Le Magasin d’antiquités/Tome 2/64

La bibliothèque libre.
Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 216-226).



CHAPITRE XXVII.


Richard Swiveller se retournait en tous sens dans son lit brûlant et incommode : tourmenté par une soif dévorante que rien ne pouvait apaiser ; sans pouvoir trouver aucune position qui lui procurât un moment de calme ou de bien-être ; se perdant à travers un dédale de pensées qui se pressaient sans trêve ni relâche ; pas une image consolante, pas une voix amie près de lui ! Livré à un accablement continuel, il avait beau changer de place ses membres épuisés par la fièvre, il n’y trouvait aucun soulagement ; il avait beau lancer dans les divagations les plus variées son esprit en délire, il était toujours dominé par une anxiété sombre. Il sentait derrière lui quelque chose d’inachevé qui poursuivait ses rêves. Il voyait devant lui des obstacles insurmontables, obsédé par une préoccupation qu’il ne pouvait parvenir à repousser, mais qui assiégeait son esprit en désordre, auquel elle se représentait tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. Toujours une vision funèbre et voilée d’ombre ; toujours le même fantôme, quelque apparence qu’il prit, affreux et sombre comme la conscience du mal, qui lui faisait du sommeil une torture horrible. Telles étaient les souffrances et les angoisses de la maladie cruelle qui peu à peu consumait, épuisait l’infortuné, jusqu’à ce qu’enfin, lorsqu’il lui semblait avoir combattu, avoir lutté corps à corps, s’être vu saisi et entraîné vers l’abîme par des démons, il tomba dans un sommeil profond, un sommeil sans rêves.

À son réveil, il eut une sensation de repos bienfaisant, plus réparateur encore que le sommeil ; il commença par degrés à se rappeler quelque chose de ses souffrances passées, à se souvenir de la longue nuit qui s’était écoulée, à se demander s’il n’avait pas deux ou trois fois passé par le délire. Dans le cours de ces réflexions, il lui arriva d’étendre la main ; il fut surpris de la sentir si lourde, et en même temps de la voir si maigre et si transparente. Au sein de la sensation vague et heureuse qu’il éprouvait, sans s’attacher à définir la cause de ce changement, il demeurait livré à une sorte de sommeil lucide, quand une toux légère attira son attention. Il se demanda avec un certain doute si c’est que la nuit dernière il avait oublié de fermer sa porte, et fut tout stupéfait de voir qu’il avait un compagnon de chambre. Il n’avait pas assez de force encore pour enchaîner ses idées ; et à son insu, dans un reste de somnolence, il attacha son regard sur quelques raies vertes qui sillonnaient son couvre-pied : elles lui représentaient des pièces de frais gazon, tandis que le fond jaune de l’étoffe produisait à ses yeux comme des allées sablées qui lui ouvraient une longue perspective de jardins bien entretenus.

Il errait en imagination sur ces terrasses, il s’y était même égaré lorsqu’il entendit tousser encore. À ce bruit, le sentiment de la réalité renaît ; les allées de gazon de ses jardins imaginaires redeviennent les raies vertes du couvre-pied. Il se soulève un peu sur son lit, et écartant d’une main le rideau, il regarde hors de l’alcôve.

C’était bien toujours sa même chambre, éclairée en ce moment par une chandelle ; mais avec quel profond étonnement il voit toutes ces bouteilles, tous ces bols, tous ces linges exposés au feu, tous les objets enfin qu’on rencontre dans la chambre d’un malade ! Tout était propre et net, mais cette chambre était bien différente de ce que Richard l’avait laissée quand il s’était mis au lit. Une fraîche senteur d’herbes et de vinaigre remplissait l’atmosphère ; le plancher était arrosé ; le… Eh ! quoi, la marquise !… Oui, la marquise assise à table et jouant toute seule au cribbage. Elle était là, appliquée à son jeu, toussant parfois tout bas comme si elle craignait d’éveiller M. Swiveller, taillant les cartes, coupant, distribuant, jouant, comptant, marquant, s’acquittant enfin de toutes les opérations du cribbage, comme si elle n’eût jamais fait autre chose depuis sa naissance.

M. Swiveller resta quelque temps à la contempler ; puis laissant retomber le rideau, il posa de nouveau sa tête sur l’oreiller.

« Je fais un rêve, pensa-t-il, c’est évident. Quand je me suis mis au lit, mes mains n’étaient pas faites de coquilles d’œufs ; et maintenant je puis parfaitement voir à travers. Si ce n’est pas je me serai réveillé par aventure en pleine Arabie, dans le pays des Mille et une Nuits et non pas à Londres. Mais il n’y a pas de doute que je suis endormi. »

Ici la petite servante eut un nouvel accès de toux.

« Prodigieux ! pensa Richard. Jamais je n’avais rêvé d’une toux réelle, comme celle-là ». Au reste, j’ignore si j’ai jamais rêvé de toux ou d’éternuement. Peut-être est-ce dans la philosophie des songes un article dont on ne rêve pas. Une autre toux ! … Une autre ! … Décidément, c’est un peu fort pour un rêve. »

Afin de se fixer lui-même sur la réalité des choses, M. Swiveller, après réflexion, se pinça le bras.

« Voilà qui est encore plus étrange ! pensa-t-il. Quand je me suis mis au lit, j’étais plutôt gras que maigre, et maintenant je n’ai plus que la peau sur les os. Il faut que je passe un nouvel examen… »

Le résultat de cette dernière inspection de la chambre fut de convaincre Swiveller que les objets dont il se voyait entouré étaient bien réels, et qu’il les contemplait sans aucun doute avec des yeux éveillés.

« Alors, se dit-il, je vois ce que c’est : c’est une nuit des contes arabes. Je suis à Damas ou bien au grand Caire. La marquise est un Génie ; elle aura fait avec un autre Génie un pari, à qui montrerait le plus beau jeune homme du monde, le plus digne de devenir l’époux de la princesse de la Chine ; elle m’a transporté avec ma chambre pour me soumettre à la comparaison. Peut-être, ajouta-t-il en se tournant languissamment sur son oreiller et regardant du côté de la ruelle, peut-être la princesse est-elle encore là… Non, elle est partie. »

Cette explication ne lui suffisait pas, car toute satisfaisante qu’elle lui paraissait, elle était enveloppée de doute et de mystère. Aussi, M. Swiveller prit-il le parti de relever le rideau, bien déterminé cette fois à saisir la première occasion favorable pour adresser la parole à sa compagne. Cette occasion se présenta bientôt d’elle-même. La marquise donna les cartes, retourna un valet et oublia de marquer. Sur quoi, Richard dit le plus haut qu’il lui fut possible :

« Deux points au talon ! »

La marquise fit un bond et frappa des mains.

« Toujours une nuit d’Arabie, rien de plus sûr, pensa M. Swiveller ; les Génies frappent toujours des mains au lieu de tirer la sonnette. Voilà qu’elle appelle deux mille esclaves noirs portant sur leur tête des jarres pleines de joyaux. »

Elle avait frappé des mains, mais c’était de joie : car aussitôt elle commença à rire, puis elle se mit à pleurer, déclarant, non pas en beaux termes arabes, mais tout simplement en anglais familier, qu’elle était si heureuse qu’elle ne savait plus où elle en était :

« Marquise, dit Richard devenu pensif, veuillez, je vous prie, vous approcher. Avant tout, ayez la bonté de m’apprendre où je pourrai retrouver ma voix ; puis, ce qu’est devenue ma chair ? »

La marquise se contenta de secouer tristement la tête, et elle pleura de nouveau ; là-dessus, M. Swiveller, qui était très-faible, sentit ses yeux mouillés aussi.

« Je commence à croire, d’après votre attitude et aussi d’après tout ce que je vois, marquise, dit Richard après une pause et en souriant d’une lèvre tremblante, que j’ai été malade.

— Si vous l’avez été !… répondit la petite servante en s’essuyant les yeux. Et comme vous avez eu le délire !

— Oh ! marquise… j’ai donc été bien malade ?

— En danger de mort. Je n’espérais pas que vous guérissiez. Dieu soit loué ! vous voilà guéri ! »

Swiveller resta longtemps silencieux. Puis, il commença à parler et demanda combien de jours avait duré sa maladie.

« Il y aura demain trois semaines, répondit la petite servante.

— Trois… quoi ?

— Semaines ! reprit la marquise enflant sa voix ; trois longues et lentes semaines. »

La simple pensée d’avoir été réduit à une telle extrémité fit retomber Richard dans un nouveau silence. Il s’étendit sur le dos tout de son long. La marquise, ayant arrangé ses draps pour qu’il fût mieux couché et trouvant qu’il avait les mains et le front moins brûlants, découverte qui la remplit de joie, en pleura un peu plus fort, et se mit alors en devoir de préparer le thé et de faire griller des rôties bien minces.

Pendant ce temps, Swiveller la contemplait avec reconnaissance, étonné de voir comme elle s’était complètement identifiée au ménage, et faisait remonter l’origine de ces soins à Sally Brass, que dans le fond de sa pensée il ne pouvait assez remercier. Quand la marquise eut achevé de faire les rôties, elle étendit un linge bien propre sur un plateau, et servit à Swiveller quelques tartines croustillantes et un grand bol de thé faible avec lequel, suivant l’ordonnance du docteur, dit-elle, il pouvait se rafraîchir maintenant qu’il était éveillé. Elle plaça des oreillers derrière lui pour lui soutenir la tête, peut-être pas avec l’habileté d’une garde-malade expérimentée, mais certainement avec des soins plus affectueux. Une ineffable satisfaction se peignit dans ses regards, tandis que le pauvre convalescent, s’arrêtant parfois pour lui serrer la main, prenait son modeste repas avec un appétit et un plaisir que les meilleures friandises du monde n’eussent jamais provoqués dans d’autres circonstances. Ayant ensuite tout nettoyé et bien rangé tout avec ordre autour de lui, elle s’assit à table pour prendre le thé à son tour.

« Marquise, dit M. Swiveller, comment va Sally ? »

La petite servante fit une moue pleine d’embarras et de bouderie, en même temps qu’elle secoua la tête.

« Eh bien ! est-ce qu’il y a longtemps que vous ne l’avez vue ?

— Vue ? s’écria-t-elle. Dieu merci, je me suis sauvée de chez elle. »

Richard, en entendant cela, se laissa aussitôt retomber tout de son long, position où il resta environ cinq minutes. Il se remit ensuite par degrés sur son séant et demanda :

« Et où demeurez-vous, marquise ?

— Où je demeure ? s’écria-t-elle. Ici !

— Oh ! » murmura-t-il.

Et il retomba en arrière aussi brusquement que s’il eût reçu un coup de feu. Il resta ainsi, sans mouvement et sans parole, jusqu’à ce que la marquise eût achevé son repas, remis tout en place et balayé. Alors il la pria d’approcher une chaise de son lit ; et, bien appuyé de nouveau sur ses oreillers, il reprit ainsi la conversation :

« Comme cela, vous vous êtes enfuie ?

— Oui… dit la marquise, et ils m’ont avisée.

— Ils vous ont… ? Je vous demande pardon, qu’est-ce qu’ils ont fait ?

— Ils m’ont avisée, vous savez ? avisée dans les journaux.

— Ah ! oui… Ils ont publié un avis pour vous retrouver. »

La petite servante fit une inclination de tête et cligna des yeux. Ses pauvres yeux ! les veillées et les larmes les avaient tellement rougis, que la muse tragique elle-même dont ce n’est pas le métier aurait eu, je crois, meilleure grâce à cligner de l’œil. Dick fut frappé de cette idée.

« Dites-moi, ajouta-t-il, comment se fait-il que vous ayez pensé à venir ici ?

— Mais vous sentez, répondit la marquise ; vous parti, je n’avais plus d’ami ; car le locataire n’était pas revenu, et j’ignorais où je pourrais vous trouver l’un ou l’autre. Mais un matin, comme j’étais…

— Au trou de la serrure ? dit Swiveller pour la tirer d’embarras.

— Tout juste, répondit-elle en baissant la tête. Comme j’étais au trou de la serrure de l’étude où vous m’avez trouvée, vous savez, j’entendis une femme dire qu’elle demeurait ici, et qu’elle était la maîtresse de la maison où vous étiez logé, que vous étiez tombé dangereusement malade, et demander s’il n’y avait personne qui voulût venir vous soigner. M. Brass dit : « Ce n’est pas mon affaire. » Miss Sally dit : « C’est un drôle de corps, mais cela ne me regarde pas. » La femme s’en alla indignée, et ferma la porte rudement, je vous en réponds. Cette nuit-là même, je m’enfuis ; je vins ici, je dis aux gens de cette maison que vous étiez mon frère, ils me crurent, et depuis je suis restée auprès de vous.

— Cette pauvre petite marquise ! s’écria Dick. Elle s’est tuée de fatigue !

— Non, dit-elle, pas du tout. Ne vous inquiétez pas de moi. Je me trouve bien de m’asseoir dans un de ces fauteuils et, Dieu merci, j’y ai souvent fait un somme. Mais, si vous aviez pu voir comme vous vous efforciez de sauter par la fenêtre, si vous aviez pu entendre comme vous chantiez sans cesse, comme vous faisiez de grands discours, vous ne le croiriez pas encore. Oh ! que je suis heureuse que vous soyez mieux, monsieur Viverer ! …

— Oui, Viverer, dit Richard devenu pensif. Je suis vivant, en effet ; mais c’est bien grâce à elle. Je soupçonne fort, marquise, que sans vous je serais mort. »

En disant cela, M. Swiveller saisit de nouveau la main de la petite servante : faible et triste comme il l’était, il n’eût pas manqué, en voulant lui exprimer ses remercîments, de se rendre les yeux aussi rouges que l’étaient ceux de la jeune fille : mais celle-ci coupa net à l’émotion en forçant Richard à s’étendre dans son lit et le pressant de se tenir en repos.

« Le docteur, dit-elle, a recommandé que vous soyez bien tranquille, et qu’on ne vous fasse pas de bruit. Allons, faites un somme ; nous causerons ensuite. Je resterai assise auprès de vous. Fermez vos yeux, vous vous endormirez peut-être. Cela vous fera du bien, essayez. »

La marquise tira alors une petite table contre le lit, s’assit auprès, et avec l’adresse d’une vingtaine de pharmaciens se mit en devoir de préparer des boissons rafraîchissantes. Quant à Richard, fatigué comme il l’était, il ne tarda pas à s’endormir. Au bout de quelque temps il se réveilla et demanda quelle heure il était.

« Juste six heures et demie, » répondit la marquise en l’aidant à se remettre sur son séant.

Richard appuya la main sur son front et se tourna tout à coup, comme s’il venait de lui passer une idée subite par la tête.

« Marquise, dit-il, qu’est devenu Kit ?

— Il a été condamné à je ne sais combien d’années de déportation.

— Est-il parti ?… et sa mère ?… que fait-elle ?… qu’est-elle devenue ? »

La petite garde-malade secoua la tête et répondit qu’elle n’en savait rien du tout.

« Mais, ajouta-t-elle, si vous vouliez me promettre de rester tranquille, et de ne pas vous donner encore une rechute, je vous conterais… Mais non, pas à présent.

— Si, si, contez toujours… cela me distraira.

— Oh ! non, je suis sûre du contraire, répondit la petite servante, d’un air effaré. Attendez que vous soyez mieux portant, et alors je vous raconterai tout. »

Dick attacha sur sa petite amie un regard pressant. Ses yeux agrandis et creusés par la maladie prirent une expression telle, que la jeune fille en fut épouvantée ; elle le supplia de ne plus songer à cela. Mais le peu de mots qu’elle avait prononcés n’avaient pas seulement piqué la curiosité de Richard ; ils avaient fait naître en lui de sérieuses inquiétudes. Aussi la pressa-t-il de tout lui dire, quelque fâcheuses que pussent être les nouvelles.

— Oh ! il n’y a rien de fâcheux là dedans, dit-elle. Rien du tout qui vous concerne.

— Mais ça concerne peut-être ? … Enfin est-ce que vous n’avez rien entendu à travers les fentes des portes ou les trous de serrure, qu’on n’aurait pas été bien aise que vous pussiez entendre ? »

En faisant cette question, Dick respirait à peine.

« Oh ! que si.

— Dans… dans Bevis-Marks ? ajouta vivement Richard Quelque conversation entre Brass et Sally ?

— Oui. »

Richard tira hors du lit son bras décharné ; et, saisissant la jeune fille par le poignet, il la pressa de s’expliquer ; sinon, il ne répondrait pas de ce qui pourrait arriver, dans l’état d’agitation et d’angoisse où il se trouvait et qu’il était incapable de supporter davantage. En le voyant si inquiet, la marquise comprit qu’il y aurait plus de danger à différer sa révélation que d’inconvénients à la faire tout de suite. Elle promit d’obéir, à condition que le malade se tiendrait parfaitement tranquille et s’abstiendrait de remuer ou de se tourner brusquement comme il faisait.

« Mais si vous recommencez, dit-elle, je laisserai là l’histoire. Je vous en préviens.

— Vous ne pouvez la laisser avant de l’avoir commencée. Commencez, ma mignonne. Parlez, ma sœur, parlez. Gentille Polly, dites. Dites-moi tout. Je vous en prie, marquise. Je vous en supplie. »

En présence de ces ardentes prières, que Richard Swiveller jetait d’un ton aussi passionné que s’il s’agissait des vœux les plus solennels et les plus terribles, la jeune fille ne put résister davantage.

« Eh bien ! dit-elle, avant le jour où je me suis enfuie, je, couchais ordinairement dans la cuisine où nous avons joué ensemble aux cartes, vous savez. Miss Sally avait l’habitude d’avoir dans sa poche la clef de la cuisine, et le soir elle ne manquait jamais de venir prendre la chandelle et couvrir le feu. Cela fait, elle me laissait gagner mon lit dans l’obscurité, fermait la porte en dehors, remettait la clef dans sa poche, et me tenait ainsi enfermée jusqu’au lendemain matin où elle revenait de très-bonne heure, je vous assure, me rendre ma liberté J’avais terriblement peur de me savoir ainsi calfeutrée ; car je savais bien que, si le feu prenait à la maison, ils m’oublieraient pour ne songer qu’à eux. Aussi, quand je pouvais trouver une vieille clef rouillée, je la ramassais bien vite pour l’essayer à la porte. Enfin dans un coin poudreux de la cave je rencontrai une clef qui fit mon affaire. »

Ici M. Swiveller agita violemment ses jambes. Mais comme, devant cette démonstration, la petite servante s’était interrompue sur-le-champ dans son récit, il cessa de remuer et, s’excusant d’avoir oublié un moment leur convention, il pria la jeune fille de continuer.

« Allez, dit-elle, ils étaient bien regardants pour ma nourriture. Oh ! vous ne sauriez vous imaginer comme ils me serraient de près. Aussi j’avais l’habitude de sortir la nuit quand ils étaient au lit et de rôder dans l’ombre, à la recherche de quelque morceau de biscuit ou de sandwich que vous auriez laissé dans l’étude, ou même de pelures d’orange pour les mettre dans de l’eau chaude et m’en faire censé du vin. Avez-vous jamais goûté de la pelure d’orange infusée dans de l’eau ? »

M. Swiveller répondit qu’il n’avait jamais goûté de cette liqueur brûlante, et pressa de nouveau son amie de reprendre le fil de son récit.

« Avec beaucoup de bonne volonté on finit par trouver cela agréable : autrement, on regrette de ne pas y sentir un peu plus de goût, comme de raison. Eh bien ! donc, quelquefois je sortais quand mes maîtres étaient allés se mettre au lit ; et une ou deux nuits avant qu’il y eût ce fameux bruit dans l’étude quand on arrêta le jeune homme, je montai l’escalier tandis que M. Brass et miss Sally étaient assis devant le feu de l’étude ; et pour dire la vérité, confiante dans ma clef qui protégeait mon retour, je me mis à écouter à la porte. »

M. Swiveller leva ses genoux comme pour faire un dais conique des draps et de la couverture ; la plus grande impatience se trahit dans l’expression de ses traits. Mais la petite servante s’arrêtant et le menaçant du doigt de ne pas continuer, le cône disparut ; l’air d’impatience seul resta.

« Ils étaient là tous deux, lui et elle, dit la petite servante, assis près du feu et causant tout doucement ensemble. M. Brass dit à miss Sally : « Ma foi, c’est une chose dangereuse, qui peut nous mettre bien des désagréments sur les bras, et je ne m’en soucie guère. » Mais elle, elle lui disait, vous savez son genre, elle lui disait : « Il faut que vous soyez un vrai cœur de poulet, l’homme le plus faible, le plus mou que j’aie jamais vu, et c’est une grande erreur de la nature que nous ne soyons pas nés plutôt moi le frère et vous la sœur. Quilp, dit-elle encore, n’est-il pas notre principal client ? — Oui certainement, répondit M. Brass. — Et, ne sommes-nous pas toujours occupés à ruiner quelqu’un pour son compte ? — Oui certainement, répondit M. Brass. — Eh bien, dit-elle, qu’importe la ruine de Kit, puisque Quilp la désire ? — Au fait, oui, qu’importe ? » dit M. Brass. Alors ils se mirent à chuchoter et à rire longtemps entre eux en se disant qu’il n’y aurait aucun danger pourvu que la chose fût bien menée M. Brass tira son livre de poche et dit : « Voilà l’affaire, tenez ! justement le billet de banque de cinq livres que m’a remis Quilp. Il ne nous en faut pas davantage. Kit doit venir demain matin, je le sais. Tandis qu’il sera en haut, vous sortirez, et j’enverrai en course M. Richard. Kit étant seul vis-à-vis de moi, j’engagerai la conversation avec lui et mettrai ce billet dans son chapeau. Je m’arrangerai de manière à faire trouver le billet par M. Richard, qui deviendra notre témoin. Et ce sera bien le diable si avec tout cela nous ne réussissons pas à débarrasser M. Quilp de Kit pour satisfaire son ressentiment. Miss Sally se mit à rire en approuvant le plan. Mais comme ils firent mine de vouloir se retirer et que j’avais peur d’être surprise en restant plus longtemps, je redescendis bien vite mon escalier. Voilà ! »

En parlant ainsi, la petite servante s’était peu à peu animée autant que M. Swiveller ; aussi ne fit-elle pas d’effort pour le contenir lorsqu’il se dressa dans son lit et demanda vivement :

« Cette histoire n’a-t-elle été confiée à personne ?

— Comment l’aurait-elle été ? répondit la garde-malade. Rien que d’y penser j’en étais toute saisie, et j’espérais que le jeune homme serait renvoyé absous. Quand je leur entendis dire qu’on avait déclaré Kit coupable d’un vol dont je le savais innocent, vous étiez parti, le locataire aussi, et d’ailleurs je crois bien que j’aurais eu peur de lui raconter la chose, même s’il avait été là. Quant à vous, depuis que je suis venue ici, vous avez été si malade, qu’il n’y avait pas moyen de songer à vous en parler.

— Marquise, dit M. Swiveller arrachant de sa tête son bonnet de nuit qu’il envoya à l’autre bout de la chambre, faites-moi le plaisir d’aller voir quelques moments sur le palier, si j’y suis. Il faut que je sorte.

— Vous ! … s’écria sa garde-malade. Vous n’y pensez pas ?

— Il le faut, reprit-il en promenant son regard autour de la chambre. Où sont mes habits ?

— Oh ! que je suis heureuse ! … Vous n’en avez plus du tout.

— M’dame ! … dit M. Swiveller profondément étonné.

— J’ai été obligée de les vendre les uns après les autres afin de me procurer les médicaments qui vous étaient ordonnés. Mais ne vous occupez pas de cela, ajouta vivement la marquise en voyant Richard retomber en arrière sur son oreiller ; vous n’auriez seulement pas la force de vous tenir debout.

— Je crains bien, dit tristement Richard, que vous n’ayez raison. Que faire ? Mon Dieu ! que faire ? »

Il lui suffit naturellement d’un moment de réflexion pour sentir qu’avant toute chose il fallait se mettre en rapport avec un des MM. Garland. Il n’était pas impossible que M. Abel ne fût pas encore sorti de l’étude. En moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter, la petite servante eut l’adresse écrite au crayon sur un bout de papier, avec un portrait verbal, véritable signalement du père et du fils, assez frappant pour qu’elle pût reconnaître sans la moindre difficulté, soit l’un soit l’autre des MM. Garland ; enfin une recommandation spéciale de se méfier de M. Chukster, vu son antipathie bien connue pour Kit. Munie de ces minces renseignements, elle s’élança avec ordre de ramener M. Garland ou son fils M. Abel.

« Je suppose, dit Richard au moment où elle fermait lentement la porte et jetait un dernier regard dans la chambre pour s’assurer si le malade était bien à son aise, je suppose qu’il ne reste plus rien ici, pas même une veste ?

— Non, rien.

— C’est embarrassant, dit-il, en cas d’incendie ; un parapluie au moins eût servi à quelque chose. Mais c’est égal, ce que vous avez fait est bien fait, chère marquise. Sans vous, je serais un homme mort. »