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Le Magasin d’antiquités/Tome 2/48

La bibliothèque libre.
Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 84-93).



CHAPITRE XI.


Les rumeurs populaires au sujet du gentleman et de sa mission, en passant de bouche en bouche, et en prenant de plus en plus le caractère du merveilleux à mesure qu’elles circulaient de bouche en bouche, car les rumeurs populaires, à l’opposé de la pierre roulante du proverbe, amassent plus de mousse à proportion qu’on les colporte çà et là, attirèrent, comme à un spectacle agréable, attrayant, digne de la plus vive admiration, une foule considérable à la porte de l’auberge où descendit l’étranger. On vit se presser aussitôt en cet endroit quantité de flâneurs qui, trouvant, il est vrai, leur curiosité à bout d’emploi, par suite de la fermeture de l’exhibition des figures de cire et de l’achèvement des cérémonies nuptiales, considéraient l’arrivée du gentleman tout au moins comme un bienfait de la Providence, et la saluaient avec les démonstrations de la plus vive allégresse.

Bien loin de s’associer à la joie générale, le gentleman, au contraire, avec l’air triste et affaissé d’un homme qui ne veut que méditer en silence et à l’écart sur l’objet de son chagrin, mit pied à terre, et présenta la main à la mère de Kit avec une politesse sombre, qui fit une profonde impression sur les assistants. Puis il donna le bras à mistress Nubbles, et la conduisit dans la maison, tandis que plusieurs garçons s’empressaient de courir devant eux en éclaireurs, pour leur frayer le chemin et leur montrer la salle toute prête à les recevoir.

« Une chambre ! dit le gentleman. Près d’ici, s’il se peut.

— C’est tout près d’ici, monsieur ; venez de ce côté, s’il vous plaît.

— Celle-ci convient-elle au gentleman ? dit une voix en même temps qu’une petite porte latérale contiguë à l’escalier du puits s’ouvrait vivement, et qu’une tête en sortait pour en faire les honneurs. Vous y serez très-bien. Vous y serez le bienvenu, comme les fleurs en mai, et, en hiver, la bûche de Noël. Voulez-vous accepter cette chambre, monsieur ? Faites-moi l’honneur d’y entrer. Accordez-moi cette faveur, je vous prie.

— C’est trop de bonté !… s’écria la mère de Kit toute confondue de surprise. Qui se serait attendu à cela ? »

N’avait-elle pas, en effet, de justes motifs pour être étonnée, en voyant que la personne qui faisait cette gracieuse invitation n’était autre que Daniel Quilp ? La petite porte par laquelle il avait passé sa tête attenait au garde-manger de l’auberge. Il était là à faire des courbettes avec une politesse grotesque, aussi à son aise que s’il eût fait les honneurs de sa propre maison ; il empestait de sa présence les gigots de mouton et les poulets rôtis ; on aurait dit le mauvais génie des caves sorti de dessous terre pour se livrer à quelque œuvre malfaisante.

« Voulez-vous me faire cet honneur ? répéta Quilp.

— J’aime mieux être seul, répondit le gentleman.

— Oh ! » dit Quilp.

Et, en même temps, il se rejeta dans la chambre d’un seul bond en refermant sur lui la porte comme les petits bonshommes des horloges flamandes, au moment où l’heure sonne.

« Comment se fait-il, monsieur, murmura la mère de Kit, que pas plus tard qu’hier au soir, je l’aie laissé au Petit-Béthel ?…

— Vraiment !… dit le gentleman. Garçon, quand ce voyageur est-il arrivé ici ?

— Ce matin, monsieur, par la voiture de nuit.

— Hum !… Et où va-t-il ?

— Je ne pourrais pas vous le dire, monsieur. Quand la femme de chambre lui a demandé s’il désirait un lit, il a commencé par lui faire des grimaces, puis il a voulu l’embrasser.

— Dites-lui de venir ici. Avertissez-le que je serais bien aise d’échanger quelques mots avec lui. Priez-le de venir tout de suite, vous entendez ? »

Le garçon ouvrit de grands yeux en recevant cet ordre ; car, non-seulement le gentleman n’avait pas témoigné moins d’étonnement que la mère de Kit à la vue du nain ; mais, comme il ne le craignait nullement, il ne s’était pas occupé le moins du monde de dissimuler le dégoût et la répugnance qu’il lui inspirait. Le garçon alla exécuter la commission, et reparut presque aussitôt, amenant le nain demandé.

« Votre serviteur, monsieur, dit Quilp. J’ai rencontré à mi-chemin votre messager. Je pensais bien que vous me permettriez de venir vous faire mes compliments. J’espère que vous allez bien. J’espère que vous allez très-bien. »

Ici il y eut une petite pause. Les yeux à demi fermés et le visage incliné, le nain attendait une réponse. Faute d’en recevoir une, il se tourna vers mistress Nubbles, qui était pour lui une plus ancienne et plus intime connaissance.

« La mère de Christophe ! s’écria-t-il. Cette chère dame ! cette digne femme, si heureusement bénie du ciel dans son honnête fils ! Comment va la mère de Christophe ? Le changement d’air et de lieu l’a-t-il fatiguée ? Et la petite famille ? et Christophe ? sont-ils en bon état ? sont-ils florissants ? Deviennent-ils de bons citoyens, eh ? »

Faisant gravir à sa voix une sorte d’échelle musicale à mesure qu’il posait ces questions, M. Quilp termina la gamme par un cri aigu, et reprit cet air essoufflé qui lui était habituel, et qui, feint ou naturel, avait également pour effet de bannir toute expression de son visage, et de le rendre parfaitement impassible, autant que cela pouvait lui être utile pour dissimuler sa pensée.

« Monsieur Quilp, » dit le gentleman.

Le nain porta la main à sa grande oreille pendante, pour témoigner, en apparence, la plus grande attention.

« Nous nous sommes déjà rencontrés tous deux ?

— Certainement, s’écria Quilp en agitant la tête. Oh ! certainement oui, monsieur. Un tel honneur ! … Oui, deux fois, maman Christophe, deux fois. Un tel plaisir ne saurait s’oublier si vite, assurément ! …

— Vous pouvez vous souvenir que le jour où, en arrivant à Londres, je trouvai vide et déserte la maison où je me rendais, je vous fus adressé par quelques voisins, et courus à votre recherche sans prendre le temps de me reposer ou de me rafraîchir.

— Oui, quelle précipitation, et cependant quelle allure ferme et vigoureuse ! dit Quilp se parlant à lui-même, à l’instar de son ami M. Sampson Brass.

— Je vous trouvai, reprit le gentleman, je vous trouvai en pleine possession, de la manière la plus étrange, de tout ce qui avait appartenu si récemment encore à un autre ; et cet autre, qui, jusqu’au moment où vous mîtes le pied chez lui, passait pour riche, avait été réduit tout à coup à la misère et expulsé de sa maison.

— Nous avons des témoins pour répondre de nos actes, mon cher monsieur, dit Quilp. Nous avons nos témoins. Ne dites pas non plus qu’il a été expulsé. Il est parti de sa propre volonté, il a disparu dans la nuit, monsieur.

— Qu’importe ! s’écria le gentleman avec emportement. Il était parti.

— Oui, il était parti, dit Quilp toujours avec son calme révoltant. Nul doute qu’il ne fût parti. La seule question, c’était de savoir pour quel endroit. Et c’est encore une question.

— Maintenant, dit le gentleman en le regardant d’un air sévère, que dois-je penser de vous qui, n’ayant voulu me donner aucun renseignement, bien plus, ayant su vous retourner si bien et vous abriter sous toutes sortes de ruses, de tromperies et de paroles évasives, venez aujourd’hui épier nos pas ?

— Moi, vous épier ! cria Quilp.

— Ne le faites-vous pas ? répliqua le gentleman arrivé au plus haut point d’exaspération. N’étiez-vous pas, il y a quelques heures, à soixante milles d’ici, dans la chapelle où cette bonne femme a l’habitude de dire ses prières ?

— Elle y était aussi, je pense, dit Quilp qui avait repris son sang-froid accoutumé. Je pourrais dire, moi, si je me laissais emporter aussi, que c’est vous qui épiez mes pas. Oui, j’étais dans la chapelle. Eh bien, après ? J’ai lu dans les livres qu’il est d’usage pour les pèlerins d’aller à une chapelle avant de se mettre en voyage pour solliciter du ciel un heureux retour. Et cela fait honneur à leur sagesse ! Les voyages sont trop périlleux, principalement sur l’impériale. Les roues se détachent, les chevaux prennent le mors aux dents, les conducteurs mènent trop vite, les diligences versent. Je vais toujours à la chapelle avant de me mettre en route. En pareille occasion, c’est toujours par là que je finis mes préparatifs ; voilà la vérité. »

Il ne fallait pas une grande pénétration pour deviner que Quilp mentait de gaieté de cœur, quoique l’expression qu’il donnait à son visage, à sa voix et à ses gestes, eût pu faire croire à quelque innocent qu’il était prêt à défendre la vérité au péril de sa vie avec la fermeté calme d’un martyr.

« En vérité, il y a de quoi faire tourner la tête, dit le malheureux gentleman ; voyons, dites-moi, n’avez-vous pas, pour un motif particulier, cherché à deviner mes projets ? Ne savez-vous pas quel but m’attirait ici, et, si vous le savez, ne pouvez-vous pas me fournir quelque lumière ?

— Vous me croyez donc sorcier, monsieur, dit Quilp en haussant les épaules ; mais si je l’étais, je me dirais à moi-même ma bonne aventure pour faire fortune.

— Allons ! c’est bon ! nous nous sommes dit, je le vois, tout ce que nous avions à nous dire, répliqua le gentleman qui se jeta avec impatience sur un sofa. Je vous prie de nous laisser.

— Volontiers, répondit Quilp, très-volontiers. Maman Christophe, ma chère âme, portez-vous bien. Bon voyage, monsieur… pour votre retour… Hem ! »

En achevant ces paroles d’adieu avec une grimace indescriptible et qui semblait composée de tout ce que l’homme et le singe peuvent imaginer de contorsions les plus hideuses, le nain battit lentement en retraite et ferma la porte derrière lui.

« Oh ! oh ! se dit-il quand il eut regagné sa chambre et qu’il se fut assis dans un fauteuil, les poings appuyés sur la hanche. Oh ! oh ! c’est donc comme cela, mon cher ami ? En vé—ri—té ? »

Poussant dans sa joie immodérée des éclats de rire étouffés et compensant la gêne qu’il avait dû s’imposer récemment par le déploiement de toutes les variétés possibles de laideur sur sa face, M. Quilp se tordit dans son fauteuil tout en frottant sa jambe gauche et tomba dans certaine méditation dont il est nécessaire de présenter ici la substance.

D’abord il passa en revue les circonstances qui l’avaient amené à se rendre en ce lieu. Peu de mots suffiront pour les exposer.

S’étant présenté la veille au soir à l’étude de M. Sampson Brass, en l’absence de ce gentleman et de sa docte sœur, il était tombé sur M. Swiveller qui, en ce moment, était occupé à arroser d’un verre de grog au gin l’aride poussière du droit qui lui desséchait le gosier et à détremper, comme on dit, son argile mortelle à longs traits. Mais comme en thèse générale l’argile, quand elle est trop mouillée, perd toute consistance et s’amollit tellement qu’elle n’est plus propre à recevoir aucune empreinte, et perd en même temps la force et la solidité de son caractère, ainsi l’argile de M. Swiveller, ayant absorbé une quantité considérable de liquide, était aussi arrivée à cet état de mollesse et d’inconsistance où les diverses idées qui venaient s’y imprimer ne tardaient pas à perdre leur contour distinct et à s’amalgamer les unes avec les autres ; et, chose singulière quoique trop certaine, il n’est pas rare que dans cette situation l’argile humaine se prévale par-dessus tout de sa rare prudence et de sa sagacité. M. Swiveller, dans cette situation, se plaisait plus que personne à se reconnaître ces qualités. Il partit de là pour dire qu’il avait fait d’étranges découvertes sur le gentleman qui logeait au-dessus, découvertes qu’il avait résolu d’enfouir dans le plus profond de son cœur ; ni tortures, ni caresses ne pourraient jamais le déterminer à les révéler.

M. Quilp approuva hautement cette résolution ; en même temps, il s’était assis pour pousser M. Swiveller et lui soutirer d’autres renseignements. Il apprit bientôt de lui qu’on avait vu le gentleman en conférence avec Kit. Tel était le secret que jamais il ne devait divulguer.

Muni de ces renseignements, M. Quilp fut amené à supposer tout d’abord que ledit locataire devait être la même personne qui était venue le trouver déjà ; et, s’étant assuré par d’autres questions que ce soupçon était fondé, il en conclut qu’en se mettant en rapport avec Kit, le gentleman avait pour but de retrouver les traces du vieillard et de l’enfant. Brûlant du désir curieux de savoir ce que tout cela voulait dire, il résolut de serrer de près la mère de Kit, qui lui semblait la personne la moins capable de résister à ses artifices et par conséquent la plus propre à se laisser dérober les révélations qu’il convoitait. Prenant donc brusquement congé de M. Swiveller, il courut chez mistress Nubbles. La bonne femme était absente. Il s’informa auprès d’un voisin, comme fit Kit lui-même peu de temps après ; on lui enseigna la chapelle, où il se rendit aussitôt pour happer la mère de Kit à la fin du service.

Il n’y avait pas un quart d’heure qu’il était assis dans la chapelle où, les regards pieusement attachés au plafond, il jouissait intérieurement, comme d’une bonne plaisanterie, de sa présence en ce lieu, lorsque Kit lui-même apparut. Avec ses yeux de lynx, un instant suffit au nain pour reconnaître qu’il y avait anguille sous roche. Absorbé en apparence, comme nous l’avons dit, et feignant d’être plongé dans une méditation profonde, Quilp étudiait les moindres mouvements de Kit ; et quand celui-ci se fut retiré avec sa famille, le nain sortit vivement après lui. Enfin, il suivit Kit et mistress Nubbles jusqu’à la maison du notaire, où il apprit d’un des postillons dans quelle ville devait se rendre la chaise de poste. Sachant qu’une diligence qui faisait rapidement le service de nuit partait pour cette même ville à l’heure même, et que le bureau n’était qu’à deux pas, il y courut sans autre cérémonie et s’installa sur l’impériale. Plusieurs fois, pendant la nuit, la diligence dépassa la chaise de poste, plusieurs fois aussi la chaise de poste dépassa la diligence, selon que leurs haltes étaient plus ou moins longues et leur vitesse moins régulière ; finalement, les deux voitures entrèrent en ville au même moment. Quilp, sans perdre de vue la chaise de poste, se mêla à la foule : il apprit l’objet du voyage du gentleman et ses mécomptes ; une fois nanti de ces renseignements, il s’éloigna à la hâte et gagna l’auberge avant le gentleman ; c’est là, qu’après avoir eu avec lui l’entretien que nous avons rapporté plus haut, il s’était enfermé dans sa petite chambre où il passait rapidement en revue toutes ces circonstances étranges.

« Ah ! c’est comme ça ? mon ami, se dit-il en mordant avidement ses ongles. On me suspecte, on me met de côté ; et c’est Kit, n’est-ce pas ? qui est l’agent confidentiel. En ce cas, je crains bien d’avoir à lui régler son compte. »

Il réfléchit un moment, puis ajouta :

« Si ce matin nous avions trouvé le vieux et l’enfant, j’étais prêt à faire valoir d’assez jolis titres. Quelle bonne aubaine c’eût été pour moi ! Sans ces cafards, ces hypocrites, ce garçon et sa mère, j’eusse aussi facilement enveloppé dans mon filet ce farouche gentleman que mon vieil ami, notre ami commun, ah ! ah ! ah ! et la potelée, la fraîche Nelly. Au pis aller, c’est encore une affaire d’or et qu’il ne faut pas perdre. Retrouvons d’abord les fugitifs, puis nous aviserons… au moyen de vous débarrasser d’un peu du superflu de votre numéraire, mon cher monsieur, tant qu’il y aura des barreaux de prison, des verrous et des serrures pour tenir en sûreté votre ami, ou parent, n’importe. Je hais décidément tous ces gens vertueux ! s’écria le nain en avalant une gorgée d’eau-de-vie et faisant claquer ses lèvres. Oui ! je les hais tous en général et chacun en particulier ! … »

Et ce n’étaient pas là des fanfaronnades creuses et vaines ; c’était bien l’aveu réfléchi de ses sentiments réels. Car M. Quilp, qui n’aimait personne, en était venu peu à peu à détester tous ceux qui de près ou de loin tenaient à son client ruiné : le vieillard lui-même le premier, parce qu’il avait su le tromper et déjouer sa vigilance ; l’enfant, parce qu’elle était l’objet de la commisération et des timides reproches de mistress Quilp ; le gentleman, à cause de l’aversion qu’il lui témoignait ouvertement ; Kit et sa mère, mortellement, pour les motifs déjà connus. Joignez-y ce sentiment général’opposition, qui s’unissait étroitement à son désir dévorant de s’enrichir au milieu de ces circonstances équivoques, et voilà pourquoi Daniel Quilp les détestait tous en général et chacun en particulier.

Dans cette aimable disposition d’esprit, il soulagea son estomac et sa haine en bavant une assez notable quantité d’eau-de-vie ; puis, changeant de quartier, il se retira dans un cabaret infime, d’où il établit dans l’ombre tous les moyens d’enquête possibles, afin d’arriver à la découverte du vieillard et de sa petite-fille. Mais tout effort resta inutile. Pas la moindre trace, pas le moindre indice qui pût le mettre sur la voie. Les fugitifs avaient quitté la ville pendant la nuit ; personne ne les avait vus s’éloigner ; nul ne les avait rencontrés sur leur chemin ; pas un conducteur de diligence, de charrette ou de fourgon n’avait aperçu de voyageurs répondant à leur signalement ; pas une âme en un mot qui eût passé près d’eux ni entendu parler d’eux. Convaincu que pour le moment toute tentative de ce genre était infructueuse, il confia le soin de son affaire à deux ou trois drôles auxquels il promit une forte récompense dans le cas où ils lui feraient parvenir quelque renseignement, et il s’en retourna à Londres par la diligence du lendemain.

En montant sur l’impériale, M. Quilp eut la satisfaction de voir que la mère de Kit était seule dans l’intérieur de la voiture. Durant tout le voyage, il mit à profit cette circonstance pour s’amuser et s’égayer, la situation d’isolement où se trouvait la pauvre femme permettant au malicieux nain de lui causer toutes sortes d’ennuis et d’épouvantes. Ainsi il se tenait penché, suspendu sur un des bords de la voiture au risque de se rompre le cou, et dardait à l’intérieur ses gros yeux à fleur de tête qui semblaient d’autant plus horribles à mistress Nubbles que Quilp avait la tête renversée. Si elle changeait de portière, il se transportait du même côté. Quand on s’arrêtait pour relayer, il sautait lestement à terre et présentait son visage à la glace en louchant affreusement. Cet ingénieux système de tortures produisit sur la victime un tel effet, que mistress Nubbles ne put s’empêcher de croire que M. Quilp, vrai représentant du diable, s’était incarné ce pouvoir de l’enfer si souvent et si vigoureusement attaqué dans les prêches du Petit-Béthel, et que c’était pour la punir du péché qu’elle avait commis le jour du théâtre d’Astley et des huîtres, qu’il s’amusait à la lutiner et à la tourmenter.

Instruit d’avance par une lettre du retour prochain de mistress Nubbles, Kit attendait sa mère au bureau de la diligence, grande fut sa surprise quand il aperçut la figure bien connue de Quilp qui regardait par-dessus l’épaule du conducteur comme un démon familier, invisible à tout autre œil qu’au sien.

« Comment vous portez-vous, Christophe ? croassa le nain du haut de son impériale. Tout va bien, Christophe. Votre mère est là dedans.

— Par quel hasard est-il là, ma mère ? dit Kit à demi-voix.

— J’ignore pourquoi ni comment, mon cher enfant, répondit mistress Nubbles en descendant de voiture à l’aide du bras de son fils ; mais toute la sainte journée il n’a cessé de me terrifier à m’en faire perdre les sens.

— En vérité ? … s’écria Kit.

— C’est au point que vous ne voudriez pas le croire, répliqua sa mère. Mais ne lui dites pas un mot ; car réellement je ne sais pas si c’est un homme. Chut ! ne vous tournez pas comme si je vous parlais de lui… Justement, il vient de se mettre sous le plein rayon de la lanterne de la diligence pour me faire ses yeux louches et effrayants ! … »

Nonobstant la prière maternelle, Kit se tourna vivement pour regarder.

Mais M. Quilp tenait déjà tranquillement ses yeux levés vers les étoiles, et paraissait absorbé par la contemplation des corps célestes.

« Oh ! l’artificieuse créature ! … s’écria mistress Nubbles. Mais venez. Pour tout au monde ne lui parlez pas.

— Si, ma mère, si, je veux lui parler. Quelle faiblesse ! … Dites donc, monsieur… »

M. Quilp affecta de tressaillir et de regarder autour de lui en souriant.

« Voulez-vous bien laisser ma mère tranquille, s’il vous plaît ? dit Kit. Comment osez-vous tourmenter une pauvre femme seule comme elle, et la rendre triste et malheureuse, quand elle a déjà bien assez de motifs pour l’être sans vous ! … N’êtes-vous pas honteux de votre conduite, petit monstre ? …

— Monstre ! … répéta Quilp avec un sourire et d’une voix de ventriloque. (Le nain le plus affreux qu’on ait jamais montré pour un sou à la foire.) Monstre ! … ah !

— Si à l’avenir vous agissez envers elle avec cette impudence, reprit Kit en plaçant sur son dos le carton de sa mère, je vous le dis et vous le répète, monsieur Quilp, je ne le souffrirai pas. Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi ; vous savez bien que nous ne vous avons jamais fait de mal. Ce n’est pas la première fois ; et si jamais vous la tourmentez ou l’effrayez encore, vous m’obligerez… et j’en aurais regret à cause de votre taille… vous m’obligerez à vous corriger. »

Quilp ne répliqua rien ; mais, s’approchant de Kit assez près pour lui darder un regard à deux ou trois pouces du visage, il le contempla fixement, recula à courte distance sans détourner les yeux, s’approcha de nouveau, recula encore, et renouvela ce manège une demi-douzaine de fois, comme les têtes qui apparaissent et disparaissent dans les expériences de fantasmagorie. Kit se tenait ferme, s’attendant à une prochaine attaque ; mais, voyant que toutes ces démonstrations n’aboutissaient à rien de sérieux, il fit claquer ses doigts et se retira, entraîné le plus vite possible par sa mère qui, même en écoutant les chères nouvelles du petit Jacob et du poupon, ne pouvait s’empêcher de tourner la tête avec anxiété pour voir si Quilp ne les suivait pas.