel s’éveilla à l’aube, et, dans les premiers instants, elle oublia où elle se trouvait. Elle prononça même, tout haut, le nom d’Olivier, en promenant un regard surpris autour de la chambre. Puis, tout à coup, elle se rappela, et resta immobile.

C’était déjà le huitième jour qu’elle passait dans ce refuge : son temps d’épreuve était fini ; ce jour-là, elle allait être libre de faire ce pour quoi elle était venue. Le samedi de la semaine précédente, elle avait subi l’examen privé, devant un magistrat spécial, à qui elle avait confié, sous les conditions habituelles de secret absolu, son nom, son âge, son adresse, ainsi que les motifs qu’elle avait pour demander l’application de l’« euthanasie ». Elle avait choisi Manchester, comme un endroit assez éloigné, et une ville assez grande, pour la mettre à l’abri des recherches d’Olivier ; et le fait est que son secret avait été admirablement gardé. Aucun indice n’était venu lui révéler que son mari eût la moindre connaissance de ses intentions ; mais, au reste, elle savait que, dans les cas de ce genre, la police était tenue de prêter assistance aux fugitifs. Dans le nouveau monde socialiste, l’individualisme avait encore conservé ce dernier droit : les personnes fatiguées de la vie étaient autorisées à sortir de la vie sans empêchement. Et quant à savoir pourquoi elle avait choisi ce moyen-ci, pour en sortir, c’est parce que tout autre moyen lui avait paru impossible. Le couteau exigeait, à la fois, de l’adresse et de la résolution ; les armes à feu étaient hors de sa portée ; et les nouveaux règlements de police rendaient plus difficile que jamais l’achat d’un poison. Et puis, en outre, elle désirait sérieuse ment mettre à l’épreuve ses intentions, et bien s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre issue pour elle.

Or, de cela, elle était plus certaine que jamais. La pensée de la mort lui était venue, pour la première fois, dans l’atroce souffrance que lui avait causée l’éclat de cruauté d’un certain soir de décembre. Puis cette idée s’en était allée, balayée surtout de son esprit par la pensée que, en effet, l’homme restait encore capable de retours en arrière.

Mais ensuite, une fois de plus, l’idée lui était revenue, comme un fantôme glacé et irrésistible, dans le clair jaillissement de lumière projeté sur elle par la déclaration de Felsenburgh. Depuis lors, le fantôme s’était installé à demeure chez elle ; mais elle lui avait résisté, espérant, contre tout espoir, que la déclaration du Président ne se traduirait pas en acte, et tâchant à l’oublier, sauf à se révolter, par instants, contre son horreur. Mais le fantôme n’avait, jamais plus, voulu s’éloigner ; et enfin, lorsque la théorie politique s’était changée en une loi délibérée, Mabel, résolument, avait cédé à son appel. Il y avait maintenant huit jours de cela ; et sa décision, durant cette semaine, n’avait pas chancelé un seul moment.

Cependant, elle avait, désormais, cessé de condamner. La logique l’avait réduite au silence. Tout ce qu’elle savait était qu’elle-même, pour son compte, ne pouvait pas supporter cela ; qu’elle s’était trompée, et avait mal compris la foi nouvelle ; et que, pour elle, quoi qu’il en fût des autres, il n’y avait absolument aucune espérance…

Ces huit jours, requis par la loi, s’étaient passé très tranquillement. Elle avait emporté avec elle assez d’argent pour entrer dans une de ces maisons particulières dont l’installation, luxueuse et commode, correspondait à ses habitudes ; les sœurs gardiennes avaient été aimables et pleines de sympathie, elle n’avait en à se plaindre de rien.

Sans doute, elle avait dû un peu souffrir de réactions inévitables. La seconde nuit après son arrivée, notamment, avait été affreuse ; pendant qu’elle gisait, dans l’obscurité brûlante de sa chambre, tout son être sensible avait protesté et s’était débattu contre la destinée que sa volonté lui imposait. Cet être avait réclamé les choses familières, la promesse de nourriture, et d’air respirable, et de commerce humain ; il s’était tordu d’horreur devant l’abîme noir vers lequel il était entraîné ; et, dans cette angoisse épouvantable, la jeune femme n’avait retrouvé la paix que lorsqu’une voix plus profonde lui avait murmuré, avec un accent surnaturel de certitude, que la mort n’était pas la fin absolue. Et puis, avec la lumière du matin, la santé était revenue ; la volonté avait reconquis sa maîtrise, et, du même coup, avait écarté l’espérance secrète d’une continuation de la vie. Plus tard, elle avait eu à souffrir, deux ou trois fois, d’une peur plus concrète : le souvenir lui était revenu de ces révélations scandaleuses qui, dix ans auparavant, avaient convulsé l’Angleterre et amené l’établissement de refuges tels que celui ci, sous la surveillance du gouvernement. On avait découvert que, durant de longues années, dans les grands laboratoires de vivisection, des expériences avaient été faites sur des sujets humains, sur des personnes qui, ainsi qu’elle même, s’étaient séparées du monde, et à qui, dans des maisons d’euthanasie privées, on avait administré des gaz suspendant la vie, au lieu de la détruire… Mais cela encore avait passé, avec l’avènement de la lumière. Le système nouveau rendait de telles choses impossibles, au moins en Angleterre et dans beaucoup d’autres pays : car il restait des pays où le sentiment était plus faible, et la logique plus impérieuse ; et, puisque aussi bien, il était prouvé que les hommes n’étaient que des animaux…

Enfin, il y avait eu, durant cette semaine d’épreuve, un inconvénient physique : la chaleur intolérable des jours et des nuits. Les savants affirmaient qu’un courant de chaleur, absolument inattendu, venait de se produire ; et des douzaines de théories avaient été émises, dont le bruit été arrivé jusque dans la retraite de Mabel, et qui, toutes, se contredisaient réciproquement. Et la jeune femme songeait qu’il était humiliant de voir ainsi accablés et vaincus des hommes qui faisaient profession d’avoir pris la terre sous leur charge. Sans compter que, naturellement, cette condition anormale de l’atmosphère avait été accompagnée de désastres : un peu partout, il y avait eu des tremblements de terre d’une violence prodigieuse ; une tempête, en Amérique, avait détruit, d’un seul coup, trente-deux cités ; plusieurs îles avaient disparu ; et l’inquiétant Vésuve semblait se préparer pour un dénouement de son aventureuse carrière. Mais l’explication de toutes ces choses, personne ne la connaissait. Il y avait eu un homme assez arriéré pour dire qu’un cataclysme devait s’être produit au centre de la terre ; et Mabel se rappelait que sa nourrice lui avait parlé d’un feu qui brûlerait sous la surface du globe. Au reste, tout cela ne l’inquiétait guère ; elle se désolait, seulement, de ne pouvoir pas sortir dans le jardin, et d’avoir à rester, jour et nuit, dans la fraîcheur relative de sa chambre, au second étage.

Il y aurait bien eu, encore, un sujet qui l’aurait intéressée, — à savoir, l’effet produit, dans le monde, par le décret nouveau : mais la sœur gardienne ne semblait pas très bien renseignée sur ce point. Çà et là, on avait appris que des exécutions avaient été faites ; mais la loi n’avait pas encore été appliquée dans toute sa rigueur, et les magistrats ne faisaient que commencer le recensement prescrit.

Ce matin-là, pendant qu’elle restait éveillée dans son lit, les yeux fixés sur les couleurs délicates du plafond, il lui sembla que la chaleur était pire que jamais. Elle crut même, d’abord, qu’elle avait dormi trop longtemps : mais sa montre à répétition lui dit qu’il était à peine quatre heures. Du moins, elle n’aurait plus à supporter longtemps ce supplice : car elle songeait que c’était vers huit heures que viendrait, pour elle, le moment d’en finir. Il y avait encore sa lettre à Olivier, qui restait à écrire, et un ou deux arrangements à terminer.

Pour ce qui était de la moralité de l’acte qu’elle allait accomplir, c’est-à-dire du rapport de cet acte avec la vie commune des hommes, là-dessus elle n’avait pas l’ombre d’un doute. Elle croyait fermement, avec tout le monde désormais, que, toute terminaison de la vie, de même que celle-ci, était justifiée par la souffrance spirituelle. Il y avait un certain degré de détresse à partir duquel l’individu ne pouvait plus être nécessaire à soi-même ni aux autres ; et, dans ces conditions, la mort était l’acte le plus charitable qui pût être accompli. Il est vrai que jamais, jusque-là, elle n’avait songé que cet état pût devenir le sien : la vie, au contraire, l’avait toujours intéressée trop passionnément. Mais les choses en étaient venues à ce point, et, maintenant, la nécessité de la mort ne faisait plus question.

À plus d’une reprise, durant cette semaine, le souvenir lui était revenu de sa conversation avec M. Francis. Elle avait été poussée à cette visite par un mouvement presque instinctif : elle s’était sentie prise, tout à coup, d’un besoin de savoir ce qu’était le parti opposé, et si le christianisme était vraiment aussi ridicule qu’elle l’avait toujours pensé. Ridicule, elle voyait maintenant qu’il ne l’était certainement pas, mais bien plutôt, au contraire, terriblement pathétique. C’était un rêve merveilleux, une délicieuse fantaisie du poète. Et elle se disait que ce serait un bonheur céleste, de pouvoir y croire. Mais, pour son compte, elle ne le pouvait pas. Non, un Dieu transcendant était, pour elle, une idée inconcevable : encore qu’elle comprit, à présent, que l’idée d’un homme transcendant n’était pas moins absurde.

Décidément, elle ne voyait aucune issue. La seule religion possible était celle de l’humanité ; et il se trouvait que l’unique dieu était un dieu avec lequel elle ne voulait plus, ne pouvait plus, avoir rien à faire !

Elle se rappelait, aussi, la très haute opinion qu’elle avait eue de Felsenburgh. À coup sûr, cet homme était le plus grand qu’elle eût jamais vu ; et elle estimait très probable qu’il fût vraiment ce qu’elle avait cru, l’incarnation de l’homme idéal, le premier produit parfait de l’humanité. Mais la logique de sa conduite était trop au-dessus d’elle. Car elle se rendait compte, désormais, qu’il avait été absolument logique, sans l’ombre de contradiction, en proclamant la nécessité d’exterminer les chrétiens, quelques semaines après avoir blâmé la destruction de Rome. Ce qu’il avait blâmé, c’était la passion d’un homme contre un autre, d’une secte contre une autre, choses qui étaient comme le suicide d’une race. Il avait dénoncé la passion, mais non point Faction universelle et légale. Son décret nouveau était un acte légitime de la majorité du monde contre une infime minorité, qui menaçait le principe de la vie et de la foi. Oui, tout cela était logique et nécessaire ; et, cependant, c’était à tout cela qu’elle n’avait point la force de se résigner ! Aussi, ce qu’elle avait de mieux à faire était-il d’accomplir son projet, le plus tranquillement possible : après quoi, le monde, sans elle, continuerait sa marche en avant.

Elle sommeilla de nouveau, quelques instants, et fut toute surprise, en rouvrant les yeux, d’apercevoir un doux visage de femme coiffé de blanc qui, penché sur elle, lui souriait.

— Voici qu’il est six heures, ma chère enfant, le moment où vous m’avez dit de venir ! Voulez-vous que je vous apporte le déjeuner ?

Mabel soupira profondément ; puis elle se redressa, d’un mouvement rapide, et se prépara à sortir du lit.

II

Six heures et demie sonnaient, à la petite pendule de la cheminée, lorsque Mabel acheva d’écrire. Elle recueillit les feuillets qu’elle venait de remplir de sa large écriture, s’adossa dans son commode fauteuil, et relut sa lettre.

Maison de repos n° 3, Manchester W.

« MON CHÉRI,

« Mon envie m’est revenue, et, cette fois, avec tant de force qu’il m’est vraiment impossible de résister plus longtemps : si bien que je vais être obligée de m’en aller par la seule voie qui me reste ouverte. J’ai eu, d’ailleurs, un séjour très calme et heureux, dans cette maison : tout le monde a été, pour moi, d’une bonté infinie. L’en-tête de ce papier, naturellement, t’aura fait comprendre aussitôt de quelle maison il s’agit…

« Mon chéri, tu m’as toujours été cher par-dessus tout ; et tu me l’es encore, en ce moment même : mais, assurément, je ne me trompe pas en sentant que je n’ai plus de force pour continuer à vivre. D’abord, quand tout cela a commencé, je me suis attendue à ce que ce serait tout autre ; et tu sais combien j’ai été heureuse et pleine d’enthousiasme. À présent, je reconnais que ce qui arrive est logique et juste, et que la paix du monde doit avoir ses lois, et a le droit de se défendre par tous les moyens. Mais, mon chéri, il se trouve qu’une telle paix n’est pas celle dont j’aurais besoin ! Au fond, je crois que mon malheur vient seulement de ce que je suis en vie.

« Et puis, voici une autre difficulté ! Je sais combien profondément tu es d’accord avec ce nouvel état des choses ; et il est naturel que tu le sois, étant infiniment plus fort, et plus raisonnable, et meilleur que moi ! Mais, si tu as une femme, il faut qu’elle pense et sente comme toi ; et moi, mon chéri, je ne suis plus avec toi, au fond de mon cœur, tout en voyant bien que c’est toi qui as raison… Tu me comprends bien, n’est-ce pas, mon amour ?

« Si nous avions eu un enfant, c’eût été autre chose, peut-être : j’aurais peut-être réussi à continuer de vivre, pour l’enfant. Mais cela même me paraît bien impossible. Oh ! Olivier, mon chéri ! je ne peux pas, je ne peux pas !

« Je sais que j’ai tort, et que tu as raison ! Mais voilà : je ne peux pas me changer ! et, ainsi, je suis tout à fait sûre qu’il faut que je m’en aille !

« Et puis, il y a ceci, que je désire que tu saches : c’est que je n’ai pas peur, pas du tout peur ! Je ne puis pas comprendre comment quelqu’un pourrait avoir peur, — à moins, bien entendu, d’être un chrétien. — Oh ! si j’étais chrétienne, il me semble que j’aurais une peur affreuse ! Mais, nous deux, n’est-ce pas, nous savons à coup sûr qu’il n’y a rien, au delà de la mort ? C’est de la vie que j’ai peur, seulement de la vie ! Après cela, s’il y avait à souffrir, naturellement j’aurais, tout de même, un peu peur ; mais tout le monde me garantit qu’il n’y a absolument pas l’ombre de souffrance, et que c’est, simplement, comme si l’on s’endormait. Les nerfs périssent avant le cerveau. Si bien que je vais faire la chose moi-même, sans personne autre dans la chambre. Dans quelques minutes, ma garde, la sœur Jeanne, avec qui je me suis liée très affectueusement, va m’apporter l’appareil, et puis elle me laissera.

« Pour ce qui est des suites, tu feras exactement comme il te plaira. La crémation aura lieu demain à midi : tu pourras y venir, si tu veux. Ou bien tu n’auras qu’à téléphoner, et l’on t’enverra l’urne. Tu as désiré avoir l’urne de ta mère, dans notre jardin : peut-être seras-tu heureux, aussi, d’avoir la mienne ? Et quant à tout ce qui m’appartient, il va sans dire que je te le laisse.

« Et maintenant, mon chéri, il y a encore ceci que je veux te dire : c’est que je regrette beaucoup, vraiment, d’avoir été si fatigante pour toi, et si sotte ! Au fond, vois-tu, je crois que j’ai toujours été convaincue, dès le début, de la justesse de tes arguments ; mais, toujours, il y avait quelque chose en moi qui me forçait à ne pas vouloir me laisser convaincre ! Comprends-tu, maintenant, pourquoi je t’ai si souvent agacé ?…

« Olivier, mon chéri, tu as été extraordinairement bon pour moi !… Oui, c’est vrai que je pleure : mais, en réalité, je suis très heureuse. Je regrette seulement d’avoir été obligée de te casser tant d’inquiétude, durant cette semaine dernière ; mais il l’a fallu ! Je savais que, si tu m’avais découverte, tu m’aurais persuadée de renoncer à mon projet ; et puis, le jour suivant, j’aurais trouvé un autre moyen, bien pire pour moi comme pour toi. Je regrette infiniment d’avoir fait un mensonge, aussi ! Je te le jure, c’est le premier que je t’aie fait jamais !

« Eh ! bien, il me semble que je n’ai plus autre chose à te dire. Olivier, mon chéri, mon trésor aimé, adieu ! Je t’envoie mon amour, avec tout mon cœur.

« MABEL. »

Elle resta immobile, sa lecture finie, et toujours encore ses yeux étaient mouillés de larmes. Et, cependant, tout cela était parfaitement vrai. Elle était bien plus heureuse qu’elle aurait pu l’être si elle avait eu la perspective de rentrer chez elle. Sa vie lui semblait entièrement dévastée ; et toute sa petite âme aspirait à la mort, comme un corps épuisé aspire au sommeil.

Elle écrivit l’adresse, d’une main parfaitement ferme, posa la lettre sur la table, et s’adossa de nouveau dans le fauteuil, en face de son déjeuner intact.

Puis, tout à coup, le souvenir lui revint de sa conversation avec M. Francis ; et, par une étrange association d’idées, voici qu’elle revit la chute de l’aérien à Brighton, les actes du jeune prêtre aux cheveux blancs, et les boîtes d’euthanasie

Lorsque la sœur Jeanne entra, quelques minutes après, elle fut étonnée de ce qu’elle vit. Mabel était appuyée contre la fenêtre, les yeux fixés sur le ciel, dans une attitude d’horreur indicible. . La sœur Jeanne traversa vivement la chambre, après avoir déposé quelque chose sur la table, et mit sa main sur l’épaule de la jeune femme.

— Ma chère enfant, qu’est-ce que c’est ?

Elle entendit un long souffle sanglotant ; puis Mabel se retourna, l’étreignit d’une main tremblante, et, de l’autre main, lui désigna un endroit du ciel.

— Là ! dit-elle. Là, regardez ! . — Eh ! bien, ma chérie, qu’y a-t-il ? Je ne vois rien ! Il fait un peu sombre !

— Sombre ! s’écria Mabel. Vous appelez cela sombre ? Mais… c’est noir ! tout noir !

La garde l’attira doucement en arrière, vers le fauteuil. Elle reconnaissait une crise de frayeur nerveuse, phénomène assez habituel dans ces moments de l’effort suprême. Mais Mabel s’arracha de son étreinte, et se retourna vers la fenêtre.

— Vous appelez cela un peu sombre ? dit-elle. Mais, sœur Jeanne, regardez, regardez !

Il n’y avait absolument rien de remarquable à voir. Devant la fenêtre, se dressait la cime feuillue d’un frêne ; et puis c’étaient les fenêtres, encore fermées, des bâtiments d’en face, le toit, et, au-dessus, le ciel matinal, un peu lourd et poussiéreux, comme avant un orage : mais rien de plus que cela.

— Eh ! bien, qu’y a-t-il, ma chère enfant ? Qu’est-ce que vous voyez ?

— Mais regardez, regardez donc ! Et maintenant, écoutez ceci !

Un grondement vague, lointain, se fit entendre, comme le roulement d’un camion, — si vague qu’on aurait pu le prendre pour une simple illusion de l’oreille. Mais la jeune femme s’était bouché les oreilles des deux mains, et son visage était devenu un masque blanc de terreur, avec d’énormes yeux effarés. La garde l’embrassa tendrement, d’un geste maternel.

— Ma chère enfant, lui dit-elle, vous êtes un peu énervée ! Cela n’est rien qu’un petit grondement de tonnerre, produit par la chaleur. Je vous en prie, ne vous agitez pas !

Elle sentit le corps de la jeune femme trembler convulsivement, sous ses mains ; mais elle put, sans résistance, la réinstaller au fond du fauteuil.

— Les lumières ! les lumières ! sanglotait Mabel.

— Et vous allez me promettre de vous calmer, n’est-ce pas ?

Elle promit, d’un signe de tête ; et la garde se dirigea vers un coin de la pièce, avec un bon sourire indulgent. Combien de fois, déjà, elle avait assisté à des scènes analogues ! Dès l’instant suivant, toute la chambre fut ensoleillée d’une exquise lumière. Mais la garde, en se retournant, vit que Mabel avait rapproché son fauteuil de la fenêtre, et, les mains tordues, recommençait à considérer le ciel, par-dessus les toits.

— Ma chère enfant, lui dit-elle, vous êtes au bout de vos nerfs ! Voulez-vous que je ferme les volets ?

Mabel leva les yeux sur elle. Oui, certes, la lumière l’avait sensiblement rassurée. Son visage restait toujours blême et égaré, mais ses yeux reprenaient une expression plus tranquille.

— Sœur Jeanne, — dit-elle d’une voix défaillante, — je vous en prie, regardez encore, et dites-moi si vous ne voyez rien ! Si vous me dites qu’il n’y a rien, je croirai que c’est moi qui deviens folle !

Mais non, il n’y avait rien. Le ciel était un peu sombre, comme si une tempête se préparait ; mais on distinguait, tout au plus, un voile de nuages, et la lumière était à peine légèrement teintée de taches foncées ; c’était, exactement, le ciel qui précède un gros orage printanier. Et la garde le dit à Mabel, clairement, résolument. Le visage de la jeune femme se rasséréna plus encore.

— Merci, sœur Jeanne !… Alors…

Elle se tourna vers la petite table, sur laquelle la garde avait déposé ce qu’elle venait d’apporter.

— Alors, s’il vous plaît, montrez-moi !…

Mais la garde hésitait.

— Êtes-vous sûre de n’être pas trop épouvantée, mon enfant ? Voulez-vous prendre quelque chose ?

— Non, je ne veux plus rien d’autre ! dit nettement Mabel. Montrez-moi, je vous prie !

La sœur Jeanne s’approcha de la table.

Ce qu’elle y avait déposé était une cassette de métal blanc, délicatement peinte de fleurs, et d’où émergeait un tube blanc, flexible, avec une large embouchure accompagnée de deux griffes d’acier, tandis que, sur l’un des côtés de la cassette, était fixée une poignée en porcelaine.

— Eh ! bien, ma chérie, commença doucement la garde, tout en épiant la façon dont les yeux de Mabel se tournaient sans cesse vers la fenêtre ; eh ! bien, vous allez vous asseoir là, comme vous êtes à présent ! La tête un peu en arrière, s’il vous plaît ! Quand vous serez prête, vous mettrez cette embouchure contre vos lèvres, et vous attacherez ces deux ressorts derrière votre tête ! Comme ceci, tenez ! cela s’adapte très simplement. Et puis, vous tournerez cette poignée, dans ce sens-là ! Et voilà tout !

Mabel fit signe qu’elle comprenait. Elle avait entièrement reconquis son empire sur soi, et avait pu écouter très attentivement : bien que, sans cesse encore, malgré elle, ses yeux se détournassent du côté de la fenêtre.

— Voilà tout ! répéta-t-elle. Je comprends parfaitement. Et ensuite ?

La garde la dévisagea, un moment, d’un regard inquiet.

— Ensuite, il n’y a plus rien ! Respirez tout naturellement ! Vous vous sentirez prise de sommeil, presque aussitôt : alors, vous fermerez les yeux, et voilà tout !

Mabel reposa le tube sur la table, et se releva ;

Elle était tout à fait redevenue elle-même.

— Embrassez-moi, sœur Jeanne ! dit-elle. Sur le seuil, la garde se retourna, et lui sourit une fois encore. Mais Mabel s’en aperçut à peine ; de nouveau, maintenant, elle n’avait plus d’attention que pour la fenêtre.

— Je reviendrai dans une demi-heure ! dit doucement sœur Jeanne. Rien ne presse, rien absolument ! Le tout ne prend pas même cinq minutes !… Adieu, ma bien chère enfant !

Mais Mabel continuait à regarder au dehors, par la fenêtre, et la laissa sortir sans lui répondre.

III

Mabel attendit que la porte se fût refermée, et que la garde en eût enlevé la clef : après quoi, une fois de plus, elle revint à la fenêtre, et en saisit convulsivement la barre d’appui.

De l’endroit où elle se tenait, elle apercevait, d’abord, la petite cour, au-dessous, avec ses quelques arbres, vivement éclairés par l’éblouissante lumière électrique qui jaillissait maintenant de la chambre ; et, en second lieu, par-dessus les toits, une immense et terrible étendue de noir, à peine teintée de roux. Et le contraste de ces deux spectacles avait quelque chose d’effrayant : c’était comme si la terre fût encore capable de lumière, alors que, déjà, le ciel se serait éteint.

Mabel eut aussi la sensation d’un silence et d’un calme extraordinaires. La maison, habituellement, était assez tranquille, à cette heure matinale, ses hôtes n’ayant guère l’humeur à faire beaucoup de bruit ni de mouvement ; mais, ce matin-là, c’était plus que de la tranquillité ; c’était un silence de mort, un de ces moments d’arrêt général qui précèdent l’éclat soudain des tempêtes du ciel. Et voici que les instants passaient, sans que se produisît un éclat de ce genre ! Une seconde fois, seulement, Mabel en tendit retentir un roulement solennel, comme si un énorme wagon avait traversé une rue lointaine ; et il sembla à la jeune femme, très nettement, qu’à ce bruit de roues se mêlait un murmure de voix innombrables, criant, chantant, et applaudissant. Après quoi, de nouveau, ce fut comme si le monde s’était tapissé de ouate : un silence, une immobilité extraordinaires.

Et Mabel, à présent, commençait à comprendre. L’obscurité, les bruits, n’étaient point pour tous les yeux et toutes les oreilles. La garde n’avait vu ni entendu rien d’anormal ; et, sans doute, le reste du monde ne voyait ni n’entendait rien de tel. Pour eux, cela signifiait, tout au plus, l’approche possible d’un orage.

Mabel, cependant, n’essaya pas de faire la distinction entre la part subjective et la part objective, dans ce qu’elle sentait. Elle ne se demanda pas si ce qu’elle voyait et entendait était en gendré par son cerveau, ou bien perçu au moyen d’une faculté inconnue jusqu’alors. Elle eut, simplement, l’impression d’être déjà séparée du monde qu’elle habitait la veille encore : ce monde s’écartait d’elle, ou plutôt changeait en elle, passait à un autre mode d’existence. De telle sorte que l’étrangeté de ces ténèbres et de ce silence ne la surprit pas beaucoup plus que celle, par exemple, de la petite boîte peinte qu’elle voyait déposée sur la table.

Et, tout à coup, sachant à peine ce qu’elle disait, les yeux fixés profondément sur l’obscurité sinistre du ciel, elle se mit à parler.

— Oh ! Dieu ! dit-elle, si vraiment vous êtes là, si vraiment vous existez…

Sa voix fléchit, et elle dut se retenir à l’appui de la fenêtre pour ne point tomber. Elle se demanda vaguement pourquoi elle parlait ainsi : car ces mots lui étaient venus brusquement, sans qu’elle se fût rendu compte des motifs qui les lui dictaient. Et elle reprit :

— Oh ! Dieu ! je sais que vous n’êtes point là ! Je sais bien que vous n’existez pas ! Mais, si vous existiez, je sais aussi ce que je vous dirais. Je vous dirais combien je suis fatiguée, fatiguée et embarrassée ! Mais non, tout cela, je n’aurais pas besoin de vous le dire : car vous le sauriez d’avance. Je vous dirais donc, seulement, que je regrette beaucoup tout cela, beaucoup, de tout mon cœur ! Et puis, mon Dieu, je vous dirais de veiller sur mon cher Olivier, — mais cela va de soi, — et puis aussi sur tous vos pauvres chrétiens ! Oh ! ils vont avoir tant à souffrir ! Et vous, mon Dieu, n’est-ce pas, vous m’entendriez, et vous me comprendriez ?

Une fois de plus, le roulement colossal, et les basses gigantesques d’une myriade de voix, qui semblaient s’être un peu rapprochés… Mabel avait toujours détesté les orages, comme aussi les foules bruyantes : les uns et les autres lui donnaient la migraine.

— Allons ! dit-elle. Adieu, adieu à tout !

Puis elle s’assit dans le fauteuil.

— L’embouchure, oui, voilà !

Elle était ennuyée du tremblement de ses mains. Deux fois, le ressort glissa sur les boucles de ses cheveux… Enfin, toutes les pièces furent fixées en place ; et aussitôt, comme si un peu d’air l’avait ravivée, tous ses sens lui revinrent.

Elle découvrit qu’elle pouvait respirer le plus facilement du monde. Son souffle n’éprouvait aucune résistance. Quel soulagement, de penser qu’il n’y aurait pas à craindre de suffocation… Elle étendit la main gauche, et toucha la poignée mobile ; la fraîcheur métallique lui rappela, par contraste, l’atroce et tout à fait insupportable chaleur qui remplissait la chambre, de minute en minute. Cette chaleur l’accablait à tel point qu’elle pouvait entendre le battement de son pouls, dans ses tempes… De nouveau, elle lâcha la poignée, pour pouvoir, de ses deux mains, rejeter le mantelet blanc qu’elle avait mis sur ses épaules, au sortir du lit… Oui, maintenant elle se sentait un peu plus à l’aise ; elle respirait mieux, ainsi ! De nouveau, ses doigts cherchèrent, à tâtons, et finirent par trouver la poignée. Mais la sueur gouttait de ses doigts, et plusieurs secondes passèrent avant qu’elle pût tourner le bouton. Et puis, celui-ci céda brusquement…

Aussitôt, un doux parfum, plein de langueur, l’envahit, corps et âme, et s’abattit sur elle comme un coup : car elle sut, tout de suite, que c’était le parfum de la mort. Puis, la ferme volonté, qui l’avait conduite jusque-là, s’affirma de nouveau ; et elle posa ses mains sur ses genoux, tranquillement, tout en faisant des aspirations profondes et aisées.

Elle avait fermé les yeux, au moment de tourner le bouton ; mais maintenant elle les rouvrit, curieuse d’observer l’aspect du monde disparaissant. Elle s’était promis de faire cela, dès le premier jour : ainsi, du moins, elle ne perdrait aucun détail de cette unique et suprême expérience.

Or, il lui sembla, d’abord, que rien ne changeait. C’étaient toujours, en face d’elle, la cime feuillue du frêne et le toit de plomb ; au-dessus, c’était toujours l’épouvantable ciel noir. Elle nota même un pigeon qui, tout blanc contre le noir du ciel, prit son essor, traversa le cadre de la fenêtre, et disparut dès l’instant suivant.

Et puis, peu à peu, des choses arrivèrent, des choses comme celles-ci :

Elle éprouva une sensation soudaine de légèreté extatique, dans tous ses membres. Elle essaya de soulever une main, et découvrit qu’elle ne le pouvait plus : sa main n’était plus à elle. Elle essaya d’abaisser ses yeux de cette tranche roussâtre de ténèbres, et s’aperçut que cela, également, lui était impossible. Alors, elle comprit que sa volonté, déjà, avait perdu contact avec son corps, et que le monde, qu’elle avait voulu fuir, s’était éloigné d’elle, déjà, infiniment. Et cela était bien ce qu’elle avait espéré : mais ce qui continuait à l’étonner étrangement, c’était que son esprit restât, toujours encore, actif. Il est vrai que le monde qu’elle avait connu s’était, désormais, soustrait du domaine de sa conscience, comme l’avait fait son corps, — sauf, toutefois, pour ce qui était du sens de l’ouïe, qui avait conservé une acuité singulière ; mais elle gardait assez de mémoire pour se rendre pleinement compte qu’un tel monde existait, qu’il y avait, dans ce monde, d’autres personnes, et que ces personnes allaient à leurs occupations, ne sachant rien de ce qui venait d’arriver. L’esprit de Mabel continuait à se rendre compte de tout cela : seuls, les visages, les noms, les détails des lieux avaient disparu. En fait, elle avait une conscience de soi différente de celle qu’elle avait eue auparavant, toute différente : mais, certes, non moins nette et non moins profonde. Il lui semblait qu’elle venait, enfin, de pénétrer dans le fond de son être, qui, jusqu’alors, ne lui était apparu que comme du dehors, à travers des portes de verre opaque. Et cela lui semblait très nouveau, mais, aussi, très familier : elle avait l’impression d’être parvenue à un centre, dont elle avait parcouru la circonférence durant toute sa vie.

Au même instant, elle découvrit et comprit que son sens de l’ouïe, à son tour, venait de mourir.

Et puis, une chose surprenante arriva : mais il lui sembla que toujours elle avait su que cette chose arriverait, bien que jamais son esprit n’en eût articulé et défini l’idée. Et, ce qui arriva, ce fut ceci :

Les barrières qui entouraient son âme tombèrent, avec un grand fracas, et elle se sentit entourée d’un espace sans limites, à la fois infini et vivant. Cet espace était vivant comme l’est un corps qui respire et se meut ; il était un, et cependant multiple ; immatériel, et cependant absolument réel, réel d’une réalité que jamais elle n’avait même soupçonnée… Et pourtant, tout cela encore, pour Mabel, était familier comme un lieu bien souvent visité dans des rêves. Et alors tout à coup, quelque chose qui était à la fois lumière et son, quelque chose qu’elle sut immédiatement être unique, franchit cet espace…

Et alors, elle vit, et elle comprit.

CHAPITRE V

Les jours qui avaient suivi la disparition de Mabel s’étaient passés, pour Olivier, dans une horreur indescriptible. Le jeune homme avait fait tout au monde pour retrouver la fugitive. Il avait réussi à reconstituer toute la série de ses mouvements jusqu’à la gare de Victoria, où, malheureusement, la piste s’était arrêtée ; il s’était mis en rapport avec la police ; et chaque jour, une réponse officielle lui était venue, lui disant qu’on regrettait de n’avoir toujours pas la moindre nouvelle. Trois ou quatre jours après la disparition, M. Francis, ayant eu Vent des recherches d’Olivier, lui avait fait savoir qu’il avait reçu la visite de Mabel, le soir du vendredi précédent ; mais ce renseignement avait paru à Olivier présager plus de mal que de bien, avec l’étrange conversation qu’il révélait.

Enfin, par degrés, deux théories se formèrent et dominèrent tout le reste, dans sa pensée : ou bien sa chère femme s’en était allée protéger quelques catholiques inconnus, ou bien, — et cette idée glaçait le sang d’Olivier dans ses veines, — ou bien elle s’était réfugiée quelque part, dans une maison d’euthanasie, comme elle avait, un jour, menacé de le faire, et, dans ce cas, se trouvait maintenant sous l’abri de la loi, — surtout à la suite d’un bill récent qu’Olivier, lui même, avait proposé.

Un soir, comme il rêvait misérablement, dans sa chambre, — tâchent, pour la centième fois, à dégager une ligne nette et cohérente de tous les entretiens qu’il avait eus avec sa femme durant les derniers mois, — une sonnerie, tout à coup, l’appela au téléphone. Pour un instant, son cœur bondit de joie, à l’espoir que c’étaient, peut-être, des nouvelles de l’absente. Mais, dès les premiers mots de l’appareil, tout son espoir s’écroula.

— Brand, disait vivement la voix, est-ce vous ?… Oui, je suis Snowford ! Il faut que vous veniez tout de suite, vous entendez ? Il va y avoir une réunion extraordinaire, à vingt heures. Le Président viendra. C’est absolument urgent ! Pas le temps de vous en dire plus long ! Montez aussitôt dans mon cabinet !

L’imprévu même de ce message eut à peine de quoi distraire l’inquiète préoccupation d’Olivier. Au reste ni lui ni personne ne s’étonnait plus, désormais, de ces soudaines apparitions du Président. Toujours Felsenburgh arrivait et repartait, ainsi, sans prévenir, voyageant et travaillant avec une énergie incroyable.

Dix-neuf heures avaient sonné. Olivier soupa immédiatement, et, vers vingt heures moins le quart, pénétra dans le cabinet de Snowford, où déjà une demi-douzaine de ses collègues se trouvaient assemblés.

Le ministre des cultes les accueillait avec une expression de visage singulièrement excitée.

Apercevant Brand, il le prit à part.

— Voyez-vous, Brand, c’est vous qui aurez à parler le premier, tout de suite après le secrétaire du Président, qui commencera ! Ils viennent de Paris, lui et son patron. Il s’agit d’une grosse affaire, et toute nouvelle. Le Président a été informé de la résidence actuelle du pape… Oui, il paraît qu’il y en a encore un !… Oh ! c’est trop long à raconter, vous allez comprendre tout à l’heure !… Mais à propos, — reprit-il, en levant les yeux sur le visage tiré et creusé de son jeune collègue, — j’ai été bien désolé d’apprendre vos anxiétés ! C’est Pemberton qui m’en a parlé, ce matin seulement !

Olivier secoua les épaules, brusquement, comme pour chasser une mauvaise hantise.

— Dites-moi, demanda-t-il, qu’est-ce que j’aurai à répondre ?

— Eh ! bien, j’imagine que le Président, après nous avoir fait part de ses informations, ne va pas manquer de nous proposer quelque chose ; et alors, vous qui connaissez suffisamment nos opinions, vous n’aurez qu’à expliquer la nécessité de l’attitude que nous avons prise à l’égard des catholiques.

Les yeux d’Olivier se contractèrent soudain, au point de devenir deux petites taches brillantes, sous les cils. Mais il consentit, d’un signe de tête.

Deux ou trois autres ministres ou fonctionnaires étaient entrés, pendant ce dialogue ; et tous avaient dévisagé Olivier avec une curiosité mêlée de sympathie. Le bruit s’était répandu, dans la ville entière, que sa jeune et charmante femme l’avait abandonné.

Cinq minutes avant l’heure, un timbre sonna, et la porte du corridor s’ouvrit, toute grande.

— Venez, messieurs, dit Snowford.

La salle du conseil était une longue et haute pièce, au premier étage. Le tapis de caoutchouc, sous les pieds, étouffait tout bruit. La pièce n’avait pas de fenêtres : elle était éclairée artificiellement. Une longue table la parcourait d’un bout à l’autre, avec des fauteuils à l’entour, huit fauteuils de chaque côté’; et celui du Président plus élevé que les autres, et couvert d’un dais, se dressait à la tête de la table.

Chacun des ministres, en silence, s’en alla droit à sa place, s’assit, et attendit. La pièce était d’une fraîcheur exquise, malgré l’absence de fenêtres, et offrait un contraste merveilleux avec la chaleur écrasante que chacun de ces hommes avait dû traverser, pour venir à White-Hall. Eux aussi, dans la journée, ils s’étaient étonnés de ce temps monstrueux : et sans doute ils s’étaient amusés, avec toute la ville, du conflit, de jour en jour plus aigu, entre les plus infaillibles des météorologistes : mais, en ce moment, ils n’y pensaient guère. La prochaine venue du Président était un sujet qui, toujours, réduisait au silence même les plus loquaces.

Une minute exactement avant l’heure, de nouveau, un timbre sonna, sonna quatre fois, et s’arrêta. Dès le premier coup, tous les assistants s’étaient tournés vers la haute porte pratiquée derrière le trône présidentiel. Un silence de mort régnait au dedans, comme aussi au dehors, car les grands bureaux du gouvernement se trouvaient, tous, abondamment pourvus d’appareils amortissant le son ; et il n’y avait pas jusqu’aux roulements des énormes automobiles, dans les rues voisines, qui fussent en état de transmettre une vibration à travers les couches de caoutchouc sur lesquelles reposaient les murs. Un seul bruit pouvait pénétrer à White-Hall : celui du tonnerre, — les ingénieurs ayant toujours, jusqu’alors, malheureusement, échoué dans toutes leurs entreprises contre lui.

Mais, en cet instant d’attente, ce fut, de nouveau, comme si un voile supplémentaire de silence était tombé sur la salle ; et puis la porte s’ouvrit, et une petite figure entra, précipitamment, suivie d’une autre figure en écarlate et noir.

II

Felsenburgh alla droit à son trône, précédé par son secrétaire : arrivé la, il fit quelques saluts, en inclinant légèrement la tête ; après quoi il s’assit, et, d’un geste, invita les ministres à reprendre leurs places.

Pour la centième fois, Olivier, le considérant, s’émerveilla de son sang-froid, et de tout l’ensemble véritablement extraordinaire de sa personnalité. Ce jour-là, il avait revêtu le costume judiciaire anglais des siècles passés, — noir et écarlate, avec manches fourrées de blanc et ceinture cramoisie : c’était le costume qu’il avait adopté pour sa présidence anglaise. Mais, par-dessous cette mise, le miracle était dans sa personne, dans l’atmosphère prodigieuse qui jaillissait de lui. Il y avait en lui quelque chose qui, fatalement, attirait, allumait, enivrait, de la même façon que le souffle de la mer agit sur notre nature physique. Les hommes de lettres avaient eu raison de dépenser, pour essayer de le définir, toutes les ressources de leurs images, le comparant à un ruisseau d’eau claire, à l’éclat d’un diamant, à l’amour d’une femme… Leurs métaphores, souvent, s’étaient égarées au delà de toute convenance : mais elles n’en provenaient pas moins d’une tentative légitime à signaler, chez Felsenburgh, l’incarnation d’un élément sinon divin, en tout cas supérieur à la nature humaine…

Ainsi Olivier laissait courir ses réflexions, lorsque le Président, les yeux baissés, la tête rejetée en arrière, fit un petit geste à l’homme roux et fluet qu’il avait installé près de lui ; et cet homme, son premier secrétaire, se mit à parler, sans que son corps fît un mouvement, comme un acteur débitant un rôle qui n’est point fait pour lui.

— Messieurs, dit-il, d’une voix unie et sonore, le Président est venu tout droit de Paris. Ce matin, Son Honneur a été à Moscou, arrivant de New-York. Demain matin Son Honneur devra être à Turin, et faire ensuite un grand voyage à travers l’Espagne, l’Afrique du Nord, la Grèce, et les États du Sud-Est.

C’était là une formalité habituelle, au début des séances où assistait le Président. Celui-ci, maintenant, ne parlait plus que très peu, mais il avait toujours soin que ses sujets fussent informés du caractère multiple, vraiment international, de ses occupations.

Après une courte pause, le secrétaire reprit :

— Voici, messieurs, de quoi il s’agit :

« Jeudi dernier, comme vous le savez, les plénipotentiaires ont signé la loi de probation, ici même ; et, immédiatement, la loi nouvelle a été transmise au monde entier. Vers seize heures, Son Honneur a reçu un message d’un Russe nommé Dolgoroukoff, qui se trouvait être l’un des cardinaux de l’Église catholique. Cet homme se donnait pour tel, et les renseignements pris ont confirmé l’exactitude de son affirmation. Son message a eu pour effet de rendre, désormais, certain ce que l’on soupçonnait depuis long temps : à savoir, qu’il y a, aujourd’hui encore, un homme qui prétend être pape, et qui, quelques jours après la destruction de Rome, a créé (suivant l’expression admise) d’autres cardinaux. Et l’on sait maintenant que ce pape, avec une habileté politique remarquable, a imaginé de cacher son nom et le lieu de sa résidence même aux fidèles de son Église, à l’exception des douze cardinaux ; que, en outre, il a déjà grandement contribué, par l’entremise d’un de ces cardinaux, en particulier, mais surtout avec l’assistance de l’ordre récemment fondé par son prédécesseur, à réorganiser l’Église catholique ; et que, en ce moment, il vit à l’écart du monde, dans une sécurité absolue.

« Le nom de cet homme, messieurs, est Franklin… »

Olivier eut un petit sursaut involontaire : mais il suffit à Felsenburgh de diriger son regard sur lui, un instant, pour le ramener aussitôt, tout entier, à son état d’attention docile et passionnée.

« Percy Franklin, un ancien prêtre anglais ! reprit le secrétaire. Et il demeure aujourd’hui à Nazareth, où l’on dit que le fondateur du christianisme a passé son enfance.

« Cette nouvelle, messieurs, Son Honneur l’a apprise le soir du jeudi de la semaine passée. Il a aussitôt ouvert une enquête ; et, dès le vendredi matin, il a appris, du même Dolgoroukof, que ce pape avait convoqué, à Nazareth, une réunion de ses cardinaux pour délibérer sur l’attitude à tenir en face de la loi de probation. Il y a là, de sa part, une imprudence extraordinaire, que Son Honneur ne sait trop comment concilier avec les qualités de réflexion et d’adresse attestées par la conduite antérieure du même personnage. Toujours est-il que ces soi-disant cardinaux ont été sommés, par des messagers spéciaux, d’avoir à se réunir à Nazareth, samedi prochain, afin de commencer leurs délibérations le jour suivant, après l’accomplissement de certaines cérémonies de leur culte.

« Sans doute, messieurs, vous désirerez conaître les motifs qui ont conduit ce Dolgoroukof à révéler tout cela. Son Honneur, qui a longuement interrogé cet individu, est convaincu de sa sincérité. Depuis longtemps déjà, Dolgoroukof est en train de perdre toute foi à sa religion ; et il en est venu, maintenant à comprendre, comme nous tous, que cette religion est l’obstacle suprême à la consolidation de la race humaine. Aussi a-t-il estimé qu’il avait le devoir de transmettre, à Son Honneur, tout ce qu’il savait. Et c’est chose assez curieuse de constater, comme un parallèle historique, que la naissance du christianisme a eu pour cause occasionnelle un incident analogue à celui qui, — du moins nous l’espérons, — causera bientôt l’extinction définitive de cette croyance. En effet, alors comme aujourd’hui, il s’est trouvé que l’un des chefs de la religion nouvelle a révélé aux autorités civiles le lieu où pourrait être découvert le personnage principal de la secte, ainsi que les procédés au moyen desquels on pourrait avoir accès auprès lui.

« Mais, messieurs, pour en revenir à l’affaire elle-même, voici ce que vous propose Son Honneur, en se fondant sur toutes les mesures précédentes qui ont reçu votre adhésion unanime : c’est que, durant la nuit de samedi prochain, une force soit envoyée en Palestine, et que, le lendemain matin, au moment où les derniers chefs du christianisme se trouveront tous réunis, cette force achève, aussi vite que possible, et de la façon la moins douloureuse, la grande œuvre de destruction à laquelle toutes les puissances du monde ont résolu de collaborer. Jusqu’ici, tous les gouvernements qui ont été consultés ont donné à cette proposition un consentement sans réserve ; et Son Honneur ne doute pas que le reste du monde y consente de la même façon. Son Honneur, en effet, a conscience de ne pouvoir pas agir sous sa propre responsabilité, dans une matière aussi grave. L’univers tout entier est intéressé à l’accomplissement de cet acte de justice, dont les conséquences seront d’un prix infini ; et le désir de Son Honneur est que chacune des nations de l’univers prenne sa part, dans cet accomplissement.

« Voici donc quelle serait la méthode d’exécution, à son avis, la plus sage :

« Pour affirmer l’adhésion unanime des puissances, Son Honneur propose que chacun des trois grands départements du monde députe des vaisseaux aériens en nombre égal à celui des États qui le constituent, c’est-à-dire cent vingt-deux en tout, pour s’occuper de la réalisation de la sentence. Il importe que ces aériens ne fassent point route ensemble, afin que la nouvelle de leur départ ne parvienne point à Nazareth ; car il paraît que le nouvel ordre du Christ Crucifié possède un système d’espionnage remarquablement organisé. Le lieu du rendez-vous, donc, doit être seulement à Nazareth même ; et, quant à l’heure du rendez-vous, Son Honneur propose que ce soit neuf heures du matin, d’après la chronométrie de la Palestine. Mais, au reste, tous ces détails pourront être décidés et communiqués aussitôt qu’une résolution aura été prise sur le fond du projet.

« Pour ce qui est de l’exécution finale, Son Honneur tend à croire que, vu l’inévitabilité de celle-ci, on agira plus charitablement en n’essayant point, de négocier, d’abord, avec les individus qu’il s’agit de détruire : on fournira simplement une occasion, aux habitants du village, de s’enfuir quelques instants d’avance ; après quoi, grâce aux explosifs que l’expédition emportera avec elle, la fin pourra être, pratiquement, instantanée.

« Son Honneur a l’intention de se trouver là en personne, et de procéder lui-même à la première décharge des explosifs. Il juge naturel et légitime que le monde, qui a voulu l’élire pour son président, opère par ses mains, dans la circonstance présente ; sans compter que cette intervention directe du Président constituera un certain gage de respect envers une superstition qui, pour néfaste qu’elle soit, n’en a pas moins été l’unique force capable de résister au progrès normal de la race humaine.

« Et Son Honneur vous promet solennellement, messieurs, que, si le plan qu’il vous offre se trouve réalisé, jamais plus nous n’aurons à souffrir aucun mal de la part du christianisme. Déjà l’effet moral de la récente loi a été prodigieux. Dans tous les pays, par dizaines de milliers, des catholiques, et comptant même parmi eux des membres de l’ordre fanatique que vous savez, ont publiquement abjuré leurs folies : un dernier coup, asséné maintenant au cœur et à la tête de l’Église catholique, rendra certainement impossible la résurrection du corps ainsi mutilé.

« Tout au plus pourrait-on avoir à craindre encore la survivance de Dolgoroukof, car un seul cardinal suffirait pour faire revivre la lignée tout entière. Mais aussi, malgré sa répugnance à adopter une telle mesure, Son Honneur se croit-il tenu de proposer que, après la conclusion de l’affaire, Dolgoroukof — qui, naturellement, ne se rendra pas à Nazareth avec ses collègues, — soit, le plus charitablement possible, éliminé à son tour, de façon à être préservé de tout danger d’une rechute possible.

« Et maintenant, messieurs, Son Honneur vous demande d’exposer vos vues sur les points sur lesquels j’ai eu le privilège de vous parler en son nom. »

La tranquille voix monotone s’arrêta.

Il y eut un instant de silence, et tous les yeux se fixèrent, de nouveau, sur la figure immobile, vêtue d’écarlate et de noir.

Puis, Olivier se leva. Il était pâle, avec des yeux étrangement brillants.

— Messieurs, dit-il, je suis certain que tous, ici, nous n’avons sur ces points qu’une seule pensée. En tant que je puis être le représentant de mes collègues, qui ont bien voulu me confier cet honneur avant la présente séance, je déclare que nous consentons à la proposition, et que, pour tous les détails de sa mise en œuvre, nous nous en remettons à la sagesse de Son Honneur.

Le Président, qui tenait ses yeux obstinément baissés, les releva, et les promena vivement sur tous les visages immobiles tournés vers lui.

Et alors, enfin, parmi un silence où il semblait que les respirations même se fussent arrêtées, pour la première fois il parla, de sa voix surnaturelle, aussi impassible, ce jour-là, qu’une rivière gelée.

— Personne n’a-t-il rien d’autre à proposer ?

Il y eut un murmure de dénégation, et, pendant que tous les assistants se relevaient :

— Son Honneur vous remercie, messieurs ! dit le secrétaire.

III

Le samedi matin, vers neuf heures, Olivier descendit de l’automobile qui l’avait amené à Wimbledon-Common, et commença à gravir les marches conduisant à l’ancien quai de départ des aériens, abandonné maintenant depuis plusieurs années. On avait jugé bon, en effet, pour tenir l’expédition vers Nazareth aussi secrète que possible, que les délégués de l’Angleterre à cette expédition partissent ainsi d’un endroit relativement inconnu, et qui ne servait plus désormais que, de temps à autre, pour des essais de machines nouvelles. L’ascenseur même avait été enlevé ; et force était à Olivier de faire à pied la montée des cent cinquante marches.

Ce n’est qu’à contre-cœur que le jeune ministre avait accepté d’être désigné pour prendre part à cette expédition : car il n’avait toujours pas encore de nouvelles de sa femme, et il s’effrayait de devoir quitter Londres pendant qu’il demeurait dans le doute sur la destinée de Mabel. Après avoir longuement réfléchi, il se sentait moins enclin que jamais à accepter l’hypothèse d’un suicide par l’euthanasie. Il en avait parlé à deux ou trois des amies de Mabel, qui, toutes, avaient déclaré que jamais la jeune femme n’avait fait la moindre allusion à une telle manière de finir. Sans doute, Mabel devait s’être retirée quelque part, probablement à l’étranger ; et, d’un jour à l’autre, Olivier s’attendait à la voir revenir, repentante, réconciliée avec les exigences de la réalité, victorieusement sortie de l’une de ces crises que, souvent déjà, elle avait traversées. Aussi aurait-il bien désiré pouvoir rester chez lui, de façon à l’accueillir, avec une tendre indulgence, dès l’instant de son retour ; mais, d’autre part, il n’avait point cru possible de se dérober aux instances de ses collègues. Sans compter qu’il éprouvait sincèrement un désir, — à demi par conscience professionnelle, à demi par curiosité, d’assister à cet acte suprême de justice, qui allait détruire une secte qu’il considérait comme la cause de sa tragédie domestique ; et puis, toujours, à présent, il y avait en lui une sorte de fascination magnétique qui le portait à souhaiter de mourir, au besoin, pour obéir à un simple signe de tête de Felsenburgh. Si bien que, tout compte fait, il s’était résigné au départ, ayant seulement chargé son secrétaire de n’épargner aucune dépense pour se mettre en communication avec lui, au cas où l’on recevrait des nouvelles de sa femme, durant son voyage.

La chaleur, ce matin-là, était vraiment terrible ; et c’est à grand’peine qu’Olivier parvint sur la plate-forme. Il découvrit alors que l’aérien était déjà là, installé dans son étui blanc d’aluminium, et que déjà les grandes ailes avaient commencé de vibrer. Il entra dans la voiture, et posa sa valise sur l’un des sièges du grand salon ; puis, après avoir échangé quelques mots avec le garde, qui, naturellement, ignorait encore l’objet du voyage, il sortit, de nouveau, sur la plate-forme, pour essayer de trouver un peu de fraîcheur, et pour rêver plus à son aise.

Londres, tel qu’il l’aperçut à ses pieds, lui parut avoir un aspect étrange. Immédiatement au-dessous de lui était le grand square, tout desséché par l’intense chaleur de la semaine précédente : un sol durci, un gazon jauni et fané, des arbres déjà dépouillés d’une partie de leurs feuilles. Au-delà, s’étendait le tissu serré des maisons. Mais ce qui surprenait surtout Olivier, c’était l’extrême densité de l’air, qui était devenu exactement pareil à ce que décrivaient les vieux livres de l’atmosphère de Londres à l’époque des brouillards et de la fumée. Aucune trace de la fraîcheur ni de la transparence matinales ; et impossible de chercher, dans une direction quelconque, la source de ce voile de brume, car, de tous côtés, il était le même. Il n’y avait pas jusqu’au ciel, au-dessus d’Olivier, qui n’eût perdu son bleu ; il apparaissait comme souillé, d’une brosse boueuse ; et le soleil étalait des stries d’un rouge sale, les plus singulières du monde. Olivier songea qu’un grand orage, probablement, se préparait ; ou bien peut-être était-ce le contrecoup de nouveaux tremblements de terre, dans une autre région du globe, pareils à ceux qui, depuis quelques jours, s’étaient produits sur divers points avec une intensité effroyable, anéantissant toute trace de vie, détruisant des villes, des villages, des nations entières. N’importe, le voyage serait curieux, ne fût-ce que pour l’observation de ces changements climatériques : à la condition, toutefois, songea Olivier, que la chaleur ne devint pas trop intolérable, lorsqu’on traverserait les pays du Sud.

Et puis les pensées d’Olivier, tout d’un coup, revinrent à l’angoissant mystère qui les hantait et les torturait depuis une semaine.

Dix minutes après, environ, il vit l’automobile rouge du ministère glisser rapidement sur la route, venant de Fulham ; et, quelques instants plus tard, les trois autres membres anglais de l’expédition apparurent sur la plate-forme, Maxwell, Snowford, et Cartwright, tous vêtus d’étoffe blanche de la tête aux pieds, comme l’était aussi Olivier.

Ils ne se dirent pas un mot de l’affaire qui les réunissait : car les employés et gardes allaient çà et là, et l’on tenait à empêcher la moindre possibilité d’une indiscrétion. Les gardes avaient, simplement, été informés que l’aérien aurait à faire un voyage de deux jours et demi, et que le premier point à atteindre serait le centre des Dunes du Sud.

Quant aux délégués, ils avaient reçu de nouvelles instructions du Président, en même temps que Felsenburgh leur avait appris l’adhésion de tous les pouvoirs du monde. Le plan de l’expédition, au moins pour ce qui concernait la délégation anglaise, était définitivement arrêté. L’aérien aurait à pénétrer en Palestine de la direction de la Méditerranée, après s’être joint aux aériens français et espagnol, environ à dix kilomètres de l’extrémité orientale de l’île de Crète. À la vingt-troisième heure, l’aérien montrerait son signal nocturne, une ligne rouge sur un champ blanc ; et, au cas où les deux autres vaisseaux ne seraient pas en vue, il aurait à les attendre, en planant à une hauteur de huit cents pieds. Puis la traversée continuerait, et la rencontre générale aurait lieu au-dessus d’Esdraélon, le lendemain matin, vers neuf heures.

Le garde s’approcha des quatre hommes, qui se tenaient debout, silencieux, considérant l’étrange physionomie de la ville, au-dessous d’eux.

— Messieurs, dit-il, nous sommes prêts !

— Que pensez-vous du temps ? lui demanda Snowford.

Le garde eut un hochement de tête incertain.

— Je ne serais pas étonné si nous allions avoir des coups de tonnerre, monsieur ! dit-il.

— Simplement cela ? demanda Olivier.

— Peut-être même un gros orage, monsieur ! répliqua le garde. Je n’ai encore jamais vu un temps comme celui-ci !

Snowford fit un pas vers la passerelle.

— Allons, dit-il, mieux vaut partir tout de suite ! Nous aurons, sans doute, assez de retard, en chemin, par la faute de ce maudit temps !

Quelques minutes encore, et tout fut prêt pour le départ. De l’avant du vaisseau, s’éleva une vague odeur de cuisine, car le déjeuner allait être servi aussitôt ; et un chef à calotte blanche passa la tête, un instant, pour interroger le garde. Les quatre hommes s’assirent dans le luxueux salon : Olivier un peu à l’écart, plongé dans ses pensées, les trois autres causant à voix basse. Une fois encore, le garde traversa toute la longueur du vaisseau, se dirigeant vers son compartiment, à la proue ; et, un moment après, retentit la sonnerie du départ. Alors, sur toute l’étendue de l’aérien, — le vaisseau le plus rapide de l’Angleterre et du monde entier, — se fit sentir la vibration du propulseur, qui commençait son travail ; et Olivier, par la grande fenêtre de cristal, vit les rails glisser en arrière, et surgir brusquement la longue ligne de Londres, étrangement pâle sous le ciel souillé. Il entrevit un petit groupe de personnes qui, dans le square, levaient la tête ; et, tout de suite, ce groupe disparut, à son tour, dans un grand tourbillon ; et bientôt un véritable pavé de toits de maisons coula sous le vaisseau, et bientôt Londres lui-même se rétrécit, se raréfia, montrant des taches d’un vert jauni ; après quoi, ce fut la campagne desséchée qui s’étendit à perte de vue.

Snowford se leva, un peu chancelant sur ses jambes.

— Je puis, aussi bien, prévenir le garde dès maintenant ! dit-il. De cette façon nous n’aurons plus à être dérangés !

Il se tourna ensuite vers Olivier, et lui fit un petit signe presque imperceptible ; aussitôt Olivier se leva, lui aussi, et les deux hommes s’en allèrent ensemble dans le petit corridor qui longeait le vaisseau.

— J’ai une nouvelle pour vous ! dit Snowford, montrant un télégramme qu’il sortit de sa poche. À Chypre, vous êtes invité à monter à bord de l’aérien du Président !

Olivier rougit de plaisir, malgré l’énorme poids qui pesait sur son cœur.

— Son Honneur a entendu parler de votre courageuse attitude, à propos de votre femme ! poursuivit Snowford, tachant à dissimuler, dans sa voix, l’envie qui le rongeait.

Olivier parcourut la petite feuille jaune, que son collègue lui avait tendue : puis il la souleva à ses lèvres, et la baisa.

— Je suis bien récompensé, certes ! dit-il.

Lorsque les deux ministres eurent achevé de donner leurs instructions au garde, ils se dirigèrent vers la petite pièce voisine du compartiment du pilote, où l’on avait placé l’explosif. Les fabricants avaient envoyé le paquet à bord, dès le soir de la veille ; et il gisait là, une boîte de métal de quelques pieds carrés, soigneusement enfoncée dans une couche de ouate.

Snowford s’agenouilla auprès de la boîte, détacha une clef de sa chaîne de montre ; et, sans dire un mot, ouvrit les trois serrures et leva le couvercle, en souriant.

Dans l’écrin de velours, une petite boule reposait, aussi inoffensive, pour le moment, qu’un morceau d’argile ; et, sur l’un de ses côtés, sailait le petit bec de métal qui devait servir à en décharger le contenu.

Olivier s’agenouilla, lui aussi, hypnotisé par cette vue.

Il songeait à l’effet qu’allait produire, dans quelques heures, cette insignifiante petite boule. Il avait l’impression d’entendre le bruit léger de sa chute, et puis, quelques secondes plus tard, d’assister à la catastrophe, — la terre éventrée, les rochers émiettés, l’air tout rempli d’éclats de pierre, et de fragments d’arbres, et de membres humains déchiquetés !

Et Olivier se rappela, avec un nouvel élan d’orgueil, que c’était du vaisseau même de Felsenburgh qu’il verrait et entendrait tout cela.

Plus d’une fois, durant cette longue et torride journée, Olivier alla voir, de nouveau, la petite pièce, dominé par les images terribles et attirantes qui s’en dégageaient pour lui. Non seulement il avait l’impression que cette boîte de métal allait faire de l’histoire ; il se disait encore que, de toute la surface du globe, d’autres vaisseaux semblables, poursuivant le même objet, — un objet d’une signification et d’une importance infinies, — se dirigeaient vers le même point, et que chacun, comme celui-ci, portait dans ses flancs une petite boule meurtrière. Là, sous le revêtement d’acier uni, se trouvait, pour ainsi dire, le maître victorieux de toute la civilisation intellectuelle et morale d’une ville. Les espoirs, les craintes, toute la vie de milliers d’hommes, à la merci d’un petit paquet de poudre et de cinq gouttes de liquide ! Et cependant, il y avait encore des hommes qui croyaient en Dieu, devant ce triomphe manifeste de la matière ! Il y avait des hommes qui rêvaient, — en bien petit nombre, maintenant, il est vrai, — que la vie de l’âme réclamait des forces supérieures à celles de la matière, et un monde que tout le pouvoir de ces explosifs ne saurait atteindre !

Lorsque déjà la nuit commençait à tomber, d’ailleurs à peine distincte de la lourde journée embrumée, Olivier revint brusquement vers ses collègues.

— Il y a trois vaisseaux en vue ! dit-il.

Les ministres se dirigèrent vers la fenêtre : et là, en effet, se détachant faiblement parmi les ténèbres, apparaissaient les phalènes spectrales, deux d’un côté et une de l’autre, — se dirigeant dans le même sens que l’aérien anglais.

CHAPITRE VI

Le prêtre syrien s’éveilla brusquement, sur un cauchemar : il avait rêvé que des milliers de visages le considéraient, attentifs et horribles, dans le coin de la terrasse du toit, où il couchait, à présent, depuis que la chaleur de sa petite chambre avait cessé d’être supportable. Il se redressa, tout en sueur, et ayant beaucoup de peine à reprendre son souffle. Il eut même l’impression, pendant quelques instants, qu’il était en train de mourir, et que c’était déjà le monde surnaturel qui l’entourait. Mais bientôt, à force d’efforts, il reconquit ses sens : il se leva, s’habilla, et aspira de longues bouffées de l’air étouffant de la nuit.

Au-dessus de lui, le ciel était comme un immense trou, noir et vide ; ses yeux n’y distinguaient pas le moindre rayon de lumière, encore que la lune fût certainement levée : car il l’avait vue, deux heures auparavant, semblable à une faucille rouge, monter lentement derrière le Thabor. Dans la plaine, non plus, ses yeux n’apercevaient rien qu’une infinité de ténèbres. D’une fenêtre, seulement, au-dessous de lui, sortait un reflet de lumière, qui se projetait sur le sol comme une lance tordue ; mais, au delà, rien. Rien, non plus, du côté nord, ni de celui de l’est ; à l’ouest, une lueur, aussi faible et pâle que l’aile d’une phalène, révélait l’emplacement des maisons de Nazareth. Le prêtre aurait pu se croire sur le haut d’une tour, dans un désert, s’il n’y avait eu ce reflet brisé, à ses pieds, et cette vague lueur dans le lointain.

Sur le toit même, du moins, le Syrien parvenait à distinguer certains contours : car la trappe était restée ouverte, par où débouchait l’escalier ; et un peu de lumière arrivait, ainsi, de quelque part, dans les profondeurs de la maison.

Dans le coin le plus proche, un paquet blanc gisait : c’était sans doute l’oreiller de l’abbé bénédictin. Le prêtre avait vu l’abbé s’étendre là, précédemment : mais, était-ce deux heures auparavant, ou bien deux siècles ? Une forme grise s’allongeait contre le mur, — probablement le frère qui était venu avec l’abbé ; et d’autres formes irrégulières apparaissaient, çà et là, contre le parapet de la terrasse.

Marchant très doucement, pour n’éveiller personne, il traversa le toit dallé jusqu’à son extrémité opposée, et, de nouveau, regarda au dehors : car toujours il était torturé du désir de se persuader qu’il restait vivant, et se trouvait encore dans le monde des hommes. Oui, vraiment, il vivait encore ! Cette fois, il voyait une lumière, bien distincte et réelle, qui brillait parmi les rochers voisins ; et, à côté d’elle, se dessinant avec la délicatesse d’une miniature, se montraient la tête et les épaules d’un homme occupé à écrire. Et d’autres figures surgissaient, dans le cercle de la lumière, des figures étendues sur le sol, et qui semblaient dormir : sans compter quelques poteaux fichés en terre, pour servir de supports à une tente qui devait être dressée le matin, et cinq ou six petits tas de valises, sous des couvertures de voyage. Et, par delà le cercle, d’autres formes et contours se perdaient dans les prodigieuses et effrayantes ténèbres.

Puis, l’homme qui écrivait remua la tête, et une ombre étrange vola sur le sol. Un cri, comme l’aboiement étranglé d’un chien, retentit tout a coup, derrière le prêtre, et celui-ci, en se retournant, aperçut une figure effrayée qui se réveillait et faisait effort pour se redresser, évidemment sortie d’un cauchemar comme celui dont le prêtre lui-même venait de sortir. Une autre figure s’agita, au bruit ; et toutes deux retombèrent lourdement contre le mur, avec des soupirs angoissés. Sur quoi le prêtre s’en retourna à l’endroit où il avait dormi, l’âme toujours en doute de la réalité de ce qu’il voyait ; et le silence accablant descendit sur la terrasse.

Le prêtre s’éveille de nouveau, après un sommeil sans rêve, et constata qu’un changement s’était produit. Du coin où il gisait, ses yeux alourdis, lorsqu’il les releva, rencontrèrent un éclat qui leur parut impossible à soutenir ; mais le prêtre, dès la minute suivante, découvrit que cet éclat se réduisait simplement à la flamme d’une chandelle, derrière laquelle brillaient deux énormes yeux noirs. Le Syrien comprit, et se releva précipitamment : c’était le messager de Damas qui, ainsi que cela avait été arrangé la veille, venait le réveiller, après être resté auprès du pape durant toute la nuit.

En traversant la terrasse, il regarda autour de lui ; et il lui sembla que l’aube devait être venue, car le sinistre ciel, au-dessus de lui, était enfin devenu visible. Une voûte énorme, opaque et couleur de fumée, se recourbait jusqu’à l’horizon spectral, de l’autre côté de la plaine, où les monts lointains projetaient des formes aiguës, comme découpées dans une feuille de papier. Devant lui apparaissait le Carmel, ou, du moins, il supposait que c’était cette montagne, quelque chose comme le mufle et les épaules d’un taureau s’élançant en avant, et aboutissant à une descente brusque. Au delà, de nouveau, le gris lugubre du ciel : et il n’y avait pas de nuages, pas l’ombre d’une ligne ou d’une tache, pour rompre l’immensité du dôme fumeux sous le centre duquel, exactement, le toit de la maison semblait posé. Et puis, au moment où le Syrien jeta un coup d’œil vers la droite, avant de descendre les marches, il aperçut encore Esdraélon, s’étendant, sombre et morne, dans l’espace imprégné comme d’une buée métallique. Mais tout cela était aussi monstrueux, aussi profondément éloigné de la réalité ordinaire, qu’aurait pu l’être un paysage fantastique peint par un aveugle-né, ou plutôt par un homme qui jamais n’aurait vu les choses dans la claire lumière du soleil. Et le silence était absolu, profond, épouvantable.

Très vite, le prêtre descendit les marches raides, toujours précédé de la lumière que portait le messager ; puis il longea le petit corridor, où il se heurta contre les pieds d’un homme qui dormait, avec tous ses membres tassés, comme un chien fatigué ; aussitôt, les pieds s’écartèrent, d’une détente machinale ; un faible gémissement jaillit des ténèbres. Puis le prêtre dépassa le messager, qui s’était arrêté sur le seuil d’une porte, et pénétra dans la chambre de son maître.

Une vingtaine d’hommes étaient réunis là, blanches figures silencieuses, chacun se tenant debout à part des autres. Et toutes ces figures s’agenouillèrent, lorsque, presque au même moment, le pape entra dans la chambre par la porte opposée ; et puis, de nouveau, elles se tinrent debout, attentives, les visages imprégnés d’une blancheur de cire. Le Syrien les parcourut d’un regard, après s’être placé derrière le siège de son maître. Il y en avait deux qu’il connaissait, se souvenant de les avoir vues la nuit précédente : le cardinal Ruspoli, avec ses grands yeux creusés, et le maigre archevêque australien ; et il reconnut aussi le cardinal Corkran, debout près de sa chaise, à la droite du pape, avec une liasse de papiers à la main.

Sylvestre s’assit, et, d’un geste, invita les autres à s’asseoir. Puis, tout de suite, il commença de parler, de cette voix fatiguée et tranquille que son serviteur connaissait et aimait.

— Éminences, nous voici tous réunis ; du moins, je présume que personne autre n’est encore arrivé ! En tout cas, nous n’avons plus de temps à perdre !… Le cardinal Corkran a quelque chose à vous communiquer !

Il se tourna, affectueusement, vers le Syrien :

— Mon père, asseyez-vous aussi ! Ce sujet va nous demander quelque temps !

Le prêtre traversa la chambre jusqu’au rebord de pierre de la fenêtre, d’où il pouvait apercevoir nettement le visage du pape, à la lueur des deux chandelles qui brûlaient sur la table, entre Sylvestre et le cardinal-secrétaire. Puis ce dernier parla, les yeux toujours fixés sur ses papiers.

— Sainteté, je ferai mieux de reprendre les choses d’un peu plus haut ! Leurs Éminences, peut-être, ne connaissent pas tous les détails.

Donc, voici :

« Le vendredi de la semaine passée, à Damas, j’ai reçu des questions de divers prélats, dans les diverses parties du monde, au sujet de l’attitude à adopter en présence des nouvelles mesures de persécution. D’abord, je ne pus répondre rien de positif, car ce n’est qu’à vingt heures passées que le cardinal Ruspoli, de Turin, me mit au courant des faits. Le cardinal Malpas me confirma les mêmes faits, quelques minutes après ; et le cardinal-archevêque de Pékin les confirma à son tour, presque simultanément. Le lendemain samedi, avant midi, j’avais reçu tous les renseignements authentiques, de mes messagers de Londres et de New-York.

« J’avais été, tout de suite, surpris de voir que le cardinal Dolgoroukof ne joignît point sa communication aux autres : les seules nouvelles qui me fussent parvenues de Russie, ce vendredi soir, m’étaient envoyées par un prêtre faisant partie de l’ordre du Christ Crucifié, à Moscou. À la suite d’une enquête qu’avait ordonnée Sa Sainteté, j’appris que les affiches officielles, à Moscou, avaient parfaitement annoncé les décrets dès vingt-deux heures, comme dans les autres villes. Aussi était-il singulier que le cardinal Dolgoroukof n’en eût pas été informé, ou que, en ayant été informé, il n’eût pas accompli son devoir, qui était de m’avertir sur-le-champ.

« Mais, depuis lors, Éminences, les faits suivants sont venus au jour. Nous savons désormais, sans l’ombre d’un doute possible, que le cardinal Dolgoroukof a reçu un visiteur mystérieux, dans la soirée du vendredi. Toutefois, Sa Sainteté m’a enjoint de me conduire avec le cardinal Dolgoroukof comme si rien de suspect ne s’était passé, et de le convoquer ici, pour notre réunion présente, avec le reste du Sacré Collège. À quoi le cardinal, tout d’abord, a répondu en promettant sa venue ; mais hier, un peu avant midi, Son Éminence m’a fait savoir qu’elle venait d’être victime d’un léger accident, qui pourtant ne l’empêcherait point, selon toute probabilité, de se trouver ici à l’heure convenue. Depuis lors, je n’ai plus reçu aucune autre nouvelle. »

Cette communication fut accueillie par un silence de mort.

Le pape se tourna vers un des coins de la chambre.

— Mon fils, dit-il, répétez-nous publiquement ce que vous nous avez déjà rapporté en particulier !

Un petit homme aux yeux brillants sortit, brusquement, de l’ombre.

— Sainteté, dit-il, c’est moi qui ai apporté le message au cardinal Dolgoroukof. D’abord, il a refusé de me recevoir ; mais, lorsque je me suis frayé un passage jusqu’à lui, et lui ai communiqué la convocation, il est resté longtemps silencieux ; et puis, en souriant, il m’a dit d’inforformer Son Éminence de Damas qu’il ne manquerait point d’obéir.

Il y eut, de nouveau, un terrible silence.

Tout à coup, le grand et frêle Australien se leva :

— Sainteté, dit-il, j’ai été, jadis, intimement lié avec cet homme… Mais nos relations amicales ont cessé depuis dix ans ; et je crois devoir dire que, d’après ce que j’ai malheureusement pu connaître de lui, je ne trouve point de difficulté à admettre…

Sa voix tremblait de passion : mais Sylvestre l’arrêta, en levant la main.

— Éminence, dit-il, il n’est pas besoin de récriminer ; nous n’avons plus même besoin de preuves, car ce qui devait se produire a en lieu ! Nous-même, d’ailleurs, Nous ne doutons point de la nature de l’acte commis par cet homme. C’est à lui que le Christ a donné la bouchée de pain, en lui disant : « Ce que tu es en train de faire, fais-le vite ! » Et lorsque cet homme eut reçu la bouchée, il sortit aussitôt, et déjà la nuit était venue.

Une fois encore, le silence tomba. On entendit seulement un long soupir, du dehors, derrière la porte. Sans cesse, de tels soupirs s’élevaient, lorsque s’éveillait l’un des voyageurs épuisés qui dormaient dans le couloir ; et ces soupirs étaient pareils à celui d’un homme qui, au sortir des ténèbres, retrouverait d’autres ténèbres remplaçant la lumière attendue.

Puis Sylvestre, de nouveau, parla. Et, tout en parlant, il se mit à déchirer, comme d’un geste machinal, un long papier, tout couvert de listes de noms, qu’il avait pris sur la table.

— Éminences, dit-il, il faut que vous sachiez ceci ! Il faut que vous sachiez que, du moins à ce que je crois, cette fin est venue dont a parlé Notre Sauveur, ce dernier temps du monde, dont aucun homme n’a connu le jour ni l’heure. Et Notre Sauveur a dit encore : Lorsque le Fils de l’Homme viendra, trouvera-t-il de la foi sur la terre ?

Il s’interrompit dans l’occupation de ses mains, et, montrant aux auditeurs ce qui restait de la feuille :

— Ceci, reprit-il, était une des affaires que nous avions à traiter ! C’était la liste des évêques à qui nous devions communiquer les décisions adoptées par notre assemblée. Mais, désormais, cette liste ne peut plus nous servir de rien… Mes fils, me comprenez-vous ? Que celui qui sera sur le toit de sa maison, a dit Notre Sauveur, qu’il se garde bien de descendre pour emporter quelque chose de sa maison ; que celui qui est dans les champs se garde bien de retourner chez lui pour prendre son manteau !

Et Sylvestre sourit doucement, paternellement, aux visages recueillis qui l’entouraient.

— Ce que nous pouvons faire maintenant se réduit à peu de chose… Écoutez, mes fils !

Et il leur parla de la grande fin, et de la barque de Pierre, qui avait erré à travers une nuit de vingt siècles, et du Maître qui dormait dans la barque, et de son grand réveil. Et, pendant qu’il parlait ainsi, le prêtre syrien, toujours attentif à le considérer, vit un changement étrange se manifester sur son visage. Plusieurs fois le Syrien ferma les yeux et les rouvrit, pensant que l’illusion allait s’effacer : mais, chaque fois, la certitude s’approfondit en lui qu’il avait, devant les yeux, une chose que jamais encore il n’avait pu voir. Il promena un coup d’œil sur le reste de l’assistance ; et il vit que tous ces visages, eux aussi, les lèvres ouvertes, regardaient avec émerveillement la transformation accomplie sur le visage du vicaire du Christ.

Et ce visage lui-même ?

Il sembla au prêtre syrien qu’une lumière était allumée, à l’intérieur de ce visage, aussi visible et matérielle que la lumière des bougies qui s’y reflétait. Tout à fait comme, parmi des flammes, sur l’autel, l’hostie sacrée brille d’une blancheur qui dépasse en rayonnement tout ce qui l’entoure, et la pâleur des toiles, et l’étincellement de For et des joyaux, et la pureté candide des lis, de même le visage de Sylvestre brillait, durant ces minutes d’extase. Et ses mains calmes, elles aussi, posées sur la table, avaient pris la même transparence surnaturelle ; et ses robes blanches, — comme celles d’un Autre, jadis sur le Thabor, — étaient devenues infiniment plus blanches, « à un degré où ne saurait atteindre le travail d’aucun foulon sur la terre » ; et sa voix, maintenant, différait des accents ordinaires des bouches humaines autant que la vibration du verre diffère du grincement des trompettes et des batteries de tambours.

Et aucun bruit ne venait, du reste de la chambre, car les assistants regardaient et écoutaient sans remuer. Et il semblait au prêtre que chacun d’eux avait, également, sa part du tranquille et sublime miracle. La petite chambre crépie à la chaux, les vieilles tables, les chandeliers, tout l’ensemble du monde où, pour quelques instants encore, ces hommes vivaient, se trouva changé et transfiguré.

— Voyez, s’écria Sylvestre, voyez comme toutes choses attendent déjà le Juge qui s’approche ! De très loin, voici venir les aigles dont Il a parlé, conduits par le Prince qui « n’a rien en lui » !…

Il étendit ses mains, d’au mouvement brusque et large.

— Ne les voyez-vous pas ? s’écria-t-il ? Ne les voyez-vous pas ?

Et alors, pour un bref instant, le prêtre syrien qui l’écoutait eut, lui-même, un éclair de vision ; et, pendant quelques secondes aussitôt envolées, il put voir, lui-même, ce que voyait Sylvestre.

La mer immense s’étendait au-dessous de lui, noire sous le ciel sans étoiles, et piquée seulement, çà et là, d’une petite tache blanche qui trahissait son mouvement infini ; et, au-dessus d’elle, tout juste devant les yeux du Syrien, s’ouvrait la cabine illuminée d’un vaisseau volant. Un homme s’y tenait assis, à plus de mille pieds au-dessus des vagues ; un autre était assis en face de lui, et, entre les deux, se dressait une table toute couverte de papiers. L’un des deux hommes, d’un geste du doigt, désignait un point sur une carte ; et tous deux souriaient, le visage rayonnant d’attente et de plaisir. Les moindres détails de la scène apparaissaient avec une réalité merveilleuse : les douces lumières des lampes, le tapis épais et moelleux, la porte de cristal ; et les visages de ces deux hommes, que le prêtre syrien n’avait jamais vus, se révélaient à lui non moins clairement, — la chevelure blanche et les traits juvéniles de l’un, avec ses yeux profonds et sa fine bouche éloquente, et puis le visage, un visage fatigué et tiré, de l’autre, mais, à cette minute, tout allumé d’espoir.

Voilà ce que vit le prêtre, et non point comme voient les yeux, mais comme voit l’esprit ! Il vit ce que les yeux ne sauraient voir, car tout lui apparut sur un même plan, la mer au-dessus, le vaisseau blanc qui courait, l’intérieur du vaisseau, et les moindres détails des visages, et les cartes géographiques étalées sur la table. Mais il vit bien plus encore que cela : car il comprit, aussitôt, qui étaient ces hommes et ce qu’ils pensaient, à quelle action ils se préparaient, en même temps il eut très nettement la notion du pitoyable échec de leur entreprise. Il vit ces hommes volant à la mort éternelle, tandis qu’ils s’imaginaient qu’ils allaient, enfin, obtenir leur victoire. Il sut pourquoi ces hommes étaient assis là ; pourquoi ce vaisseau courait, de toute sa vitesse, à travers le monde ; pourquoi cette troupe d’aigles s’était rassemblée des quatre coins du globe, armée de sa puissance irrésistible ; il sut que ce qu’il apercevait ainsi était le résumé de toutes les forces de la terre, unies pour procéder à leur dernière victoire sur les derniers soutiens de la foi du Christ : il sut tout cela, et, cependant, aucune ombre de peur n’était en lui.

Car, dans cette même vision d’extase, il découvrait aussi un autre monde, transcendant et supérieur à toutes les imaginations humaines, un monde de volontés et d’esprits, en comparai son duquel tout l’univers terrestre n’était que poussière infime, aussitôt dispersée. Ce à quoi toujours, en sa qualité de prêtre chrétien, il avait aspiré, ce dont toujours il avait vécu sans le voir, c’était cela qui était en train, maintenant, de passer du champ de sa foi dans celui de sa vue. Maintenant, dans cette seconde infinie, son âme n’avait plus besoin d’aucun effort pour s’élever à ce monde supérieur : car c’était ce monde seul qui devenait réel, tandis que l’ancienne réalité s’effaçait, comme un rêve passager.

Et lorsque cette seconde d’illumination finit, — et elle s’évanouit dès que le pape eut baissé les mains, — la connaissance de tout cela resta au fond du cœur du prêtre syrien, désormais assurée et inébranlable. Il connut cette réalité surnaturelle aussi certainement qu’un homme connaît le visage de son ami, il se la représenta aussi fidèlement que notre mémoire reconstitue l’aspect d’un jardin, que lui a, tout à coup, révélé la lueur d’un éclair. Et quand, ensuite, la voix de Sylvestre continua de parler, dans un prodigieux élan d’enthousiasme, le prêtre ne perçut que le seul bruit des mots. Car toute son âme persistait à regarder ce qu’il lui avait été donné d’entrevoir, s’ingéniant, — ainsi que parfois nous faisons au sortir d’un rêve très intense, — à revoir et à interpréter le spectacle prodigieux qui s’était révélé à lui ; la cabine du vaisseau volant, les visages des deux hommes, leurs intentions méchantes, et leurs vains espoirs…

Il tourna les yeux vers Sylvestre ; et ce fut à travers ce torrent d’images qu’il entendit de nouveau la voix, toute calme, de son maître, qui, cette fois, s’adressait à lui :

— Mon père, il faut, tout de suite, que vous exposiez le Saint-Sacrement dans la chapelle !

II

Une heure après, environ, le prêtre sortit dans la cour, poussé par cette même étrange impulsion de mouvement qui, déjà, l’avait contraint à errer par les rues du village, — tel qu’un somnambule qui marche sans savoir où ni pourquoi, et qui, pourtant, ne peut pas s’arrêter.

Sur toutes choses un charme était tombé, pareil à celui qu’il subissait lui-même. De tous les hommes à qui Sylvestre avait parlé, tout à l’heure, dans sa chambre, aucun n’avait dit un seul mot. Tous étaient sortis en silence, immédiatement ; quelques-uns avaient traversé la cour, en même temps que le prêtre, pour se rendre à la chapelle, et s’étaient jetés là, y gisaient, immobiles, sur les dalles de pierre. Quelques-uns s’étaient retirés à part, pour se confesser l’un l’autre ; il les avait vus, tout à l’heure, pendant qu’il s’occupait à préparer l’autel pour l’office prescrit. Un autre, les mains pendantes, marchait de long en large devant la maison, sans arrêt, les yeux très grands ouverts et ne voyant rien. Un autre encore, saisi d’un besoin machinal de mouvement, comme le Syrien, avait, lui aussi, parcouru le village, se parlant très haut à soi-même, tandis que dans la lumière incertaine du monstrueux brouillard, des visages surpris le considéraient, de toutes les portes des maisons. Les paroles de Sylvestre avaient en pour effet de clore, en quelque sorte, brusquement, l’existence terrestre des auditeurs ; et tous, aussitôt, avaient laissé tomber d’eux, comme un lourd manteau désormais inutile, toutes leurs pensées et occupations de ce monde.

Quant au Syrien lui-même, il aurait été bien incapable de rendre compte de l’état où il se trouvait. Il lui semblait que le temps ne marchait plus, comme aussi que ce n’était pas lui-même qui remuait, mais que la terre se mouvait sous ses pieds. Et toujours, tout en changeant de place, il levait les yeux vers le ciel, du côté de l’Orient, attendant ce qu’il savait qui allait venir, avec une certitude pleinement exempte de crainte.

III

Dans le ciel, aucun changement ne s’était produit, depuis une heure, si ce n’est que, peut-être, la lumière était devenue un peu plus vive lorsque le soleil avait grimpé plus haut, derrière l’impénétrable voile de brume. Les montagnes, l’herbe, les visages des hommes, tout cela paraissait de plus en plus irréel : c’étaient comme des choses vues, dans un rêve, par des yeux alourdis de sommeil, à travers des paupières chargées de plomb. Et cette impression d’irréalité existait même pour les autres sens. Le silence n’était pas simplement une cessation de tout son : c’était une chose en soi, positive et matérielle, et dont le poids énorme n’était allégé ni par le bruit des pas, ni par les aboiements des chiens, ni par le murmure des voix. Le Syrien se disait que le calme de l’éternité avait déjà commencé à descendre, et déjà étendait son voile infini sur toutes les activités du monde agonisant. La matière gardait encore son être, occupait encore l’espace : mais elle n’était plus, désormais, que d’une nature toute subjective, résultant des facultés intérieures de l’âme, sans aucune substance au dehors. Et il apparaissait au prêtre que lui-même, déjà, n’était plus rattaché au reste des choses que par un fil de plus en plus mince. Ainsi, il savait que l’écrasante chaleur persistait ; et, une fois, même, le sol qu’il foulait de ses pieds craque sous son contact, et fuma comme un fer chaud sur lequel serait tombée une goutte de liquide. Il pouvait sentir cette chaleur sur son front et ses mains, tout son corps en était inondé : et, cependant, il ne pouvait plus percevoir cette chaleur, ni ce corps, que du dehors et de loin, comme ces malades qui tout en éprouvant la douleur, s’imaginent qu’elle n’est plus en eux, mais dans le lit où ils sont couchés. Et il n’y avait plus, en lui, ni crainte, ni même espérance : il considérait sa personne, le monde, et jusqu’à la présence terrible de l’Esprit, comme des faits qui allaient redevenir réels bientôt, dans un instant, mais qui, à cette heure, se confondaient dans une sorte d’énorme sommeil universel.

Et il ne s’étonna point non plus, — lorsqu’il rouvrit la porte de la chapelle, de de voir que, maintenant, tout le dallage était encombré de figures étendues là, immobiles. Tous les cardinaux et tous leurs assistants étaient prosternés sur le sol, tous semblables l’un à l’autre, sous les burnous blancs que lui-même leur avait distribués la veille ; et devant eux, près de l’autel, était agenouillée la figure de l’homme que le Syrien connaissait mieux et aimait plus profondément que tout le reste du monde, ses cheveux blancs se détachant sur la blancheur de l’autel. Sur cet autel brillaient les six grands cierges ; et, entre eux, sur un petit trône bas, se dressait l’ostensoir de métal avec, au milieu, le petit disque blanc…

Et alors le Syrien s’agenouilla, lui aussi, et resta immobile.

Il ne sut point combien de temps se passa avant que se réveillassent sa conscience individuelle et son habitude d’observation, avant que la coulée des images et la vibration des pensées eussent, enfin, cessé en lui, et que son âme enfin se fut apaisée, comme l’eau d’un étang reconquiert lentement sa paix, après avoir été troublée par le jet d’une pierre. Mais ce moment finit par arriver, cette tranquillité délicieuse dont Dieu récompense l’âme fidèle et confiante, ce point de repos absolu qui sera, un jour, l’éternelle rémunération des enfants de Dieu. Désormais, il n’y avait plus en lui aucune velléité d’analyse de soi-même, ni de réflexion sur autrui. Il avait franchi le cercle où l’âme regarde au dedans de soi, pour s’élever à celui d’où elle regarde la Gloire éminente ; et le premier signe par lequel il reconnut que le temps s’écoulait fut un murmure soudain de voix, dont il put entendre les paroles distinctement, et les comprendre, et s’associer lui-même à les dire, — encore que tout cela lui apparût comme à travers un voile, ne laissant arriver à lui que la pure essence des paroles et des choses :

SPIRITUS DOMINI REPLEVIT ORBEM TERRARUM… L’Esprit du Seigneur a rempli le monde, ALLELUIA, et toutes choses ont maintenant connaissance de sa voix, ALLELUIA !

Puis la voix qui prononçait les mots latins parut s’élever doucement.

EXSURGAT DEUS… Que Dieu surgisse, et que ses ennemis soient dispersés ; et que celui qui le déteste s’enfuie devant son visage ! GLORIA PATRI !

Le Syrien redressa sa tête alourdie. Une figure fantômale était debout, à l’autel, une haute figure blanche qui semblait flotter dans l’air plutôt que reposer sur le sol ; les mains étendues, une calotte blanche sur ses cheveux blancs, la figure brillait dans le reflet des cierges.

Kyrie Eleison… Gloria in excelsis Deo !

Et le prêtre entendit et répéta ces prières : mais son âme passive ne fit aucun effort de réflexion, jusqu’au moment où des paroles moins habituelles, tout à coup, le frappèrent :

Cum complerentur dies Pentecostes…

« Lorsque le jour de la Pentecôte fut venu, tous les disciples, d’un même accord, se trouvèrent réunis au même endroit ; et voici qu’arriva, tout à coup, du ciel, un grand bruit, comme celui d’un vent puissant qui soufflerait ; et il remplit la maison où ils étaient assis… » Alors le Syrien se rappela, et comprit. En effet, c’était le matin de la Pentecôte ! Et, avec ce retour de la mémoire, la réflexion lui revint. Où donc étaient-ils, le vent, et la flamme, et la voix secrète ? Le monde était silencieux, concentré dans son suprême effort d’affirmation de soi-même ; aucun frisson, aucun tremblement ne montrait que Dieu se souvint ; aucune lumière ne venait rompre la voûte sinistre de ténèbres étendue sur les terres et les mers, pour révéler que Dieu continuait à briller dans le cœur de l’homme ; et il n’y avait pas même une voix qui jaillît du silence ! Mais aussitôt le prêtre, avec l’assurance que lui avaient donnée les paroles de son maître, se sentit tout joyeux de cet aspect des choses, bien loin, à présent, de s’en effrayer. Car il comprit que ce monde prochain, dont la venue s’annonçait ainsi, sans aucun des signes affreux qu’il avait redoutés, que ce monde était tout autre qu’il ne l’avait craint : doux, et non point terrible ; accueillant, et non point hostile ; clair, et non point ténébreux ; et semblable à la maison natale, au lieu d’être un exil. Il laissa retomber sa tête sur ses mains, à la fois honteux de ses frayeurs précédentes et satisfait de sa sécurité reconquise ; et, de nouveau, sa personnalité s’effaça, il retomba aux profondeurs de la paix intime…

Mais, tout à coup, au moment où la messe finissait, et où le prêtre se baissait pour recevoir la dernière bénédiction de son maître, il y eut un cri, une clameur soudaine, dans le corridor ; et un des habitants du village se montra sur le seuil de la chapelle, murmurant précipitamment des phrases en langue arabe. « Vite, vite, tout le monde dehors !… Des vaisseaux aériens accourant vers Nazareth !… La maison de l’Européen menacée, condamnée à la destruction !… »

IV

Cependant ce bruit, et cette vue même, dans l’âme du prêtre syrien firent à peine vibrer le fil, infiniment ténu, qui, désormais, le rattachait au monde des sens. Il voyait et entendait un grand tumulte, dans le corridor, des yeux enflammés et des bouches criantes ; et, en contraste merveilleux, il apercevait les pâles visages extasiés de ceux des cardinaux et prêtres qui, machinalement, s’étaient retournés vers la porte : mais tout cela lui apparaissait séparé de lui, comme une scène de théâtre, et le drame qui s’y joue, sont séparés du spectateur de la galerie. Dans l’univers matériel, réduit maintenant à l’irréalité d’un mirage, des événements se passaient : mais, pour l’âme du prêtre syrien, recueillie dans l’attente d’événements plus réels, tout cela n’était rien qu’un rêve lointain et confus.

De nouveau, il se tourna vers l’autel ; et là, comme il le savait d’avance, là, parmi la resplendissante lumière des cierges, tout était en paix. Humblement, en un murmure lent et recueilli, l’officiant adorait le mystère du Verbe incarné ; et bientôt, un fois de plus, le prêtre syrien le vit tomber à genoux, devant le Sacrement.

Et voici que par une impulsion irrésistible, le prêtre syrien sentit que ses propres lèvres commençaient à chanter, très haut, des paroles qui, à mesure qu’elles en sortaient, s’ouvraient comme des fleurs épanouies au soleil :

0 salutaris hostl’a, quæ cœlipandis oslium…

Tous les assistants chantaient ; et il n’y avait pas jusqu’au catéchumène mahométan, celui qui venait, tout à l’heure, d’entrer avec de grand cris d’effroi, il n’y avait jusqu’à lui qui ne chantât comme les autres, sa petite tête mince penchée en avant, et ses bras en croix sur sa poitrine. L’étroite chapelle retentissait du mélange des voix ; et tout le vaste monde, au dehors, vibrait et frémissait sous ce chant merveilleux.

Tout en continuant de chanter, le prêtre vit que quelqu’un posait un voile sur les épaules de Sylvestre ; et puis il y eut un mouvement, un passage de figures, — d’ombres lointaines, main tenant, dans l’évanouissement des apparences terrestres.

Uni trinoque Domino…

Et le pape se redressa, éclatante pâleur dans le rayonnement de lumière, avec des plis de soie lui tombant des épaules, et ses mains enveloppées de ces plis, et sa tête cachée par l’ostensoir de métal au centre duquel éclatait la splendide blancheur.

Qui vitam sine termina

Nobis donc ! in patria.

Les assistants remuaient, à présent, et le monde de la vie renaissait en eux : voilà ce que le prêtre syrien parvenait à comprendre ! Lui-même, bientôt, se trouva dehors, dans le passage, parmi des visages livides et affolés, qui, la bouche ouverte, contemplaient le spectacle de ces quarante prêtres indifférents aux catastrophes prochaines, et tout absorbés dans le chant sonore du Pange lingua… Arrivé au coin du corridor, il se retourna un instant, pour voir les six flammes tremblantes briller, comme des lances de feu entourant un roi, et, au milieu d’elles, les rayons d’argent de l’ostensoir, et le cœur blanc de Dieu.

Et puis il déboucha dans la cour, dans cet espace libre où, déjà, la bataille se préparait.

Le ciel était passé maintenant d’une obscurité sinistre à une lumière non moins effrayante, une lumière d’un rouge de sang, qui semblait couler au-dessus du monde.

Depuis le Thabor, sur la gauche, jusqu’au Carmel, à la limite de l’horizon de droite, par dessus toutes les hauteurs d’alentour se dressait une énorme voûte de sang : aucune nuance dans ce rouge, aucune gradation du zénith à l’horizon : tout était de la même teinte profonde, comme un vrai sang qui coulerait à grands flots. Et il vit aussi le soleil, blanc comme tout à l’heure l’hostie, levé au-dessus du mont de la Transfiguration ; tandis que, là-bas, très loin, à l’occident, là-bas où autrefois des hommes avaient vainement appelé Baal, il vit pendre la faucille de la lune, également toute blanche.

In suprema nocte cœnæ.

chantaient des voix, non plus quarante voix, mais des myriades, un cœur immense, qui paraissait remplir toute l’intimité de l’espace.

Recumbens cum fratribus,

Observata lege plane,

Cibis in legalibus

Cibum turbæ duodenæ

Se dat suis manibus.

Et le prêtre syrien vit également, flottant dans l’air, comme d’immenses phalènes, ce cercle d’étranges vaisseaux qu’il avait aperçus, quelques heures auparavant, dans son illumination. Ils étaient blancs, eux aussi, sauf des instants où le reflet du ciel les teintait de pourpre ; et, tandis qu’il les regardait, tout en continuant de chanter, il comprit que le cercle avait achevé de se former, et que les hommes qui montaient ces vaisseaux continuaient à ne rien voir, à ne rien savoir.

Verbum caro, panem verum Verbe carnem efficit.

Puis, avec un sourd mugissement, le tonnerre s’éleva, et finit par un éclat prodigieux, secouant toute la terre, qui, tout entière, remuait sourdement, parvenue au dernier temps de sa dissolution.

Tantum ergo sacramentum

Veneremur cernui,

Et antiquum documentum

Novo cedat ritui !

Oui, voici enfin qu’il était venu, l’Homme du Péché, Celui que Dieu attendait ! Le voici qui trônait sous le dôme de sang, dans son char magnifique, aveugle à tout ce qui n’était point l’unique objet poursuivi par lui depuis de longs siècles, et sans s’apercevoir que son monde était en train de se corrompre, de s’écrouler, et de périr autour de lui.

Et son ombre remuait comme un nuage pâle, au-dessus de cette plaine, désormais toute spectrale, où jadis Israël avait combattu, et où Sennacherib s’était vanté de vaincre !

Et, une fois de plus, les voix chantèrent :

Præstet fides supplementum Sensuum defectui !

Le voici qui venait, plus rapide que jamais, l’héritier des âges temporels, mais l’exilé de l’éternité : le misérable prince des rebelles, la créature dressée contre Dieu, plus aveugle que ce soleil pâli et que cette terre tremblante ! Et, autour de lui, le cercle flottant de ses victimes s’agitait, pareil à un groupe d’insectes qui, spontanément, vont chercher la mort dans la lumière d’une flamme… Le voici qui venait ; et la terre, au moment où il la croyait enfin toute soumise à sa domination, se déchirait et gémissait dans les luttes dernières de son agonie !

Le voici qui venait, l’Antechrist orgueilleux, le Maître de la Terre ! Déjà son ombre descendait vers le sol, et les ailes blanches du vaisseau tournaient, pour le conduire à l’endroit même d’où il devait frapper ; et déjà, au même instant, une cloche immense, surnaturelle, avait retenti, tandis que les myriades des voix continuaient à chanter doucement, tendre murmure opposé au fracas de la tempête environnante :

Genitori Genitoque Laus et jubilalio,
Salus, Honor, virtus quoque

Sit et benedictio :

Procedenti ab utroque

Compar sit laudatio.

Et puis, ce monde passa, et toute sa gloire se changea en néant…


FIN

  1. Armageddon est, d’après l’Apocalypse, le nom du lieu où s’accomplira la victoire suprême du Christ sur la Bête (Note du traducteur.)