Le Magasin d’antiquités/Tome 1/21

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 174-183).



CHAPITRE XXI.


Kit s’en retourna vers son logis, et bientôt il eut oublié le poney, et la chaise, et la vieille petite dame, et le vieux petit monsieur, et le jeune petit monsieur par-dessus le marché, en songeant à ce que pouvaient être devenus son maître et la gentille Nelly, sa première et son unique pensée. Il s’efforçait de donner quelque motif plausible à leur absence prolongée, et de se persuader à lui-même qu’ils ne tarderaient pas à revenir. Fortifié par cette espérance, il s’achemina vers sa demeure, voulant d’abord terminer la besogne que lui avait fait brusquement interrompre le souvenir de sa commission, puis sortir de nouveau pour chercher à gagner le pain du jour.

Quand il arriva à l’angle du square où il habitait, voilà qu’il aperçut le poney en cet endroit ! c’était bien lui, plus entêté que jamais. M. Abel était assis tout seul dans la chaise, et il exerçait une surveillance vigilante sur tous les mouvements de l’animal Ayant levé les yeux par hasard et aperçu Kit qui passait, il lui adressa le premier un petit salut.

Kit s’étonnait de revoir si près de son logis le poney et la chaise, sans pouvoir s’expliquer pourquoi le poney se trouvait de ce côté, ni où étaient allés la vieille dame et le vieux monsieur. Mais ayant soulevé le loquet de la porte et étant entré, il trouva dans la chambre M. Garland et mistress Garland en conversation réglée avec sa mère. À cet aspect inattendu, il ôta précipitamment son chapeau et fit, tout honteux, son plus beau salut.

« Nous voici encore, Christophe, vous voyez, dit M. Garland avec un sourire.

— Oui, monsieur, » dit Kit.

Et en parlant ainsi il regarda sa mère, pour savoir la raison de cette visite.

« Monsieur a eu la bonté, dit la mère, faisant droit à cette question muette, de me demander si vous avez une bonne place, ou même si vous en avez une. Je lui ai répondu que non, que vous n’en avez pas. Alors il a eu la bonté de me dire que…

— Que nous avons besoin chez nous d’un brave garçon, dirent à la fois le vieux monsieur et la vieille dame, et que nous pourrions nous arranger ici, dans le cas où nous trouverions tout à notre satisfaction. »

À l’idée qu’il s’agissait de lui, que c’était lui qu’on voulait engager, Kit partagea l’anxiété de sa mère et devint tout troublé ; car le bon vieux couple était si méthodique, si prudent, et multipliait tellement les questions, que le jeune homme commença à craindre de n’avoir aucune chance de succès.

« Vous comprenez, ma bonne dame, dit mistress Garland à la mère de Kit, qu’il est nécessaire d’apporter beaucoup de précaution en semblable matière ; car nous ne sommes que trois dans la famille, tous trois gens très-réguliers dans nos habitudes, et il serait très-pénible pour nous de nous voir déçus dans notre attente, et obligés de renoncer à nos espérances. »

À quoi la mère de Kit répliqua que c’était très-juste, très-raisonnable, très-convenable assurément ; à Dieu ne plut qu’elle voulut empêcher, ou qu’elle eût intérêt à empêcher aucune enquête sur sa moralité ou celle de son fils ; un si bon fils, elle osait le dire quoique sa mère ; et même elle ne craignait pas d’ajouter qu’il ressemblait à son père, qui n’avait pas été seulement un bon fils pour sa mère à lui, mais le meilleur des maris et le meilleur des pères ; Kit suivrait cet exemple, elle le savait à n’en pouvoir douter ; et non seulement Kit, mais le petit Jacob et le poupon aussi, quand ils seraient plus grands ; mais malheureusement les autres ne l’étaient pas assez encore, et ils ignoraient même quelle perte ils avaient faite, et peut-être valait-il mieux pour eux qu’ils fussent trop jeunes pour la connaître. Tout cela, la mère de Kit l’accompagna d’une longue histoire en essuyant ses yeux avec son tablier et frappant doucement la petite tête de Jacob qui s’agitait dans le berceau et considérait avec de grands yeux ce monsieur et cette dame inconnus.

Quand la mère de Kit eut achevé son discours, la vieille dame reprit ainsi la parole :

« Je suis certaine que vous êtes une personne très-honnête et très-respectable. »

On le voyait rien qu’à sa manière de s’exprimer, la mine des enfants, la propreté de la maison, étaient faites pour inspirer la plus grande confiance.

Là-dessus la mère de Kit fit une révérence et parut soulagée. Alors la bonne femme entra dans de longs et minutieux détails sur la vie et l’histoire de Kit, depuis les moments les plus reculés jusqu’à ce dernier jour ; sans omettre de mentionner sa merveilleuse chute d’une fenêtre de l’arrière-boutique lorsqu’il était en bas âge, ni tout ce qu’il avait souffert dans sa rougeole, et, à ce sujet, la mère, pour embellir le récit, imita exactement la façon plaintive dont Kit malade demandait nuit et jour, soit une rôtie, soit de l’eau, et la manière dont il disait : « Mère, ne vous affligez pas ; bientôt je serai mieux. » Pour preuve de tout cela, elle invoquait le témoignage de Mme Green, locataire chez le marchand de fromage du coin, celui de plusieurs autres dames et messieurs de diverses parties de l’Angleterre et du pays de Galles ; entre autres, d’un M. Brown, qui devait servir actuellement en qualité de caporal dans les Indes orientales, et auquel elle renvoyait pour les renseignements. Tout cela, disait-elle, est à la parfaite connaissance de ces personnes.

Après la narration, M. Garland adressa à Kit quelques questions sur ce qu’il savait faire, tandis que Mme Garland s’occupait des enfants, et, apprenant de la bouche de mistress Nubbles certaines circonstances remarquables qui avaient accompagné la naissance de chacun d’eux, remémora de son côté d’autres circonstances, non moins remarquables, qui avaient signalé la naissance de son propre fils, M. Abel ; d’où il suivit que la mère de Kit et la mère de M. Abel avaient couru bien plus de périls, et enduré bien plus de maux que les autres femmes de toute condition d’âge et de sexe. Enfin on passa à l’inventaire de la garde-robe de Kit ; une petite avance fut faite pour la mettre en état, et Kit fut formellement retenu par M. et mistress Garland, d’Abel-Cottage, à Finchley, aux gages de cent cinquante francs par an, avec la nourriture et le logement.

Il serait difficile de dire à laquelle des deux parties fut le plus agréable cet arrangement, que des regards d’amitié et des sourires empressés scellèrent des deux parts. On convint que Kit serait rendu le surlendemain matin à sa nouvelle demeure ; et finalement le vieux petit couple prit congé, après avoir donné un bel écu à Jacob et un autre au poupon. Leur nouveau domestique escorta M. et mistress Garland jusqu’à la rue ; il tint par la bride l’obstiné poney, tandis que ses maîtres reprenaient leur place dans la voiture, et il les regarda partir avec la joie au cœur.

« Eh bien ! mère, dit Kit rentrant vivement dans la maison ; voilà, je pense, ma fortune faite.

— Je le crois aussi, dit la mère. Cinquante écus par an ! Est-ce bien possible ?

— Ah ! s’écria-t-il, s’efforçant de conserver une gravité en rapport avec un semblable chiffre, mais ne pouvant malgré lui s’empêcher de laisser éclater son bonheur, nous voilà riches ! »

Il poussa un long soupir de satisfaction, et plongeant ses mains bien avant dans ses poches, comme si chacune d’elles contenait au moins les gages d’une année, il regarda sa mère, comme s’il la voyait déjà nageant dans l’opulence et toute cousue d’or.

« Grâce à Dieu, j’espère que nous ferons de vous une belle dame le dimanche, ma mère ! et de Jacob un savant, et du poupard un enfant soigné, et comme nous allons vous décorer une belle chambre au premier étage ! … Cinquante écus par an !

— Hum ! … croassa une voix étrange ; qu’est-ce que c’est, cinquante écus par an ? Qui est-ce qui a cinquante écus par an ? »

Et en même temps que la voix lançait cette question, Daniel Quilp paraissait, ayant sur ses talons Richard Swiveller.

« Qui est-ce qui disait qu’il allait avoir cinquante écus par an ? demanda Quilp, promenant autour de lui son regard scrutateur. Est-ce le vieux qui a dit cela ? ou bien est-ce Nelly ? Comment cela, où cela ? hein… »

La bonne femme fut tellement alarmée par l’apparition soudaine de ce modèle achevé de laideur, qu’elle se hâta d’enlever le petit enfant de son berceau et de se réfugier avec lui à l’extrémité de la chambre. Pendant ce temps, le petit Jacob, assis sur son escabeau, les mains sur ses genoux, considérait Quilp comme une espèce de fantôme fascinateur et poussait des cris terribles. M. Richard Swiveller passait tranquillement en revue la famille par-dessus la tête de M. Quilp ; et Quilp lui-même, les mains dans ses poches, souriait du plaisir d’avoir causé toute cette peur.

« Ne soyez pas effrayée, madame, dit Quilp après quelques moments de silence ; votre fils me connaît ; je ne mange pas les petits enfants, je ne les aime pas assez pour cela. Vous feriez mieux de faire taire ce petit qui crie comme si j’étais tenté de le dévorer. Holà, monsieur ! Voulez-vous bien rester tranquille ? … »

Le petit Jacob arrêta le cours de deux larmes qui coulaient de ses yeux, et aussitôt il garda le silence de la terreur.

« Ne vous avisez pas de crier encore, méchant que vous êtes ! dit Quilp le regardant avec sévérité, ou bien je vous ferai des grimaces et vous donnerai des attaques de nerfs. Maintenant, monsieur, dit-il à Kit, pourquoi n’êtes-vous pas venu chez moi comme vous me l’aviez promis ?

— Pourquoi y serais-je allé ? répliqua le jeune homme. Je n’avais pas affaire à vous, pas plus que vous n’aviez affaire à moi.

— Voyons, madame, dit Quilp, se retournant vivement et quittant Kit pour sa mère ; quand est-ce que son vieux maître est venu ici ou a envoyé chez vous pour la dernière fois ? Est-il ici en ce moment ? S’il n’y est pas, où est-il allé ?

— Il n’est pas venu du tout ici, répondit mistress Nubbles Je voudrais bien savoir où ils sont allés… Cela donnerait à mon fils et à moi aussi bien plus de tranquillité ! … Si vous êtes le gentleman qui se nomme M. Quilp, je croyais que vous auriez su où ils étaient, et c’est ce que je disais aujourd’hui même à mon fils.

— Hum ! murmura Quilp, évidemment contrarié par l’air de vérité de ces paroles ; est-ce là tout ce que vous avez à dire aussi à ce gentleman ?

— Si le gentleman m’adresse la même question, je ne saurais lui répondre autrement. Et je voudrais bien pouvoir lui faire une autre réponse pour notre propre satisfaction. »

Quilp dirigea un regard sur Richard Swiveller et raconta que, l’ayant rencontré sur le seuil, il avait reçu de lui la déclaration qu’il venait aussi chercher quelques renseignements sur les fugitifs.

« J’ai supposé que c’était la vérité !

— Oui, dit Richard, oui, tel était le but de mon expédition. Je m’imaginais que c’était possible : il ne nous reste plus qu’à sonner le glas funèbre de l’imagination. Je donnerai l’exemple.

— Vous semblez désappointé ? dit Quilp.

— Un échec, monsieur, un échec, voilà tout, répondit Dick. Je me suis mêlé d’une affaire qui n’a abouti qu’à un échec ; et un chef-d’œuvre d’éclat et de beauté sera offert en sacrifice sur l’autel de Cheggs. Voilà tout, monsieur. »

Le nain lança à Richard un sourire moqueur ; mais Richard, qui avait pris avec un ami un lunch un peu trop fort, ne s’aperçut de rien et continua à déplorer son sort avec des regards sombres et désespérés. Quilp n’eut pas de peine à comprendre que la visite de Swiveller et son violent déplaisir avaient un motif secret, et dans l’espérance de pouvoir y trouver une occasion de jouer un mauvais tour, il se promit de pénétrer au fond du mystère. Il n’eut pas plutôt pris cette résolution, qu’il donna à sa physionomie l’expression de la candeur la plus ingénue et sympathisa ouvertement avec Swiveller.

« Moi-même, dit Quilp, j’éprouve un grand désappointement au simple point de vue de l’amitié que je leur avais vouée ; mais quant à vous, mon cher monsieur, vous avez des raisons sérieuses, des raisons personnelles qui, sans doute, vous rendent ce désappointement encore plus pénible.

— Je crois bien, dit Richard d’un ton bourru.

— Sur ma parole, j’en suis fâché, très-fâché. Moi-même, ils m’ont planté là. Puisque nous sommes compagnons d’infortune, pourquoi ne chercherions-nous pas aussi à nous consoler de compagnie ? Si quelque affaire privée ne vous appelait pas en ce moment d’un autre côté, ajouta Quilp le tirant par la manche et le regardant du coin de l’œil en plein visage, il y a au bord de l’eau une maison où l’on débite le meilleur schiedam qu’il y ait au monde ; il passe pour provenir de contrebande, mais c’est entre nous. Le maître du lieu me connaît bien. On y trouve un petit kiosque sur la Tamise, où nous pourrons prendre un verre de cette délicieuse liqueur avec une pipe d’excellent tabac comme on n’en trouve que là ; j’en sais quelque chose : un tabac première qualité. On y est tout à fait à son aise et commodément au possible. À moins que vous n’ayez quelque engagement particulier qui vous oblige absolument de vous rendre ailleurs ; qu’en dites-vous, monsieur Swiveller ? »

Tandis que le nain parlait, un sourire de plaisir épanouissait le visage de Dick et ses sourcils s’étaient doucement détendus. Au moment où Quilp achevait sa proposition, Dick lui rendait son regard sournois : c’était marché fait ; il ne leur restait plus qu’à sortir et s’acheminer vers la maison en question. C’est ce qu’ils firent aussitôt. Ils n’avaient pas plutôt tourné le dos, que le petit Jacob cessa d’être pétrifié et le dégel commença par son cri interrompu, qu’il reprit au point même où la vue de Quilp l’avait glacé dans son gosier.

Le kiosque dont M. Quilp avait parlé était une espèce d’échoppe en bois toute délabrée et d’une hideuse nudité qui dominait la vase de la rivière et semblait menacer sans cesse d’y tomber. La taverne à laquelle appartenait ce pavillon était un bâtiment détraqué, sapé et miné par les rats, soutenu seulement par de grandes pièces de charpente qui étaient dressées contre ses murailles et lui servaient d’appui depuis si longtemps qu’elles avaient vieilli et fléchi avec leur fardeau, et, par une nuit de vent, on entendait des craquements comme si tout l’établissement allait crouler. La maison était assise, si l’on peut parler ainsi d’une vieille masure plus près d’être renversée que d’être assise, sur une sorte de terrain vague, noirci par la fumée insalubre des cheminées de fabriques et répercutant à la fois le bruit combiné des roues de fer et de l’eau clapotante. Au dedans, ses agréments répondaient parfaitement aux promesses du dehors. Les chambres étaient basses et humides ; les murailles toutes visqueuses percées de crevasses et de trous ; les marches d’escalier pourries et ravalées ; les solives mêmes, sorties de leur assiette, avaient un aspect menaçant qui tenait à distance le passant intimidé.

Ce fut en ce lieu de délices que M. Quilp conduisit Richard Swiveller, sans oublier de lui en faire remarquer les beautés tout d’abord. Bientôt, sur la table décorée de dessins, de potences ou de lettres initiales faits au couteau, figura un petit baril de bois rempli de la liqueur tant vantée. M. Quilp en versa dans les verres avec l’habileté d’un consommateur distingué, y mêla environ un tiers d’eau, offrit sa part à Richard Swiveller, et, allumant sa pipe à un bout de chandelle dans une vieille lanterne toute bossuée, il se jeta sur son siège et se mit à fumer.

« N’est-ce pas que c’est bon ? demanda Quilp, tandis que Richard Swiveller faisait claquer ses lèvres. N’est-ce pas que c’est fort et roide ? Comme ça vous fait cligner de l’œil ; comme ça vous suffoque ! Comme ça fait venir les larmes aux yeux ! Comme ça vous rend haletant, hein ?

— Je le crois parbleu bien ! s’écria Dick, jetant une partie du contenu de son verre et le remplissant d’eau ; dites donc, l’ami ! vous n’allez pas me faire croire que vous avalez cette lave toute bouillante ?

— Comment ! dit Quilp, vous ne buvez pas cela !… Regardez-moi. Regardez… tenez ! encore. Ne pas boire cela ! »

Tout en parlant, Daniel Quilp leva et absorba trois petits verres pleins de la liqueur infernale ; puis, avec une horrible grimace, il tira plusieurs bouffées de sa pipe, avala la fumée et la rendit par le nez en nuages épais. Après avoir accompli cet exploit, il reprit sa première position et s’abandonna à un bruyant éclat de rire. « Portons un toast ! cria-t-il en tambourinant alternativement de son poing et de son coude sur la table, comme s’il jouait un air sur le tambour de basque.« À la femme ! à la beauté ! Portons un toast à la beauté et vidons nos verres jusqu’à la dernière goutte. Le nom de votre belle… voyons ?

— Si vous voulez un nom, dit Richard, en voici un : Sophie Wackles.

— Sophie Wackles ! cria le nain. Eh bien ! va ! à miss Sophie Wackles, c’est-à-dire à Mme Richard Swiveller bientôt ! ah ! ah ! ah !

— Ah ! il y a quelques semaines, à la bonne heure ; mais maintenant impossible, mon gaillard. Elle s’est immolée sur l’autel de Cheggs.

— Empoisonnez Cheggs, coupez les oreilles à Cheggs. Qu’on ne me parle pas de Cheggs. Le vrai nom de cette beauté, c’est Swiveller, et pas un autre. Je bois de nouveau à sa santé, à la santé de son père, de sa mère, de tous ses frères et sœurs, — à la glorieuse famille des Wackles ! — Tous les Wackles du même verre ! — Buvons aux Wackles jusqu’à la lie !

— Ma foi ! dit Richard, qui s’arrêta au moment de porter son verre à ses lèvres et fixa sur le nain un regard de stupeur en le voyant agiter tout à la fois ses bras et ses jambes ; vous êtes un joyeux compère ; mais de tous les joyeux compères que j’aie jamais vus ou connus, vous êtes bien celui qui a les manières les plus bizarres, les plus extraordinaires, ma parole d’honneur. »

Cette naïve déclaration, loin de diminuer les excentricités de M. Quilp, ne servit qu’à les accroître. Richard Swiveller, étonné de le voir dans une telle veine d’humeur bruyante, et buvant assez bien pour son compte afin de lui tenir compagnie, commença à se livrer, à devenir plus expansif, et peu à peu, grâce à l’habile tactique de M. Quilp, il épancha complètement son cœur. L’ayant amené où il voulait, et sachant bien maintenant la note qu’il lui faudrait attaquer au besoin, Daniel Quilp trouva sa tâche très-simplifiée, et bientôt il fut instruit de tous les détails du plan ourdi entre le brave Dick et son meilleur ami.

« Arrêtez ! dit Quilp. L’affaire est bonne, l’affaire est bonne. Elle peut réussir, elle réussira ; j’y mettrai la main ; dès à présent je suis tout à vous.

— Comment ! vous croyez qu’il reste encore une chance ! demanda Dick, surpris de l’encouragement qu’il recevait.

— Une chance ! répéta le nain ; certainement ! … Sophie Wackles peut devenir une Cheggs ou tout ce qu’il lui plaira, mais non une Swiveller. Faut-il que vous soyez né coiffé ! Le vieux est plus riche qu’aucun juif vivant ; votre fortune est faite. Je ne vois plus en vous que l’époux de Nelly, roulant sur l’or et sur l’argent. Je vous aiderai. Cela se fera. Rappelez-vous bien ce que je vous dis. Cela se fera.

— Mais comment ? dit Richard.

— Nous avons du temps devant nous ; cela se fera. Nous nous réunirons encore pour parler de ce sujet tout à notre aise. Remplissez donc votre verre tandis que je m’en vais. Je reviens tout de suite, tout de suite. »

En achevant ces paroles jetées à la hâte, Daniel Quilp se glissa dans un ancien jeu de quilles abandonné qui se trouvait derrière le cabaret. Là il se jeta sur le sol et se mit à se rouler en hurlant de joie.

« Voilà, criait-il, un divertissement fait pour moi, tout prêt, tout arrangé pour que je n’aie plus qu’à en jouir à mon aise. C’est ce garçon sans cervelle qui m’a rompu les os l’autre jour, n’est-ce pas ? C’est son ami et complice M. Trent qui autrefois faisait les yeux doux à mistress Quilp et la poursuivait de ses œillades, n’est-ce pas ? Eh bien ! ils vont poursuivre deux ou trois ans leur précieux projet pour aboutir à quoi ? à devenir un mendiant, voilà pour l’un ; à se mettre la corde au cou par un lien indissoluble, voilà pour l’autre. Ah ! ah ! ah ! Il épousera Nell. Il la possédera ; et moi je serai le premier, dès que le nœud sera bien serré autour de son cou, à leur dire tout ce qu’ils y auront gagné et la part que j’y aurai prise. Alors nous réglerons nos vieux comptes ; alors le moment viendra de leur rappeler que je suis un ami excellent, et combien ils me doivent de reconnaissance de les avoir aidés à obtenir cette héritière. Ah ! ah ! ah ! »

Au milieu de son paroxysme, M. Quilp faillit avoir une aventure désagréable, car en se roulant contre une niche à moitié ruinée, il vit s’en élancer un gros chien féroce qui, si sa chaîne n’eût été trop courte, n’eût pas marqué de le saluer d’une façon assez brutale. Quoi qu’il en soit, le nain resta couché sur son dos, en parfaite sûreté, narguant le chien avec sa face hideuse et triomphant de ce que l’animal ne pouvait avancer d’un pouce de plus, bien qu’il n’y eût pas plus de deux pieds d’intervalle entre eux.

« Tiens donc, viens donc me mordre, lâche que tu es ! dit Quilp sifflant et agaçant l’animal au point de le rendre enragé. Tu n’oses pas, gros poltron, tu vois bien que tu n’oses pas, xi… xi… »

Le chien tira sa chaîne et s’y pendit avec des yeux étincelants et un aboiement furieux ; mais le nain resta couché, faisant claquer ses doigts avec des gestes de défi et de dédain. Quand il eut suffisamment savouré son plaisir, il se leva, et posant le poing sur la hanche, il exécuta une danse de démon autour de la niche jusqu’aux limites extrêmes de la chaîne, laissant le chien presque enragé. Ayant ainsi donné à son humeur une disposition des plus agréables, il retourna auprès de son compagnon qui ne s’était douté de rien, et le retrouva contemplant la marée d’un air extrêmement grave et réfléchissant à ces monceaux d’or et d’argent dont M. Quilp avait parlé.