Le Magasin d’antiquités/Tome 2/53

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 127-133).



CHAPITRE XVI.


Dès le matin, Nelly fut levée de bonne heure : après s’être acquittée d’abord des soins du ménage, après avoir tout apprêté pour le maître d’école, bien assurément contre le désir de cet excellent homme, car il eût voulu lui épargner cette peine, elle détacha d’un clou enfoncé près de la cheminée un petit trousseau de clefs que le vieux bachelier lui avait solennellement remis la veille, et elle sortit seule pour aller visiter l’église.

Le ciel était serein et brillant, l’air transparent, parfumé de la fraîche senteur des feuilles récemment tombées, et vivifiant pour les sens. Le cours d’eau voisin étincelait et coulait avec un murmure mélodieux ; la rosée scintillait sur les tertres verts, comme des larmes versées sur les morts par les esprits bienfaisants.

Quelques jeunes enfants, aux figures épanouies, jouaient à cache-cache parmi les tombes. Ils avaient avec eux un petit poupon qu’ils avaient posé tout endormi sur la sépulture d’un enfant dans un lit de feuilles sèches. Cette sépulture était toute récente ; peut-être en ce lieu gisait une petite créature qui, douce et patiente dans sa maladie, s’était souvent mise là sur son séant pour regarder ces heureux joueurs, avant de se reposer tout à fait à la même place.

Nelly s’arrêta près de la troupe mutine et demanda à l’un des enfants :

« De qui est-ce là le tombeau ?

— Ce n’est pas un tombeau, répondit celui-ci ; c’est un jardin… le jardin de mon frère. Il est plus vert que les autres jardins, et les oiseaux l’aiment bien, parce que mon frère avait l’habitude de donner à manger aux oiseaux. »

Tout en parlant, l’enfant considérait Nelly avec un sourire. Il s’agenouilla, s’étendit un moment en appuyant sa joue contre le gazon, puis se releva et s’enfuit gaiement en quelques bonds rapides.

Nelly dépassa l’église, dont elle contempla la tour gothique, franchit la porte guichetée du cimetière, et pénétra dans le village. Le vieux fossoyeur, appuyé sur une béquille, prenait l’air devant la porte de sa chaumière et il souhaita le bonjour à Nelly.

« Allez-vous mieux ? dit Nelly s’arrêtant pour causer avec lui.

— Oui, certainement, répondit le vieillard. Je vous remercie beaucoup ; infiniment mieux.

— Avant peu, vous serez tout à fait bien.

— Avec la permission de Dieu et un peu de patience. Mais entrez, entrez. »

Le vieux fossoyeur la précéda en boitant.

« Prenez garde ; il y a, dit-il, un pas à descendre. »

Ayant lui-même descendu ce pas, non sans une grande difficulté, il introduisit Nelly dans sa modeste habitation.

« Vous voyez, dit-il, il n’y a qu’une chambre. Il y en a bien une autre là-haut, mais depuis quelques années elle ne me sert pas, parce que l’escalier est devenu trop rude à monter. Toutefois, je pense bien que je la reprendrai l’été prochain. »

Nelly s’étonna qu’une tête grise comme cet homme, surtout exerçant une pareille profession, pût parler aussi à l’aise du temps à venir. Il s’aperçut que son regard se promenait sur les outils accrochés le long de la muraille, et il sourit.

« Je parie, dit-il, savoir ce que vous pensez.

— Eh bien ?

— Vous pensez que je me sers de tous ces outils pour creuser les tombes.

— En effet, je m’étonnais de ce que vous aviez besoin d’en employer tant.

— Et vous aviez bien raison. C’est que, voyez-vous, je suis jardinier. Je bêche le terrain pour y planter des choses destinées à vivre et à croître. Il ne faut pas croire que mes œuvres doivent toutes moisir et pourrir en terre. Voyez-vous au milieu cette bêche ?

— Qui est si vieille, si ébréchée, si usée ? … Oui.

— C’est la bêche du fossoyeur, et vous voyez qu’elle a du service. On se porte bien dans ce pays-ci, et cependant elle a fait joliment du travail. Si elle pouvait parler, cette bêche, elle vous parlerait de plus d’une besogne inattendue qu’elle et moi nous avons accomplie ensemble ; mais j’oublie tout à présent, je n’ai plus qu’une pauvre mémoire. Ce n’est pas bien nouveau ce que je vous dis là, ajouta-t-il avec empressement ; cela a toujours été et sera toujours.

— Voilà des fleurs et des arbustes pour témoigner de votre autre besogne, dit l’enfant.

— Oh ! oui, et aussi de grands arbres… Et ceux-ci ne sont pas étrangers aux travaux du fossoyeur, comme vous pourriez le croire.

— Non ! …

— Non, c’est-à-dire dans mon esprit, dans mon souvenir. Souvent ils ont aidé ma mémoire ; car ils me disent que j’ai planté tel arbre pour la naissance de tel homme. L’arbre reste pour me rappeler que l’homme est mort. Quand je contemple son ombre large, et me souviens de ce qu’était cet arbre au temps de cet homme, cela me remet juste à la pensée l’âge de mon autre besogne, et alors je puis vous préciser l’époque où je creusai sa tombe.

— Mais il y en a qui peuvent vous faire souvenir aussi de quelqu’un de vivant ?

— De vingt morts pour un vivant, tant femmes que maris, pères et mères, frères, sœurs, enfants, amis, oh ! oui, une vingtaine pour le moins. Voilà ce qui fait que la bêche du fossoyeur est devenue tout usée, tout ébréchée. Il m’en faudra une neuve l’été prochain. »

L’enfant le regarda vivement ; elle s’imaginait que ce vieillard voulait plaisanter avec son âge et ses infirmités ; mais le fossoyeur qui ne se doutait nullement de sa surprise parlait très-sérieusement.

« Ah ! dit-il après un court silence, les hommes n’apprennent rien… Non, ils n’apprennent rien. Il n’y a que nous, nous qui retournons cette terre où rien ne pousse et où tout meurt, qui pensions à ces choses ; je dis, comme il faut y penser… Vous avez été à l’église ?

— J’y vais en ce moment, répondit Nell.

— Il y a là, dit le fossoyeur, un vieux puits, juste sous le beffroi, un puits profond, noir et sonore. Durant quarante ans, vous n’avez qu’à laisser glisser le seau jusqu’à ce que le premier nœud de la corde soit dégagé du treuil, et alors vous l’entendez clapoter dans l’eau froide et sombre. Peu à peu l’eau se retire ; de sorte qu’au bout de dix ans il faut plonger jusqu’au second nœud, dérouler beaucoup plus de corde, sinon le seau se balance tendu et vide. Dix ans après, l’eau s’est retirée encore ; cela va jusqu’au troisième nœud. Dix ans de plus, et le puits s’est desséché ; et alors si vous descendez le seau jusqu’à ce que vos bras soient épuisés de fatigue et que vous ayez employé à peu près toute la corde, vous entendrez sur le sol au-dessous un cliquetis et un bruissement soudain, un son qui vous paraîtra si prolongé et si lointain, qu’il vous fera manquer le cœur, et que vous serez entraînée en avant comme si vous alliez tomber dans le puits.

— Quel endroit terrible pour y aller la nuit ! … s’écria l’enfant qui avait suivi si attentivement les regards et les paroles au fossoyeur, qu’elle se croyait au bord de l’abîme.

— Qu’est-ce que ce puits ? Un tombeau ! … reprit-il. Quoi de plus ? Tous nos vieillards le savent, et cependant lequel d’entre eux y songe, quand leur printemps s’est évanoui, quand la force leur manque, quand leur vie va déclinant ? pas un seul !

— N’êtes-vous pas très-âgé vous-même ? demanda involontairement l’enfant.

— J’aurai soixante-dix-neuf ans l’été prochain.

— Vous travaillez encore, quand vous êtes mieux portant ?

— Travailler ! certainement. Vous verrez près d’ici mes jardins. C’est moi qui ai arrangé, disposé en entier de mes mains tout le terrain. L’année prochaine, ce sera à peine si je pourrai apercevoir le ciel, tant mon feuillage sera devenu épais. Et puis j’ai ma besogne d’hiver aussi, le soir. »

En parlant ainsi, il ouvrit un buffet près duquel il était assis et il en tira quelques petites boîtes de vieux bois grossièrement sculptées.

« Des gentilshommes qui sont épris des temps anciens et de ce qui s’y rattache, dit-il, achètent volontiers ces échantillons de notre église et de nos ruines. Parfois je confectionne ces boîtes avec des débris de chêne que je trouve çà et là, parfois avec des restes de cercueils que les voûtes ont préservés longtemps de la destruction. Voyez ceci ; c’est un petit coffret de cette dernière matière, il est garni aux arêtes de fragments de plaques de cuivre sur lesquelles ont été gravées autrefois des inscriptions funèbres qu’on lirait bien difficilement aujourd’hui. À cette époque de l’année, je n’ai pas pour le moment beaucoup de ce bois, mais j’en aurai abondamment l’été prochain. »

L’enfant lui fit compliment de ces jolis ouvrages ; puis bientôt après elle s’éloigna. Tout en marchant, elle pensait combien il était étrange que ce vieillard qui tirait une triste morale de ses travaux et de tous les objets dont il était entouré, ne s’en fut jamais fait l’application à lui-même ; et que, tout en s’appesantissant sur l’incertitude de la vie humaine, il semblât, dans ses paroles comme dans ses actions, se croire immortel. Mais ses réflexions ne s’arrêtèrent pas sur ce sujet ; car elle avait assez de raison pour comprendre que dans les desseins de bonté et de charité de la Providence la nature humaine doit être ainsi, et que le vieux fossoyeur, avec ses plans pour l’été suivant, n’était que le type de l’humanité tout entière.

Ce fut au sein de ces méditations qu’elle atteignit l’église. Il lui fut facile de trouver la clef qui ouvrait la porte extérieure, car à chacune des clefs était attachée une étiquette de parchemin jauni. Le cliquetis de la serrure éveilla un bruit sourd ; et quand Nelly entra dans l’église d’un pas chancelant, l’écho qui y retentit la fit tressaillir.

Tout ce qui se produit dans notre vie, soit en bien, soit en mal, nous frappe par le contraste. Si le calme d’un simple village avait ému l’enfant d’autant plus vivement qu’elle avait été obligée, pour y arriver, de traverser, sous le poids de la fatigue et du chagrin, des chemins noirs et rudes, quelle ne fut pas son impression lorsqu’elle se trouva seule au milieu de ce monument solennel ! La lumière même, en passant par les fenêtres surbaissées, semblait vieille et grise ; l’air, pénétré de miasmes de terre et de moisissure, était comme chargé d’un principe de mort dont le temps avait dégagé les parties les plus impures, et il soupirait à travers les arcades, les nefs et les faisceaux de piliers, comme le souffle des siècles écoulés ! Le pavé était tout brisé, tout usé par les pieds des fidèles, comme si le Temps, venant à la suite des pèlerins, avait effacé leurs traces pour ne laisser que des dalles qui s’en allaient en miettes. Les poutres étaient rompues, les arcades affaissées ; les murailles sapées tombaient en poussière ; la terre avait perdu son niveau ; sur les tombes fastueuses, pas une épitaphe n’était restée : tout enfin, marbre, pierre, fer, bois et poussière, n’était plus qu’un monument de ruine commune. Les œuvres les plus belles comme les plus vulgaires, les plus simples comme les plus riches, les plus magnifiques comme les moins imposantes, les œuvres du ciel aussi bien que celles de l’homme, avaient toutes subi le même sort et présentaient le même aspect.

Une partie de l’édifice avait servi de chapelle baronniale ; on y voyait les images des guerriers couchés sur leurs lits de pierre, les mains jointes, les jambes croisées. Ces chevaliers qui avaient combattu en Palestine, étaient encore ceints de leur épée et couverts de leur armure comme de leur vivant. Les armes de quelques-uns, leur casque, leur cotte de mailles étaient suspendus près d’eux, à la muraille, à des crochets rouillés. Tout brisés et mutilés qu’étaient ces débris, ils conservaient encore leur ancienne forme et une partie de leur antique splendeur.

Ainsi les traces de la violence survivent à l’homme sur la terre, et les vestiges de la guerre et du carnage se mêlent aux emblèmes funéraires, longtemps après que ceux qui répandirent la désolation sont devenus des atomes de poussière.

L’enfant s’assit dans ce lieu vénérable et silencieux, parmi les figures roides et immobiles des tombes qui, pour Kelly, donnaient à ce côté de l’église encore plus de tranquillité et de majesté ; promenant autour d’elle des regards pleins d’un respect craintif mélangé d’un plaisir calme, elle se trouva heureuse : elle sentit qu’elle jouissait du repos. Elle prit une Bible sur un banc et se mit à lire ; puis, posant le livre, elle s’abandonna à la pensée des jours d’été, du brillant printemps qui reviendrait ; des rayons de soleil qui tomberaient obliquement sur la nature endormie ; des feuilles qui trembleraient à la fenêtre et projetteraient sur le pavé leur ombre lumineuse ; des chants d’oiseaux ; des boutons et des fleurs s’épanouissant autour des portes ; de la douce brise qui se jouerait dans l’espace et ferait flotter les bannières déchirées. Peu importait que ce lieu éveillât des idées de mort ! Quand on mourrait, il resterait toujours le même ; ces objets, ces sons se présenteraient avec le même charme ; il n’y avait rien de pénible à penser qu’on dormirait au milieu d’eux.

Nelly quitta la chapelle, lentement et se retournant souvent pour regarder en arrière. Elle arriva à une porte basse qui donnait sur la tour, l’ouvrit, gravit dans l’ombre l’escalier tournant ; parfois seulement elle apercevait, par le demi-jour d’étroites meurtrières, les degrés qu’elle venait de quitter, ou entrevoyait le reflet métallique des cloches chargées de poussière. Enfin, elle termina son ascension et atteignit le sommet de la tour.

Oh ! quelle explosion éclatante et soudaine de lumière ! La fraîcheur des plaines et des bois qui s’étendaient au loin de tous côtés, jusqu’à la limite azurée de l’horizon ; les troupeaux qui paissaient dans les pâturages ; la fumée qui, s’élevant par-dessus les arbres, semblait sortir de la terre ; les enfants qui près de l’église se livraient à leurs joyeux ébats ; tout était beau, tout était heureux ! C’était comme une transition de la mort à la vie, comme un vol vers le ciel.

Les écoliers passèrent au moment où Nelly arrivait au porche et refermait la porte de l’église. En longeant l’école, elle put entendre un bourdonnement de voix. Ce jour-là seulement, son ami avait commencé ses classes. Le bruit augmenta ; Kelly se retourna et vit les enfants sortir en troupe et se disperser avec des cris joyeux et des gambades. « Je suis bien contente, pensa-t-elle, qu’ils passent devant l’église. » Et elle eut la fantaisie de s’arrêter pour voir quel effet produisait ce bruit, et comme l’écho en serait agréable en venant expirer dans ses oreilles.

Ce même jour, par deux fois encore, Nelly visita la vieille chapelle, lut à la même place le même livre, et se laissa aller au même cours de pensées tranquilles. Lorsque le crépuscule du soir fut tombé, quand les ombres de la nuit qui descendait rendirent l’édifice plus grave et plus sévère encore, Nelly resta comme rivée au sol, sans rien craindre ni sans songer à s’éloigner.

Ses amis, qui la cherchaient, la trouvèrent enfin en ce lieu et la ramenèrent à la maison. Elle était pâle, mais paraissait heureuse jusqu’au moment où, avant de se séparer, on échangea le bonsoir. Alors, comme le pauvre maître d’école se penchait pour baiser la joue de Nelly, il crut sentir une larme tomber sur son visage.