Le Magasin d’antiquités/Tome 1/32

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 265-271).



CHAPITRE XXXII.


En apprenant qu’elle avait été menacée des étrivières et de la pénitence publique, Mme Jarley éprouva une fureur indescriptible. La véritable, l’unique Jarley, être exposée au mépris de la foule, être huée par les enfants et insultée par les policemen ! Elle, qui faisait les délices de la grande et de la petite noblesse, être dépouillée d’un chapeau que la femme d’un lord-maire se fût honorée de porter et exposée en chemise comme un exemple de mortification humiliante ! Et c’était une miss Monflathers qui avait l’audace de la menacer de cette peine dégradante, qui ferait honte à l’imagination la plus perverse ! »

« En vérité, s’écria mistress Jarley dans l’explosion de sa colère et ne se dissimulant pas l’insuffisance de ses moyens de vengeance, quand je pense à cela, il y a de quoi se faire athée ! … »

Mais au lieu d’adopter cette vengeance extrême, Mme Jarley, après réflexion, tira la bouteille suspecte ; elle fit poser des verres sur son tambour favori, s’assit sur une chaise derrière le tambour, appela ses gens autour d’elle, et leur raconta plusieurs fois mot à mot l’affront qu’elle avait reçu. Après quoi, elle leur ordonna, d’une sorte d’accent désespéré, de boire ; tantôt elle riait, tantôt elle pleurait, tantôt elle prenait elle-même une petite goutte, puis elle riait et pleurait à la fois, et reprenait deux gouttes : par degrés la digne femme en arriva à rire davantage et à pleurer moins, jusqu’à ce qu’enfin elle ne put assez rire aux dépens de miss Monflathers qui, d’odieuse qu’elle était, ne lui parut plus tout bonnement qu’un modèle achevé d’absurdité et de ridicule.

« Car enfin qu’est-ce qui a le dernier de nous deux, après tout ? demanda Mme Jarley. Tout cela c’est du bavardage ; elle dit qu’elle me fera donner les étrivières : qu’est-ce qui m’empêche de la menacer aussi des étrivières ? ce serait encore bien plus drôle. Allons, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. »

Étant arrivée à cette heureuse disposition d’esprit, grâce surtout à certaines interjections jetées çà et là par M. Georges en guise de consolation, Mme Jarley n’épargna pas à Nelly des paroles de réconfort, et lui demanda comme une faveur personnelle de ne plus penser à miss Monflathers que pour en rire toute sa vie vivante.

C’est ainsi que se termina, chez Mme Jarley, cet accès de colère qui s’apaisa longtemps avant le coucher du soleil. Cependant les tourments de Nelly étaient d’une nature plus grave, et les assauts qu’ils livraient à sa tranquillité ne pouvaient pas être aussi facilement réprimés.

Le soir même, comme elle le redoutait, son grand-père se glissa dehors ; il ne revint qu’au milieu de la nuit. Accablée par ces pensées, fatiguée de corps et d’esprit, elle était seule, assise dans un coin, et veillait en comptant les minutes jusqu’au moment où il arriva sans un sou, harassé, attristé, mais toujours sous l’empire de sa passion dominante.

« Donne-moi de l’argent, dit-il d’un ton farouche, comme ils allaient se coucher. J’ai besoin d’argent, Nell. Un jour, je te le rendrai avec un riche intérêt ; mais tout l’argent qui tombe dans tes mains doit m’appartenir : ce n’est pas pour moi que je le réclame, mais je veux m’en servir pour toi. Rappelle-toi cela, Nell, je veux m’en servir pour toi ! … »

Que pouvait faire l’enfant, sachant ce qu’elle savait, sinon de lui remettre chaque sou de son petit gain, de peur qu’il ne fût tenté de voler leur bienfaitrice ? Si elle s’avisait de révéler la vérité, elle avait peur qu’on ne le traitât en aliéné ; si elle ne lui procurait pas d’argent, il s’en procurerait lui-même. D’un autre côté, en lui en fournissant, elle nourrissait le feu qui le dévorait, et l’empêchait peut-être de se guérir de sa manie. Partagée entre ces réflexions, épuisée par le poids d’un chagrin qu’elle n’osait avouer, torturée par d’innombrables craintes durant les absences du vieillard, redoutant également son éloignement et son retour, elle vit les couleurs de la santé s’effacer de ses joues, ses yeux perdre leur éclat, son cœur se briser tous les jours. Ses peines d’autrefois étaient revenues, avec un surcroît de nouvelles agitations et de nouveaux doutes : le jour, elles assiégeaient son esprit ; la nuit, elles voltigeaient sur son chevet, elles la persécutaient dans ses rêves. Au milieu de son affliction, il était naturel que l’enfant aimât à se rappeler souvent l’image de la jeune fille dont elle n’avait eu que le temps d’entrevoir la bienveillance généreuse, mais dont la sympathie, exprimée dans une action rapide, était restée dans sa mémoire avec la douceur d’une amitié d’enfance. Elle se disait fréquemment que son cœur serait bien allégé, si elle avait une telle amie à qui elle pût confier ses chagrins ; que, si même elle pouvait seulement entendre cette voix, elle se sentirait plus heureuse. Alors elle souhaitait d’être quelque chose de plus convenable, d’être moins pauvre, d’être dans une condition moins humble, d’avoir le courage d’adresser la parole à miss Edwards, sans avoir à craindre d’être repoussée : mais, en y songeant, elle sentait quelle immense distance les séparait, et elle n’avait plus d’espérance que la jeune demoiselle pensât encore à elle.

L’époque des vacances était arrivée pour les maisons d’éducation. Les élèves étaient rentrées dans leurs familles. On disait que miss Monflathers faisait les charmes de Londres et ravageait les cœurs des gentlemen entre deux âges : mais on ne disait rien de miss Edwards. Était-elle retournée chez elle, avait-elle seulement un chez elle ? Était-elle restée à la pension ? Personne n’en disait rien. Mais un soir, comme Nelly revenait d’une promenade solitaire, elle passa justement devant l’auberge où s’arrêtaient les diligences, au moment où il en arrivait une : or, Nelly aperçut la belle demoiselle dont elle se souvenait si bien, et qui s’était élancée pour embrasser une jeune fille qu’on aidait à descendre de l’impériale.

C’était la sœur de miss Edwards, sa petite sœur, beaucoup plus jeune que Nelly, une sœur qu’elle n’avait pas vue depuis cinq ans. Pour la faire venir quelques jours seulement, miss Edwards avait dû pendant longtemps économiser ses modestes ressources. Nelly sentit en quelque sorte son cœur se briser, quand elle fut témoin de leurs embrassements. Elles s’écartèrent un peu de la foule qui se pressait autour de la voiture ; là, elles s’embrassèrent de nouveau, entremêlant leurs caresses joyeuses de larmes et de sanglots. Leur costume simple et distingué, le long trajet que la plus jeune sœur avait accompli toute seule, leur agitation, leur bonheur, les larmes qu’elles versaient ; il y avait là dedans toute une histoire pleine d’intérêt.

Elles se remirent au bout de quelques instants et s’éloignèrent, en se tenant par la main, ou plutôt en se serrant l’une contre l’autre.

« Bien sûr, vous êtes heureuse, ma sœur ? dit la plus jeune, au moment où elles passaient devant l’endroit où Nelly s’était arrêtée.

— Tout à fait heureuse, répondit miss Edwards.

— Mais, l’êtes-vous toujours ? … Ah ! ma sœur, pourquoi détournez-vous votre visage ? »

Nelly ne put s’empêcher de les suivre à une courte distance. Elles se rendirent à la maison d’une vieille bonne, chez qui miss Edwards avait loué pour sa sœur une chambre.

« Je viendrai vous voir chaque matin de bonne heure, dit miss Edwards, et nous passerons ensemble toute la journée.

— Pourquoi pas aussi le soir ? Chère sœur, est-ce qu’on vous en voudrait pour cela ? … »

D’où vient que, cette nuit-là, les yeux de la petite Nelly se mouillèrent de larmes comme ceux des deux sœurs ? D’où vient qu’elle sentit de la joie en son cœur pour les avoir rencontrées, et qu’elle éprouva de la tristesse à la pensée qu’elles seraient bientôt forcées de se séparer ? Gardons-nous de croire que cette sympathie eût été éveillée par aucune idée personnelle et que Nelly, à son insu, se fût reportée au souvenir de ses propres peines : mais, bien plutôt remercions Dieu de ce que les innocentes joies d’autrui peuvent nous émouvoir fortement, et de ce que même dans notre nature déchue il y a une source d’émotion pure qui doit être estimée dans le ciel !

À la brillante clarté du matin, mais plus souvent à la douce lueur du soir, Nelly, respectant les courtes et heureuses entrevues des deux sœurs, trop courtes pour lui permettre de s’approcher et de risquer un mot de remerciaient, bien qu’elle en brûlât d’envie, Nelly les suivait à quelque distance dans leurs promenades au hasard, s’arrêtant lorsqu’elles s’arrêtaient, s’asseyant sur le gazon quand elles s’asseyaient, se levant quand elles se levaient, et trouvant une compagnie et un véritable charme à se sentir si près d’elles.

Leur promenade du soir avait lieu habituellement au bord d’une rivière. Là aussi, chaque soir, venait Nelly, sans que les deux sœurs pensassent à elle, sans qu’elles l’aperçussent. Mais il lui semblait que c’étaient ses amies, ses confidentes, et qu’avec elles son fardeau était devenu plus léger, plus facile à porter ; qu’elle pouvait unir ses chagrins aux leurs, et que toutes trois se donnaient une consolation mutuelle. Sans doute, c’était une faiblesse d’imagination, la pensée enfantine d’une jeune fille solitaire ; mais les soirs succédaient aux soirs, et les deux sœurs venaient toujours au même lieu, et Nelly les y suivait toujours avec un cœur attendri et soulagé.

Un soir, au retour, elle fut effrayée d’apprendre que Mme Jarley avait donné l’ordre d’annoncer que la magnifique collection n’avait plus à rester qu’un seul jour dans la ville. En conséquence de cette menace, car toutes les annonces relatives aux plaisirs du public sont connues pour être d’une exactitude irrévocable, l’exhibition devait être close le lendemain.

« Nous allons donc partir immédiatement, madame ? demanda Nelly.

— Regardez ceci, mon enfant, répondit Mme Jarley. Voilà la réponse à votre question. »

En parlant ainsi, Mme Jarley lui montra un autre tableau sur il était dit que, par suite du grand nombre de visiteurs et de la quantité considérable de personnes contrariées de n’avoir pu entrer pour voir les figures de cire, l’exhibition serait prolongée jusqu’à la fin de la semaine, et que la réouverture aurait lieu le lendemain.

« À présent, dit Mme Jarley, que les institutions sont en vacances et que la curiosité des principaux amateurs est épuisée, nous avons affaire au public général, et celui-là a besoin d’être stimulé. »

Le lendemain, à midi, Mme Jarley en personne s’établit derrière une table richement ornée, entourée des figures remarquables dont nous avons fait mention plus haut, et elle ordonna que les portes fussent ouvertes toutes grandes au public éclairé et intelligent. Mais les recettes du premier jour ne furent pas brillantes, d’autant plus que la masse du public, tout en montrant un vif intérêt pour Mme Jarley personnellement et les satellites de cire qu’il lui était permis de contempler pour rien, ne se laissait aller par aucune amorce à payer cinquante centimes par tête. Ainsi, bien qu’une grande quantité de monde continuât de regarder, à l’entrée, les figures qui y étaient groupées ; bien que les curieux stationnassent en ce lieu avec une remarquable persévérance, une heure au moins, pour entendre jouer l’orgue de Barbarie et pour lire les affiches ; et bien que ces amateurs fussent assez bons pour recommander à leurs amis de patronner l’exhibition de la même manière, de sorte que l’entrée était régulièrement bloquée par la moitié de la population de la ville qui ne quittait ce poste que pour être relevée par l’autre moitié, il se trouva que la caisse n’en fut pas plus riche, ni la perspective plus encourageante pour l’établissement.

Dans cet état de déchéance de l’art classique sur la place, Mme Jarley recourut à des efforts extraordinaires afin de stimuler le goût du public et d’aiguiser sa curiosité. Certain mécanisme placé dans le corps de la religieuse qui se trouvait exposée en avant, tout près de la porte, fut nettoyé, monté et mis en mouvement, de sorte que ce personnage remuait la tête tout le long du jour, comme un paralytique, à la grande admiration d’un barbier du coin, ivrogne, mais bon protestant, qui considérait ces mouvements paralytiques comme l’emblème de la dégradation produite sur l’esprit humain par les rites de l’Église romaine, et développait ce thème avec autant d’éloquence que de moralité. Les deux charretiers passaient constamment de la salle d’exhibition au dehors, sous des costumes différents, criant très-haut qu’ils n’avaient rien vu dans leur vie qui fût plus admirable que ce spectacle, et pressant les auditeurs, avec les larmes aux yeux, de ne pas se refuser un si beau plaisir. Mme Jarley, assise au bureau, fit sonner des pièces d’argent depuis midi jusqu’au soir ; elle criait d’une voix solennelle à la foule de remarquer que le prix d’admission n’était que de cinquante centimes, et que le départ de la collection entière, destinée à faire une tournée parmi les têtes couronnées de l’Europe, était positivement fixé à la semaine suivante, jour pour jour.

« Ainsi, dépêchez-vous, il est temps, voilà le moment, disait Mme Jarley en terminant chacun de ces appels. Rappelez-vous que c’est l’extraordinaire collection de Jarley, composée de plus de cent figures, et que cette collection est unique dans le monde, toutes les autres ne sont qu’attrape et déception. Dépêchez-vous, il est temps, voilà le moment ! … »