Le Magasin d’antiquités/Tome 1/14

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 117-124).



CHAPITRE XIV.


Comme Kit pouvait aisément s’imaginer que la maison du vieillard se trouvait sur son chemin, vu que son chemin était partout et nulle part, il se sentit entraîné à la contempler une fois encore en passant, et il se fit une nécessité rigoureuse et comme un devoir pénible de ce qui n’était qu’un désir qu’il ne pouvait s’empêcher de satisfaire. Il n’est pas rare de voir des hommes, bien au-dessus de Christophe Nubbles par la naissance et l’éducation, transformer leurs goûts en obligations rigoureuses, dans des questions moins innocentes, et se faire un grand mérite de l’abnégation avec laquelle ils se sont satisfaits. Cette fois, Kit n’avait aucune précaution à prendre ; il n’avait, pas non plus à craindre d’être arrêté par un nouveau combat contre le commis de Daniel Quilp. La maison était complètement déserte, la poussière et l’ombre semblaient l’avoir envahie comme si elle était restée inhabitée depuis plusieurs mois. Un gros cadenas fermait la porte ; des lambeaux d’étoffes fanées et de rideaux pendaient tristement aux fenêtres supérieures à demi fermées, et les ouvertures pratiquées dans les volets des fenêtres d’en bas ne laissaient voir que les ténèbres qui régnaient à l’intérieur. Quelques-uns des carreaux de la croisée, près de laquelle Kit avait si souvent fait le guet, avaient été brisés dans le déménagement précipité de la matinée, et cette chambre où Nelly venait rêver autrefois paraissait plus qu’aucune autre abandonnée et mélancolique. Une troupe de polissons avait pris possession des marches de la porte : les uns jouaient avec le marteau et écoutaient avec un plaisir mêlé d’effroi le bruit sourd qu’il produisait dans la maison dévastée ; les autres, groupés autour du trou de la serrure, guettaient, moitié en riant et moitié sérieusement le revenant que déjà l’imagination évoquait du sein de cette obscurité récente, grâce au mystère qui avait couvert les derniers habitants de la maison. Cette maison, la seule qui fût fermée et sans vie au milieu de l’agitation et du bruit de la rue, offrait un tableau de désolation ; et Kit, se rappelant l’excellent feu qui, jadis, y brillait en hiver, et le rire franc qui alors faisait retentir la petite chambre, s’éloigna à la hâte, rempli de chagrin.

Rendons au pauvre Kit la justice de déclarer que son esprit n’avait nullement le tour sentimental, et qu’il n’avait peut-être pas de toute sa vie entendu prononcer cet adjectif. C’était seulement un bon garçon reconnaissant, qui n’avait ni grâces ni belles manières ; par conséquent, au lieu de retourner chez lui dans son chagrin pour battre les enfants et dire des injures à sa mère, comme le feraient nos gens bien éduqués qui, lorsqu’ils sont mécontents, voudraient voir aussi tout le monde malheureux, Kit se contenta de penser à donner le plus possible de bien-être à sa famille.

Bon Dieu ! qu’il y avait donc de beaux messieurs chevauchant de tous côtés, mais qu’il y en avait peu qui eussent besoin de donner leurs chevaux à garder ! Un brave spéculateur de la Cité, ou bien un membre de quelque commission de statistique du parlement aurait pu calculer, à une fraction près, d’après tous les cavaliers qui galopaient, quelle somme produiraient en un an, dans la ville de Londres, les chevaux qu’on donnerait à garder. Et, sans nul doute, cette somme n’eût pas été méprisable, si la vingtième partie seulement des gentlemen qui n’avaient pas de grooms eût voulu mettre pied à terre ; mais ils n’en faisaient rien ; et souvent il ne faut qu’une misérable bagatelle comme celle-là pour détruire dans leur base les calculs les plus ingénieux.

Kit marchait droit devant lui, tantôt vite, tantôt tout doucement, ralentissant son pas s’il voyait un cavalier modérer l’allure de son cheval et tourner la tête ; ou bien embrassant toute la rue de son regard pénétrant, comme s’il saisissait au loin l’apparition lumineuse d’un cavalier cheminant bien tranquillement à l’ombre, de l’air d’un homme qui à chaque porte promettait de s’arrêter. Mais ils passaient tous l’un après l’autre, sans laisser un penny à gagner après eux. « Je voudrais bien savoir, pensait le jeune homme, si un de ces messieurs, venant à apprendre que nous n’avons rien dans le buffet, ne ferait pas halte tout exprès, et s’il ne feindrait pas d’avoir besoin d’entrer dans une maison, afin de me faire gagner quelque chose. »

Fatigué d’avoir arpenté tant de rues, sans parler de ses désappointements multipliés, il s’était assis sur une marche de porte afin de se reposer un peu, lorsqu’il vit arriver de son côté une petite chaise à quatre roues, aux ressorts grinçants et criards, tirée par un petit poney d’un poil bourru et d’un caractère évidemment indocile, et conduite par un petit vieillard gros et gras, de mine pacifique. Auprès du petit vieillard était assise une petite vieille dame grosse et grasse et pacifique comme lui ; le poney allait à sa fantaisie, ne faisant que ce qui lui passait par la tête. Si le vieux monsieur le gourmandait en secouant les rênes, le poney répliquait en secouant sa tête. Il était aisé de comprendre que tout ce qu’on pourrait obtenir du poney, ce serait qu’il voulût bien suivre une rue que son maître avait des raisons particulières de vouloir enfiler ; mais il paraissait bien entendu entre eux qu’on laisserait le poney s’y prendre pour cela comme il voudrait, ou qu’on n’en obtiendrait rien.

Comme la voiture passait près de l’endroit où il était assis, Kit regarda si attentivement ce petit équipage, que le vieux monsieur remarqua notre jeune garçon ; et Kit s’étant levé avec empressement, chapeau bas, le vieux monsieur ordonna au poney de s’arrêter, ordre auquel le poney se conforma gracieusement, cette partie des devoirs de sa charge lui étant rarement désagréable.

« Je vous demande pardon, monsieur, dit Kit. Je suis fâché que vous vous arrêtiez pour moi. Je voulais seulement vous demander si votre intention était de faire garder votre cheval.

— Je vais dans la rue voisine. Si vous voulez nous y suivre, vous aurez le pourboire. »

Kit le remercia et le suivit tout joyeux. Le poney prit son élan en décrivant un angle aigu pour examiner de près un lampadaire de l’autre côté de la rue, puis il revint par la tangente, de l’autre côté, vers un autre lampadaire qu’il voulait sans doute comparer avec le premier. Ayant satisfait sa curiosité et observé que les deux réverbères étaient de même modèle et de même matière, il fit un temps d’arrêt, sans doute pour se livrer à la méditation qui l’absorbait.

« Voulez-vous bien marcher, monsieur, dit le petit vieillard, ou votre intention est-elle de nous faire rester ici pour manquer notre rendez-vous ? »

Le poney resta immobile.

« Oh ! méchant Whisker ! dit la vieille dame. Fi ! fi donc ! … Je suis honteuse de votre conduite ! … »

Le poney parut touché de cet appel fait à ses sentiments : car il se remit à trotter, bien qu’avec une certaine humeur boudeuse, et ne s’arrêta plus qu’en arrivant à une porte où se trouvait une plaque de cuivre avec ces mots : WITHERDEN, NOTAIRE. Le vieux monsieur descendit, aida la vieille dame à descendre et tira du coffre, sous le siège, un immense bouquet ressemblant, pour la forme et la dimension, à une large bassinoire, moins le manche. La dame entra dans la maison, d’un air grave et majestueux, suivie de près par le vieux gentleman qui était pied bot.

Ils furent introduits, à ce qu’on put croire au son assourdi de leur voix, dans un parloir donnant sur le devant et qui paraissait être une espèce de bureau. Comme il faisait très-chaud et que la rue était fort tranquille, on avait laissé les fenêtres toutes grandes ouvertes, et il était très-facile d’entendre, à travers les stores vénitiens, ce qui se passait à l’intérieur.

D’abord ce furent de grandes poignées de main, un grand bruit de pieds que suivit apparemment l’offre du bouquet ; car une voix, probablement celle de M. Witherden, le notaire, s’écria à plusieurs reprises : « Délicieux ! … Il embaume ! … » et un nez, qui devait appartenir au dit personnage, respira l’odeur du bouquet avec un reniflement qui témoignait de son plaisir infini.

« Je l’ai apporté en l’honneur de cette occasion, monsieur, dit la vieille dame.

— Une occasion, certes, madame ; une occasion qui m’honore, madame, oui, qui m’honore, répondit M. Witherden. J’ai eu chez moi plus d’un jeune homme, madame, plus d’un jeune homme. Il en est plusieurs qui sont arrivés à la fortune et ont oublié leurs anciens compagnons et amis, madame ; il en est d’autres qui, en ce jour, ont l’habitude de venir me voir et me dire : « Monsieur Witherden, les plus heureuses heures que j’ai connues dans ma vie sont celles que j’ai passées dans votre étude, assis sur ce tabouret ! » Mais parmi mes clercs, madame, quel qu’ait été mon attachement pour eux, il n’en est aucun dont j’aie jamais auguré aussi bien que de votre fils.

— Oh ! cher monsieur, s’écria la vieille dame, vous ne savez pas toute la joie que vous nous faites en nous parlant de la sorte.

— Je dis, madame, ce que je pense d’un honnête homme. Et l’honnête homme est, comme dit le poète, le plus noble ouvrage sorti des mains de Dieu. Je suis complètement de l’avis du poète, madame. Mettez d’un côté les chaînes des Alpes, de l’autre un colibri, il n’est rien, comme chef-d’œuvre de la création, à comparer à l’honnête homme, ou à l’honnête femme, bien entendu qui dit l’homme dit la femme.

— Tout ce que M. Witherden veut bien dire de moi, reprit alors une petite voix douce, je puis le dire bien mieux encore de lui, assurément.

— C’est une circonstance heureuse, très-heureuse, reprit le notaire, que ce soit aujourd’hui le vingt-huitième anniversaire du jour de sa naissance, et j’espère savoir l’apprécier. J’ai la confiance, mon cher monsieur Garland, que nous aurons lieu de nous féliciter ensemble de cette heureuse rencontre. »

Le vieux monsieur répondit que c’était son plus cher désir. En conséquence, les poignées de main recommencèrent de plus belle ; puis le vieillard ajouta :

« Quoi qu’on en puisse dire, j’affirme que jamais fils n’a donné plus de satisfaction à ses parents que notre Abel Garland. Sa mère et moi, nous nous sommes mariés tard, ayant attendu un assez grand nombre d’années, jusqu’à ce que nous fussions dans une bonne position. Quand je pense que le ciel nous a fait la grâce de bénir notre union tardive en nous donnant un fils qui s’est montré toujours soumis et affectueux, c’est pour nous deux, monsieur, une source de bonheur inappréciable.

— Oh ! vous avez raison, je n’en doute pas, répliqua le notaire d’un accent sympathique. À la vue d’une telle félicité, je déplore encore plus d’être resté célibataire. Il y avait autrefois une jeune personne, monsieur, la fille d’un armateur des plus honorables… Mais c’est une faiblesse de parler de cela. Chukster, apportez ici le contrat d’apprentissage de M. Abel.

— Vous voyez, monsieur Witherden, dit la vieille dame, qu’Abel n’a pas été élevé comme la plupart des jeunes gens. Il a toujours trouvé son plaisir dans notre société, toujours il a été avec nous. Jamais Abel ne nous a quittés, même pour une seule journée. N’est-il pas vrai, mon ami ?

— Jamais, ma chère, excepté quand il alla à Margate, un samedi, avec M. Tomkinley, qui avait été professeur dans cet établissement. Il en revint le lundi ; mais, vous vous en souvenez, il fut ensuite très-malade ; c’était vraiment un excès de dissipation dont nous avons été punis.

— Il n’en avait pas l’habitude, vous le savez, dit la vieille dame, et il n’était pas de force à le supporter, c’est certain. En outre, il ne trouvait pas de plaisir à se trouver sans nous, et il n’avait personne pour causer avec lui et le distraire.

— C’est la vérité, dit la même petite voix tranquille qu’on avait entendue déjà. J’étais loin de maman, j’étais désolé en songeant que j’avais laissé la mer entre nous ! … Oh ! jamais je n’oublierai mon impression quand je pensai que la mer était entre nous !

— C’était bien légitime en pareille circonstance, dit le notaire. Les sentiments de M. Abel faisaient honneur à son caractère, ils font honneur à votre caractère, madame, au caractère de son père, et à la nature humaine. Il ne s’est pas démenti chez moi ; c’est le même sentiment qui inspire toujours sa conduite honnête et régulière. Je vais signer le contrat d’apprentissage au bas des articles que M. Chukster certifiera conformes ; et, plaçant mon doigt sur ce cachet bleu en losange, je dois faire remarquer à intelligible voix — ne vous effrayez pas, madame, c’est une pure formalité légale, — que je délivre ceci comme mon acte et sous-seing. M. Abel va écrire son nom vis-à-vis de l’autre cachet, en répétant les mêmes paroles cabalistiques, et l’affaire sera faite et parfaite. Ah ! ah ! ah ! Vous voyez ! ce n’est pas plus difficile que ça. »

Il y eut quelques moments de silence, sans doute pendant que M. Abel accomplissait les formalités voulues ; puis on recommença à se presser les mains et à piétiner ; après cela, le bruit des verres se fit entendre, et tout le monde se mit à parler à la fois. Au bout d’un quart d’heure environ, M. Chukster, une plume, sur l’oreille et la face illuminée par le vin, parut au seuil de la porte, et daignant condescendre à appeler Kit, en forme de plaisanterie,« petit coquin, » il lui annonça que les visiteurs allaient sortir.

La compagnie sortit aussitôt. M. Witherden, homme de petite taille, joufflu, rubicond, preste dans son allure et pompeux dans son langage, parut, conduisant la vieille dame avec beaucoup de cérémonie ; le père et le fils venaient ensuite, se donnant le bras. M. Abel, qui avait un petit air vieillot, semblait être du même âge que son père ; il y avait entre eux une similitude extraordinaire de traits et de physionomie, bien qu’à la vérité M. Abel ne possédât pas encore l’aplomb et la rondeur joviale de M. Garland et qu’il eût au contraire une certaine réserve timide. Mais pour tout le reste, pour le costume tiré à quatre épingles, et même pour le pied bot, le jeune homme et son père étaient taillés sur le même patron.

Lorsqu’il vit sa mère bien installée à sa place et qu’il l’eut aidée à reprendre et mettre en ordre son mantelet et un petit panier qui formait un accessoire indispensable de son équipage, M. Abel s’établit dans un petit siège placé à l’arrière-train et qu’on lui avait évidemment destiné. Là il se mit à sourire tour à tour à tous les assistants, en commençant par mistress Garland et finissant par le poney. Ce ne fut pas chose aisée de faire comprendre au poney qu’il fallait lui repasser les guides par-dessus la tête ; enfin l’on y parvint ; et le vieux gentleman, s’étant juché sur son siège et ayant pris les rênes en main, chercha dans sa poche une pièce de douze sous pour Kit.

Mais personne ne possédait de pièce de douze sous, ni M. Garland, ni sa femme, ni M. Abel, ni le notaire, ni M. Chukster. Un schelling[1], c’était beaucoup trop ; mais il n’y avait pas dans cette rue de boutique où l’on pût changer, et M. Garland donna le schelling au jeune homme.

« Tenez, dit-il en plaisantant ; je dois revenir ici, à la même heure, lundi prochain ; trouvez-vous-y, mon garçon, pour achever de gagner cette pièce.

— Je vous remercie, monsieur, dit Kit ; soyez sûr que je n’y manquerai pas. »

Il parlait sérieusement ; mais en l’entendant, tout le monde partit d’un éclat de rire, et particulièrement M. Chukster qui, par un véritable hurlement, témoigna du plaisir extraordinaire que lui causait cette plaisanterie. Or, comme le poney, par un pressentiment qu’il retournait au logis ou par détermination particulière de ne pas aller ailleurs — ce qui revenait au même, — était parti d’un pas très-vif, Kit n’eut point le temps de s’expliquer ; il dut donc s’en aller de son côté. Après avoir dépensé son petit trésor en achats qu’il jugea utiles à sa famille, sans oublier le millet pour l’oiseau chéri, il précipita sa marche, d’autant plus joyeux de son succès, de sa bonne fortune, qu’il espérait bien que Nell et le vieillard l’auraient devancé à la maison.




  1. 1 franc 25 centimes