Le Magasin d’antiquités/Tome 1/10

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 86-92).



CHAPITRE X.


Si Daniel Quilp s’était glissé comme une ombre dans la maison du vieillard, s’il en était sorti de même, il n’avait pourtant pas échappé à tous les yeux. En face, sous une voûte ténébreuse menant à l’un des passages qui partaient de la rue, se tenait en observation un individu aposté en ce lieu depuis le commencement de la soirée et qui y était resté sans perdre patience, le dos appuyé contre le mur, comme un homme qui a longtemps à attendre, et qui en a l’habitude. Résigné à ce rôle patient, il se bornait à changer de pose d’heure en heure.

Ce flâneur intrépide ne prenait pas garde le moins du monde aux gens qui passaient et n’attirait pas davantage leur attention. Constamment ses yeux étaient fixés sur un seul et même objet (la fenêtre auprès de laquelle l’enfant venait ordinairement s’asseoir). Si un moment il détournait son regard, c’était pour consulter le cadran d’une boutique voisine, et ensuite il le ramenait avec plus de fixité encore sur la vieille maison du marchand d’antiquités.

Nous devons faire remarquer que ce mystérieux personnage ne paraissait ressentir aucune fatigue et n’en montra nullement tant qu’il resta à attendre comme une sentinelle vigilante. Mais à mesure que l’heure s’avançait, il donna des signes de surprise et d’inquiétude, interrogeant tour à tour plus fréquemment le cadran et avec moins d’espoir la fenêtre. Enfin d’envieux volets vinrent lui cacher le cadran, quand on ferma la boutique ; mais en même temps onze heures du soir sonnèrent à l’horloge d’une église, et puis le quart. Alors il parut convaincu qu’il était inutile de demeurer davantage en ce lieu. Cependant, cette certitude paraissait lui être pénible, et il ne pouvait se décider à s’éloigner, il semblait hésiter à partir. Et non-seulement il s’en allait lentement, mais encore il se retournait souvent pour regarder la fenêtre, s’arrêtant tout à coup avec un mouvement brusque, lorsqu’un bruit imaginaire, ou une lueur changeante dans la lumière de la chambre pouvait lui faire supposer que le châssis s’était soulevé. Enfin, il dut abandonner toute espérance pour cette nuit, et, pour être plus sûr d’y renoncer, il prit rapidement sa course, ne se hasardant plus à jeter les yeux en arrière, de peur d’être ramené irrésistiblement vers l’objet de ses désirs.

Sans ralentir le pas, sans prendre le temps de respirer, notre mystérieux personnage se lança à travers un grand nombre de ruelles et de rues étroites, jusqu’à ce qu’enfin il parvînt à un petit square : là il marcha plus lentement et, arrivé à une modeste maison où l’on voyait de la lumière à une fenêtre, il souleva le loquet de la porte et entra.

« Bonté du ciel ! qui est là ? … s’écria une femme qui se retourna vivement. Ah ! c’est vous, Kit ?

— Oui, mère, c’est moi.

— Mon Dieu ! comme vous semblez fatigué !

— Mon vieux maître n’est pas sorti cette nuit, et alors elle ne s’est pas mise à sa fenêtre. »

Après cette courte réponse, il s’assit près du feu, l’air triste et contrarié.

La chambre où cette scène avait lieu offrait le tableau d’un intérieur extrêmement modeste, pauvre même, mais dont la pauvreté était rachetée par ce confort que la propreté et l’ordre peuvent entretenir dans le logis le plus misérable. Bien qu’il fût tard, comme l’indiquait le coucou qui marquait les heures, la pauvre femme était encore activement occupée à repasser du linge. Non loin du foyer, un jeune enfant dormait dans son berceau ; un autre gros enfant, âgé à peine de deux ou trois ans, très-éveillé, ayant un étroit serre-tête, une robe de nuit trop courte pour son corps, était assis dans un panier à linge, et, se tenant droit comme un I, il promenait par-dessus le bord ses yeux tout grands ouverts, ayant bien l’air de s’être promis de ne plus jamais dormir : et, comme il avait déjà refusé de se coucher et qu’il avait fallu le transporter de son lit naturel dans ce panier, son humeur volontaire ne laissait pas que de promettre de l’agrément à ses parents et à ses amis. C’était une drôle de petite famille, Kit, la mère et les enfants, tous taillés sur le même patron.

Kit se sentait disposé à la mauvaise humeur, ainsi qu’il peut arriver au meilleur d’entre nous. Mais il contempla tour à tour le jeune enfant qui dormait profondément, puis l’autre petit frère dans son panier à linge, et enfin la mère qui, depuis le matin, avait été à la besogne sans se plaindre ; il se dit alors qu’il serait bien mieux, bien plus filial, de se montrer doux et pacifique. Ainsi il se mit à balancer le berceau avec son pied et adressa une grimace au petit rebelle dans son panier à linge. Il eut bientôt repris toute sa bonne humeur, et se sentit redevenir causeur et communicatif.

« Ah ! ma mère, dit-il en ouvrant son couteau et se jetant sur un gros morceau de pain et de viande qu’elle lui avait apprêté il y avait longtemps ; que vous êtes bonne ! Il n’y en a pas beaucoup comme vous, allez !

— J’espère, Kit, qu’il y en a beaucoup d’autres meilleures que moi, répondit mistress Nubbles ; et que s’il n’y en a pas, il doit y en avoir, comme dit notre pasteur, à la chapelle.

— Avec ça qu’il s’y connaît ! s’écria dédaigneusement Kit. Attendez donc qu’il soit veuf, qu’il travaille comme vous, qu’il gagne aussi peu à la sueur de son front, et soit cependant aussi résigné, et alors j’irai lui demander quelle heure il est, à une demi-seconde près.

— Allons, dit mistress Nubiles glissant sur ce sujet, votre bière est là, par terre, près du garde-feu.

— Je la vois, dit le fils, prenant le pot de porter ; merci, ma mère chérie. À la santé du pasteur, si cela vous plaît. Je ne lui veux pas de mal, à ce cher homme !

— Ne me disiez-vous pas que votre maître n’était point sorti cette nuit ? demanda mistress Nubbles.

— Oui, malheureusement.

— Heureusement plutôt, puisque miss Nelly ne sera pas restée seule.

— Ah ! oui, je l’avais oublié. Je disais « malheureusement, » parce que j’ai attendu depuis huit heures sans apercevoir miss Nelly.

— Que dirait-elle, s’écria la mère interrompant son travail et promenant son regard autour d’elle, si elle savait que chaque nuit, lorsque, la pauvrette, elle se tient seule, assise à cette fenêtre, vous êtes là, veillant au milieu de la rue, de peur que rien de fâcheux ne lui arrive, et que jamais vous ne quittez votre poste et ne revenez vous coucher, quelle que soit votre fatigue, avant le moment où vous pensez qu’elle peut reposer tranquillement ?

— Que m’importe ce qu’elle dirait ? répliqua le jeune homme, dont le visage se couvrit de rougeur ; jamais elle n’en saura rien : par conséquent, jamais elle n’en pourra rien dire. »

Mistress Nubbles se remit à repasser durant quelques minutes, puis, en allant prendre au feu un autre fer, elle regarda son fils à la dérobée, tandis qu’elle frottait ce fer sur une planchette et l’essuyait avec un torchon ; mais elle se tut jusqu’à ce qu’elle fût revenue à sa table. Là, levant le fer et l’approchant plus près de sa joue que je n’aurais voulu m’y hasarder, pour en éprouver la chaleur, elle adressa à son fils ces paroles accompagnées d’un sourire :

« Je sais bien, moi, ce que les autres en pourraient dire, Kit !

— Des absurdités ! … interrompit celui-ci, pressentant ce qui allait suivre.

— Pas tout à fait. On pourrait dire que vous êtes devenu amoureux d’elle. Ma foi ! on ne s’en gênerait pas. »

Kit ne put que répondre assez gauchement en haussant les épaules et en formant avec ses bras et ses jambes diverses figures étranges auxquelles s’associèrent les contractions nerveuses de son visage. Ne trouvant pas, cependant, dans cette pantomime le secours qu’il en attendait, il mordit dans le pain et la viande une énorme bouchée, but un grand coup de porter, s’étouffant volontairement par ce moyen artificiel et tâchant de faire ainsi une diversion.

Au bout de quelques instants de silence, la mère revint en ces termes à la question :

« Parlons sérieusement, Kit. J’avais d’abord voulu plaisanter. Oui, je crois comme vous que ce que vous faites est bon et utile, et je crois aussi que personne ne doit en rien savoir, quoiqu’un jour, je l’espère, Nelly doive l’apprendre, et je suis sûre qu’elle vous en serait bien reconnaissante. C’est une chose cruelle d’enfermer ainsi cette enfant. Je ne m’étonne pas si votre vieux maître se cache de vous pour agir de la sorte.

— Oh ! par exemple ! il ne croit pas agir cruellement… sinon, il ne le ferait pas pour tout l’or et l’argent du monde. Non, non ! … Je le connais bien !

— Alors, pourquoi le fait-il, et d’où vient qu’il se cache de vous ?

— Je l’ignore. Mais s’il ne s’était pas tant efforcé de me dérober sa conduite, je ne m’en serais pas douté ; car si la curiosité m’a pris de savoir ce qu’il y avait là-dessous, c’est qu’il me faisait partir dès la nuit venue et me renvoyait beaucoup plus tôt qu’autrefois. Écoutez ! … écoutez ! … qu’est-ce que c’est ?

— Un passant.

— Non, c’est quelqu’un qui vient ici… dit le jeune homme prêtant l’oreille ; on marche à pas précipités. S’il était sorti depuis que je me suis éloigné ! … et que le feu eût pris à la maison ! … »

Kit voulut s’élancer ; mais les idées sinistres qu’il avait conçues l’avaient comme paralysé. Le bruit des pas se rapprocha ; la porte fut vivement ouverte : l’enfant elle-même, pâle, essoufflée, couverte à peine de quelques vêtements en désordre, se précipita dans la chambre.

« Miss Nelly ! … Qu’y a-t-il ? s’écrièrent à la fois la mère et le fils.

— Je ne puis rester ici qu’un seul moment, dit-elle ; mon grand-père est très-malade… Je l’ai trouvé évanoui sur le carreau.

— Je cours chercher un médecin ! … s’écria Kit saisissant son chapeau sans bords ; j’y vais ! j’y vais !

— Non, non ! c’est inutile… Il y a déjà un médecin auprès de lui. D’ailleurs, on ne veut plus de vous. Ne venez plus jamais à la maison ! …

— Comment ? … cria Kit.

— Jamais, jamais ! … Ne m’interrogez pas là-dessus, car je ne sais rien. Je vous en prie, ne me demandez pas pourquoi ; je vous en prie, ne soyez pas fâché contre moi, je n’y suis pour rien. Soyez-en sûr. »

Kit la contempla avec de grands yeux ; il ouvrit et ferma la bouche bien des fois, mais sans réussir à articuler une seule parole.

« Il est dans le délire… À tout instant il se plaint de vous. J’ignore ce que vous lui avez fait, mais j’espère que ce n’est pas quelque chose de mal.

— Ce que je lui ai fait ! … moi !

— Il répète sans cesse que vous êtes la cause de tout son malheur, continua l’enfant les larmes aux yeux ; il prononce votre nom avec des imprécations. Le médecin a dit que si vous veniez, votre vue le ferait mourir. Ne revenez donc plus à la maison. Je me suis hâtée de vous en donner avis. J’ai pensé qu’il valait mieux que vous apprissiez cela par moi que par un étranger. Ah ! Kit, qu’avez-vous donc fait ? vous en qui j’avais tant de confiance, vous qui étiez presque mon seul ami ! »

Le malheureux Kit attachait sur sa jeune maîtresse un regard de plus en plus hébété ; ses yeux s’étaient démesurément ouverts ; mais ses lèvres ne pouvaient former aucun son…

— J’ai apporté ce qui vous est dû pour votre semaine, reprit l’enfant en posant quelque argent sur la table ; et… et quelque chose de plus… »

S’adressant alors à la mère :

« Kit a toujours été bien bon pour moi, bien obligeant. J’espère qu’il regrettera ce qui s’est passé, qu’il se conduira ailleurs comme il faut et qu’il n’aura pas trop de chagrin. C’est pour moi quelque chose de bien pénible de me séparer ainsi de lui, mais il n’y a pas de remède. Il faut que cela soit. Adieu ! »

Les yeux baignés de larmes, le visage tout bouleversé par suite de la triste scène qu’elle avait laissée chez elle, du coup terrible qu’elle avait reçu, de la commission qu’elle avait dû accomplir, enfin de mille peines, de mille sentiments affectueux qui se croisaient dans son cœur, l’enfant se précipita vers la porte, et disparut aussi rapidement qu’elle était venue.

La pauvre femme, qui n’avait aucun motif pour douter de son fils, et qui n’avait au contraire que des raisons de croire à son honneur et à sa sincérité, était cependant restée interdite en voyant qu’il n’avait pas trouvé un mot pour se défendre. Des idées de folie amoureuse, d’inconduite, d’indélicatesse, traversèrent son esprit et lui enlevèrent le courage d’interroger son fils ; elle se rappela ces absences nocturnes qu’il avait expliquées si étrangement et leur attribua quelque motif illicite. Épouvantée, elle se jeta sur un siège en joignant convulsivement les mains et pleurant avec amertume. Kit ne fit pourtant aucun effort pour la consoler, et il resta comme égaré. En ce moment, le petit enfant qui était dans le berceau s’éveilla et se mit à crier ; celui qui était dans le panier à linge tomba sur le dos avec le panier par-dessus lui et disparut ; la mère n’en pleura encore que plus fort et n’en berça que plus vite le petit réveillé, tandis que Kit, insensible à tout ce tumulte, à tout ce mouvement, restait plongé dans son état de complète stupéfaction.